Une idylle interrompue par la guerre,
Lettres d'amour à Christine Vialars (1795-96)

Joseph-Secret Pascal, dit Vallongue

Joseph-Secret Pascal,
dit Vallongue

L’auteur de ces lettres d’amour, non signées (sauf la dernière par les deux lettres PV), est resté inconnu à la famille qui les a longtemps conservées. Elle savait qu’elles émanaient d’un officier du Génie affecté à l’armée du Rhin, que la destinataire en était Christine Vialars, née à Montpellier en juin 1757, fille d’un négociant en cotonnades et indiennes (protestant et maçon) Pierre Vialars (décédé en 1770), demeurant place Notre-Dame (où la maison familiale existe toujours) et qu’elle était donc sœur benjamine de l’épouse de Jacques-Antoine Mourgue, et partant tante de Scipion Mourgue, l’auteur du Journal de voyage en Italie1, à qui à sa mort elle a légué ces lettres2. Une lecture attentive de ces lettres m’a très vite permis de percer l’identité du scripteur : Joseph-Secret Pascal, dit Vallongue3, futur général d’Empire.

Né à Sauve4 (Gard), en avril 1763, troisième fils d’un père juge-viguier de la ville5, brillant élève (au Collège de Montpellier alors tenu par les Oratoriens ?), il entre en 1784 à l’école régionale des Ponts et chaussées de Toulouse, puis de janvier 1788 à octobre 1792 à celle de Paris, tout en étant formellement affecté comme ingénieur stagiaire auprès des Etats de Languedoc. Où a-t-il rencontré Christine ? Selon le Précis de la vie de Jules Mourgue, dernier fils de Jacques-Antoine et de Jeanne Vialars, qui le rencontra en 1799 au Lazaret de Toulon, il était « un vieil ami de la famille ». Son origine languedocienne a sans doute facilité ses contacts avec les Mourgue, lorsque Jacques-Antoine et les siens s’installent à Paris, à la fin de 1786. Christine, célibataire, aurait alors rejoint sa sœur aînée et c’est peut-être dans le salon des Mourgue que leur première rencontre eut lieu. Mais ce serait au cours d’un séjour à Sauve (voir lettre 32) que s’ébauche leur idylle. Pourtant leur mariage ne se fait pas immédiatement, sans doute en raison d’oppositions familiales au caractère « avancé » des idées du jeune homme et de leur différence d’âge. Dès sa sortie de l’Ecole des Ponts, il participe en effet à l’organisation du camp des Fédérés, à Saint-Denis, en octobre 1792, puis est chargé par le département de l’Aisne de fortifier les rives de l’Oise autour de Guise. Célibataire requis (en vertu du décret du 24février 93), il est ensuite affecté, fin mai 94 (2 messidor an 2), comme capitaine du Génie à l’année du Nord et participe aux sièges des places fortes de la frontière (Landrecies, Le Quesnoy, Valenciennes). Promu chef de bataillon en novembre 94 (18 brumaire an 3), il dirige la démolition des forteresses de Charleroi et de Namur. Lorsque commence cette correspondance lacunaire (les douze premières lettres sont perdues 6, ainsi que la dix-septième), il est, depuis avril 1795, en poste à l’armée du Rhin, sous les ordres du colonel du Génie Chasseloup-Laubat, pour le second siège de Mayence (commencé en octobre 1794 et levé par Pichegru à la fin d’octobre 1795).

Ses lettres d’amour témoignent d’abord de son engagement profondément républicain (voyez la lettre 16), ce qui l’oppose déjà à sa « bonne amie » plus monarchiste, et de son hostilité générale aux innombrables fripons, notamment aux commissaires des guerres qu’il dénonce dans un mémoire au Directeur Carnot, en avril 1796. Mais elles témoignent aussi et surtout d’un style amoureux enflammé et néanmoins toujours pudique, nourri de la Nouvelle Héloïse, dont il emprunte les formes (exclamatives, interrogatives, plaintives, dialoguées et parodiques, parsemées de points de suspension), le lexique (douces chimères, âme sensible, union des cœurs, épanchement des âmes, bien-être et félicité, séparation de deux cents lieues, adieu ma bien aimée, etc) 7 et les travers (récit-interprétation des songes, partage des sentiments, croyance à l’Être Suprême ou désir de la vie champêtre loin des agitations du monde).

Incontestablement Joseph-Secret a une « plume », il aime écrire et raconter les épisodes de sa vie militaire8; on apprend d’ailleurs au fil des lettres qu’il compose à loisir un roman épistolaire « l’Albin », dont il envoie les cahiers successifs à sa chère Christine. L’idylle s’achève pourtant brusquement, quand l’amant, qui a trop tardé à prendre la route du Piémont quand il en a reçu l’ordre, en mars 96, doit rejoindre directement son nouveau poste sans passer par Montpellier. Probablement poussée par sa sœur Marie-Christine (décédée peu de temps après, en frimaire an 7), renonce alors, à 39 ans, à un mariage sans cesse repoussé et se condamne ainsi au célibat définitif. Elle est morte à Paris à l’âge de 87 ans, recueillie par son neveu Scipion Mourgue. Son ancien amant dépité, poursuit sa carrière militaire en Italie, à Corfou, en Egypte (prisonnier des Anglais à Aboukir, puis des Turcs à Constantinople, il est rapatrié en France par le commodore Sidney Smith, dont il a su émouvoir l’épouse par une lettre en vers décrivant sa condition sordide). Promu chef de brigade à son retour en France, en décembre 1799, il est successivement sous-directeur (7 germinal an 8), adjoint au directeur (6 fructidor an 9), puis directeur des fortifications (3 frimaire an 10) au ministère de la Guerre et enfin affecté, à la demande de Berthier, à l’état-major de l’armée des Côtes de l’Océan, en février 1804. Chevalier de la Légion d’Honneur dès décembre 1802, officier en juin 1804, il est promu général au lendemain d’Austerlitz (4 nivôse 14, 25 décembre 1805), bataille à laquelle il a participé et dont il a laissé un journal abrégé. Il est ensuite affecté à l’armée de Naples, mais mortellement blessé d’un éclat d’obus à la tête au siège de Gaète, en juin 1806, il décède quelques jours plus tard à l’hôpital de Castellone, à l’âge de 43 ans10.

Joseph Sécret Pascal -Vallongue
Fig. 1 - Joseph Sécret Pascal -Vallongue
La maison des Vialars, au coin de la place Notre-Dame, à Montpellier
Fig. 2 - La maison des Vialars, au coin de la place Notre-Dame,
à Montpellier © Serge Chassagne

Si l’on en croit son Journal, il aurait éprouvé une seconde déception amoureuse. Il écrit en effet à la date du 24 frimaire XIV (15 décembre 1805) : « dimanche, jour beau très froid. À Vienne au spectacle italien voir le ballet, spectacle et danseurs médiocres, ensemble néanmoins agréable, salle triste et obscure. Couché pour la première fois à Vienne. Journée de mauvaises nouvelles ; lettre de Mazoyer qui m’annonce le mariage de F. Justement affecté de sa légèreté. J’y ai cherché de vaines consolations, la tristesse a prévalu. Passé une mauvaise nuit. Regretté d’avoir survécu à la bataille d’Austerlitz. Elle dispose d’elle sans me dire ou me faire dire un mot. Comment peut- elle supporter, tout ce qui est oubli me fait penser d’elle, ô F., tu n’es donc pas ce que j’avais voulu croire… .Je quitte ta bague… j’éloignerai tout ce qui peut te rappeler à moi, je pense avoir eu des torts, mais tu mets le comble aux tiens ».

La postérité n’a pas oublié cet homme talentueux, peintre et poète à ses heures : son nom est inscrit sur le pilier sud de l’arc de Triomphe, et son buste par Debay trône au milieu de la galerie des batailles au château de Versailles. Mais il eût assurément préféré une autre postérité : celle que Christine (ou une autre) lui eût donnée en ajoutant au doux nom d’époux celui de père11.

