Aniane dans la tourmente des guerres de religion

* Conservatrice générale du patrimoine, Directrice des Archives départementales de l’Hérault

Aniane a connu indéniablement son heure de gloire au Moyen Âge avec le rayonnement de son abbaye. Au XVIe siècle, à en croire les érudits 1, la ville, bourgade de taille moyenne, semble traverser le siècle sans trop de heurts. Les auteurs contant l’histoire locale évoquent essentiellement la prise de la ville à deux reprises par les protestants mais passent assez vite sur les autres faits. A priori, Aniane aurait donc été durant la période des troubles religieux, une petite ville catholique sans trop d’histoire. Or, pour qui a travaillé sur les guerres de religion en Languedoc ou en Rouergue 2, ce scénario semble peu plausible en regard de la situation de la ville et de la présence de l’abbaye. Le travail de recherche mené alors dans les archives d’Aniane – abondantes mais d’un abord peu facile – tend à vérifier à quel point la bourgade a été atteinte dans son quotidien par ces guerres civiles qui ont déchiré le pays pendant près de 40 ans, en particulier sur la période 1570-1580 la plus riche en documentation et la plus touchée par la guerre.

Les archives d’Aniane sont d’une manière générale d’une grande richesse mais cependant lacunaires pour certaines périodes. Aniane est une ville où dès le Moyen Âge des archives consulaires sont tenues et où une véritable tradition « archivistique » est attestée (inventaires d’archives, mention d’archives, cotation…) 3. La collection de comptes consulaires (Fig. 1) pour les guerres de religion est quasi complète à l’exception de quelques années ou de quelques registres très abîmés (acidité de l’encre, quelques pulvérulences) ; sont conservées aussi plusieurs liasses en sous-série EE (pièces concernant les faits militaires et logement des troupes dont pour l’essentiel pièces justificatives de comptes) mais qui ne commencent véritablement que vers les années 1570. En revanche, on constate une pauvreté des délibérations consulaires puisqu’il n’en existe qu’un seul registre de délibérations succinctes et éparses pour quasiment toute la période, non pas que les autres registres aient disparu, mais bien parce qu’ils n’ont pas été tenus par les consuls : on ne possède donc pas de « récit consulaire » à travers les délibérations ni d’ailleurs d’annales monastiques. Il faut donc aller à la « pêche » aux informations à travers les comptes, qui revêtent alors une importance double, la correspondance ou les récits des mémorialistes du temps (Philippi de Montpellier, le Calviniste de Millau ou Gaches à Castres), ce qui se révèle frustrant notamment pour les éléments très évènementiels. De même, il faudrait dépouiller les fonds de manière plus systématique et approfondie, en croisant les sources d’Aniane évoquées avec celles notamment de Gignac et des États.

Extrait d’un registre de comptes consulaires. (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138).

Fig. 1 - Extrait d’un registre de comptes consulaires.
(Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138).

Le propos du présent article est non pas d’écrire l’histoire événementielle des guerres de Religion à Aniane et sa région (qui reste à faire) mais d’appréhender la façon dont la ville a fait face à cette tourmente sans précédent dans notre histoire (par la longueur des conflits, les violences subies par les populations, les calamités naturelles et la récurrence de la peste) en se concentrant sur la décennie 1570-1580 où toutes les stratégies de soumission, contournement, évitement sont mises en place par les édiles de la ville, période aussi la plus dense dans notre région.

Contexte politique et religieux

Le contexte languedocien

On ne reviendra pas ici sur la chronologie ou l’histoire des guerres de religion en Languedoc. Il faut cependant en souligner quelques traits si l’on veut comprendre la situation d’Aniane.

L’apparition et l’implantation du protestantisme en Languedoc, pays catholique marqué par une forte présence protestante, si on en connaît les facteurs, n’obéit à aucune logique pure. La carte des églises dressées en France montre un croissant protestant allant grosso modo de Genève à la Rochelle et on sait que 80 % de la population protestante de la France (environ 10 % de la population en 1562 moins de 3 % en 1600) réside dans le Midi. (Fig. 2)

De fait, les guerres de religion dans le Midi ont des caractéristiques propres, marquées essentiellement par le fait qu’il s’agit d’une terre catholique faite de nombreux et parfois importants îlots protestants. La réalité des faits militaires tient plus dans une véritable guerre de coups de main que dans de grandes batailles rangées. On se connaît, on continue à se fréquenter (comme dans la fratrie Montmorency où l’on trouve catholiques et protestants), on s’écrit…

En 1560, les principales églises protestantes du territoire correspondant à l’actuel département sont implantées à Montpellier, Gignac, Montagnac. Montpellier restera peu ou prou protestante, sans pour autant devenir la capitale huguenote de la région, rôle assumé par Nîmes, et dans une moindre mesure par Castres et Millau. En 1598, Montpellier, Gignac et Montagnac sont des places de sûreté données dans les annexes de l’édit de Nantes.

Carte des églises protestantes dressées au XVIème siècle
Fig. 2 - Carte des églises protestantes dressées au XVIème siècle.
(https://www.museeprotestant.org/notice/la-population-protestante/)

Le Bas-Languedoc est marqué par l’omniprésence du gouverneur, Henri de Montmorency-Damville et l’importance des États -qui n’ont cependant pas le rôle politique du Parlement de Toulouse -, la présence de troupes « régulières » en nombre, ce qui n’est pas forcément le cas en Rouergue ou en Albigeois par exemple.

Le gouverneur Montmorency-Damville a un poids politique et militaire sans précèdent dans la province 4. Né en 1534 et mort en 1614 près de Pézenas, il est le fils d’Anne de Montmorency, indétrônable gouverneur du Languedoc sous Henri II ; il épouse la petite fille de Diane de Poitiers et est nommé gouverneur du Languedoc en remplacement de son père le 12 mai 1563. En 1566, il reçoit le bâton de maréchal et en 1579 devient duc à la mort de son frère François. Il exerce deux lieutenances extraordinaires qui incluent la Guyenne, Provence, Dauphiné, Vivarais en 1569 et en 1572. Montmorency est l’élément clé et incontournable de ces guerres de Religion en Languedoc, d’abord d’un point de vue militaire et administratif puisque c’est sa fonction première : il décide de la levée des troupes, de l’implantation des garnisons, de la stratégie, octroie les subsides, et tranche toutes les questions dans son camp. Il a aussi eu un grand poids politique : de catholique presque ultra au début des guerres, il devient un « politique », faisant partie des Malcontents en 1574, persuadé désormais que l’éradication du protestantisme ne sera jamais obtenue par la force étant donné la vigueur de son implantation dans le Midi. Il prône alors l’entente, refusant de suivre la Ligue, d’autant plus qu’il voue une haine réciproque à la famille de Guise et qu’il est allié aux Coligny. Grand administrateur plutôt que stratège, charismatique, il écrase tout son camp de son autorité. Rien ne se fait sans son avis. Quand il passe dans le camp des Malcontents en septembre 1574, il entraîne à sa suite, parfois sans vraiment le savoir…, une bonne partie des communautés de la province. Mais le pouvoir du gouverneur en Languedoc est tel que si le roi lui enlève sa lieutenance générale en 1574, il n’ose pas lui retirer son titre de gouverneur. (Fig. 3)

