Correspondance inédite d’un savant missionnaire montpelliérain,
aumônier des communards déportés en Nouvelle-Calédonie (1873-1880)

Il s’agit de présenter dans cet article, à travers une série de lettres personnelles, le regard subjectif que porte un Père mariste, Xavier Montrouzier, sur les déportés, les transportés, les colons, les soldats et les indigènes, l’évolution et le climat politique et social de Nouméa, l’Eglise et la franc-maçonnerie locales, entre 1873 et 1880. Pour bien comprendre la situation, plantons le décor.

Déportation et bagne

La déportation en Nouvelle-Calédonie revêt plusieurs formes selon qu’il s’agit de condamnés politiques, les uns, communards français, les autres, révoltés algériens, ou qu’il s’agit de forçats envoyés dans cette île, la plus éloignée de la métropole, pour doubler en quelque sorte le bagne de Cayenne qui cause bien des difficultés dues en partie « au climat trop humide, aux maladies et animaux dangereux ». Le bagne calédonien fut créé en 1863. Les premiers « transportés », prisonniers de droit commun, arrivés le 9 mai 1864 furent installés à l’île Nou. Ce premier convoi était formé d’artisans spécialisés et d’ouvriers, destinés à ériger les bâtiments du pénitencier. Durant 33 ans, 75 convois amenèrent quelque 21 000 transportés. Ils ont largement contribué à la construction des locaux d’internement et de certains bâtiments importants, tels que le vieux Temple, la Cathédrale St Joseph, le bâtiment des douanes, la caserne Gally-Passebosc, le Centre Hospitalier Territorial, mais aussi au remblayage des baies de Nouméa.

Les conseils de guerre qui jugèrent les communards condamnèrent plus de 4 000 d’entre eux à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Après un temps passé sur des pontons portuaires ou dans des forts du littoral atlantique, ils furent embarqués sur des navires pour un voyage de cinq à six mois. Le premier convoi partit sur la Danaé le 3 mai 1872. Il arriva le 29 septembre à Nouméa. Les « déportés » furent répartis en trois catégories 3 000 d’entre eux, déportés simples, furent envoyés sur l’île des Pins. 900 autres, dont le journaliste Henri de Rochefort et Louise Michel, « la vierge rouge » ou la « pétroleuse » furent détenus dans l’enceinte fortifiée de la presqu’île Ducos. La baie de Numbo fut réservée aux hommes; les femmes y demeurèrent à leur arrivée avant d’être déplacées à la « baie des dames ». Enfin, 324 communards considérés comme des incendiaires ou des criminels ont été astreints aux travaux forcés.

Le gouvernement décide de leur donner un aumônier. Le premier d’entre eux fut un célèbre mariste, né à Montpellier en 1820, dont la famille s’était réinstallée après la Révolution dans son village d’origine, Saint-Félix de Lodez qui demeura 52 ans en Océanie. Connu pour ses travaux de naturaliste – un de ses herbiers se trouve à l’Institut de Botanique de notre ville – et pour son activité dans les îles les Salomon, la Papouasie Nouvelle-Guinée et surtout en Nouvelle-Calédonie, où il vécut 44 ans. Choisi pour cette mission auprès des condamnés, comment vécu-t-il la chose et quelle fut son action durant ces quelques mois de présence à la presqu’île Ducos, au milieu de communards très remontés contre l’Eglise ? Sa correspondance nous donne de nombreux détails sur ces points, ainsi que sur ce qui regarde les transportés, et les patients hospitalisés à l’hôpital de Nouméa. Pour comprendre la nature de son témoignage, il faut savoir qu’il s’agit de lettres envoyées à sa famille, en particulier à son frère Gabriel, prêtre diocésain, son confident, donc d’une correspondance où il peut étaler ses sentiments, sans réserve. D’où sa sincérité. D’autre part, il faut savoir que les Montrouzier appartiennent à un milieu très catholique, qui a mal supporté la Révolution et qui se situe dans le camp le plus conservateur sur le plan politique et religieux : ils sont très ultramontains et antilibéraux 2. Le Père Xavier est donc peu enclin à accorder le préjugé favorable aux communards qui sont marqués par un anticléricalisme violent et militant. La Commune a été pour lui un énorme traumatisme. Il a craint pour la vie de son frère Henri, qui est jésuite. D’où ce jugement sans appel : « Je mets le bagne bien au-dessus de la déportation. Ce que je ne comprends pas, c’est l’aveuglement de tant de gens qui s’intéressent à ce ramas d’assassins, d’incendiaires, de pillards, qui se couvrent du nom presque honorable de communards. Il faut que nous soyons tombés bien bas pour justifier sous le nom d’opinions politiques, les crimes de la commune. » (1874)

L’intérêt de ses lettres réside donc dans un regard très personnel et très subjectif et, sur bien des points, il est intéressant de comparer la version de Louise Michel sur tel événement – l’évasion de Rochefort par exemple – à celle de Montrouzier. Deux témoignages de personnes engagées dans des camps opposés. Son échec auprès des Communards ne nous étonnera pas. Pouvait-on faire un plus mauvais choix en lui confiant cette aumônerie ? On ne peut en douter lorsqu’on lit sous sa plume cette description de l’évolution de la colonie :

« La Nouvelle Calédonie change à vu d’œil. Aujourd’hui nous sommes débordés par les forçats et les communards. On appelle les premiers transportés, les autres déportés. Il y a en outre les libérés dont fort peu montrent un changement moral. Enfin une population considérable se compose de fonctionnaires et de haut et de bas étages, de colons, de cultivateurs, d’ouvriers. Les pauvres naturels sont absorbés. Peut-être parviendrons-nous à sauver de l’invasion les chrétiens qui voudraient se grouper autour de nous&#3 mais l’ensemble de la population indigène semble destinée à disparaître. » Xavier se désole de sa nouvelle situation : « Voilà donc dissipés les rêves de ma vie. Je vous avais quitté pour contribuer à la fondation d’une Eglise parmi les sauvages. Dieu ne le veut pas. Que sa volonté soit faite. Travaillons pour le ciel, la terre est indigne de fixer notre cœur. A qui sait réfléchir, elle n’est qu’une vallée de larmes. ».

Soumis comme religieux, il n’en est pas moins conscient d’avoir à accomplir une tâche pour laquelle il n’est pas venu en Océanie.

Xavier Montrouzier aumônier des déportés de la Presqu'île Ducos (1873)

C’est par une lettre du 18 septembre 1872 qu’il apprend à son frère Gabriel et à ses sœurs sa nomination : « On me retire de mon cher Belep,- il est alors à l’Ile d’Art – du milieu de mes bons sauvages et l’on m’envoye faire la morale à Rochefort, Assi, Paschal Grousset et consorts ». Ses supérieurs lui donnent quelques mois pour initier son successeur, car « les pauvres naturels » sont habitués à lui : « Je les ai presque tous baptisés, un changement brusque les déconcerterait ». Il ne se fait aucune illusion sur ce qu’il pourra faire au milieu de cette population de déportés : « Je pense que je n’aurai guère qu’à prier, souffrir et dépenser beaucoup de charité… Il faudra une bien grande grâce pour les convertit. On a fait parmi les prisonniers communeux (sic) plusieurs catégories. On m’a fait l’honneur de me confier les plus mauvais… Livrons bataille au démon et nous serons vainqueurs. Car Marie sera avec nous et elle écrasera la tête du serpent. ». Telle est sa disposition d’esprit alors qu’il est encore à Belep.

Le 31 janvier 1873, il fait un premier point sur sa situation dans une lettre à Gabriel : « Je suis bel et bien l’aumônier des plus terribles des terribles pétroleurs de ceux qui sont condamnés à vivre dans une enceinte fortifiée et que leurs camarades appellent pour cela les blindés. C’est à la presqu’île Ducos contigüe à la ville de Nouméa. C’est en face de l’île Nou laquelle est occupée par les forçats, qu’est située ma paroisse. Elle se compose actuellement de 300 déportés. Bientôt il y en aura 1 000 », d’après ce que lui a dit le gouverneur. Il n’est pas encore installé dans son nouveau logement qui n’est pas prêt, sa chapelle non plus. Il est allé rendre visite à « ses chers enfants ». Cette expression n’est pas ironique sous sa plume. Ils le sont en Jésus-Christ. « D’abord j’ai été insulté, mais aujourd’hui on m’a bien reçu ».