NB. Pour des raisons de lisibilité, l’orthographe a été modernisée, mais le style scrupuleusement respecté.

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N° 13 à D’Ober-Olm sous Mayence, le 6 fructidor an 3è (dimanche à 7 h ¼ du matin) (23/8/95).

Il n’y a pas bien longtemps que je suis éveillé, ma chère bonne : mes premiers regards se sont portés sur ton image 12 elle n’était pas bien loin de moi ; et il est triste qu’elle ne ressemble point en cela à son original. J’ai cru voir qu’elle voulait me reprocher d’être un peu tardif au rendez-vous que me donne ton N°12 que je reçus avant-hier et qui m’annonce que tu dois m’écrire aujourd’hui, dimanche à 7 heures du matin, je l’ai calmée par un baiser, et j’ai volé à mon secrétaire ; triste de ne pas pouvoir voler ailleurs. Ah s’il m’était donné de pouvoir suivre ma pensée en ce moment… mais non je dérangerai peut-être votre plume… Vous diriez quel est cet importun qui vient ainsi m’enlever le doux loisir d’écrire à mon ami, dans un moment où il a la confiance que je m’occupe de lui, que mon cœur ému épanche devant son image ses plus tendres sentiments, et qu’il jouit de l’aimable illusion qu’il n’est pas seul ainsi amoureusement occupé …

Oh, c’est bien di[t]… Citoyenne, n’achevez pas, je viens vous apporter des nouvelles de l’ami qui vous occupe, mais si je vous dérange, je… je ne sais ce qui m’a fermé la bouche et ce qui a fait voler en l’air ta plume et ton papier ; mais je sais bien qu’après ces débuts, il m’a plus été possible de parler, ni toi d’écrire… Si cette scène désirée se réalisait, il pourrait bien y avoir quelque chose de changé, car je m’y suppose d’abord un sang-froid qui, je pense, m’aurait abandonné longtemps avant de toucher au sol de ta chambre ; mais quand l’imagination nous porte à plus de deux cent lieues, les sens y arrivent avec un peu plus de calme que la réalité ne leur en laisserait. Il m’est doux de penser qu’en ce moment tu m’écris, que tu me répètes peut-être avec l’accent du sentiment ce mot dont toi seule me fait connaître tout le charme, ce mot que je ne t’ai jamais entendu prononcer, sans une émotion enivrante, que de fois je l’ai deviné au simple mouvement de tes lèvres, que de fois je l’y ai cueilli, que de fois tes regards chargés de tendresse l’ont porté dans tous mes sens… Oh, que je dois de sensations délicieuses à ce mot magique, simple comme la nature, mais touchant et toujours nouveau comme elle… ce je t’aime… dont l’expression a des nuances/ p.2/ si variées et toujours si ravissantes, si tendres, peut-être ma Ch[ristine]… tu les répètes à ton amant au moment où il en sent pour toi toute la vérité… mais qu’est devenu ce temps où à peine sorti de ton cœur il passait dans le mien pour y porter le bonheur ?, où ta bouche le déposait sur la mienne, temps de félicité et de tourment… que tu es loin de nous… Je ne puis m’empêcher de penser que douze jours doivent lentement s’écouler avant que j’aperçoive sur un froid papier les traces de l’expression amoureuse que tu m’adresses en ce moment… Cela n’est pas gai, mais mes réflexions finiraient par ne pas l’être non plus laissons cela, et reprenons ta lettre. Vous avouez le péché de paresse ; passons et pour cause… vous aimez un bon lit. Si j’étais assez déraisonnable pour n’être point de ton goût à cet égard, il ne serait pas pour cela difficile de nous mettre d’accord, car il vous est très aisé de faire qu’on se plaise dans le plus mauvais.., je n’ai pas la même puissance, mais vous faites cependant l’effort de préférer ma paille au lit de plume à demeure chez le général c’est assurément bien honnête de votre part… mais où as-tu vu que je t’ai proposé un lit chez le général ? Je crois que je t’ai dit que le général ou le commandant du centre pouvait disposer d’un lit de plume… et parce que je ne t’ai pas dit que ce lit était celui du général et que ce général était… devine… oh, je vois bien qu’il faut que je te dise tout puisque tu n’as pas deviné que c’était moi… tu as mieux aimé aller chercher je ne sais où que le t’envoyais chez le général… mais comment as-tu pu arranger dans ta tête, car le ne dis pas dans ton cœur cette belle idée que je vous donnerai le bras le soir… après souper… pour vous aller conduire chez le général et que là je vous souhaiterais une bonne nuit. ..En vérité ma bonne cette idée est très hétéroclite… tu acceptes sérieusement de faire les honneurs de mon petit souper… que ne puis-je te prendre au mot… tu me dis de ne pas croire que tu aies jamais un air guindé ou de la coquetterie ; quant au premier point je connais assez tes grâces naturelles, tes manières obligeantes et gracieuses, ta gaîté douce et facile… je suis tranquille sur ce point… mais quant au second je… voilà des points bien impertinents, et si tu étais là, tu en aurais peut-être déjà appliqué quelques-uns sur mes joues, /p. 3/ mais doucement, citoyenne, vous ne savez point encore ce que j’allais dire… et prenez garde, on se trahit souvent en faisant dire aux autres ce qu’ils n’ont pas pensé, car ici tout ce que .le voulais dire, c’est que… j’étais aussi tranquille sur ce point, et vous voyez que vos soufflets étaient prématurés… Cependant puisque j’ai été puni, il faut pour que vous ne soyez pas injuste, mériter un peu ma punition et avouer qu’il a été un temps où cette peccadille ne vous était pas tout à fait étrangère, mais quelque peu de raison et surtout beaucoup d’amour savent en préserver, et je suis bien sûr que vous avez assez de ces préservatifs, ainsi je n’avais pas tort de dire que j’étais tranquille. Il me paraît que tu as de fort aimables et bonnes voisines, j’en suis bien aise ; et je désire bien véritablement de faire leur connaissance ; mais vous me menacez de la malice combinée de 3 femmes, cela est vraiment effrayant, mais batailler est à présent mon métier, « à moi qui bataille, et quand on a vaincu les tyrans coalisés…, vous sentez » … cela ne vous fait-il pas peur, Disé, faut-il que je laisse venir mes moustaches ?, faut-y ?, mais non… d’ailleurs la victoire vous voyez bien n’est pas pour la coalition.., ainsi prenez garde à vous… je m’adresserai d’abord à la plus mutine… cela pourrait vous regarder, et content de votre défaite je pourrai en vainqueur généreux faire grâce à vos voisines. J’aurais donné à la dame de mes pensées une devise de mon choix 13, qu’elle n’aurait pas été plus selon mon goût que celle que tu as choisie, amour et simplicité, j’ai encore quelques lices à courir, quelques gens à pourfendre ; et je vole aux pieds de ma dame et maîtresse, déposer mes trophées et recevoir de ses belles mains la myrte des amours préférables à tous les lauriers de la gloire. Vous n’aimez donc pas la salade à la crème… Comment trouves-tu la transition ? N’importe, nous voici à la salade… aimerais-tu mieux un filet de bœuf sur une compote de pommes, ou une tartine de pain noir au seigle couverte d’une couche de beurre et d’une couche de marmelade de prunes ? Ce sont pourtant des friandises en ce pays où l’on fait d’ailleurs assez bonne chère, excepté à l’armée où je suis trop heureux de trouver la salade à la crème moi qui aime beaucoup la salade et qui en serais privé si je ne pouvais la manger qu’à l’huile ainsi que je l’aimais mieux ; mais ici on remplace l’huile par le beurre fondu ou la crème et j’aime mieux cette dernière, de sorte que mon souper est habituellement une soupe au lait ; la salade et quelques tartines de beurre ou un plat de légumes; si je t’assure que /p. 4/ je me trouve très bien de ce régime, surtout du laitage ; tu n’aimes donc pas le fromage à la crème, allons, je vois qu’il ne faudra avoir une vache ou des chèvres que pour le café ou le chocolat, passe, j’aime assez l’un et l’autre ; à propos de fruits tu m’as fait venir l’eau à la bouche en me parlant raisin, pêches, abricots je ne vois ici que quelques mauvaises poires, quelques prunes, qu’on ne daignerait pas ramasser chez nous ; je n’ai pas mangé six abricots gros comme un œuf de pigeon ; on ne sait ce que sont ni melons ni pêches, et il y a à peine un mois avant que des petits mauvais raisins soient mûrs ; et cependant avant que la guerre ait dévoré ce superbe et riche pays, il devait être couvert de toutes sortes de fruits, car on ne voit que des débris d’arbres fruitiers, c’est une désolation de voir les ronces et chardons couvrir deux lieues du plus beau pays autour de Mayence, cela fait que l’œil est vraiment enchanté du spectacle que lui présente sur les derrières de l’armée la délicieuse vallée où coule la petite rivière de Seltz qui a moins souffert que le reste, quoique nos volontaires y aillent journellement faire des incursions sur les fruits et les légumes. Oh comme je vais me dédommager si quelque jour je puis me trouver au milieu de fruits délicieux de notre doux pays ; surtout quand ce sera toi qui me présenteras la pomme ou l’abricot mordu par tes belles dents.