Henri Ier de Montmorency, seigneur de Damville (Atelier de François Clouet, vers 1567)
Fig. 3 - Henri Ier de Montmorency, seigneur de Damville (Atelier de François Clouet, vers 1567)

D’autres personnalités ont été influentes durant cette période. On citera notamment Guillaume de Joyeuse, lieutenant général du gouverneur. Catholique sans concession, il se brouille plusieurs fois avec Montmorency, notamment lors de l’épisode des Malcontents, refusant de s’allier avec les protestants. Malgré son zèle catholique, il refuse de suivre l’exemple de la Saint-Barthélémy parisienne et provinciale, ce que les mémorialistes protestants lui reconnaissent. Sont aussi présents sur le théâtre languedocien Antoine, duc d’Uzès, lieutenant général pour le roi en Bas-Languedoc le temps de la défection de Montmorency, ainsi que son frère Jacques de Crussol, chef pour Condé dans la région ; dans une moindre mesure François de Coligny, seigneur de Châtillon influent dans le Midi à la fin des années 1570 et dans les années 1580 : il fut un temps gouverneur pour les protestants de Millau puis surtout de Montpellier.

Les guerres de religion en Bas-Languedoc débutent en avril 1562 à la suite du manifeste de Condé « pour l’honneur de Dieu et la délivrance du Roy ». A partir de ce moment et jusques dans la dernière décennie du siècle, le pays restera soumis à une guerre civile quasi incessante, notamment entre 1568 et 1580. Le 2 novembre 1562 a lieu l’assemblée générale des « états du païs de Languedoc » à Nîmes. En mai 1563 Henri de Montmorency-Damville est nommé gouverneur et lieutenant général pour le roi en Languedoc. La nouveauté dans cette nomination tient non pas dans la personne du gouverneur, après tout fils du précédent gouverneur, mais dans l’obligation qui lui est faite de résider dans sa province. Grâce en partie à Montmorency-Damville, la Saint Barthélemy (1572) a peu d’incidences dans la région de Montpellier alors même qu’elle donne lieu à des actes de violence en Toulousain et Albigeois. Au printemps 1573, Damville lance une campagne systématique pour reprendre villes tenues par les protestants. Il met cependant sous sa protection personnelle les protestants isolés dans villes catholiques et s’engage à faire parvenir au roi les demandes des huguenots méridionaux (issues de l’assemblée de Millau en 1573-1574). Le roi refuse de négocier et au contraire accuse Montmorency de mener un double jeu et d’être un traitre : la rupture est consommée et Montmorency-Damville prend la tête en Languedoc et dans tout le Midi de l’union des Malcontents. Il passe ainsi dans le camp des politiques, ce qu’il ne cessera jamais totalement d’être désormais, le faisant entrer naturellement dans ce camp au moment de la Ligue et à la mort d’Henri III (1585-1589), s’opposant ainsi à chaque fois au clan Joyeuse proche des catholiques intransigeants.

Aniane

Au XVIe siècle, Aniane est une ville catholique, marquée par l’emprise – certes moindre – de l’abbaye qui a fait son renom au Moyen Âge. L’abbé est le seigneur principal du lieu mais il y réside rarement. C’est désormais un abbé commendataire, tel Jean de St Chamond, archevêque d’Aix de 1551 à 1566, qui devient apostat en 1566 lors d’un geste provocateur. La ville est dotée d’un consulat chargé de gérer les affaires courantes : levée des impôts, sécurité, entretien des rues, police… (Fig. 4)

Cependant, comme beaucoup de villes du Midi, Aniane connaît la présence d’une communauté protestante attestée depuis 1561, ouverte à l’influence de Gignac, une des principales villes protestantes de la région. Les chroniqueurs évoquent la présence du pasteur Viret dans les années 1560 qui aurait « converti » un certain nombre de personnes. On soulignera aussi la bienveillance de l’abbé d’Aniane, sa conversion au protestantisme en 1566 l’expliquant sûrement.

Carte de la région d’Aniane. (Source : mairie d’Aniane)
Fig. 4 - Carte de la région d’Aniane. (Source : mairie d’Aniane, http://www.ville-aniane.com/fiche-didentite/)

En 1561, les protestants s’emparent de la ville, reprise en 1562 par les troupes de Joyeuse (menées par le sieur de Combas, le capitaine de Cres (Creso ?) et l’évêque de Lodève). La paix revenue et l’édit de pacification d’Amboise publié en mars 1563, les habitants réformés d’Aniane se réunissent devant notaire pour créer « un syndicat » afin de faire part au roi de leurs doléances : « le Roy par ses edictz a permis et ouvert le chemin a ses sujectz de luy faire toute plainctes et doléances » 5. Ce document rarissime dans les archives nous permet d’avoir une idée précise de la communauté protestante de la ville. Pour créer le syndicat, ses membres se présentent individuellement devant le notaire, donnant nom, prénom et profession et le cas échéant la place dans la famille. Ainsi, on dénombre 45 foyers protestants, soit 157 personnes dont 9 laboureurs, 9 cordonniers, 4 marchands, 2 menuisiers, serruriers, couturiers, 1 chaussetier, « tressaire », marin, notaire, chirurgien, savonnier, tourneur, maçon, maréchal, tisserand, boucher et quelques serviteurs, soit dans l’ensemble plutôt des professions de l’artisanat. Il est à noter que le viguier du seigneur (abbé) d’Aniane ainsi que le sieur du Fesc en font partie. Le document détaille aussi des familles complètes. (Fig. 5)

Outre la création de ce syndicat, les réformés d’Aniane se tournent vers leur seigneur pour avoir l’autorisation de célébrer le culte protestant dans la ville, comme l’édit d’Amboise en donne le droit aux seigneurs hauts-justiciers. La réponse de l’abbé peut paraître étonnante, montrant l’état d’esprit plutôt conciliant de l’ecclésiastique que sa conversion spectaculaire viendra confirmer : « Est permis auxdits suppliants eux assembler ou ilz vouldront hors les temples qui sont dans la ville pour prier Dieu a leur façon scellon la relligion reformée en presence de l’ung de noz officiers lequel pour ce faire sommeront luy enjoignant de prandre garde qu’il ny si commete abbus contre les edictz du Roy. Faict a Aniane le vingtiesme juin 1563 J de St Chamond, archevesque d’Aix et abbé d’Aniane ».

