Compte-rendu de l’ouvrage de Jacques Dupont, Choses bues,
Paris, Grasset, 2008

Le vin et le journalisme s’affichent plaisir partagé sous la plume de Jacques Dupont, talentueux maître d’œuvre des « Pages Vin » au Point ; ses guides de références, enrichis d’articles d’analyse, font autorité chaque mois de septembre, entre vendanges nouvelles et foires aux millésimes anciens. Les choses vues devenant choses bues, le vin entre en littérature après d’illustres signatures. Avec l’hédonisme comme fil conducteur, au gré de découvertes et rencontres, de coups de cœur en coups de gueule, le dégustateur exigeant suit son chemin. Et la géographie vigneronne de la France se recompose sous nos yeux. Au milieu du monde désenchanté de 2008, les vivantes visions d’un patrimoine à nul autre pareil se mêlent aux souvenirs des heureuses sixties, aux secrets des senteurs élitistes ; tandis que l’auteur déroule son univers personnel, il initie le lecteur à humer les subtils esprits qui le ravissent; les retenir au-dessus des coupes avant d’y porter ses lèvres, c’est apprendre à consommer avec délicatesse et culture. L’éducation du goût ne constitue-t-elle pas le moyen le plus sûr de ne pas assimiler le vin à l’alcool ? Noë ne se serait certainement pas grisé si ses ancêtres lui avaient transmis le mode d’emploi.

Quelques milliers d’années plus tard, au carrefour de l’histoire et de la civilisation, le lecteur de choses bues se prend à penser que les vignes aux couleurs d’automne signent les plus beaux paysages de Marianne ; dans le déploiement des terroirs, il contemple la variété des cépages, leurs respectives méthodes de taille et de conduite. Puis, il suit les maîtres de chais dans l’ombre profonde des caves où la bouillonnante vinification précède le silencieux et non moins mystérieux vieillissement des crus. Il se plait à discerner les assemblages et distinguer les millésimes ; il n’oubliera plus le classement opéré à l’occasion de la foire universelle de 1855 ; et se souviendra de l’année exceptionnelle que fut 1947. Lorsqu’il retrouve la lumière du jour dans le verre de dégustation, il laisse le sublime ravissement l’envahir; en ce moment privilégié, oublierait-il de faire à certaines caves coopératives une place dans cette planète des sens ? Impossible, car des trésors d’ors rouges et blancs sommeillent en leurs entrailles pour régaler des amateurs peu fortunés.

Parler de journalisme, de littérature, de géographie ou d’histoire, voire d’œnologie ou de sociologie, ne saurait dispenser d’en référer à la politique, devenue depuis longtemps une science. Taire l’apport que représente le livre de Jacques Dupont dans la défense des vins français, serait affaiblir ses mérites. C’est donc tout naturellement que les liens entre vin et politique peuvent être mis en exergue, en reprenant deux affirmations de l’auteur amplement étayées au fil des pages. La première convainc que boire du vin avec savoir et modération n’est pas synonyme d’enivrement. L’engagement du journaliste pour une reformulation de la loi Evin (1991) est connu depuis qu’il a signé, dans le Spécial Vins 2008, un article pétri de rigueur et de sagesse. Le rappel qu’il fait de la loi américaine sur la prohibition dans l’entre-deux-guerres convie, avec humour, à retrouver le sens de la mesure. Et, pour faire bon poids, le narrateur n’omet pas de rappeler que le vin a longtemps fait partie de la pharmacopée comme de la recommandation médicale.

La deuxième affirmation associe la spécificité du terroir et la main de l’homme en signes distinctifs des appellations dont bon nombre d’entre elles sont repérées au cours des siècles monastiques ; elle conduit à acter pour la défense de la législation française en la matière. Une défense intelligente, c’est-à-dire non figée mais adaptée aux évolutions locales. Faut-il redire ici que les lois de 1905 et 1919 sur les appellations d’origine, ont répondu à la pressante demande des vignerons, et que ceux-ci ont sollicité, dès la mise en place du Comité National des Appellations d’Origine (CNAO, futur INAO), les reconnaissances attendues. S’il est vrai que le terroir est un privilège permanent à préserver et faire valoir, de nouveaux textes européens peuvent-ils mettre à plat les futurs territoires du vin, défaisant la pyramide patiemment peaufinée entre palais Bourbon et palais du Luxembourg ? L’uniformité n’a jamais été signe d’efficace savoir-faire, tout comme aucun laxisme ne saurait se porter garant de qualité. Les lois qui ont défini le vin comme « le produit de la fermentation du jus de raisin frais » sont-elles plus que jamais obsolètes ?

L’auteur dit clairement qu’il y a de grands vins partout où il y a de grands vignerons ; et de la grande couture au prêt à boire, l’offre des vins français est fantastique. Spécialiste avisé, il ne craint pas d’affirmer que le consommateur un tant soit peu informé, loin de se perdre dans la diversité de l’offre, se montre désireux d’en savoir plus ; mieux encore, il est prêt à satisfaire ses choix en fonction des circonstances. C’est dire combien est assuré l’avenir de la très nuancée palette des vins made in France offerte aux amateurs du monde entier. N’en déplaise aux opportunistes qui se rallient toujours aux conditions des maîtres du marché, quels que soient les sacrifices à faire, et les reniements à opérer.

Loin des sentiers battus, et fort de ses études d’histoire en Sorbonne autant que de son nez à nul autre pareil, Jacques Dupont fait rougeoyer en douceur les braises éparpillées à travers les vignobles de France. Le témoignage d’un fin connaisseur du monde du vin est aussi précieux pour les vignerons que pour leurs élus ; les gourmets du vin sont en bonne compagnie.