Le 18 avril 1873, il décrit au même correspondant ses premiers jours auprès des déportés : « Hélas ! Je commence à les connaître ». Pour faire à son frère Gabriel un rapport complet, il lui envoie le récit de sa vie au quotidien, entre le 5 février et le 18 avril. Ce journal nous permet de connaître à la fois le rôle qu’on lui confie, ses activités, les problèmes rencontrés, la manière dont le voient les détenus et dont lui les considère. Les déportés requièrent ses services ; parfois, ils montrent de l’estime pour l’homme, mais, en général, ils le détestent comme prêtre. Ils lui font part de leur rôle dans la lutte contre les Versaillais, de leurs prises de position personnelles, de leurs idées sur la conduite à tenir, de leur idéal, des jugements qu’ils portent sur Thiers et ses troupes, les hommes politiques, les prêtres et leurs croyances. Il va rencontrer là la libre-pensée à l’état pur, souvent militante.

Rarement, il lui semble déceler un brin de foi, au moins un théisme. Nous ne publierons pas ici dans sa totalité, le journal envoyé à son frère, mais de larges extraits qui en constituent les éléments essentiels.

A son arrivée début janvier 1873, il va résider à Numbo, qui sert de camp aux communards, à côté de l’hôpital. « Les déportés, écrit-il, sont divisés en groupes logés dans des barraques (sic) ou sous des tentes ou enfin dans les gourbis qu’ils sont libres de se construire sur les lots de terrain qu’on leur assigne. » Quelles sont ses ouailles ? « Pour le moment je n’ai guère (sic) plus de 500 communards. J’ai aussi un camp de cent forçats, (des droits communs), une demi compagnie de soldats ; une centaine de gendarmes, autant de surveillants, et une dizaine de fonctionnaires. La première visite que je fis fut surtout remarquable par le dédain qu’on me témoigna. On me tourna le dos. Quand je saluai, on fit semblant de ne pas me voir, etc. La seconde fois, ce fut autre chose, je fus salué de quelques cris de Vive la Commune. La troisième, ce fut presque de la sympathie. »

Va-t-il pouvoir exercer le moindre ministère dans ce milieu hostile ? Le 5 février 1873, il célèbre une messe, à la demande de la famille d’un employé décédé, dans une chambre de son appartement, sans servant. On l’avait menacé, s’il osait dire la messe dans le camp. Mais ce jour-là, l’ordre ne fut pas troublé, grâce à Adolphe Assi, l’ancien chef de la grève du Creusot 4. Le P. Montrouzier décida donc de s’adresser directement aux déportés pour leur faire connaître son sentiment. Un compatriote montpelliérain, Aiguillon, étant venu le voir, il lui remit la lettre suivante pour la faire circuler dans le camp.

« Messieurs, la liberté de conscience est un dogme que vous avez toujours proclamé hautement. Je m’engage à la respecter à votre égard. Je ne prétends m’imposer à personne. De votre côté, j’espère que vous la respecterez en ce qui me concerne. Et que par conséquent vous ne trouverez pas étrange que je me tienne à la disposition de ceux qui pourraient désirer recourir à mon ministère.

Quand M. Henri Rochefort a voulu faire consacrer par la Religion son mariage et s’y préparer en chrétien il eut été peu libéral de lui refuser l’assistance d’un prêtre Catholique Ceux qui comme lui voudraient recourir au ministère d’un prêtre trouveront en moi un homme toujours disposé à répondre à leurs besoins religieux et vous, Messieurs, qui que vous soyez, quelles que soient vos manières de voir, vous aurez en moi, je vous le jure, un ami, un frère. »

On remarque dans ce message trois choses importantes : le ton irénique de ce prêtre qui se place sur le terrain de la liberté de conscience réclamée par les Communards, la référence à Henri de Rochefort qui est pour eux une sorte de symbole, enfin le fait qu’il se présente comme un ami et un frère, ce qui ne peut manquer d’impressionner ces hommes honnis d’une partie de l’opinion publique. Trouvèrent-ils ce raisonnement convaincant ? On peut en douter, vu la suite.

Le P. Xavier décide, malgré l’accueil reçu, de ne pas rester enfermé chez lui, en attendant d’hypothétiques visites. Le 7 février, il va voir deux des principaux acteurs de la Commune, Assi et Régère 5. Le premier lui parla en libre-penseur, le second « en chrétien », lui témoignant le désir de voir son fils faire la première communion. L’un et l’autre l’ont reçu très poliment. Il fait circuler une note indiquant l’heure de la messe. Eut-il quelques succès ?

« Le dimanche, personne ne vint à la messe, excepté le fils de Régère. Dans la journéeje reçus nombre de visites. On vint me demander des livres. Parmi les visiteurs un tout jeune homme se posa en déiste. Il ne croyait en rien si ce n’est qu’il y a un Dieu. Il parlait de tout avec volubilité, mais quel vide de pensée ! Le 10, un Garibaldien vint me demander une messe pour l’âme de sa mère, mais il fit cela en cachette. » Un autre, rédacteur d’un journal appelé le Cancrelat, m’apporta deux numéros de ce journal. Parmi des choses légères, Xavier trouva trois informations intéressantes pour lui, dont l’une qu’il relate dans sa lettre et qui paraît bien étonnante dans cet organe : « 5 février. Nous apprenons avec plaisir que le gouvernement de M. Thiers après avoir pourvu à nos besoins matériels, a songé aux besoins bien plus pressants de notre âme. Un aumônier vient d’être dirigé sur la presqu’ile Ducos. Nous prions Dieu avec ferveur pour que la moisson d’âmes soit grande ; les bénédictions de la France seront sans doute sa plus douce récompense ».

Qui a bien pu faire insérer ce texte dans un pareil journal ?

Il y a par contre un pamphlet contre Régère qui a osé proclamer qu’il ne pouvait y avoir de société sans religion. « Tandis que la foudre et que l’éclair brille aux cieux Régère, les larmes aux yeux, priait la Sainte Madone, Il tremblait, parole d’homme, d’rendre son âme au Créateur ».

Le Père raconte aux siens qu’on vient de lui affecter un sacristain parmi les déportés. Les candidats ne manquaient pas, car à la clé, il y avait une ration de vin et un franc par jour. Assi vient le voir pour lui présenter un nouveau qui vient d’arriver par le « Var ». Xavier rend des services aux déportés il va rendre visite aux malades à l’hôpital, où il est bien reçu. Aux uns, il prête des livres, à d’autres, un filet, à d’autres encore, il sert de secrétaire. Lors de ses visites, il est inégalemet bien reçu. Un cordonnier ayant demandé à le rencontrer, il va dans son gourbi. Les hôtes du lieu le traitèrent « avec un sans-gêne tout républicain ». Quant à Paschal Grousset, il le mit carrément à la porte en lui disant : « je respecte votre personne, mais j’abhorre votre habit et votre caractère. »

Il lui arrive parfois de drôles d’histoires. Le 14 février, il reçoit la visite du déporté Champy, ancien membre de la Commune, qui lui présente, avec animation, une lettre en lui demandant pourquoi il l’a écrite. En examinant le texte, Xavier s’aperçoit que ce n’est pas son écriture. « On m’y faisait féliciter Champy de sa conversion et lui adresser un long sermon pour l’engager à persévérer. Dans un post-scriptum, on suggérait des moyens de prudence pour poursuivre nos entretiens qui serait toujours suivis d’une distribution de tabac ».

Le 15 février, Régère vint le voir. « Il me félicite de ce que mon installation s’était faite pacifiquement. Parmi les déportés, lui dit-il, il se trouve des hommes capables de tout, même de manier le poignard et c’est parce que je les connais que je ne suis pas libre de professer hautement mes croyances. Il pense que grâce à mon esprit de tolérance l’apaisement des esprits s’était fait et que l’on se bornerait à faire le vide autour de moi. Il ne me cache pas que l’on employait contre moi la pression morale. Il me demande si je m’imposerai aux inhumations de tous les déportés indistinctement. Je lui réponds que je ne prêterai mon ministère qu’à ceux qui auraient eu recours ou auraient témoigné vouloir recourir à moi ; que quant à ceux qui me repousseraient ou ne feraient aucun acte censé témoigner de leurs sentiments chrétiens, ils pouvaient être bien tranquilles, on ne les inhumerait pas avec les cérémonies de l’Eglise. Il parut tenir beaucoup à être inhumé en terre bénite. L’important pour lui était d’être enterré dans une terre non profane. » Cette conversation plutôt positive aux yeux du Père Montrouzier ne l’empêche pas de relever ce qu’il considère comme des grossières erreurs de Régère. « Que d’idées fausses dans la tête de cet ancien maire du 5e arrondissement. Pie IX est un digne homme. Les Jésuites et Antonelli le perdent. Ca été un malheur de définir le dogme de l’immaculée conception et, celui de l’infaillibilité. Le Journal des débats est un journal scientifique. L’apostat Junca défend l’Eglise ! » Xavier voit des drapeaux rouges flotter au-dessus de certaines baraques et tentes et des cocardes attachés à leurs chapeaux.