Constitution d’un syndicat par les protestants de la ville, mars 1563. (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 199).
Fig. 5 - Constitution d’un syndicat par les protestants de la ville, mars 1563. (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 199).

En 1565 (30 avril), une interdiction est prononcée par le juge de Gignac aux réformés d’Aniane de faire autres assemblées que celles prévues par les édits royaux (sur plainte des consuls) 6. Après cette date, on ne trouve plus guère mention des protestants de la ville, si ce n’est en 1572 (2 novembre) 7 : il est précisé que les protestants seront désarmés et qu’ils ne pourront participer à la garde de la ville (« sus de la novele openion seront desarmés et neanmoins seront privés de faire garde de la ville »). Un document indique 8 : « le peuple des habitants residens dudit Anyane conciste en ung nombre de relligieux de la abbaye monastaire, quelque peu d’artisans et tout le demeurant laboureurs catholiques. Ceulx qui tenoyent le party de la nouvelle oppinion a l’entrée de ces troubles estoient en nombre de quatorze ou quinze habitans lesquels se sont reduictz et vivent sellon les ordonnances de l’esglize catholique romaine ormis que se sont absentés et retirés aux pays des Sevenes quatres tant sceullement. » Certaines personnes figurant dans le première liste, dont le seigneur du Fesc, semblent être retournées assez rapidement dans le giron de l’église catholique. L’abbé Cassan 9 affirme que le consulat était mi-parti : on n’en a pas trouvé traces dans les archives.

Petite chronologie des épisodes militaires à Aniane :

  • 1562 : premières guerres ; destructions par les protestants qui prennent la ville.
  • 1568 : sac par les protestants des abbayes d’Aniane et de St Guilhem présence de la garnison de la compagnie du capitaine Escanonie ; grande période de troubles.
  • 1575 : Aniane adhère à l’Union (de son plein gré ?) et s’engage en ce sens ; rôle décrié du baron de Castries.
  • 1579 : tentative contre Aniane où s’était réfugiée la Cour des Aides en raison d’un épisode de peste à Montpellier.

Supporter la guerre

À lire les comptes consulaires, il est évident que la guerre est la préoccupation première de cette période. Elle est omniprésente dans les considérations des consuls. Même en subissent encore les conséquences.

L’argent, nerf de la guerre

Que ce soit au niveau du gouverneur ou des villes, le financement de la guerre ou de la survie en temps de guerre se fait au prix de nombreux sacrifices et d’expédients divers et variés : emprunts auprès des diocèses civils (jamais remboursés) ou des marchands (à très forts taux d’intérêts, comme celui de 300.000 livres en 1562 par Joyeuse), délais de paiement (comme en mars 1573 où les consuls d’Aniane partent à Montpellier tenter d’obtenir du receveur un délai de paiement des dettes de la ville), négociations de marchands de tapis, pots-de-vin et autres procédés plus ou moins avouables, comme on le verra plus loin.

A ces soucis de financement, il faut ajouter le poids des impositions diverses comme la dîme et les droits seigneuriaux, ainsi surtout que les impôts royaux (taille et taillon, taxe sur les villes closes…) avec un gouverneur qui contrôle les États, car il est non seulement le représentant du roi mais aussi le protecteur des particularismes provinciaux. Il faut noter que pendant une partie de la période – du moins jusqu’en 1572 – le pouvoir royal s’était déchargé du poids financier de la guerre sur le Languedoc, sans cesser cependant de prélever une taille de plus en plus lourde. Ceci explique les expédients mis en place par le gouverneur pour faire financer les opérations militaire, dont un extraordinaire des guerres voté par les États, de plus en plus fréquent et de plus en plus lourd (il n’est qu’à voir le nombre de fois où les consuls sont convoqués pour voter cet extraordinaire). Cela peut aussi aider à comprendre la tolérance envers les violences militaires qui permettaient de réduire le coût des troupes…

En 1573, le roi autorise Damville à prélever l’argent nécessaire à la guerre sur les impôts royaux ou sur le domaine royal, sans compter un nouvel emprunt de 300.000 livres. Damville met donc en place un double système de financement (double budget) des troupes. D’une part, l’entretien des garnisons assignées par le gouverneur incombe aux diocèses civils mais elles sont « entretenues » dans la réalité, c’est-à-dire logées et nourries, par les habitants. Les sommes dépensées peuvent être alors énormes à l’échelle d’une bourgade, avec l’espoir parfois vain de s’en faire rembourser une partie par les autres communautés ou par les deniers diocésains. D’autre part, l’armée « régulière » est payée et entretenue par un budget propre prélevé sur les deniers royaux, mais avec une organisation spécifique pour la réquisition des vivres : de fait, même sans loger une troupe, les communautés peuvent participer à leur entretien soit en argent sonnant et trébuchant soit en nature, voire les deux. C’est souvent cette armée « régulière » qui est placée en garnison dans les villes en temps de « paix » ou pendant la trêve hivernale.

Ainsi, au printemps 1573, pour 3 mois, ce sont 7.269 livres qui ont été dédiées à la solde et l’entretien des garnisons pour le seul diocèse de Montpellier et 13.357 livres pour l’armée proprement dite, ce à quoi il faut ajouter la nourriture, soit 140.000 livres pour tout le Languedoc en 1573 10, provoquant les plaintes incessantes des villes sur les foules et dégâts…

Pour assurer la nourriture des troupes en campagne, un service des vivres est organisé, notamment par voie de réquisition afin de faire converger vers des magasins (un à Montpellier et un à Lunel) ou directement vers les troupes, vin, viande, blé, avoine, fourrage… sans compter parfois une cotisation supplémentaire, notamment pour les garnisons. Il faut d’ailleurs rappeler que la garde des villes – et son financement ! – est assurée par des garnisons propres composées d’habitants (avec faible rémunération) ou par des soldats professionnels (6 à 8 livres par mois), parfois dirigés par un capitaine ou un gouverneur. Ainsi, en novembre 1572, les consuls inquiets des évènements décident de mettre 6 soldats sous la responsabilité du capitaine du Fesc, nourris et payés à 5 sous par jour.