Ma cousine en me parlant de sa santé m’avait témoigné une partie de ses craintes sur sa douleur au foie, sans en paraître très affectée ; ce m’est un véritable chagrin.., et j’aime à me flatter encore que cela n’aura pas la suite dangereuse que tu crains… Cette idée me fait une peine cruelle, elle doit être à présent bien attristée du départ de sa sœur ; elle me le témoigne d’avance dans sa dernière lettre et c’est peut-être ce qui l’a empêché d’aller chez toi, vas-y de temps à autre car elle t’aime et elle doit avoir besoin de consolation, Je vais lui écrire demain.

Ce que tu me dis de ta santé me plaît beaucoup, continue à te ménager, ne travaille pas trop, ne t’inquiété pas, nous sommes jusqu’à présent fort tranquilles, je t’écrirais souvent quand il y aura quelque mouvement, beaucoup de monde croit que cela finira par la paix, Dieu le veuille ! J’ai écrit pour tes commissions, tu vas donc te mettre couturière, marchande, quoi plus ?, et pour ne pas déranger tes graves occupations, tu veux même que le dimanche tu t’arranges pour que les épanchements de ton cœur soient périodiques. J’aime l’ordre mais pas à ce point-là, mais ce n’était encore qu’un projet et l’exécution pourra y apporter quelque changement, nous verrons si dans la semaine, puisque semaine il y a, vous dites à votre cœur de se taire quand il aura envie de parler. Adieu, laborieuse et prudente personne, je t’aime malgré cela, mais ne lis ceci que le dimanche, car s’il te prenait envie un autre jour d’y répondre, tu ne pourrais, ce ne serait pas le jour de l’écriture, mais de la couture … [au bas de la p. 1] Adieu chère et aimable bonne.

N° 14 à Ober-Olm sous Mayence, ce 11 fructidor 3 (28/8/95).

Je reçois aujourd’hui ton n°14 écrit le 30 [thermidor)] et je reçus il y a 4 jours le n°13. Ce dernier me fait de la peine en me prouvant que tu en avais en l’écrivant, et que j’en étais cause, ma chère bonne, J’éprouve tous les jours combien il est triste d’être toujours réduit à écrire à ce qu’on aime en fait de sentiment les mots exprimant si peu et si mal… ah, si ma bouche avait pu t’exprimer cette pensée qui t’a affligé dans ma lettre, tu l’aurais assurément mieux jugée et tu n’aurais pas avoué à ton amant le chagrin d’avoir attristé ton âme… Loin de moi la pensée de jamais douter de tes sentiments ; non, Christine, quoiqu’il arrive, toi et moi nous nous aimerons toute la vie et au-delà si les sentiments nous survivent. Mais j’ai déploré que les longs tourments de l’absence aient ravi à ton amour, comme je ne sais que trop quelquefois qu’ils l’ont ravi au mien, cette ardeur vivifiante, ce céleste enchantement qui charmaient pour nous les premières peines qu’éprouvèrent nos cœurs. Le souvenir éternel que j’en conserve, le besoin que tu en as fait à mon cœur qui l’aurait peut-être ignoré sans toi, m’en font supporter avec tristesse la privation et quelquefois j’en murmure en oubliant qu’elle est un effet naturel et du temps et de l’éloignement et de la faiblesse de nos cœurs, qui ne peuvent soutenir longtemps cette espèce de ravissement quand le bonheur et la présence de l’objet aimé ne le reproduisent plus, je n’attaquais pas pour cela la vérité, la force de tes sentiments dont la tendresse vive et constante m’est bien connue, et Dieu me préserve de n’en être pas toujours aussi certain que de ma propre existence, mais cela ne peut être parce que nos deux cœurs ne vivent plus que d’une vie commune et qu’ils ne peuvent cesser d’aimer l’un sans l’autre. Efface donc de ma lettre, efface, ma Christine, un peu de chagrin, et songe au cœur de ton amant et tu ne [le] lui appliques plus, parce que ce cœur te rend justice et de qui l’attendrais-tu si celui auquel tu l’as livré et qui le connaît comme le sien propre ne le lui rendait. Je me rappelle bien que je t’ai parlé dans cette lettre / p.2/ du voyage de Paris, je ne me rappelle plus à quel sujet, mais ce dont je suis bien sûr, c’est que je n’ai point soulevé le voile jeté sur le passé, laissons-le couvrir une année entière et ne nous occupons que des souvenirs ou des espérances qui peuvent répandre leur charme consolant pour notre amour. Je vois avec plaisir que tu revenue dans ta dernière lettre à des idées plus sereines et plus vraies sur tout cela. Sensible jusqu’à la moindre fibre, aimante et délicate, il est aisé de te blesser.., mais quand un malheur arrive à ton amant, juge mieux de son intention puisque tu connais son cœur dis-toi s’il était près de sa Christine, un mot de lui l’eût rassurée, ne lui donnons pas une nouvelle preuve des tristes effets de l’absence en nous affligeant de ce qu’il n’a pas voulu dire. Je te dis tout cela sans trop croire à son infaillibilité, car je te connais et à la première fois peut-être tu en feras autant car la sensibilité parle avant la réflexion, mais du moins que celle-ci la ramène ce qu’il y a de mieux à faire est néanmoins à moi de ne jamais me mettre en pareil cas… et crois, ma chère Bonne, que j’en ferai ma plus douce étude : je t’écris des yeux de la foi car le jour nous quitte et le flambeau de l’amour a la propriété de brûler mais sans éclairer… Il n’en avait que faire puisqu’il est aveugle, comment faisait-il donc quand il écrivait ? Je vous laisse à résoudre la question.