Le 23 février, c’est au tour de Longuet, « un jeune homme, colonel sous la Commune », de venir lui rendre visite. « Il se donne beaucoup d’importance et est très jaloux de la très petite autorité que lui donne la place de piqueur. Il me dit entre mille billevesées que M. Thiers était le véritable assassin des otages puisqu’il eût pu les libérer en rendant Blanqui à la liberté, que Mgr Darboy était en relation avec les Versaillais qu’il se tenait au courant de tout » Les deux citoyens Gentelet et Lambolet viennent à leur tour le voir. Ils désirent le prêt d’un filet. Lambolet me dit qu’il me rendait visite « comme homme et non comme prêtre. D’après lui, (les prêtres) sont les principaux ennemis de la sociale. Ils sont instruits mais ils tiennent les peuples dans l’Ignorance. Ils sont redoutables par leur union. » Pourquoi un prêtre ici ? Le commissaire du camp, de passage, lui répond que c’est « pour rappeler les principes de la morale ». Son interlocuteur de rétorquer : « Quelle morale ? Nous ne saurions nous entendre, car pour nous la propriété c’est le vol ; l’inégalité des conditions, le système des diplômes, des garanties, ce sont des monstruosités. » Suit une histoire de chaussures trop petites que Gentelet a données à un autre détenu. Le commissaire lui reproche de ne pas avoir agi réglementairement en les échangeant. Le déporté a toujours la répartie : « Quand je conduisais mes hommes contre Versailles, j’avais soin qu’ils ne manquassent de rien. M. Thiers nous envoye ici, c’est à lui de s’arranger pour que nous ayons tout ce qu’il nous faut ». Le commissaire se retire confus. Xavier commente : « Voilà comment on se laisse amener par nos communards ».

Le 25 février. Les détenus se disputent et se battent à coup de poing pour avoir le filet prêté par le Père. Il en tire une morale : « La charité rare dans le monde est inconnue ici. C’est l’égoïsme, le dénigrement, la haine en permanence. Quand je vois ce qui se passe ici, je comprends mieux quel supplice ce serait en enfer d’être toujours avec des réprouvés. »

Le 26 février. Un détenu vint le voir pour lui demander un service. Dans la conversation, « Il se plaignit beaucoup de la lâcheté des républicains qui avaient perdu la Commune. C’est l’Énergie qui nous a manqué… Si j’eusse été maître, j’eusse été un Carriés ! ».

Le 1er mars. Ce même prisonnier revenu le voir quelques jours après, lui dit carrément : « Si j’étais maître, Thiers, pape, prêtres, je ferais tout fusiller. Je ne crois à rien. J’ai été quelquefois à l’hôpital, j’allais à la messe pour obtenir de l’aumônier une orange ou toute autre chose. Si un déporté allait à la chapelle, je le signalerais à tout le camp. » Xavier se désole de tels propos : « Les démons parleraient-ils autrement ? ».

Le même jour, un employé me prêta un livre abominable d’un M. Rossi, intitulé le Darwinisme, où l’on lit : « M. Renan a nié le miracle, tout en ne le disant pas impossible. Nous le nions et le disons impossible sans réserve ». L’aumônier ne peut se retenir de tirer les conclusions de tels propos : « Avec de telles doctrines comment ne pas avoir de Communards ! ».

Le 7 mars. Un déporté lui déclare qu’il souffre de ne pouvoir aller à la messe. Mais il s’exposerait « à des quolibets, des disputes et même des coups ». « Rien que d’être venu me voir, on le traita de manière à lui rendre la vie impossible. Voila de la liberté ! ».

Le 10 mars, même témoignage de deux autres qui lui dirent : « Si Régère allait à la messe, le soir même sa tente serait brûlée ». Le même jour, Xavier raconte : « On a payé les travailleurs. Le soir même, ils ont bu du vin, ils se sont soulés, se sont battus. » Un déporté meurt en refusant son assistance, Montrouzier refuse de l’enterrer et ne participe pas à ses obsèques. Par contre, ses camarades l’accompagnent avec des fleurs et exigent que son corps soit plié dans des draps. En général, lors d’un décès, un de ses camarades, une des personnalités de la Commune souvent, prononce un discours sur sa tombe. Le 28 février, par exemple, l’orateur a été l’ancien journaliste Caulet du Tayac. « Il raconte la vie du défunt, ses souffrances sur les pontons, sur le navire qui l’a amené à la presqu’île Ducos…. On avait voulu violenter sa conscience, profiter de l’affaiblissement de son intelligence pour lui faire abjurer les principes de la libre pensée mais il était resté fidèle… Il avait parlé du jour de la vengeance « des gens » salariés pour les torturer. A la fin, on avait crié : Vive la République ! Vive la Commune. »

Le Père convie Caulet du Tayac à passer chez lui. Cet « agitateur » en profite pour morigéner l’aumônier en termes violents. « Voici les choses incroyables qu’il me dit. Ma présence dans la presqu’Île était une violation des droits des déportés. Ils n’avaient pas été condamnés par la loi à avoir sans cesse devant les yeux un prêtre dont la présence était une insulte à leur conscience et un sujet de peine pour certaines personnes, qu’elle les rendait malades, leur donnait la fièvre. La déportation était toute entière antichrétienne. Divisée sur tous les autres points, elle s’accordait à ne vouloir point de Religion. S’il y avait quelques exceptions apparentes, c’était le fait de quelques hypocrites qui me trompaient, en vue de quelques intérêts matériels ou de quelques lâches qui ne rougissaient pas de cirer les bottes de leurs vainqueurs. On avait déjà écrit en France pour faire connaître tous ces abus de la force. L’aumônier doit paraître rarement à l’hôpital, offrir son ministère aux malades tout au plus une fois et puis attendre qu’on l’appelle. Les libres-penseurs ne font pas de prosélytisme. Ils ne souffriront pas qu’on en fasse. On déclare tout cela afin d’éviter les conflits moraux. Quant aux conflits matériels (voilà la menace) ils ne sauraient être prévus n’étant que le résultait d’instincts populaires. »

Le 16 mai, dans une lettre à ses parents, le Père ne signale aucun progrès. Sur les tombes où les détenus sont enterrés « civilement, comme des chiens », que des déclamations furibondes, incendiaires, assaisonnées d’impiété. On les laisse faire ». Cependant un d’entre eux a bravé les moqueries et les quolibets, pour venir à la messe. Montrouzier plaint ces pauvres prisonniers, « bien qu’ils jouissent de la plus grande liberté. Il n’y a parmi eux d’opprimés que ceux qui voudraient faire leur devoir de chrétiens et qui en sont réellement empêchés. On exerce sur eux une pression plus que morale. On les couvre de ridicule, on leur refuse les services les plus vulgaires, enfin on les vexe de toutes manières » … Ah !, que ces pauvres malheureux sont à plaindre de refuser la seule consolation qu’ils pourraient encore gouter sur la terre ! Mais loin de là, par leuirs jalouisies, leurs querelles, leurs orgies, ils font de la presqu’île un enfer. »

Le 17 juin : « Je ne fais rien avec mes communards. Le mot est donné. On me laisse seul. Il y a même persécution ouverte contre ceux qui font mine de vouloir être chrétiens. Un brave homme a voulu venir à la messe. On l’a mis pour ainsi dire en quarantaine. On l’a obligé à faire sa cuisine, on lui a suscité mille tracasseries. Il a persévéré quand même et il a fait ses pâques. Un attire a reçu les derniers sacrements. Les communards ne l’ont pas accompagné au cimetière. On a eu toutes les peines du monde à trouver des porteurs. » Après avoir consulté le commandant, il décide de ne pas planter de croix sur sa tombe. « J’ai un bon commandant mais il a des instructions qui paralysent sa bonne volonté. On lui dit de laisser faire les déportés et de leur donner le plus de liberté possible. On les laisse si bien faire que plusieurs se sont plaints à moi de l’anarchie qui règne ici… Tu ne peux te faire une idée de la pauvreté de nos gens au point de vue de l’intelligence et dut cœur. Quelquefois je me crois à Charenton. L’un me dit l’Eglise est perdue, c’est dommage. Pie IX est infiniment respectable. Mais Antonelli et les jésuites l’ont séduit. Un autre ne peut séparer dans son esprit Henri V de la dîme, de la féodalité, de l’inquisition. Quant à la moralité, n’en parlons pas. La plupart sont des hommes abrutis par la boisson, qui tue la plupart de ceux qui meurent à l’hôpital. »

L’arrivée de Mac Mahon au pouvoir (24 mai 1873), cause, selon l’aumônier, un abattement chez les « rouges francs-maçons ». Ils entrevoient l’arrivée d’Henri V. L’un d’eux lui dit : « Voilà donc perdu ce que nous avons fait depuis 80 ans ». Lui se montre anxieux face à l’avenir : « Il est certain qu’il faut que Dieu nous vienne promptement en aide. Nous avons ici quelques honnêtes gens qui personnellement seraient heureux de voir la Religion honorée, mais l’administration considérée en corps ne vaut absolument rien. Pour elle nous sommes des adversaires qu’il faut épier et continuellement affaiblir. Elle s’efforce par tous les moyens possibles de nous avilir. L’église de Nouméa est un hangar (sic) le presbytère une méchante pailhotte (sic), la chapelle de l’île une espèce de magasin où il pleut et où ne saurait trouver place la moitié des condamnés ». Montrouzier espère que l’arrivée de l’évêque, Mgr Vitte, (1873-1880) changera les choses et qu’on n’osera pas lui refuser ce que les prêtres demandent inutilement – l’évêque est, dans le système concordataire, une autorité officielle.