De manière étonnante, les consulats ont aussi dû faire face à des demandes protestantes. Ainsi en 1575 les consuls d’Aniane reçoivent une demande du commissaire protestant pour la répartition des sommes dues pour l’entretien des troupes protestantes (10.553 livres), soit 138 livres et 18 sous pour la ville. On peut supposer -puisqu’on n’en trouve pas traces dans les comptes – que cette demande sera restée sans suite pour Aniane.

Des consuls qui se démènent

La guerre est donc omniprésente dans les comptes consulaires, notamment ceux de 1573-1574 ou ceux de l’année suivante. En 1575, il faut attendre le mois de septembre pour voir réapparaître dans les dépenses consulaires des sommes liées à autre chose que la guerre ou la défense de la ville. A l’inverse, quand les évènements se précipitent comme en 1568 ou 1579, les comptes sont moins bien tenus : l’urgence est ailleurs !

Un des premiers postes de dépense est l’entretien des garnisons, qu’elles soient propres à la ville ou imposées par Montmorency. La solde des soldats est généralement de 8 livres par mois ; du Fesc, le gouverneur de la ville, perçoit 16 livres de gages pour le mois de décembre 1572, mais 25 livres en janvier 1574, les sommes variant souvent en fonction de l’imminence de menaces ou non. Les troupes comme celles du capitaine Escanonie au début 1576 sont un véritable gouffre financier : ces soldats coûtent à la ville un peu plus de 400 livres pour 10 jours de nourriture 11… La compagnie de gendarmes logée en 1580 a aussi été terrible pour les finances d’Aniane.

À la solde des soldats, il faut ajouter la nourriture, dont celle des chevaux des capitaines ou des gendarmes. Ainsi, en 1573, Aniane a logé pendant 6 mois 460 soldats sans compter un certain nombre de chevaux, soit un coût estimé à 6 à 7000 livres, « dont en sont tout apouvrys et en danger d’aller mendier » 12. À un moindre degré, la ville est aussi mise à contribution pour des collations des hommes ou des bêtes comme en février 1576 où 37 livres sont dépensées pour la nourriture des chevaux de la compagnie d’Escanonie.

Aniane, comme les autres villes de la région, est sommée de participer à l’entretien des autres garnisons. Des réquisitions de vivres sont faites, comme en mars 1573 pour un montant de 160 livres, ou en août 1575 où 50 cestiers de blé et 50 d’avoine sont à apporter à Montpellier. Un nombre particulièrement important de pains est fourni aux troupes (200 pains par jour et 2 moutons sans compter l’avoine) pour le siège de Clermont en juin 1585. Au-delà des vivres mêmes, Aniane fournit d’autres biens : des cordes, des chandelles et de l’huile pour les sentinelles (80 chandelles achetées le 10 novembre 1573 13) ou en avril 1573 des « linceuls » (draps) et « couvertes » pour un camp à Florensac, sans compter la poudre pour équiper les soldats sur place ou ceux occupés à des sièges (les « camps ») comme en janvier 1575 où 26 livres de poudre sont portées au siège de Gignac 14.

Une quote-part pour les troupes cantonnées ailleurs est aussi exigée : en avril 1574 ou en avril 1575 où 174 livres sont dues pour l’entretien de la compagnie du capitaine Loubès 15 ; en novembre 1574, 130 livres sont réclamées pour la compagnie du baron de Castries logée à Gignac 16 alors qu’on paye aussi un gendarme de la compagnie de la Crouzette (45 livres pour janvier 1575). En 1576, alors que les consuls sont obligés de faire construire une citadelle chez eux, ils sont aussi tenus de payer leur participation pour celle de Gignac, ce qui engendrera un certain nombre de réclamations.

L’entretien – ou la construction – des murailles est aussi une dépense importante pour la ville. En novembre 1572, la ville craint d’être prise et dépense plus de 177 livres pour se mettre en état de défense 17 ; en janvier 1574, une partie de la muraille est tombée et nécessite des réparations, et en 1576 Montmorency donne ordre aux consuls de transformer le clocher de l’église en citadelle et de le fortifier à leurs frais 18. Les villages voisins, qui rechignent à participer à ce financement, sont aussi sommés par le gouverneur de contribuer à cette dépense. En mai, les travaux de la citadelle se révélant un puits financier sans fond, les consuls écrivent à Montmorency pour lui demander l’autorisation de suspendre les travaux et de ne pas faire de fossés 19.

Autre poste de dépense apparaissant dans les comptes consulaires : les « cadeaux » faits à certaines personnes pour éviter le logement des gens de guerre ou d’une garnison, ou le paiement d’une quote-part. Ainsi, en 1564, est noté l’achat d’ « oiseaux » (gibier) et de deux cabris pour porter au roi et éviter la gendarmerie. En 1574-75, au plus fort des troubles, les cadeaux se multiplient, souvent du gibier ou des volailles comme en janvier 1575 à la Crouzette et en février pour le sieur de Loubès. Les années 1575 et 1576, terribles pour la ville, voient les « présents » au maréchal de Montmorency se multiplier afin « qu’il nous fist soulager de ses compagnies que ne logeassent point à Aniane » 20 (23 janvier 1576) : on commence par quelques lapins ou autre petit gibier, puis du bétail (un veau en 1578) pour terminer par un cheval d’une valeur de 200 écus et une mule de 50 écus pour son secrétaire soit plus de 750 livres en présents en 1580 pour qu’il retire la compagnie de gendarmes ! C’est d’ailleurs l’une des rares fois où le maréchal s’est laissé attendrir… Les consuls d’Aniane sont alors désespérés de se débarrasser de la compagnie du capitaine Escanonie qui leur coûte une véritable fortune. Plus que de simples cadeaux, ce sont parfois de véritables pots de vin qui sont distribués, comme les 80 écus (240 livres) payés au capitaine Arboras en octobre 1573 pour qu’il aille faire garnison ailleurs 21. En 1575, lors du siège de Gignac, un don de 66 livres est fait au sieur de la Crouzette pour qu’il ne vienne pas à Aniane ; 130 livres sont données à Escanonie pour qu’il accepte de partir selon les ordres reçus (!) ; en novembre 1577, on « soudoie » Monsieur de Florène (20 écus) qui avait réussi à convaincre le maréchal de ne pas loger une troupe à Aniane ; en 1578, les consuls ont payé 15 livres à un capitaine protestant qui les a prévenus « en secret » d’une prochaine attaque ; on paye encore 25 écus en 1589 à un capitaine pour éviter la ville.