Mais voici de la chandelle, je vais donc en attendant mon frugal souper continuer et répondre au n°14 car je suis quelquefois en retard et je ne sais si j’aurai le temps demain.., mon amie, tes désirs pour la paix relancent (?) en vain mon cœur qui les partage ainsi que leur tendre motif. Tu veux donc embrasser celui qui t’apportera cette bonne nouvelle, mais quelle récompense donneras-tu à celui qui t’annoncera l’arrivée de ton ami… Tu réfléchis… Veux-tu que je te mette à ton aise en te disant qu’il s’annoncera lui-même, mais / p.3 / je ne te fais pas grâce de la récompense… et j’ai quelque droit de la présumer bien bonne, puisque vous êtes résolue de donner un baiser au visage du courrier de la paix quelque noir et crotté qu’il pût être. Ainsi préparez-vous à être généreuse, j’ignore, mon aimable amie, quand cette paix tant désirée se fera. Nous sommes toujours sans savoir à quoi nous en tenir, et dans la même position. Dieu veuille qu’on se décide bientôt à quelque chose, mais il paraît qu’on tient à la rive gauche du Rhin on ne sait donc pas ce qu’elle peut encore coûter, si elle est cause que la guerre se prolonge, et que gagnerons [nous] à garder, malgré lui, ce vaste pays riche et populeux, si ce n’est d’alarmer l’Europe de notre grandeur et de l’intéresser à ne pas nous en laisser jouir en paix. C’est en songeant à la paix et en invoquant cette bonne déesse que je m’amusai l’autre jour à faire quelques stances sur ce sujet qui trouverait place dans l’ouvrage dont je m’occupe… je te les envoie pour que tu me dises ton avis, et pour que tu fasses mieux si elles en valent la peine et si tu connais quelque compositeur qui n’eût pas mieux à faire, c’est d’en faire faire la musique. Les stances vont sur l’air du vaudeville des Visitandines 14, mais cet air ne leur convient pas et d’ailleurs ne va point et ne peut se lier au chœur. Je viens de les envoyer à un ami qui est bon musicien, mais cela n’empêche pas que tu y fasses travailler de ton côté, si tu trouves à le faire ; il n’y a pas de mal d’avoir à choisir, une bonne musique est surtout nécessaire à des vers faibles.

Tes remarques sur la maîtresse de la rotonde et des cabinets sont parfaitement justes et je suis fort aise d’y avoir donné lieu ; mais comme vous avez pris la balle au bond pour donner à votre sexe les éloges que personne ne lui refuse, ou nous surpasse en délicatesse et dans les détails de la sensibilité malgré cela, la dame dont il s’agit n’en fournira pas une grande preuve, car cette dame elle-même me doit l’être et tous les beaux cabinets sont mon ouvrage.

L’idée m’en vint en t’écrivant et je me laisse aller à mon imagination, voilà pourquoi je manquais à plusieurs conve-nances que tu as très bien relevé[es], comme de laisser voir plus de vanité que d’amour dans cette femme qui ouvre à des profanes un asile sacré. Il faudra donc lorsque je vous ferai bâtir une semblable rotonde que ce fût pour que je l’habite avec vous soit, mais pourvu que vous me disiez quel est le cabinet qui vous plaît le plus… voyons si ta réponse s’accordera avec celle que le te ferai à semblable question.

Je n’ai pas effectivement vu encore de femmes en perruque, quoique je sache que depuis quelque temps elles ont amené la mode à ce point de bizarrerie… Dieu préserve du mal les bonnes têtes qui abusent si bien du droit qu’elles croient avoir de tout embellir… Je doute pourtant que cette monstruosité tienne longtemps, je ne vois depuis quelque temps d’autres belles que des Allemandes et fort peu et fort rarement je ne les vois parées que de leurs beaux cheveux, et rien n’est / p. 4/ aimable comme cette simplicité un chapeau de paille, un ruban, un fichu pour les assujettir ou les retrousser avec grâce, voilà tout ce qui peut passer sur les beaux cheveux des femmes… ah !, garde toi d’avoir d’autre parure, toi à qui la nature en donna une si belle

J’ai écrit à ma cousine et à sa sœur il y a quelques jours, je présume que cette dernière est partie, mais elle lui fera passer ma lettre. Je suis fâché du sujet d’inquiétude qu’elle a sur le compte de son beau-frère Jambard, parce que je conçois toute la peine qu’il doit faire à la bonne cousine sa femme, j’apprendrai avec plaisir que leur crainte a été vaine.

Je ne t’ai pas invité à mon petit souper, parce que la fière salade à la crème que vous avez tant dédaignée n’est pas encore réformée, si cependant vous me donnez parole pour demain, il y aura moyen d’avoir autre chose, Disé, veux-tu, il me semble que ton image a dit oui… hélas !, je crois qu’il n’y aura qu’elle aussi qui tiendra parole… Ah, quand viendront ces soirées que nous passerons à causer du passé, à jouir du présent et à nous bercer de l’avenir ? Oh, pourquoi ne sont-elles pas déjà venues ? Vaines, vaines questions. Adieu, adieu, ma bien aimée… pour toujours et comme toujours je t’aime.

Oui j’ai écrit pour tes commissions et je te ferai part de la réponse que je recevrai dès qu’elle m’arrivera. Eglé 15 est à Paris, je reçois hier une lettre de Lherable ( ?) qui l’a vue… C’est le printemps paré de ses fleurs, c’est Hébé, dit-il, qui joint à la fraîcheur de la rose les grâces de la jeunesse. Je lui écrirai au premier jour. Adieu, je ne sais si tu peux lire mes pieds de mouche, mais je n’ai plus de papier, je suis embarrassé pour en avoir de passable, et il me semble que je ne puis écrire trop même pour que tu me lises. Bonne nuit.

N° 15 à Ober-Olm sous Mayence, le 21 fructidor an 3è à 5 h (7/9/95).