Le 10 juillet 1873. Bien des déportés, des soldats, des officiers, des colons ne veulent pas de ses prédications. Si les déportés le visitent c’est pour des intérêts matériels. L’un lui demande des graines, l’autre des renseignements, d’autres encore qu’il leur achète du tabac, des outils. Certains ne le payent pas. Une fois le service rendu, ils lui tournent le dos. Quelques-uns, très peu, viennent discuter avec lui. Ce sont de « pauvres têtes ». Ils ont une instruction plus que superficielle, « des moulins à parole qui se croient éloquents parce qu’ils parlent beaucoup. » L’un d’eux lui dit que, membre de la Commune, il avait voté pour la confiscation des églises et de leurs biens, qui appartenaient à l’État. Montrouzier lui rappelle que selon le Concordat, les biens non aliénés ont été rendus au clergé. Le détenu se déclare favorable à la séparation de l’Église et de l’État. Le père lui explique que contrairement à ce qu’il croit, le clergé n’est pas salarié, mais qu’il reçoit des intérêts minimes d’un capital. Devant l’étonnement du déporté, Montrouzier s’exclame : « Et ces gens d’une ignorance crasse voulaient régenter la France ! Ma paroisse souffre fort peu de mon absence ». Il conclut sa lettre : « Ma nouvelle position va peu à mon caractère ardent et actif. Mais on n’avance dans le service de Dieu qu’autant qu’on se fait violence ».

Xavier fait le lien entre ces idées et celles de la franc- maçonnerie. Il décrit dans une missive adressée à Mgr de Ségurh, le 11 septembre 1873, la place qu’elle tient à Nouméa.

« Nous sommes sous le joug des francs-maçons. Ils ont fait bâtir une loge qui domine la ville7 et ils prétendent bien régner sur la colonie. Votre ouvrage les a mis en fureur. Ils ont eu recours à de petits moyens pour le faire disparaître… On en a fait une réfutation qu’on a fait imprimer à Sydney et que l’on a auréolée de la réponse de francs-maçons d’Aurillac, au R.P. Barière… J’ai répondu en chaire à ce misérable pamphlet… Les diverses branches de l’administration sont envahies par la secte. De là un mauvais vouloir qui paralyse les bonnes intentions du Gouvernement. Le presbytère est non seulement trop petit, inconvenant, mais il est encore la seule maison recouverte en chaume ce qui est en opposition avec un arrêté de la Colonie. – l’Église n’est pas assez grande ni assez belle. Tout le monde en convient. Mais le comité des travaux est entre les mains des frères (trois points). On ne peut rien obtenir. Le respect du dimanche n’est pas observé. Les soldats ont l’exercice de la cible. Impossible pour eux d’assister à l’une ou l’autre des deux messes. A la presqu’île Ducos, où il est encore aumônier, « les déportés sont autorisés à travailler le dimanche au compte de l’administration, pourvu que ce soit dans la baie de Numbo. A l’île Nou l’église est trop petite pour le nombre de transportés. Un grand nombre d’entre eux malgré les règlements sont dispensés des offices et autorisés à travailler. Cette autorisation prend même le caractère d’un ordre. Car malheur au forçat qui appelé pour soigner le jardin de M. un tel, tapisser le salon d’un autre, faire manger du poisson à un troisième, opposerait des scrupules de conscience. A l’occasion on le ferait se souvenir du vase de Soissons. Dans les camps autour de Nouméa où sont groupés quelque centaine de condamnés, c’est encore pis. Une fois la messe qui s’y dit tous les trois dimanches l’un, terminée, le dimanche diffère à peine des autres jours. »

Montrouzier dénonce aussi les faveurs dont jouissent les communards – selon lui, les francs-maçons y sont pour beaucoup – « Ce sont eux qui gouvernent l’île Nou. » Le fameux colonel Lisbonne surpris à voler du vin – il est employé aux magasins – est l’objet d’attention que n’ont pas les autres prisonniers de la part du lieutenant colonel Charière et du commandant particulier de l’île Nou. Celui-ci étant allé voir les prisonnières, passant devant la cellule de Rastoul l’ex-directeur de l’artillerie de la Communes 8, dit avec dédain : « En voilà un qui se confesse », parce qu’il lui arrive de rendre visite au Père. Il ajoute : « Je n’en finirais pas si je voulais vous raconter toutes les tracasseries que nous font les employés subalternes de l’administration. » Il n’arrive pas à percevoir un mandat de 60 francs pour une dépense autorisée par le gouverneur et son conseil. « Il va s’en dire que toutes ces outrances ni ne nous étonnent ni ne nous découragent. J’ai cru bien faire de vous signaler ces choses. Peut être dans la guerre que vous avez déclarée au démon et à ses chers franc-maçons, il ne vous sera pas inutile de connaître un peu de ce qui se passe au bout du monde ».

Le 8 octobre 1873, Xavier explique à Gabriel que les communards qui jusqu’ici avaient de nombreux amis parmi les colons, les officiers, les membres de l’administration « se démonétisent de jour en jour. On les faisait travailler tant qu’ils voulaient. Ils gagnaient quelquefois d’énormes sommes et tout cet argent se consumait en boisson. Les jours de paye le camp présentait un spectacle hideux. On n’appliquait pas la loi sur l’ivresse car, dit le commandant, les prisons étaient trop petites ». Or le ministère a réduit les sommes affectées à la déportation (600 000 f.) et a ordonné de faire cesser les travaux. « Ce coup a brisé nos communards. Ils se trouvaient bien d’un système qui reproduisait ni plus ni moins le scandale des ateliers nationaux de 48 ». De ce fait, on suspend la promesse faite de bâtir une chapelle dans la baie M’bie où se trouve le personnel libre, et plus de 120 forçats sont privés de tout secours de la religion. Xavier se contenterait d’un gourbi, c’est-à-dire d’un hangar qui ne coûterait pas cent francs. « Mais nos pharisiens sont de scrupuleux observateurs de la loi, toutes les fois qu’elle leur donne l’occasion d’empêcher le bien. Ici nous sommes sous le joug des francs-maçons et le joug n’est pas léger je t’assure ».

Mais le grand scandale pour Xavier est le fait qu’on décide de placer dans la même baie « pétroleurs et pétroleuses ». Il se refuse à croire qu’un gouvernement quel qu’il soit « put braver à ce point les règles de la morale. J’ai demandé des explications. On a eu l’air étonné de ma délicatesse de conscience. Coupables des mêmes crimes, hommes et femmes doivent subir leur peine ensemble, m’a-t-il été répondu. On le voit, si cette morale prévaut de la centrale de Nîmes et de celle de Montpellier on n’en fera qu’une et il n’y aura pas même de séparation. » Il fait savoir alors aux autorités que « le jour où les pétroleuses entreront dans l’anse Numbo, l’aumônier en sortira ». Il prédit au directeur de la déportation que s’il exécute ce projet, dans les deux mois, « tous les journaux de toutes les couleurs stygmatiseront (sic) votre conduite. Les bons vengeront la morale outragée et les mauvais vous appelleront agents provocateurs ». Après discussion avec le gouverneur, le directeur de la déportation a promis à Montrouzier qu’il n’aurait pas les pétroleuses dans l’anse Numbo. « Mais je ne suis pas complètement rassuré. Ici les menaces s’exécutent. Il n’en est pas de même des promesses. Les habitants de Nouméa m’ont approuvé en cette affaire ».