A ces charges pesant sur la ville, il convient aussi d’intégrer le paiement des porteurs de billets – les échanges épistolaires sont quotidiens : on se tient au courant, on s’avertit, on se menace… -, celui des escortes pour les déplacements, du défraiement des déplacements eux-mêmes, des copies des documents importants (notamment des commissions).

Enfin, il ne faudrait pas oublier le paiement des tailles et autres impositions qui pèsent lourdement sur les finances de la ville. En mai 1576, les consuls vont demander conseil auprès du juge de Gignac pour voir « s’il leur serait moyen de refuser le paiement de la taille levée par Montmorency pour l’année 1574, n’étant pas alors de l’Union 22 ».

Pour faire face à cet alourdissement des dépenses consulaires, les consuls disposent cependant de recettes, certes souvent insuffisantes : les arrentements, les amendes des baniers 23, les impositions extraordinaires, les ventes (bois, terres, foins, olives…), la participation financière des villes voisines ou de l’abbé. Or la politique royale depuis 1574 a restreint les privilèges financiers des communautés du Languedoc qui ne peuvent, en temps de guerre, avoir la liberté de s’imposer pour les affaires extraordinaires dont elles avaient traditionnellement l’administration comme l’entretien des garnisons ou des troupes de passage. Désormais, le financement de la totalité des affaires militaires dépend du seul lieutenant général pour le roi dont l’autorité s’étend en plus à la haute tutelle des budgets civils des communautés. Cette règle aura tendance à s’assouplir le temps passant, notamment après 1577 où la communauté d’Aniane obtient l’autorisation de s’imposer (le sous la livre sur le compoix) et d’imposer les autres communautés de sa région.

Les comptes de la décennie 1570-1580 montrent des consuls se démenant de jour en jour pour préserver la ville des soldats et surtout trouver l’argent nécessaire au paiement des impôts et de la guerre. Ils font feu de tout bois, essayant de trouver des revenus supplémentaires en mettant à disposition de nouvelles terres comme en janvier 1577 24 où il est délibéré que « les patus seront desrompus et reduictz en labouraige par plusieurs habitans de la ville pour en faire bledz… lesd. patus seront cottizés en toutes tailhes qui surviendront chescune annee ». En revanche, l’imposition des protestants suggérée ou exigée par les autorités s’avère une vraie fausse bonne idée : ainsi, en novembre 1572, les consuls précisent qu’il n’est pas possible de faire porter la charge de l’entretien des soldats d’Aniane sur ceux « de la nouvelle religion » car ils sont absents et ceux qui restent ne sont que 4… 25

Souvent aux abois, les consuls demandent des délais de paiement comme en mars 1573 26 où des députés sont envoyés à Montpellier pour négocier avec le receveur un délai « vu la povreté des habitants ». De même, ils sont obligés d’avoir recours à l’emprunt. Ainsi, en janvier 1574, ils empruntent 90 livres à un marchand de Montpellier pour payer l’extraordinaire des guerres ; en mars 1574, la ville emprunte 12 livres (!) pour éviter le passage d’une troupe 27.

Les consuls essaient enfin d’obtenir des exemptions, quitte à faire des présents comme on l’a vu plus haut pour « attendrir » notamment Montmorency ou carrément soudoyer les décideurs, tout en essayant de lutter contre les demandes d’exemptions des autres communautés… En avril 1570 28, l’abbaye obtient une exemption pour le paiement de sa quote-part pour l’entretien des soldats, déclenchant l’indignation des consuls. (Fig. 6) En 1578, les consuls d’Aniane sont en procès – qui durera plusieurs années – contre les habitants forains de la ville qui refusent de contribuer au paiement des gens de guerre 29.

Demande d’exemption de l’abbaye d’Aniane, lettre du 12 avril 1570. (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138).
Fig. 6 - Demande d’exemption de l’abbaye d’Aniane, lettre du 12 avril 1570. (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138).

A l’inverse, Aniane fait tout pour obtenir la contribution des autres communautés des alentours à leur effort de guerre. En novembre 1573, Puechabon, Arjelières et La Boissière faisant des difficultés pour payer, les consuls envoient des soldats saisir le bétail de Puechabon, rendu en mai 1574 après paiement de la quote-part des uns et des autres 30. En 1576, pour le paiement de la garnison du capitaine Escanonie, Aniane devait contribuer à hauteur de 381 livres, La Boissière, 66 livres, Argelières, 79 livres, St Paul et Valmalle, 24 livres et Montarnaud, 28 livres 31. En 1578, l’abbaye d’Aniane contribue pour 24 livres par mois pour l’entretien des soldats (juillet 1578) 32, la ville payant 80 livres.

Les communautés faisant parfois des difficultés à payer, la période est aussi marquée par un nombre important de contentieux et de procès 33, qui se multiplient lors des moments d’accalmie : contre les villes voisines, contre l’abbaye d’Aniane, contre ceux qui n’ont pas payé, contre ceux qui ont prêté et réclament leurs dus, contre ceux qui, profitant des troubles, n’ont pas fait ce qu’ils avaient à faire, etc. Or ces procès occasionnent de nouveaux frais et contribuent aux difficultés de la ville.

En tout état de cause, la ville est financièrement exsangue, notamment durant la décennie entre 1570 et 1580. Ainsi, les revenus de la ville se montent à 766 livres en 1578 pour 1781 livres en 1584… 34 Les archives conservent une lettre (non datée) rédigée par les consuls d’Aniane à Montmorency pour se plaindre « qu’ilz ont souffert tant de folles charges, cottizations et logement de gens de guerre qu’ilz n’en peuvent plus » 35. De fait, il devient difficile de lever de nouveaux impôts tant la population est appauvrie, en raison de la pression fiscale certes, mais aussi des troubles qui contrarient ou empêchent la culture des champs, de conditions climatiques difficiles et des épisodes de peste fréquents. En décembre 1571, empêtrés dans différents procès les consuls s’engagent à tout faire pour la défense de la ville et à vendre du foin communal plutôt que de lever de nouveaux impôts 36.