Je suis en retard, ma chère bonne, cela n’est pas bien. C’est un surcroît d’ouvrage qui en est cause ; nous avons occupé un nouveau village près de la place, il a fallu le fortifier j’ai établi pour une partie de l’armée une espèce de télégraphe – nous avons accepté la constitution [de l’an III, votée par la Convention le 5 fructidor 3] et hier nous avons fait la petite guerre – tout cela nous oblige d’être à cheval une grande partie de la journée, et le reste du temps à expédier des ordres, faire des dispositions, etc : je n’en ai pas moins pensé à toi, et le trouvai qu’il y avait bien longtemps que je n’avais reçu de tes lettres. Ce n’était pas sans tristesse que depuis le 11 je voyais en ouvrant le paquet [du courrier] qu’il n’y avait aucune lettre de Montpellier : enfin il en a paru aujourd’hui, et ta charmante n° 15 est venue me dédommager de l’attente. Je me suis mis tout de suite à te répondre de peur d’être forcé de différer si je ne saisissais pas ce moment, quoique me voilà au-dessus de la besogne et j’espère avoir un peu de tranquillité ces jours-ci. Bien m’en vaudra, car depuis trois à quatre jours il fait une chaleur brûlante, mais comme les petites pluies et la fraîcheur ne sont pas rares, nous les attendons sous peu et espérons n’être pas longtemps grillés. Tu auras vu par mon n°13 que j’ai été exact au rendez-vous du dimanche, quoiqu’influencé, comme tu l’étais aussi, par la douce paresse ; je voulais t’écrire mais à la même heure, parce que je crois que c’était dimanche, mais j’étais déjà aux champs, et je n’ai pu que penser à ma bien aimée, et regretter d’en être réduit là. J’ai quelque envie de te gronder, non pas de te lever trop matin, je sens, malgré qu’il soit doux de faire le contraire, je sens que cela ne peut faire de mal, mais bien de travailler au point de fatiguer tes yeux et de te rendre malade ; tu sais que tu as les paupières délicates, et tu ne les ménages pas. Il est bon de travailler, mais quand ce n’est que pour soi et qu’il n’y a pas grande nécessité, il vaut mieux faire moins et se mieux porter… Je t’en prie, ménage tes yeux, que je voie ou n’imagine jamais que l’expression de ta tendresse ou du plaisir, et non les traces de la douleur; autrement il pourrait se faire que lorsque j’arriverai près de toi, ils seraient dans un tel / p. 2 / état que tu ne pourrais les fixer sur les miens ; tu vois à quoi tu t’exposes, et en attendant tu me donnes le premier chagrin de te savoir souffrante, aussi, bon amie, ménage-toi, tu sais bien que nous sommes deux intéressés à cela. Je ne comprends rien à ton rêve qui me fait aller à Paris… Il n’est pas probable que j’y aille de si tôt, et ce n’est pas là que mes désirs les plus vifs m’appellent, tu le sais… Cependant si une fois j’étais là j’aurais plus de facilité peut-être d’aller où nous voulons tous les deux. Nous verrons à cette fin de campagne. Tu auras, je pense, reçu le même jour que tu as fait partir ta lettre la mienne n°12. Et je me flatte qu’elle aura prévenu le moment de cette disposition à pleurer que te donne un trop long silence. J’aime mieux qu’elle t’ait trouvée encore dans cette disposition à gronder qui précède l’autre ; quoiqu’en fait je n’en aime aucune des deux ; ce ne sont point là les dispositions qu’il m’est agréable et doux de t’inspirer; et quand il arrive que je t’en donne de semblables, c’est bien malgré moi, j’en éprouve le premier le chagrin … Il me serait difficile de te mettre à même de suivre mes occupations, car elles sont peu réglées ; c’est tantôt un ouvrage à tracer, un autre à surveiller, tantôt une reconnaissance à faire avec le général ou avec le chef du génie, des dispositions à prendre, un plan, un rapport à faire sur les moyens ou sur la possibilité de telle mesure ; une correspondance active avec l’état-major, les commissaires etc, etc. Je dîne chez moi le plus souvent que je puis, et je ne manque guère d’y souper et d’ordinaire je suis sur les 8 heures et demie à un petit comité dont je vous ai déjà donné la description, je me couche de dix à onze heures, quelquefois plus tôt quand la journée a été fatigante ou que je dois être à cheval de très bonne heure ; au milieu de tout cela je passe quelquefois des journées entières sans sortir, je trouve quelquefois le moment d’aller promener, d’aller voir mes camarades avec qui nous nous traitons réciproquement, lorsque nous pouvons raccrocher quelque gourmandise, comme un bon plat de légumes, de riz ou quelques tasses de café. Je perds aussi quelques heures en de tristes, tendres, joyeuses ou vaines méditations, j’en amuse quelques autres en écrivant des lettres ou de douces chimères… Je trouve quelques militaires, quelques camarades d’une société passable… Je vois souvent le chef de l’état-major pour affaires et par goût ; il m’a / p. 3 / rappelé que je jouaillais de la flûte et comme il n’est guère moins musette que moi, nous nous amusons quelquefois à souffler des deux, au reste pas au point de cette bonne amitié qui alimente ou console l’âme ; encore moins de ces sentiments délicats et si doux qu’inspire la société d’une femme aimable et qui font à l’esprit et au cœur ce qu’il semble que le parfum de la rose fait aux sens. Il n’est que des souvenirs qui puissent charmer ici les peines d’un cœur sensible… quand il fait un retour sur lui-même… quand il se regarde dans la grande famille, il jouit d’une sorte de satisfaction que lui donne la privation même qu’il éprouve pour elle et tous les maux auxquels il s’expose pour sa défense… quelquefois l’armée lui présente un spectacle grand et touchant, quoiqu’elle ait bien des côtés défavorables, quel Français, sans être ému, aurait pu voir le 18 tous les bataillons sous les armes réunis en demi-brigades formant chacune un bataillon carré ; au milieu duquel le chef lisait aux guerriers le pacte social fondateur de la République et garant de la liberté française, que leurs armes font respecter à l’Europe conjurée, que le soldat français me paraît respectable lorsqu’après avoir par son acclamation donné son assentiment à l’œuvre de la Convention nationale, tenant d’une main son fusil, il prit de l’autre la plume pour signer cette charte nationale qu’il avait déjà scellée de son sang, et cela se passait sur les bords du Rhin, devant Mayence, où du haut des tours l’ennemi de notre liberté contemplait cette scène.

L’acceptation fut unanime. J’ai su néanmoins que du côté de Worms, il y a eu trois officiers qui ont refusé leur adhésion, ce qu’il y a de particulier, ce sont trois Vendéens… Tu es bien aimable dans ton démêlé avec la République qui te ravit le seul serviteur que tu aies, tandis qu’elle en a tant, mais que voulez- vous, c’est ma nouvelle maîtresse qui a encore beaucoup d’ennemis ; elle n’a pas trop de tous ses amants pour se défendre, mais comme elle est bonne et qu’elle doit faire le bonheur de chacun de nous, j’espère qu’elle me renverra bientôt près de toi… quoi ! Eglé voulait me répondre en vers…, j’aurais été… mais non j’approuve la sagesse de cette réflexion, il n’est peut-être pas convenable qu’elle en fasse si jeune, fine et modeste et naïve, telle était Eucharis avant l’arrivée de Télémaque 16, telle doit être Eglé avant qu’un nouvel élève de la Sagesse vienne éveiller son imagination, électriser son cœur, alors qu’elle fasse des vers, leur grâce et leur magie plaisent à l’amour et ce genre fait pour ce qu’on aime a toujours des charmes pour celui qui en est l’objet : d’ailleurs le mystère et le sentiment en éloignent alors toute autre idée que celle de l’aimable délire qui le produit. Je rêve souvent à cette charmante Eglé et lui désire bien sincèrement qu’elle rencontre à temps un / p. 4 / cœur digne du sien. J’écrirai un de ces jours à sa mère. Adieu, ma tendre amie, j’ai pas encore réponse de mon ami relativement aux commissions du commerce ; c’est qu’il quitte Coblence pour rentrer dans l’intérieur et cela aura retardé ma lettre et sa réponse ; je t’écrirai dès que je l’aurai ; et en tout cas je te promets être longtemps sans mériter la récompense que vous promettez à mon exactitude ; nous avons quelque changement pourtant. Vous dites : je dirai que je l’embrasse. Vous savez qu’il y a quelque chose de plus que de le dire oui, me diras-tu, mais c’est la faute des deux cents lieues qui nous séparent… Je ne le sens que trop… Quand pourrai-je les faire disparaître et déposer ailleurs que sur ce froid papier mille xxxx et ce je t’aime que tu m’inspires et que tu me fais si délicieusement sentir… Adieu, ma Christine, adieu.

A Christine Vialars, place ci-devant Notre-Dame à Montpellier, département de l’Hérault/France. C.P. Armée du Rhin, 3è Division.

N° 16 à Ober-Olm devant Mayence, ce 26 fructidor an 3è à 6 h (12/9/95).

J’ai reçu cet après-dîner ton aimable lettre du 13 finie le 16 et je m’empresse d’y répondre pour prolonger le plaisir qu’elle me fait, et puis tous les calculs ne sont pas défendus en amour, car je fais souvent celui-ci plus je t’écris, plus je reçois de tes lettres, et quoiqu’en pensent tes voisines, je ne saurais trop en avoir pour ma consolation ou pour mon plaisir. Je ne parle pas en cela du [un mot surchargé: plaisir ?] que je trouve moi-même dans ces entretiens où le cœur et la pensée s’abandonnent avec la délicieuse facilité d’une tendre et pleine confiance. Comment !, elles te demandaient ce que nous pouvions nous dire  ? Elles n’ont donc jamais aimé ?, ou n’ont jamais souffert de l’absence ? Toi tu leur as répondu qu’après tes trois pages, il te restait toujours quelque chose à dire et tu as répondu pour nous deux ; elles ne savent donc pas que les moindres détails intéressent quand on s’aime, que c’est en eux que le sentiment se plaît, que c’est par eux qu’on se sent rapproché de l’objet qu’on aime, qu’on se sent pour ainsi dire vivre avec lui. Rien de ce que tu fais ne m’est indifférent, et ne m’écrivis-tu que l’histoire de ta journée, je la lirais toujours avec plaisir, surtout quand elle commencerait par cette tendre rêverie, cet état de bien-être si doux qui vous fait quelquefois paresser jusqu’après huit heures, tandis qu’une pensée amoureuse voltige légèrement devant vous et dispute au sommeil vos sens à peine émus, mais ce qui à mon avis serait plus doux que de lire l’histoire de cette journée, ce serait de la passer avec vous. N’es-tu pas de mon avis ?, mais non, vous étiez si bien dans ce calme tendre et doux, que vous auriez eu de l’humeur si un importun était venu vous troubler brusquement dans cette délicieuse rêverie.., cet importun eût-il été… oh, oui, vous m’auriez fait la mine… Je ne vous dirai pas tout haut ce que je pense que me ferait cette mine, je dois pourtant vous avouer que je me permets d’imaginer qu’elle serait charmante, mais on vient de me dire que c’est demain sontag, ce qui veut dire dimanche je reprendrai donc demain ma lettre à sept heures, dans la douce persuasion qu’une tendre rêverie t’unira à moi dans l’instant où je t’écrirai que je t’aime… Hélas !, quand ne sera-ce plus une rêverie ? Bonsoir, ma bonne, à demain prends garde situ n’es pas éveillée, j’irai te surprendre au xx / p. 2 / Du 27 à 7 h du matin moins un quart.