La lettre du 9 décembre 1873 montre que ses doutes étaient fondés. « Notre position comme prêtres, comme ministres de la religion devient de jour en jour plus difficile et triste. Notre colonie envahie par les forçats et les communards qui sont encore pires, est gouvernée par des hommes qui font consister toute leur habileté à flatter les deux partis et à sacrifier les bons quand les méchants élèvent la voix, parce qu’ils savent bien qu’ils ne feront pas de barricades. »

L'aumônier abandonne son poste pour protester contre le placement des « pétroleuses » à Ducos

Sa situation va changer. Par suite des événements, il n’est plus aumônier de la déportation qu’à demi. Pourquoi ? On a envoyé en Nouvelle-Calédonie les « pétroleuses ».

« Où penses-tu qu’on ait placé ces honnêtes femmes ? Dans une île séparée ; bien éloignée de la presqu’île Ducos ? Non, à toutes mes observations, on a répondu, il n’y a qu’une enceinte fortifiée, la presqu’île Ducos. Donc hommes et femmes iront à la presqu’île Ducos. C’est la loi. J’ai dit alors carrément, j’en suis désolé, mais une loi qui foule aux pieds la morale n’est pas plus une loi que les complots des larrons… Quelle nation civilisée de ce que les hommes et les femmes sont condamnés à la même peine, a conclu qu’on devait les mettre dans la même prison ?… On a groupé les pétroleurs et pétroleuses, pêle-mêle dans la même baie, sans barrière, sans séparation aucune, sans feuille de papier qui interdise la communication. Enfin de par la loi on à changé la destination de la presqu’île Ducos. C’était un lieu de déportation, on en a fait un lieu de prostitution. A cette suite de ces hauts faits, il en manque un qui sera le couronnement. On a pensé que ce serait beau de consacrer le lupanar officiel par la présence d’un aumônier. On a établi les vertueuses communardes juste en face et à moins de cent mètres de mon logement. Comme toutes mes protestation avaient été inutiles, j’ai pris mon parti, c’est-à-dire mon bréviaire, et j’ai quitté le poste. Le gouverneur s’est fâché et a voulu m’intimider. Je lui ai tenu tête et lui ai déclaré que jamais je ne consentirais à dévorer l’affront fait à mon caractère, que tout ce que je pouvais faire c’était d’aller de temps voir mes déportés, pourvu qu’on me donne un logement ailleurs. Il a fait volte face, a paru ne m’avoir pas d’abord compris et m’a dit que ma demande était très légitime. Finalement on m’a logé à l’île Nou, d’où je vais desservir ma paroisse. Le gouverneur ne tenait qu’à une chose : c’est que je ne fisse pas d’éclat que je ne donnasse pas ma démission et qu’on put écrire au ministère que les déportés ont un auimônier. Quant à mon ministère qu’il soit ou non entravé, fructueux, c’est le moindre de ses soucis ».

Le 19 mars 1874, il revient sur la scène que le gouverneur lui a faite dans les rues de Nouméa en le traitant de déserteur. Il réplique que jamais un pénitencier n’a été un lupanar établi. Le soir même, ils se réconcilièrent et le gouverneur accepta qu’il ne réside plus à Numbo. Mais il tient à ce qu’il reste aumônier des déportés pour que ceux-ci ne puissent se plaindre d’être abandonnés. Xavier choisit alors de résider Nouméa, où le P. Lambert, aumônier des transportés, succombait sous le faix. Les autorités mirent à sa disposition trois fois par semaine une embarcation pour qu’il continue à aller visiter les déportés.

Le 26 février 1874, le Père dresse un tableau bien sombre de la France qui envoie « l’écume de (sa) société », « les pires de ses sujets », en Nouvelle-Calédonie, au risque de causer la perte de la colonie. La déportation est selon lui « un ramassis d’êtres aussi dépourvus d’intelligence que de cœur, que l’on traite beaucoup mieux que nos matelots et nos soldats,… la plupart repris de justice n’ont jamais été si bien et qui seront la perte de la colonie, car non seulement ils sont incapables de rien faire, malgré leurs vanteries, mais encore ils débaucheront les transportés dont on eut put tirer parti. Je continue à ne rien faire parmi eux. » Il vient de conduire quatre communards condamnés à mort à l’Île des Pins. Aucun n’a voulu des secours de la religion.

Aumônier de l'hôpital de Nou

L’arrivée de Mgr Vitte va changer les choses. Le 19 mai, il précise à son frère sa nouvelle position. Il est chargé de l’hôpital de l’Île Nou, à la place du Père Lambert. Il se trouve désormais chargé de près de 2 000 âmes, d’une ambulance et des prisons. Il dénonce les abus et les restrictions que l’on met à l’exercice de sa mission. Le 20 avril, il écrit à Gabriel « Je ne perds pas au change. Je quitte des sectaires à qui on peut dire comme N. S. aux superbes quomodo vos potestis credere (comment pouvez-vous croire ?), qui ont pris leur part et sont enlacés dans de terribles chaines pour aller chez des hommes dont plusieurs n’ont péché que par surprise. Les uns sont des criminels de profession, ne reculant devant rien pour assouvir les plus basses passions. Les autres ont fait quelques échappées. Je mets le bagne bien au-dessus de la déportation. Ce que je ne comprends pas, c’est l’aveuglement de tant de gens qui s’intéressent à ce ramas d’assassins, d’incendiaires, de pillards, qui se couvrent du nom presque honorable de communards. Il faut que nous soyons tombés bien bas pour justifier sous le nom d’opinions politiques, les crimes de la commune. Que d’hommes en sont là. La plupart de nos officiers, médecins, commissaires en sont là. Ici on (perçoit) clairement quelles sont leurs sympathies pour des scélérats tels que Maroteau, Fontaine, Roques, Lisbonne et consorts. »

« Maroteau fait son bagne à l’hôpital où rien ne lui manque pas même le chocolat, Fontaine est logé et nourri au même hôtel et cependant tous les jours, sous prétexte qu’il n’y a pas de place à l’hôpital, on renvoye des malheureux qui vont mourir à l’ambulance. Le fameux maire de Puteaux Roques avait été placé dans les bureaux. Il a profité ou abusé de sa position pour détourner nombre de pièces officielles, dont il se proposait de tirer des armes contre l’administration, le Gouvernement, l’Aumônier etc. On l’a mis en cellule, mais selon toute apparence, il en sera quitte pour une peine disciplinaire. Son libellé d’accusation portait d’abord soustraction de pièces officielles. On l’a remplacé par ces mots « écrits clandestins ». La leçon eut dû servir à nos administrateurs. Mais les communards sont tellement recommandés ! Un autre communard de marque vient de remplacer Roques dans les bureaux ! Il a nom Renard. Le colonel Lisbonne ex-comédien, s’est laissé aller à la tentation de voler du vin dans les magasins où il avait un emploi. Tout autre eut reçu 25 coups de corde et eut été envoyé aux incorrigibles avec la chaîne. Lui en a été quitte pour un peu de prison et cette prison il l’a faite en partie à l’hôpital grâce à ses amis communards, MM les médecins.

Au su et au vu de tous un de ces médecins patronne tous les scélérats de la Commune. Il dit à qui veut l’entendre que ce sont des victimes qu’ils auront leur revanche, que le jour de leur triomphe est proche. Il se promène et mange avec eux. Le 18 mars, il a accepté d’eux un bouquet ! C’est à ne pas y croire.

A Nouméa le procureur de la République a pris pour son médecin le communard Rastouil. Je ne te dirai qu’un mot de Lullier10. Je le vois souvent. Il est toujours au cachot parce qu’il refuse d’endosser le costume des forçats. Je trouve en lui plus que j’ai trouvé chez les autres. Il a de l’instruction et une grande énergie de caractère. S’il pouvait entrer dans la bonne voie, il deviendrait un saint ».

« De l’évasion de Rochefort, Grousset, Jourde et consorts je ne te dirai rien sinon que la facilité d’aller à la presqu’île et d’en sortir était telle que tout le monde à Nouméa s’étonne que tous les déportés n’aient pas pris la clé des champs11. Un appel illusoire deux fois la semaine, un corps de surveillants dont la consigne était de ne pas attirer des affaires à l’administration ne pouvaient être un obstacle aux évasions, outre que, malgré leur pesanteur d’esprit, les déportés, n’étaient pas sans s’apercevoir des sympathies qu’éprouvaient pour eux protestans et franc-maçons ; on dit que ce sont ces derniers qui ont fait le coup ».

Montrouzier raconte qu’il a dû accompagner à l’échafaud un pauvre jeune homme, coupable de bien peu de choses : il avait donné un coup de poing à un surveillant. La peine lui paraît disproportionnée. Mais, ironise-t-il, il n’était pas communard !