Endurer la guerre

« C’estoit un temps fort calamiteux et miserable » écrit le calviniste de Millau dans ses Mémoires37. Cette phrase résume assez bien la période et le ressenti que les contemporains en ont eu.

L’organisation militaire

Désormais, en temps de paix, le Languedoc héberge un nombre à peu près constant de soldats de métier : entre 8 et 10 compagnies d’infanterie de 200 hommes chacune, et quelques compagnies de gendarmerie. Ces troupes sont en priorité placées dans les villes protestantes. Damville, qui juge de la répartition des troupes et de leurs mouvements, veille à la discipline et à l’intendance. En cas de reprise des troubles, on lève des soldats (sans compter ceux qui peuvent arriver de l’extérieur de la province comme les lansquenets, les Suisses ou les Espagnols). Ainsi, en septembre 1569, Damville dispose-t-il de 10.000 hommes de pied et de 16 compagnies de cavalerie, mais en mai 1570 il n’a plus que 500 chevaux et 6000 hommes de pied. En 1568, les protestants disposent d’environ 22.000 hommes de pied et de plus de 1200 chevaux pour les 3 gouvernements, auxquels viendront s’ajouter après 1569 les hommes de l’armée des princes 38.

À chaque menace protestante, comme en 1569 ou en 1572, Damville met les villes catholiques en état de défense, leur enjoignant de faire bonne garde, de réparer les murailles et de faire provision de vivres. De Beaucaire, le 30 octobre 1572, il règlemente la garde des villes 39. Damville rend ainsi obligatoire la présence d’un capitaine (gouverneur) dans chaque ville dont il soumet le choix par les habitants à son approbation afin d’organiser la garde de la ville, qu’elle soit assurée par une milice, des soldats professionnels ou les deux. Cette garde « interne » (à Millau par exemple, les consuls font la différence entre la troupe de la ville et la troupe foraine) n’empêche pas la présence d’une garnison mise par le maréchal, soit pour la défense même de la ville, soit pour loger une troupe un temps donné. Ces garnisons peuvent ainsi défendre le lieu, mais aussi faire montre de leur force dans le plat pays ou sous le nez des ennemis, faire du dégât, semer la terreur ou rechercher les escarmouches : il s’agit alors de battre l’estrade.

Plusieurs documents ou les comptes consulaires témoignent de l’organisation de la garde et de la défense de la ville. Ainsi, les consuls organisent une sorte de milice (mot jamais employé à Aniane mais que l’on retrouve fréquemment dans les textes contemporains) pour garder la ville jour et nuit. Il est évident que cette garde est plus active et diligente en cas de troubles imminents. Ainsi, en 1572, « la garde de la ville a esté faite par les consuls et habitans catholiques par tour et rolle de maysons » 40. À cette garde intramuros, il faut ajouter des gardes terre (ou baniers) chargés de la surveillance des terres consulaires et qui jouent aussi le rôle de sentinelles sur le territoire. En cas de besoin, la ville peut payer des sentinelles supplémentaires ou des soldats dont le nombre varie selon les périodes (de 25 en 1573 par exemple à 5 en 1586). Après 1590, on ne trouve pas mention de paiement de soldats à Aniane dans les comptes consulaires. Ces soldats peuvent être dirigés – ou non – par un capitaine ou un gouverneur (le titre semble varier en fonction de la qualité du personnage : gouverneur pour un gentilhomme comme du Fesc, capitaine pour un simple soldat comme Peysson). Pour des raisons évidentes d’économie, il peut être tentant pour les consuls de demander au gouverneur qu’il transforme la garnison consulaire en garnison officielle ; c’est le cas en 1572. (Fig. 7) Cependant, l’expérience aidant, les consuls vont rapidement se rendre compte qu’il vaut mieux gérer soi-même ses soldats que s’en remettre au bon vouloir de Damville et du gouverneur mis en place, ce qui explique le nombre important de courriers suppliant le maréchal de mettre la troupe ailleurs, par exemple le 25 mai 1575 pour déplacer le capitaine Mont. De fait, dans les années 1580 et notamment en 1585, les consuls passent leur temps à supplier le maréchal de leur confier la garde de leur ville.

Décision de mettre une garnison en 1572 (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)
Fig. 7 - Décision de mettre une garnison en 1572 (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)

Les garnisons de la ville sont notées en novembre 1572 (12 soldats avec Dufesc), en 1573 (25 soldats), 1575 (16 soldats), 1578 (Teulade), 1580 (capitaine Peysson), 1585, 1587-1588 (12 puis 9 soldats). Entre 1585 et 1587 la ville assure elle-même sa garde (milice). Les garnisons royales sont présentes en 1568 (15 soldats), 1573 (capitaine Louvin), 1574 (30 soldats) 1575 (capitaines Teulade et La Cellarié), 1585 (12 soldats). Enfin, des troupes logées en 1563 (capitaine Lacoste), 1568 (Roquefeuil avec 300 hommes en juillet), en janvier 1571 (gendarmerie), plusieurs en 1573 (capitaines Mont, Tartas, Montbazin, Castries… Arboras soit plusieurs centaines d’hommes : 460 selon les consuls), 1574 (capitaines Montbazin, La Crouzette, Taraux, Castries en novembre), 1575 (capitaine Loubès), 1580 (une compagnie de gendarmes de La Loubière), 1585 (capitaine St Martin), 1587 (capitaine Delbosc), 1586, 1588 (capitaine Montbazin), 1590. Cependant, à cette date, les consuls attendent confirmation de la commission du maréchal pour laisser entrer les troupes…

Peur et violence au quotidien

Aniane est prise deux fois par les protestants, en 1562 et 1568 et subit une tentative en 1579. Ces attaques constituent un véritable traumatisme pour toute la population. Les sources et chroniques contemporaines, ici ou ailleurs, témoignent de cette peur constante de la « surprinse ». Le 18 mars 1575, un vent de panique souffle sur la ville car les protestants ont tenté de s’introduire de nuit 41. En juillet 1578, « le capitaine Talaissac 42 avec le capitaine Guizet dit Ginhac ayant grande troupe de soldats avec eulx sont venus de grand violence donner a la porte principalle de la ville d’Anyane pour la susprendre,… tellement qu’ilz ont tué un habitant et blessé plusieurs habitants dud. Aniane ». Les consuls de Saint-Guilhem sont venus porter secours et la ville s’en sort avec plus de peur que de mal.