Bonjour, belle dormeuse. Il y a plus d’une demi-heure que je suis éveillé, que je suis tout entier à vous et tu dors encore. Faut-il, ma Christine, que ton amant veille seul, mais sur quelles tendres pensées se joue ton imagination ? Je vois tes lèvres vermeilles sourire et découvrir tes dents d’ivoire… pourquoi ces yeux charmants ne s’ouvrent-ils point encore ? Ah, friponne, vous ne dormez plus… Je le sens à ton cœur qui palpite, à tes lèvres qui répondent aux miennes, je xxxxx bon dieu sur quelle image ma pensée va-t-elle s’égarer… Plus elle donne l’illusion du bonheur, plus elle tourmente par son inanité, il n’est pas sage de s’y arrêter. Laissons-la se perdre avec tous ces rêves charmants, fruits fugitifs d’une imagination amoureuse ; charme et tourment de mes longs désirs, parlons de quelque chose de plus réel, du sentiment qui m’attache à toi que le porte dans tous les lieux et que le porterai dans tous les temps, parce qu’il fait partie de mon existence, comme une liqueur spiritueuse qui après avoir longtemps séjourné dans un vase en a pénétré tous les pores et s’y est pour ainsi dire identifié, j’aime ma Christine aura toujours pour moi l’expression la plus tendre et la plus vraie. Je ne l’écris pas sans émotion… Juge si je pourrai les prononcer sans transport, les répéter sans ivresse. Quelqu’un a dit que pour être heureux avec une femme, il fallait trouver près d’elle désir, jouissance et souvenir.., pourquoi voudrais-tu que je ne fusse pas heureux près de toi ? Ma vie entière ne s’attache-t-elle pas à la tienne, et si une fois réunis le présent pouvait avoir pour moi quelque vide, n’avons-nous pas pour le remplir une source qui nous est commune de souvenirs délicieux ?… Ah, vienne, vienne ce temps de paix et de félicité, où durant la sérénité du frais et riant matin, dans le calme des soirées silencieuses, nous nous entretiendrons sans témoin et sans gêne de nos premières amours, de nos peines passées et de la douceur actuelle de notre union nous en étendrons les charmes sur l’avenir et ferons ainsi contribuer à notre bonheur présent les temps qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore… Avec quelle femme pourrai-je goûter cette plénitude de jouissance ?, avec quel homme pourrais-tu rappeler ainsi pour le plaisir autant d’années… d’une vie pleine d’amour ? Plus nous avons souffert, plus nous nous devons mutuellement de tendres dédommagements ; cette vérité que nous sentons bien tous deux, nous garantit l’un à l’autre une constance délicieuse de soins amoureux. Vous me paraissez à cet / p. 3 / égard bien disposée à remplir votre tâche et il me tarde de commencer la mienne.

Ta sœur est donc revenue ?, comment se trouve-t-elle de ses bains ?, et quoi vous faites encore des bostons 17 et avec des grands-mères, cela doit être bien gai, pauvre Christine. Dites- moi quel est votre jeu favori, je l’apprendrai, car je veux aussi faire votre partie, mais sans grand-mère… et je veux de plus ne pas perdre jouant avec vous. Je te vois ennuyé de tes toilettes dans le fait il n’est pas amusant de se parer pour des yeux qui ne peuvent voir sans lunettes… Si j’avais été là, dis-tu, je t’aurais aidé à arranger tes beaux cheveux. Je ne sais, ma bonne, si j’aurais eu la main bien sûre… ce qui aurait pu arriver, c’est que la toilette à laquelle j’aurais pu contribuer aurait bien pu ne pas être du goût des grands-mères, mais qu’importe, pourvu qu’elle ait été du nôtre. Tu dis que tu as perdu beaucoup de tes cheveux, tant pis, mais il m’en arrive à peu près autant… Je ne sais si d’avoir la tête nue et sans poudre y contribue, mais j’aurais bien de la peine à me déshabituer d’une coutume si commode et, quoique vous en disiez, très propre… Il y a un peu d’impertinence à rapprocher ainsi mes cheveux des tiens les miens ne passent pas le cou et les tiens vont presque jusqu’au genou ; je dis presque, j’aurais, je crois, pu dire au moins… tes beaux cheveux me donnent une envie, c’est de faire ton portrait en Madeleine, Suzanne ou Bethsabée 18 : laquelle aimez-vous mieux des trois ? Le costume en est à la vérité un peu leste !, mais de quoi la pudeur pourra-t-elle s’alarmer si je prends mon modèle à deux cents lieues de moi ? Je ne t’enverrai pas de cette fois le dessin que tu me demandes ! Je commence beaucoup et ne finis pas grand-chose. Ce sera pour la prochaine fois.

L’aile gauche de l’armée de Sambre-et-Meuse commandée par le général Kléber, au nombre de 40 mille hommes a passé le Rhin le 22, battu l’ennemi et pris Düsseldorf, où elle a trouvé 168 pièces de canon. Le bruit se répand ce matin que Mannheim vivement menacée s’est rendue 19. Si cela est, nous voilà bien, nous tenons la rive droite à notre droite et à notre gauche ; il est à présumer que nous allons aussi faire quelque manœuvre avant la fin de la campagne qui pourrait bien décidément amener la paix, Dieu le veuille ! Ne sois pas inquiète, nous sommes toujours dans la même position, et je t’écrirai fréquemment quand il y aura quelque chose de nouveau.

Tu serais bien aise d’avoir mon avis sur le 10 août, je crois te l’avoir dit et motivé dans le temps : le droit qu’un peuple a de se donner un gouvernement à son gré est sacré à mes yeux quoiqu’on dise, il a plu au peuple français de reprendre ses droits après 14 siècles de préjuges, de violations et d’injustices… Il a comblé de biens et d’honneurs un individu qui n’avait rien fait pour lui et qui / p. 4 / ne tenait que du sort ou de l’usurpation un droit suprême qu’il n’appartient qu’au peuple de donner. Cet homme ou faible ou perfide n’a point fait de grand bienfait et n’a employé le pouvoir qu’on lui laissait qu’à ressaisir quelques vaines prérogatives de l’orgueil et à repousser une nation généreuse loin de la liberté. L’indignation publique excitée, si tu veux, par quelques ambitieux qui pouvaient avoir leurs vues, mais qui n’auraient pas réussi si cette indignation n’avait été une cause réelle et juste, l’indignation publique l’a précipité du trône au 10 août. Ce foyer de corruption s’est éteint… mais des vices plus hideux se sont montrés, mais des crimes sans nom et sans nombre ont souillé la France, mais des fléaux de toute espèce ont déchiré ses entrailles, j’en conviens, et j’en gémis. Si le roi avait été honnête homme, tout cela ne serait peut-être pas arrivé, mais il ne l’a pas été à mes yeux, dans l’acception sévère qu’il faut donner à ce mot quand il s’agit des intérêts publics ; ou il n’était rien, ou il était le représentant de la nation, il l’a trahie, il est au moins démontré qu’il a cherché à la trahir. La nation avait donc droit de le juger et de lui retirer son pouvoir, avec sa confiance quant au droit de le punir, il ne peut être fondé que sur la grande considération du salut du peuple, où il est peut-être encore permis de douter si ce grand acte de sévérité importait au salut public la majorité des représentants de la nation l’a cru ainsi ; ils avaient vu les événements, apprécié les faits, pesé la considération, entendu le coupable, ils ont prononcé. Quel est celui qui connaissait assez les événements et s’élevait assez au-dessus d’eux pour les juger avec impartialité osera blâmer cet arrêt solennel ? Il n’appartient qu’à la postérité de le faire, et peut-être verra-t-elle mieux que nous ne le pouvons nous-mêmes, combien ce grand exemple a porté dans l’âme des rois de terreur salutaire et de respect pour les droits du peuple.