Le 2 septembre 1874. Devant les dénonciations sur les négligences et abus de la Nouvelle-Calédonie, le gouvernement envoie l’amiral Ribourt en inspection. Celui-ci, qui aura la confiance du P. Montrouzier, prend des mesures draconiennes il révoque le directeur des services de la déportation, le commandant territorial, de la presqu’île Ducos, du chef de service du Contrôle, vénérable de la loge.., de onze surveillants de la déportation et de la transportation… Mais ces mesures ne sont pas ou peu appliquées, car par qui remplacer tous ces gens ? « On laisse les fonctionnaires à leur poste. C’était de la félonie, ni plus ni moins, de la révolte contre le plénipotentiaire du président de la République. Les communards, les francs-maçons triomphaient. Partout on n’entendait que de grossières injures à l’adresse de l’Amiral Ribourt, un lâche, un méchant qui avait voulu mettre M. de la Richerie (le gouverneur) dans l’embarras ». L’amiral Ribourt repassa ensuite par Nouméa. Il entra en fureur et déclara que le gouverneur avait approuvé la liste des renvoyés. Il faillit y avoir un duel, que les femmes réussirent à éviter. Mgr Vitte se montra à la fois prudent et ferme dans cette affaire. Le Père Montrouzier estime beaucoup madame de la Richerie, pieuse, charitable, modeste. Ce serait dommage qu’elle parte si son mari était changé. Mais le départ du gouverneur serait une petite perte. « Il ne manque pas de talent, mais il n’a point de principes ».

Une lettre du 14 août nous conte son voyage à Belep (Iles de Pot et d’Art), où l’amiral Ribourt l’a amené. Il va retrouver là ses « chères ouailles » qui le reçurent avec des démonstrations de joie. Le projet du plénipotentiaire de la République est de chercher un nouveau lieu pour les déportés. Il songe à ces îles. Celle de Pot remplirait les conditions favorables, constituant une prison naturelle pour eux. On pourrait alors regrouper la population des deux îles qui a beaucoup souffert après son départ, d’une épidémie, à Art. Le projet n’a pas l’agrément du gouverneur. Au retour de ce voyage, l’aumônier accompagne encore deux condamnés à mort à l’échafaud. Ils meurent en bons chrétiens.

Nous apprenons par ce courrier que la famille Montrouzier a des relations politiques avec un certain nombre d’hommes influents Léon Vitalis – ce Lodévois est député du centre droit à l’Assemblée Nationale de 1871 à 1878 -, M. Buisson, et Félix Dupin, avocat montpelliérain, lui aussi député de 1871 à 1876. Le Père les informe par l’intermédiaire de l’abbé Gabriel de ce qui ne va pas, selon lui, en Nouvelle-Calédonie. A l’occasion, ils agiront dans son sens. Cependant le Père déclare ne pas comprendre que l’on fasse de la politique proprement dite en chaire. Il affirmera en 1878 que « l’Église n’improuve aucune formule de gouvernement. Elle fait chanter Domine Salvumfac regem, imperatorem, Salvum fac consulem, salvam fac Republicam. Les questions politiques comme les questions scientifiques, littéraires, sont livrées disputationibus oerum. L’Église est bien trop au-dessus d’elles pour s’en occuper autrement que lorsque les droits de Dieu sont attaqués » 12.

Après une nouvelle évasion ratée de cinq déportés Xavier rappelle la nécessité de mettre les déportés dans un lieu plus sûr, une vraie forteresse. Mais ils ont tant d’amis. Dans l’évasion de Rochefort, les franc-maçons ne sont pas tout à fait blancs. Et d’ironiser : « Il y a tant de tendresse pour ces petits agneaux ! »

L’enquête de l’amiral Ribourt à 1’Ile Nou aurait révélé de graves manquements du service pénitentiaire. « La viande ne fait pas le poids, le pain est de la pâte crue, la soupe est bonne pour les amis, mais c’est de l’eau pour la plèbe. Le médecin major réside à Nouméa où il reçoit une clientèle payante et laisse deux auxiliaires de 3e classe pour les âmes viles. » L’hôpital, les ambulances, la pharmacie sont entièrement entre les mains des condamnés qui disposent de tout en maîtres, reçoivent du vin de quinquina pour des malades éloignés de 60 lieues ou morts depuis trois mois. Les prisons seraient administrées par des correcteurs condamnés qui battaient, torturaient les prisonniers et donnaient la soupe à manger non dans des gamelles mais dans leurs souliers.

Le 7 octobre 1874. Le gouverneur de La Richerie déclare qu’il aurait dû faire arrêter le Père et le faire reconduire entre deux gendarmes comme un évadé lorsqu’il a quitté la presqu’île, à l’arrivée des communardes. Finalement M. de La Richerie est renvoyé en France et c’est le colonel Alleyron qui est provisoirement nommé à sa place (du 25 septembre 1874 au 27 février 1875). Il y a de grands changements. « De temps en temps, on exhume une de ces ordures morales qu’on appelle concussion, pot-de-vin, faux etc. ». Montrouzier subit les conséquences de son attitude : « A l’île Nou, l’administration se venge en me créant des entraves pour l’exercice de mon ministère. A l’école on m’enlève tout contrôle sur l’instituteur qui est impie ».

Le 27 février 1875, il annonce la victoire selon les vues de l’amiral de Ribourt : « On nous bâtira des églises, on favorisera les institutions congréganistes, la loge est et restera fermée. On nous enverra comme employé des honnêtes gens, je ne te dis rien d’une foule de mesures qu’il a fait prendre et que je lui avais indiquées comme nécessaires, pour faire disparaître le scandale de la concussion, de l’agiotage, de l’arbitraire et qui assureront le développement et la prospérité de la colonie. » Les travaux d’utilité publique seront soumis à l’adjudication : « On regroupera les indigènes et on leur assignera des terrains au lieu de les diviser pour régner. Les ennemis sont furieux. Ils ont employé les moyens, même les plus immondes pour déterminer une agitation ».

Avec ce nouveau gouverneur, la situation de la mission se modifie. Mgr Vitte réussit à faire ouvrir un externat et une somme de 3 000 francs votée pour la candidature d’un laïque sera attribuée à l’école catholique par M. Alleyron. « La première pierre de l’église de Nou a été posée, posée par le gouverneur, bénite par l’évêque. » Malgré ce qu’il a dit peu de temps auparavant de la politique, il s’y lance à son tour. « La vérité c’est que j’y ai été lancé. Je regarderais comme un crime de me taire. Je ne pense pas qu’on doive rester à la merci de ces gens qui disent suivre la religion de l’honnête homme et ne sont en réalité que d’abominables fripons, abusant de leur puissance, exploitant la justice, vendant tout, côtoyant sans cesse le code, ne craignant que le bagne, et sous des habits chamarrés d’or ou sous les insignes de l’autorité portant des âmes de bouc ».

L’arrivée du nouveau gouverneur en titre, M. Pritzbuer, semble une bonne chose pour la mission. C’est un chrétien pratiquant. Mais un mauvais génie s’est attaché à lui. C’est l’homme « néfaste, sans principe, sans foi ni loi » contre qui l’enquête de l’amiral Ribourt a été dirigée, et qui, « chose incroyable, est revenu en Nouvelle-Calédonie, avec une position plus élevée…. L’arbitraire et la dilapidation sont toujours les mêmes. Les bas étages du Ministère intriguent et complotent pour éloigner les honnêtes gens et maintenir les abus. » 13 Montrouzier déchantera vite.

Changement de poste : un intermède à Belep

Le 1er décembre 1875, Xavier annonce à son frère sa nomination à Belep, où il va retrouver avec joie ses 400 ou 500 chrétiens. Il quitte Nouméa après une mission paroissiale qui, selon lui, a été fructueuse, sans pour autant apporter de nouvelles conversions. La situation, malgré le résultat de l’enquête de l’amiral Ribourt, n’a pas sensiblement évolué, certaines des personnes renvoyées en métropole reviennent en Nouvelle-Calédonie comme colons, en particulier le vénérable de la loge. Le P. Montrouzier est content de reprendre la vie apostolique. « Nouméa était un peu trop ville pour moi et moi un peu trop rustique pour Nouméa… Je quittais l’évêché où j’étais fort bien pour aller au secours d’une mission en détresse. » Arrivé à Belep, il n’est pas surpris de trouver une terre en friche. Le missionnaire absent, les catholiques de l’île sont retombés dans leur premier état. Tout est à refaire. Comment s’y prendre ? On ne peut laisser un missionnaire à plein temps chez eux. Ils sont trop peu nombreux et le prêtre serait seul. Doit-on les ramener dans le sud ? Mais consentiront-ils à quitter leur terre ? Et puis à la Grande Terre, ils vont trouver bien des pierres d’achoppement les blancs sont partout et « à leur suite marche l’impiété, l’indifférence, le libertinage et la hideuse passion de l’intempérance, en un mot tous ces vices dont l’ensemble s’appelle Civilisation ».