Des combats sporadiques émaillent le récit des guerres de Religion dans la région de Gignac, d’autant plus que cette dernière, protestante, constitue un enjeu militaire et politique de taille. Gignac est assiégée en décembre 1574-janvier 1575, contrariant la tranquillité des villages voisins qui font aussi les frais de ces faits d’armes : « font plusieurs prinses de gens et de bestalh et gast de blés aux villages de l’anviron » 43, dégâts collatéraux d’une guerre de proximité. Les cibles sont souvent de bien moindre importance stratégique comme en décembre 1574, où les protestants assiègent Jonquières. Mais ces combats entraînent une insécurité constante, rendant tout déplacement périlleux, nécessitant la présence d’escortes lors des voyages.

Ces combats et cette présence soldatesque quasi constante font naître un sentiment d’insécurité exacerbé. La multiplicité des lettres d’avertissement (conservées comme pièces justificatives aux comptes) prouve la crainte quotidienne dans laquelle la population vivait. C’est particulièrement vrai en novembre 1574. En 1575, les lettres d’avertissement sont encore très nombreuses dans les archives : en mars (une lettre avertit que les protestants sont à La Vaquerie), puis en avril, à nouveau en mai (les protestants sont à Montpeyroux), encore en juillet. Parfois, la correspondance traduit les négociations avec l’ennemi, comme en juin 1575 44 (les consuls d’Aniane essayent de convaincre le capitaine protestant La Bastide de les laisser tranquilles, moyennant un petit cadeau…), en 1576, 1578.

La paix (relative) repose sur la bonne entente et l’aide mutuelle entre voisins, sauf quand il faut payer… A plusieurs reprises, les archives révèlent des missives pressantes, véritables appels de secours de la part d’autres villes : Saint-Jean-de-Fos en mai 1575 qui a, un temps, été prise par les protestants (le capitaine Labastide) et qui promet son aide à venir en échange de l’aide immédiate d’Aniane : « vous asseurons que seront tousjours pretz a vous venir secourir et nous fians aussi de vous que nous viendrez secourir quant en aurions a faire. Ceulx de St Guilhem nous ont dict quilz seront tousjours pretz a vous venir secourir » 45. En 1575, les villages des alentours envoient de l’aide à Gignac assiégée 46 puis c’est au tour d’Aniane de demander du secours, d’autant plus qu’un certain nombre de ses soldats sont au siège de Gignac ! En octobre 1578 47, on voit même une lettre de promesse de paix entre Aniane et les consuls de Gignac pourtant protestants. (Fig. 8) En 1578 48, c’est un capitaine protestant qui prévient la ville (moyennant finances certes).

Cette insécurité est constante et insidieuse. Parfois la menace, à peine déguisée, vient des soldats des propres garnisons cantonnées dans les villes, obligeant les communautés à accepter les sacrifices financiers demandés. Ainsi, septembre 1575, La Crouzette (lieutenant de Montmorency) rappelle aux consuls d’Aniane une promesse (que les sources ne précisent pas), leur disant qu’il vaudrait mieux qu’ils la respectent « car quand le malheur sera treuvé sur eulx, n’y sera pas temps d’y remédier 49 ».

Fig. 8 - Lettre de promesse de paix de la part des consuls de Gignac. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT B8)

Une difficile cohabitation avec les hommes de guerre

La présence de soldats au milieu d’une population civile a toujours été compliquée, surtout avant la mise en place des casernes. Le plus souvent, les soldats sont logés chez l’habitant, ce qui ne va pas sans difficultés et heurts. Pourtant, en théorie, il existe des règlements des gens de guerre 50 et les commissions des capitaines placés en garnison précisent souvent le modus vivendi entre soldats et population. Ainsi, en 1573, la commission du capitaine Arboras ainsi que la lettre de Montmorency qui l’accompagne indique que la garnison sera mise dans Aniane pour le service du Roy « y faisant bon vivre bons soldatz en toute modestie que nous n’en ayons aulcune plaincte et selon la teneur de noz reglementz 51 ». En fait, cette lettre fait suite à de nombreuses plaintes des consuls contre le capitaine Louvin et ses hommes coupables de nombreux incidents dans la ville.

De fait, les plaintes contre les capitaines sont incessantes auprès des autorités, notamment auprès de Damville qui en tant que gouverneur « a la puissance de vie et de mort sur les gens de guerre » comme le précise Loyseau. En 1564, mais surtout en 1573 (septembre) 52, les archives gardent trace de ces récriminations contre le capitaine Louvin qui ne s’est pas contenté du vivre et logis mais « ne s’est vouleu contempter ains les a vouleu chariger (sic) et constraintre fournir argent a sa discretion tant pour luy que certains aultres soldatz. Et coyant qu’ilz n’ont vouleu condescendre a sa volonté n’essae par toutz moyens possibles a les vexer et tormanter faisant faire les battemens et maulvais traitemens ausd. Habitantz, les lier, garotter, attacher avec des cordes, desarmer, saysir au corps, faire prisonnyers dans son lougis, injurier les consulz faisant leur charge, menasser de tuer, les appelantz a la poltrons, traitres au roi, les empeschant a la pollice et a la garde quilz ont accoustumé de faire de fasson quil leur est impossible se pouvoir garantirde luy et de ses soldatz ». Les consuls se plaignent alors auprès du juge de Gignac qui se déclare incompétent. Montmorency convoquera le capitaine Louvin pour s’expliquer.

Le baron de Castries a lui aussi laissé un souvenir mitigé : ses troupes font « massacres et larcins, volaries » comme le précise une lettre au duc d’Uzès en décembre 1574 53. En 1576, les consuls sont cette fois-ci « en guerre » contre le capitaine Escanonie qui les « surcotize ». En 1585, ils vont voir le capitaine St Martin alors à Poussan car ses soldats, en garnison à Aniane, « veullent vivre a leur description et que luy plaise y vouloir remedier 54 ».

Mais les villes n’ont que très peu de marge de manœuvre pour refuser l’entrée d’une troupe dotée d’une commission en bonne et due forme, sous peine d’être « chastié » comme en témoigne en mai 1573 une lettre de Montmorency aux consuls d’Aniane qui refusaient l’entrée de leur ville au capitaine Mont 55. De fait, toute l’ambiguïté des relations entre communautés et soldats réside bien sur la nécessité impérieuse de faire appel à l’aide des hommes d’armes en cas de troubles. Ainsi, en juin 1575, les consuls demandent en urgence des soldats 56 à Mr de Cambous pour faire face à un péril imminent.