Ce n’est point au surplus, à mon avis, la page qu’il faut déchirer de l’histoire, il en est tant d’autres… il n’en est que trop, mais sans nous arrêter sur des jours de deuil et de honte, contemplons plutôt le grand spectacle que le peuple français donne au monde : la tête souvent délirante, le sein déchiré, le corps exténué de besoins, saigné de toutes les veines, ses bras ont suffi pour dompter les peuples et les roi. À quelles hautes destinées n’est-il pas réservé sous un gouvernement qui élève l’âme et électrise le génie, qui va porter au plus haut degré les vertus et les calculs. Oui, mon amie, cette foule d’êtres froids ou ridiculement jolis dont l’âme rétrécie par l’égoïsme ou la fatuité ne saurait s’élever à la hauteur du sentiment public, passeront : ces êtres profondément immoraux, fripons ou brigands dont / p. 5 / la génération actuelle est infestée, passeront ces êtres fanatiques qui voudraient au nom d’un dieu clément et bon s’ensevelir sous les ruines de la patrie, sous les cadavres d’un peuple assez hardi pour oser déchirer le voile des superstitions religieuses, passeront… et le règne de la raison et de la véritable philosophie apparaîtra… Je me flatte peut-être et je flatte les hommes, mais pourquoi les institutions républicaines s’emparant de la génération nouvelle n’y feraient-elles point germer des idées saines ? Cette morale douce, le goût du vrai, cet amour du bon, fruit heureux des Lumières sagement répandues pourquoi la dignité de citoyen, l’exercice des vertus et des devoirs qu’impose ce premier titre après celui d’homme, l’existence enfin d’une patrie dont on ne peut prononcer le nom ni sans orgueil, ni sans amour, n’inspireraient-elles pas à toutes les âmes ces conceptions sublimes, ces efforts constants, ces vertus publiques qui font la gloire et le bonheur du pays qui les vit naître et deviennent l’exemple et l’intention du reste du monde pourquoi n’attendrions-nous point ces effets utiles et glorieux du gouvernement républicain ? En est-il un qui satisfasse mieux la raison, qui s’attache plus le cœur de l’homme sensible et sage ? Non, je ne le crois pas. Il est, dit-on, sujet à des orages, oui, sans doute, mais je dirai volontiers à ceux qui tiennent ce langage que ne vous enfermez-vous entre quatre murailles [illisible : cachet] bien clair, réunissez-y pour vous divertir tout ce que la terre offre de [id., cachet] ce que les arts peuvent offrir de beau, etc , vous y serez à l’abri du vent et de l’orage… mais moi j’aime mieux les champs, j’y respire en liberté au sein de la nature et sous la voûte des cieux, que m’importe que la foudre y tombe ! Si elle me frappe, eh bien, j’aurais vécu libre et je mourrai content. Depuis longtemps, ma chère amie, je n’avais parlé politique avec toi. Je me suis peut-être un peu trop étendu, mais ne faut-il pas que tu saches ce que je pense sur toutes choses…. Ah, il manquerait trop à mon bonheur s’il fallait m’éloigner de toi pour penser et pour raisonner. Je te livre mes idées avec le même abandon et le même plaisir que mes sentiments. Cela ne doit-il point influer sur les tiennes, à moins que tu ne sois convaincue, car le bonheur veut aussi que chacun garde ses manières de voir et ne l’altère pas par complaisance… Le spectacle des maux actuels révolte peut-être les âmes sensibles ; la mienne en est aussi navrée, mais songe que le bien vient lentement comme la rosée, et le mal tombe sur nous comme la foudre… Attendons du temps et de la constance et le bonheur public et celui de nos cœurs. Adieu, aimable et tendre Christine, que ton cœur te dise chaque jour combien tu es tendrement aimée… et si quelqu’un s’avisait d’en douter, renvoie-le à ton amant. Il serait insensible à la vérité s’il ne le persuade qu’il l’aime de tout son cœur. Adieu, je voudrais de tout mon cœur t’embrasser.

[en travers de la page] P.S. J’aurais bien quelque raison de me fâcher contre tes voisines qui t’empêchent quelquefois de m’écrire, mais j’en ai encore plus de les aimer… et je m’en tiens à ces dernières, tu peux le leur dire, pourvu qu’elles n’en abusent pas.

[Au verso de p. 5] A Ober Ulm sous Mayence.

A Christine Vialars, place ci-devant Notre-Dame, à Montpellier, département de l’Hérault/France. C.P. Armée du Rhin, 3e division.

N° 18 à Ober-Olm, le 5 vendémiaire an 4 à 9 h du soir (27/9/95).

Je ne t’ai point écrit ce matin, ma toute aimable, j’ignorais que ce fut dimanche ; mais je n’en ai pas moins pensé à toi. Ce qui le prouve, c’est qu’en me levant, n’ayant rien de bien pressé à faire, je me suis mis à faire le dessin que je t’envoie et tu sens bien qu’en m’occupant à rendre tes traits, je ne m’éloignais pas de ta pensée. D’ailleurs la charmante lettre n°17 que j’ai reçue de toi il y a quatre jours, après l’avoir bien longtemps désirée, ne me permettait guère de t’oublier plusieurs moments de suite, surtout en cette heure du jour, où les sens rafraîchis par le sommeil ont un calme si favorable à l’heureuse rêverie je l’ai lue bien des fois cette lettre où l’amour s’exprime en termes si tendres… Tu sais combien ce langage plaît à mon cœur… Ah. il n’y manque que le son de ta voix pour achever mon bonheur… Quel charme aurait dans ta bouche cette expression amoureuse, qui sur ce froid papier même émeut si tendrement mon cœur. J’extravague quand mon imagination longtemps fixée sur ton image semble par la plus douce des illusions te placer près de moi, te faire partager un moment toute son ivresse. Si cette illusion avait quelque durée, elle serait presque le bonheur, mais un instant la détruit, elle ne fait qu’allumer de vifs désirs qui me tourmentent par leur inanité, elle ne fait qu’ajouter plus d’amertume à mes regrets, plus de tristesse à mes soupirs…Malgré le mal qu’elle me fait, je la cherche toujours et je me plais plus avec elle qu’avec tout le reste.. Il n’est aucune situation dans ma vie que je ne t’appelle à partager, surtout celles qui sont calmes et douces. Je voudrais que rien de ce qui m’arrive ne te soit étranger, comme je voudrais être de moitié dans tout ce que tu fais, dans tout ce que tu penses, ce que tu sens… vivre avec toi d’une vie commune ; tel est le vœu, tel est le besoin constant que tu as dès longtemps inspiré à mon cœur. Pourquoi le sort se plaît-il à les contrarier si longtemps ? Hélas, il y a bien des années que nous pourrions être heureux, car il y a bien des années que nous nous aimons avec la même tendresse… mais tant que ce sentiment nous animera / p. 2 / et j’espère que ce sera toute notre vie, je ne désespérerai pas du bonheur. Mais je désespère de pouvoir t’écrire longtemps. Ce soir, je n’ai pas de chandelles depuis quelques jours des paysans me fournissent une lampe qui va s’éteindre faute d’huile ils sont couchés, force sera bientôt que j’en fasse autant. Toute ma consolation sera d’emporter avec moi la pensée de ton image et de rendre à mon oreiller les baisers que tu donnes au tien. Je reprendrai demain matin de bonne heure, ainsi ma dernière pensée aujourd’hui et ma première demain seront pour ma Christine, c’est-à-dire que je ferai ce soir et demain ce que je fais à la fin et au commencement de chaque jour. Quand pourrai-je faire autre chose… car il y a bien assez longtemps que je pense, ce n’est pas de penser à toi que je suis las, mais c’est d’en être réduit là qui me fâche et je ne sais pourquoi ce regret me vient tout naturellement en ce moment, je vous le laisse à expliquer et je finis, car je n’y vois plus et je pourrais bien faire quelque raisonnement ténébreux. Je ne te dis pas adieu, ce vilain mot ne me plaît pas du tout… j’aime mieux te dire que je t’aime et que je vais m’occuper de toi. Puisse quelque songe prolonger dans mon sommeil cette amoureuse et chaste pensée…. xxx mille.