Lors de ce court séjour à Belep, Xavier vît là une vie assez monotone. Il lui manque quelqu’un avec qui causer. Mais il est satisfait d’être loin des soucis, des importuns et des gens immoraux de la ville. Quelle différence entre le ministère pour les indigènes et celui pour les blancs. « Je crois que le Bon Dieu sera bien indulgent pour eux. » Mais il vit une catastrophe : en février 1876, l’île est frappée par un violent cyclone. L’église s’effondre. Nombre de cases sont détruites. Certaines parties sont inondées. Les cocotiers sont perdus sans ressource. Nombre d’ignames ont été arrachées. Ce sera une année de famine. Il ne peut pas rester plus longtemps dans ce lieu.

Le retour à Nouméa

Le 4 septembre 1876, dans une nouvelle lettre datée de Nouméa, il annonce son retour dans la cité : « Nos prévisions se sont réalisées. Il m’a fallu quitter Belep. Le poste n’était plus tenable. Et ma santé commençait à s’altérer au point de me faire craindre de n’avoir bientôt plus qu’à aller aux invalides. » Il raconte en détail le travail accompli dans l’île du nord. « J’ai eu le bonheur de procurer les secours de la religion à près du 6e de mes paroissiens (46 sur 300 et quelques) que le Bon Dieu a rappelés à Lui, puis j’ai bien encouragé mes gens. Je leur ai relevé le moral. J’ai formé des catéchistes à soigner la paroisse en l’absence du missionnaire ; enfin j’ai conduit à la Conception quelques familles dont je compte envoyer, dans quelques temps, les chefs à Belep essayer de décider le reste de la population à venir se fixer près de nous… Je serai bien heureux le jour où l’on me dira que le dernier Belepien a quitté son île. J’ai le pressentiment que cela se fera. » Plusieurs personnes avaient cru qu’il avait été envoyé à Belep en exil. En certain lieu, on ne le tient pas en odeur de sainteté. On l’a accusé d’avoir écrit une lettre qui dénonçait la situation à l’Univers. Le gouverneur, d’abord prévenu contre lui, n’a pas tardé à revenir de ses préventions. Il n’a pas demandé son départ, et en a même témoigné quelques regrets. On va construire la cathédrale. 14 projets de plans sont déposés. Le président du comité qui doit faire le choix est juif, mais il a donné 20 000 francs pour la construction, à la suite d’un vœu fait lors d’une tempête. Xavier termine son courrier sur une note d’impuissance relative. « Le bien se fait difficilement et il s’en fait peu. Nous sommes peu nombreux et il nous faut éparpiller nos forces entre toutes les fractions disparates qui forment notre troupeau : blancs, noirs, hommes libres, condamnés, fonctionnaires, transportés et déportés. »

Le 29 novembre 1876. Il est frappé de névralgie et d’abattement. Les francs-maçons s’agitent. L’un d’eux est parti à Paris pour faire rouvrir la loge – en 1878, dès son arrivée, le gouverneur Olry autorisera la reprise des travaux. Le 18 avril 1877, Xavier révèle à son frère le contenu du journal publié par les prisonniers de l’île des Pins et en dénonce le caractère immoral. Il conclut sa lettre par ces mots peu réconfortants : « L’impiété des communards, l’immoralité des transportés, le libertinage de cette population interlope qui s’appelle libre et qui fait la partie la plus considérable de la ville, tout cela réuni nous promet un avenir horrible. Le nombre des libérés augmente tous les jours. La misère est grande, les crimes se multiplient ».

Cependant tout n’est pas négatif. Ayant remplacé le curé malade, le P. Pionnier, il s’aperçoit du travail que font les frères avec leur école et leur cours d’adulte (50 à 60 élèves, dont des soldats), les sœurs à l’école des filles et à l’hôpital et les dames de charité – une vingtaine – qui visitent les malades et les pauvres à domicile, ont un ouvroir ou se contentent de donner de l’argent. (1er août 1877). Lors de son remplacement a lieu la première procession au Saint Sacrement, dans une ville où 30 ans plus tôt il n’y avait pas un chrétien. C’est un succès pour l’Église catholique.

Le 15 septembre 1877. On trouve dans cette lettre de quoi être surpris en lisant ses propos : « Hier on a commencé à célébrer l’anniversaire de ce vol qu’on appelle la prise de possession de la N. C… Je ne partage pas l’allégresse publique. Nos Français ne semblent être venus ici que pour enseigner aux sauvages une foule de vices et paralyser les efforts des missionnaires. »

L’année 1878, de juin à décembre, est celle de la grande révolte canaque. Le P. Montrouzier montre que les indigènes fidèles à la France sont les chrétiens alors qu’une certaine presse les accuse, avec véhémence, d’être partisans de la rébellion, sous l’inspiration des communards, des forçats et des francs-maçons. Le 17 novembre il dénonce à sa nièce les déportés comme « des esprits forts, libres penseurs. Bouffis d’orgueil, se croyant des génies supérieurs, ils ne veulent pas d’une religion qui prétend imposer des lois à nos passions et apprend aux hommes à être doux et humbles de cœur ». Le 26 novembre 1879, Xavier note que « les déportés de la Commune vont partir ». Et il décrit leur attitude. Selon lui, « ils sont d’une insolence extrême. Leurs gardiens tremblent ; ils craignent les représailles. On les a cependant traités avec une bonté sans pareille ». Et deux jours après : « Nous sommes habitués aux vilenies faites par les déportés et pour les déportés… Si des soldats sont pressés de rentrer en métropole on leur répond : il faut d’abord laisser passer les prisonniers. « MM les incendiaires de Paris, les assassins des otages… L’administration réserve toutes ses tendresses pour les pétroleurs et les barricadier ».

Une lettre du 8 janvier 1880 énumère les principaux communards à qui s’en prend Xavier Montrouzier :

« Tous ces discours d’Humbert, de Rochefbrt etc. ne sont que des tissus de mensonges. Les déportés ont été traités avec des égards que l’on n’a pas pour des soldats, des marins. Nourris sans rien faire, payés, quand ils avaient l’air de faire quelques chose, toujours admis à faire entendre leurs réclamations, ayant toutes les facilités pour d’industrier s’ils l’eussent voulu. J’ai toujours craint qu’ils ne fussent une tentation pour ceux qui les gardaient et qui ont dû bien souvent se dire si ces misérables n’eussent pas incendié, assassiné, ils ne seraient pas si heureux ; ils seraient restés en France mais ils eussent dû travailler pour manger. Au bagne, le régime est plus sévère et plus dur. » Il y a le travail, les appels, les fers, le cachot, la bastonnade et aussi, la chose est certaine, des punitions atroces défendues par les règlements … « Fontaine fort gaillard a dès les premiers jours été mis aux impotents, exempté du travail s’est faufilé dans la phamacie et on a fermé les yeux ; Gerfault le pétroleur Boudaille le tueur de Dominicains, Tourche qui a arrêté les généraux Clément et Lecomte et bien d’autres ont été placés dans les bureaux ; l’Huilier n’a jamais porté l’habit et a tenu la loi en échec. Roques, le maire de Puteaux, s’il n’eut pas été communard, eut été envoyé au conseil de guerre sous l’inculpation d’abus de confiance et soustraction de papiers administratifs ».

Xavier raconte une évasion de communards qui se termine mal pour eux : « jugés comme coupables de tentative d’évasion ils sont condamnés à passer à la 4ème classe et à la chaine. L’amnistie arrive. Vite on va les délivrer, mais non pas tous ! Le non-communard est resté encore quelque temps à la 4ème et à la chaine ».

On est stupéfait de lire la suite. Montrouzier déclare que « tout cela est bien mauvais mais qu’il y a quelque chose de pire, de plus dangereux : Je veux dire le catholicisme libéral », auquel se rattachaient Benoit d’Azy et de Pritzbuer. Il conclura : « Des catholiques libéraux, délivrez-nous Seigneur ».