Les différends avec le gouverneur de la ville ont aussi été fréquents, notamment avec du Fesc. À l’été 1573, le conflit avec du Fesc atteint son paroxysme au moment où les consuls supplient Montmorency de retirer du Fesc de la ville tellement il est haï par la population, alors même qu’ils avaient demandé au maréchal l’année précédente de le nommer gouverneur car c’était un homme expérimenté. (Fig. 9) Aux relations compliquées entre civils et militaires, se double un conflit plus politique pour la mainmise ou la garde du pouvoir consulaire. Or, dans le différend avec du Fesc, c’est bien de cela dont il s’agit : les consuls sont jaloux de leurs prérogatives y compris celles de la garde de la ville (les problèmes de clefs sont un véritable enjeu de pouvoir pour les consuls et gouverneurs) 57. Ils accusent aussi le gouverneur de s’entendre avec les religieux (dont sept ou huit sont devenus « ses mignions et favoris ») pour exempter ces derniers de toute garde ou toute participation aux frais de garde. En 1574, les relations sont tendues avec Louvin ; en 1576, un conflit éclate avec Escanonie, accusé de leur faire payer plus qu’ils ne doivent (ils demandent d’ailleurs au commissaire de venir faire une montre 58) et de mal se comporter en laissant ses troupes laisser paître les chevaux dans les champs de blé 59. (Fig. 10)

Différend avec du Fesc en 1573 (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)
Fig. 9 - Différend avec du Fesc en 1573
(Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)
Fig. 10 - "Montre” des soldats du capitaine Escanonie, 1576 (Archives départementales de l’Hérault,
10 EDT 138)

Parfois, les conflits entre villes et soldats vont au-delà de ce qui peut être acceptable et l’attitude de certains capitaines ou de leurs hommes s’apparente à du simple brigandage, comme en témoigne l’épisode du mas Capion (1575) 60. Les sources sont incomplètes mais suffisantes pour comprendre que quelques soldats se sont installés au mas Capion près d’Aniane et profitent de leur position pour piller et rançonner les fermes et villages des alentours, les menaçant de brûler leurs terres s’ils ne payent pas une rançon de cent écus pour la rançon des cinq prisonniers qu’ils détiennent 61. (Fig. 11) Généralement cependant, les autorités militaires se saisissent de l’affaire, ne pouvant laisser des hommes sans foi ni loi mettre une province sous leur coupe. La guerre justifie un certain nombre de pratiques violentes voire cruelles, mais il existe une certaine limite à ne pas franchir. De fait, ces épisodes restent relativement peu nombreux dans les annales.

Lettre de menace (Mas Capion), 1575 (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)
Fig. 11 - Lettre de menace (Mas Capion), 1575 (Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138)

Conclusion

Petit à petit cependant, la guerre semble être plus sporadique dans la région et tend à disparaître du quotidien, en particulier après 1591 (les combats contre la Ligue se tenant plutôt dans le Languedoc occidental). Dès 1590, les consuls d’Aniane reconnaissent Henri de Navarre comme roi de France, suivant en cela leur gouverneur, comme d’habitude.

Malgré tout, Aniane apparaît comme une ville paradoxalement « sans histoire » durant la période des guerres de Religion : peu de faits d’armes saillants à l’exclusion de deux prises par les protestants et une tentative, des consuls soumis au bon vouloir du gouverneur, des troupes le plus souvent de passage, obéissant à des ordres militaires venus d’ailleurs. En cela, son histoire est révélatrice du malheur des temps (troubles, violence, peste, peur, pression fiscale…) et de la spécificité languedocienne marquée par le poids politique et militaire du duc de Montmorency, gouverneur de la province. Aniane, qui n’est pas protestante, n’a pas pris part volontairement aux guerres, elle les a subies à la différence d’un certain nombre de places rouergates ou cévenoles, protestantes certes mais aussi catholiques, qui se sont engagées dans la guerre civile. Il faudra de toute façon plusieurs années à la ville pour se remettre financièrement mais aussi, dirait-on aujourd’hui, psychologiquement de ces troubles religieux qui ont traumatisé les populations quarante ans durant.

NOTES

1. On citera tout particulièrement les travaux de l’abbé Cassan et ceux de Louis Barthès.

2. Voir Sylvie Desachy, Les capitaines en Rouergue à l’époque des guerres de Religion, thèse de l’École nationale des Chartes, 1995.

3. Voir Sylvie Desachy et Julien Duvaux, « La conservation des compoix : l’exemple languedocien » in Estimes, compoix et cadastres. Histoire d’un patrimoine commun de l’Europe méridionale, Toulouse, 2017, pp. 42-61.

4. Voir Claude Tievant, Le gouverneur de Languedoc pendant les premières guerres de Religion (1559-1574), Henri de Montmorency Damville. Paris, 1993. Arlette Jouanna, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, 1559-1598, Paris, 1998.

5. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 199.

6. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

7. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT23, registre des délibérations, 2 novembre 1572.

8. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT138.

9. Les archives municipales d’Aniane, 1895.

10. Claude Tievant, op. cit.

11. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

12. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 23.

13. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 104.

14. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

15. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

16. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

17. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT138.

18. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

19. Ibidem.

20. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

21. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

22. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

23. Ancêtres du garde-champêtre.

24. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT23, délibération du 31 janvier 1577.

25. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT138.

26. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT23, délibération du 23 mars 1573.

27. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 104.

28. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138, lettre du 12 avril 1570.

29. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 146.

30. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

31. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 104.

32. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

33. Voir en particulier Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 146.

34. Il faudrait aussi pouvoir comparer avec les temps de paix avant ou après les guerres.

35. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 135.

36. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT23, délibération du 17 décembre 1571.

37. Mémoires d’un calviniste de Millau, édit. par Louis, Rigal, 1911.

38. Voir Claude Tievant, op. cit.

39. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

40. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

41. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

42. Le même que celui cité par le calviniste de Millau ? Le capitaine Talayssac apparaît à plusieurs reprises dans les Mémoires d’un calviniste de Millau, archétype du capitaine cruel. Il servira de modèle à Maurice Genevoix pour son roman La Motte rouge.

43. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

44. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

45. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

46. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

47. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105, 15 octobre.

48. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

49. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

50. Comme celui promulgué par Montmorency en 1570 : Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

51. Archives départementales de l’Hérault, ibidem.

52. Ibidem.

53. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

54. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 106.

55. Archives départementales de l’Hérault, 10EDT 138.

56. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

57. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

58. Passage en revue des troupes.

59. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 105.

60. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.

61. Archives départementales de l’Hérault, 10 EDT 138.