Le 19 août 1880, Xavier exprime son soulagement à Gabriel : « Les communards rentrent à peu près tous. Quel débarras pour nous ! Mais leur esprit reste. Ils ont communiqué leur orgueil et leur impiété aux forçats et aujourd’hui ceux-ci sont intraitables. » Même langage dans un autre courrier du 12 juin : « Nous voilà débarrassés de la plupart des déportés. Un certain nombre est déjà parti, d’autres ne vont pas tarder à les suivre. Mais il nous a fallu subir une ignominie sans nom et assister à un scandale sans exemple : Je veux parler des égards des tendresses qu’on a témoignées à ces misérables. On les a traités comme des passagers de distinction et on a pris pour eux, pour leur confort, des précautions que l’on n’a jamais prises pour nos pauvres malheureux et soldats. Ceux-ci ont une couchette à deux. MM les déportés ont eu chacun la leur. Des draps de lit etc., et on a tenu à être bien notés d’eux. Naturellement, ils se sont aperçus que l’on voulait les courtiser ; leur faire amende honorable. Leur orgueil s’en est accru et l’on a entendu l’un d’eux dire en parlant d’un surveillant : Lui sera toujours garde-chiourme, et moi, sous peu, je serai prefet ».

« Le mal que les déportés ont fait à Nouméa est incalculable Je ne puis le comparer qu’à celui produit autrefois par la réforme. Nos Calédoniens n’avaient jamais été des hommes bien souples, bien faciles à mener. On ne pouvait pas s’y attendre Les colonies naissantes se recrutent de vagabonds de coureurs qui cherchent la fortune et n’aiment guère le joug et la discipline … ».

Il précise que le Calvados doit prendre 400 communards, le Var, autant, ainsi que le Navarin. La Picardie rapatrie les familles. « On a demandé des médecins distingués, (sic) deux sœurs mais il n’a pas été question d’aumônier. »

Le Père rapporte encore que l’on fait enquête sur enquête pour prouver que l’on a traité les condamnés avec trop de rigueur. Il reconnaît que l’on a parfois exagéré les punitions par des privations de nourriture par exemple. Il a lui-même dénoncé aux autorités des abus en ce domaine. Mais le citoyen Humbert… veut faire croire que « les communards ont été des martyrs, tandis qu’on a eu pour eux des ménagements honteux. » Il lui raconte une anecdote. Le maire ayant demandé au chef de musique d’exécuter la Marseillaise le jour du 14 juillet, ce furent les forçats qui composaient le chœur qui la chantèrent, ce qui fit dire à un officier : « Ce n’est qu’en N. C. qu’on peut chanter la Canaillaise, puisque ce n’est là qu’on trouve des gosiers de forçats ».

Les communards partis, les forçats et les libérés ont un poids considérable sur la Nouvelle Calédonie à Nouméa en particulier. Les lettres de Xavier Montrouzier qui s’étalent jusqu’à sa mort, en 1897, nous apprendrons encore beaucoup de choses, avec ce regard partisan qui est le sien. Son témoignage doit donc être pris avec les précautions d’usage, mais les informations qu’il nous livre n’en ont pas moins leur intérêt. La découverte de ses propos reste à suivre. Il n’en regrette que plus son sort actuel. L’évolution du pays heurtera le Père. Les occasions de la déplorer ne manqueront pas. « J’étais parti de France pour vivre et mourir au milieu des sauvages. Je vis parmi des gens qui les méprisent et les exploitent ; je mourrai très probablement sans avoir un naturel à côté de moi. Je croyais fuir une civilisation blasée par le matérialisme. Elle m’a suivi au bout du monde. » Jusqu’à sa mort, en 1897, ce sera un de ses leitmotiv, lui qui avait confié aux siens, un jour, « Je ne partais pas pour me faire religieux. La religion n’était pour moi qu’un moyen d’aller en Océanie ». Pour les naturels, dont il ne savait encore rien à l’époque, bien sûr !

Notes

 1 . Louis-José Barbançon, Michelle Perrot, L’archipel des forçats : histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie, 1863-1931, Presses Univ. Septentrion, 2003

 2 . Il écrit le 4 septembre 1876 : « Espérons que la Révolution sera vaincue, que ses adeptes se détruiront les uns les autres et que les esprits rentreront un jour dans leur assiette »

 3 . Allusion à la tentative faite par les Maristes pour créer des « réductions », comme l’avaient fait les Jésuites en Amérique latine au XVIIIe.

 4 . Le 21 mars 1870, le mécanicien Adolphe Assi, assisté par Jean-Baptiste Dumay, organise la grève des mineurs, car leur salaire a été diminué. Le mouvement dure 23 jours. Les grévistes seront condamnés à des peines d’emprisonnement de 2 mois à 3 ans. A Paris, une fois l’armistice signée (janvier 1871), Adolphe Assi se trouve dans la capitale, où il préside le Comité Central de la Garde Républicaine. C’est lui qui prononce les paroles historiques, proclamant la Commune de Paris au nom du peuple. Assi fera partie des membres du Comité de Sûreté générale.

 5 . Régère de Montmore Dominique-Théodore. Né en 1816 à Bordeaux dans le département de la Gironde (France). Il exerce la profession de vétérinaire. Il est proscrit lors du Coup d’État du 2 décembre l851. Il revient en France en 1859 après l’amnistie. Il est élu par le 5e arrondissement de Paris (quartier du Panthéon) au Conseil de la Commune de Paris avec 4026 voix. Il est membre de la commission des finances. Il vote en faveur de la création du Comité de Salut Public. Il est capturé par les versaillais et condamné en septembre 1871. Il est déporté en Nouvelle Calédonie. Il est de retour en France en 1880. Il meurt en 1893.

 6.  [Appel manquant] Mgr de Ségur, Les Francs-Maçons, ce qu’ils sont – ce qu’ils font – ce qu’ils veulent faire, 1864. Un véritable best-seller : 120 000 exemplaires en 5 ans, 62 réimpressions entre 1864 et 1884.

 7 . Le Grand Orient de France installa la première loge maçonnique de Nouvelle-Calédonie le 8 septembre 1869, l’Union Calédonienne. En 1870, elle fit bâtir un temple. A la suite de l’évasion d’Henri de Rochefort, le 20 mars 1874, cette loge accusée d’avoir été complice, fut fermée le 8 janvier 1875 et certains frères furent expulsés du Territoire.

 8 . Rastoul Paul Dr. Né le 1er octobre 1835 à Marseille. Il exerce à Paris la profession de médecin. En 1870, il est durant le siège de Paris, maire du 17e arrondissement. Il est élu Membre du Conseil de la Commune de Paris par le 18e arrondissement. Il est membre de la tendance modérée. Il est délégué à la Commission des Services Publics. Il est nommé Inspecteur Général des ambulances. Il est arrêté par les Versaillais et condamné à la déportation simple. Il est envoyé à l’île des Pins en Nouvelle Calédonie. Il meurt en janvier 1875, lors d’une évasion.

 9.  [Appel manquant] A Mgr de Ségur, le 11 septembre 1873.

10. A l’île Nou, pendant six ans, Lullier refuse obstinément d’accepter sa condition de bagnard : « Vous pouvez faire du lieutenant de vaisseau Lullier, un cadavre, vous n’en ferez jamais un bagnard ! ». Plutôt que d’endosser la tenue des bagnards, il préfère vivre à moitié nu et passe trois ans au cachot. Après un entretien avec l’évêque de Nouméa, Mgr Vitte, et un envoyé du gouverneur, il consent à revêtir une chemise blanche, un pantalon et une couverture achetés par lui. Il repousse toute nourriture qu’on lui remet en l’appelant par son numéro matricule. Refusant le contact avec les autres condamnées de la Commune, il finit par obtenir une case spéciale comme logement. Sa peine est commuée le 15 novembre 1879, en déportation simple et il bénéficie de la loi d’amnistie du 11 juillet 1880. Lullier se fait poète pour maudire la mesure qui le libère : « J’espérais mourir en face / douze chassepots abaissés sur moi / Perfidie encore ! Car voilà ma grâce / Tout m’aura trompé : jusqu’à la loi ! ».

11. Le récit de Louise Michel dans La Commune, Éditions Stock, collection Stock+plus, Paris 1978, 504 pages. Première édition : 1898, ne résonne pas de la même manière. « L’évasion de Rochefort et de cinq autres déportés, Jourde, Olivier Pain, Paschal Grousset, Bullière et Granthille, affola l’administration Calédonienne. Un conseil de guerre fut réuni, le gouverneur Gautier de la Richerie était en voyage d’exploration, sur un des navires, qui gardaient les déportés ; le second navire était à l’île des Pins, il y avait déjà quarante-huit heures que les évadés étaient partis, tous les gardiens tremblaient de peur d’être révoqués ils étaient d’autant plus furieux que la gaieté était plus grande à la presqu’île Ducos. »

12. Lettre à Gabriel 18 mars 1878. « Je ne comprends pas qu’on fisse en chaire de la politique proprement dite. »

13. 2 avril 1875.