[d’une encre très pâle] du 6, à 10 h et demi.

J’ai eu du monde tout ce matin, ma chère bonne, et n’ai pu reprendre ma lettre comme je te l’avais promis hier, et en ce moment encore je ne sais si je pourrai écrire longtemps. Je reçois une lettre du chef du Génie qui m’annonce qu’il vient me prendre à onze heures. J’aurais répondu déjà à ton n° 17 si je n’avais été tous ces jours-ci en course. Je fus le 2 à Oppenheim sur la nouvelle que l’ennemi avait abandonné la rive droite ! Nous y passâmes le soir mais uniquement pour voir le pays et les ouvrages qu’il avait évacués ; je traversai fort tranquillement le Rhin au même endroit où le passage s’était fait sous Louis 14 20 devant Nierstein, je couchai avec un de mes camarades dans ce dernier village, chez l’ancien receveur de l’électeur [de Mayence] où il y avait pour le moment 7 filles peu jolies mais assez aimables et 4 garçons tous parlant français qui venaient de perdre leur mère et dont le père était maigre. Nous étions le lendemain au moment de mon embarquement pour aller déjeuner chez un pasteur luthérien sur la rive droite, quand nous entendons une vive canonnade du côté de Mayence, nous montons vite à cheval et arrivons pour être témoins du combat que livrait / p. 3 / une partie de l’armée de Sambre-et-Meuse pour s’emparer de quelques postes et de renfermer l’ennemi dans Cassel. Cela se passait sur la rive droite et nous étions sur la rive gauche, et dura depuis 6 heures jusqu’à midi ; l’ennemi rentre dans la place et le voilà complètement bloqué. Pichegru 21 est arrivé hier et nous allons bientôt savoir ce qu’on va faire. Je ne présume pas que ce soit un siège en règle, je crois plutôt un bombardement, et il est à présumer que l’électeur ne le souffrira pas longtemps et suivra quoiqu’un peu plus tard l’exemple donné par l’électeur palatin au sujet de Mannheim. Clairfait 22 est au-delà de Francfort honteux et humilié et le victorieux Jourdan 23 est devant lui avec ses braves. J’ai su que Poitevin de Montpellier 24 était de l’autre côté du Rhin devant Cassel, je le verrai un de ces jours. Venons à ta lettre quelle idée te prit de faire imprimer ces vers sur la paix 25. Tu leur fais afficher une prétention qui leur sera nuisible, tu auras le désagrément de les entendre critiquer ; au lieu que tu n’aurais trouvé que de l’indulgence si n’étant simplement qu’écrits, tu ne les avais confiés qu’à l’amitié, et dussent-ils avoir d’autres suffrages, que m’importent ceux des indifférents ? Je n’ai jamais pris et ne prendrai jamais la plume pour eux… Au surplus, puisque la chose est faite, tout ce que je dirais est inutile, j’en fais seulement ton affaire, car je présume bien au moins que tu m’auras fait garder l’anonyme… .Ta critique est juste sur l’oubli que j’y ai fait des désirs d’une amante vers cette paix qui doit finir de trop vives alarmes et commencer pour elle la plus douce félicité ; j’y ai pensé, ma bonne, mais j’ai mis ces stances dans la bouche d’une jeune fille qui ne peut laisser paraître tous ses sentiments et qui soulage son propre cœur en chantant ses vœux pour la paix, moins vifs sans doute que ceux qu’elle forme elle-même, mais au moins analogues à ce qu’elle éprouve.

Je suis bien affligé de la nouvelle que tu m’apprends relativement à ma cousine. Je conçois quelle doit être sa douleur, connaissant toute sa tendresse pour son fils… Je lui écris, mais j’espère peu aux consolations de l’amitié pour un chagrin aussi amer ; néanmoins vois-la le plus que tu pourras pour lui donner quelque soulagement. Il me tarde d’avoir une lettre d’elle. Je me rappelle très bien de l’aimable Julie Bouscaren 26, actuellement Cit[oyen]ne Valade, Je me rappelle même qu’une veille de mon départ pour Toulouse je fus invité de sa part à sa société et que ne pouvant y aller je lui envoyai mes excuses en vers, qu’elle a sans doute oubliés et moi aussi. Je la reverrai avec plaisir, je ne l’ai jamais connue particulièrement, maisj ‘en ai toujours ouï faire l’éloge soit à ma cousine, soit à un de ses cousins avec qui j’étais dans le temps fort lié. J’apprendrai avec plaisir qu’elle est heureuse dans son ménage paisible et doux, que l’amour forme et qu’il continue d’embellir. Je te prie de lui témoigner ma sensibilité par l’intérêt qu’elle prend à tout ce qui me touche, et le désir que j’ai de faire plus particulièrement sa connaissance, ainsi que celle de sa soeur. / p. 4 /.

Je me rappelle que j’ai fait ma dernière lettre d’un air un peu fâché, mais aussi dix jours et plus d’attente, vous savez quel effet cela produit ; mais bien que votre charmante lettre n°17 m’ait dédommagé de tout cela, il n’en est pas moins vrai que ces jours d’attente sont fort bien longs et bien tristes. Je t’en prie n’en laisse pas ainsi attendre, cela fait mal, ce sont tes dimanches qui sont cause de tout cela, mais à propos tu ne sais donc pas que je n’entends plus avec tes lundi, jeudi, tu mets les jours anciens avec les mois nouveaux ; laisse là, crois moi, le calendrier de la superstition et sers-toi de celui de la raison et du sens commun, il est plus commode et plus conforme aux époques de la nature, auxquelles cette nomenclature doit répondre, au lieu que l’autre est un amphigouri tiré presque en entier de la religion païenne que nos prêtres ont adopté, on ne sait pourquoi, et qu’avaient conservé les deux puissances les plus aveugles, le fanatisme et l’habitude… Mais mon homme de onze heures ne vient pas, il n’a pas tout à fait tort puisque cela me donne le temps de bavarder avec toi et de finir ma lettre. Je t’envoie le dessin que tu me demandes, je sais bien qu’il n’est pas parfaitement ressemblant, ensuite il sera peut-être gâté quand il arrivera, car il faut peu de chose à la figure pour la changer. N’importe, tu sais le renvoyer en me disant ce qu’il faut y corriger, et j’en ferai un autre, que puis-je faire de mieux que de m’occuper de toi… et je voudrais n’avoir que cela à faire, non pas toujours à ma rappeler tes traits, mais à les voir et à les couvrir de caresses. Un léger scrupule s’élève à propos dans ton esprit au sujet de celles que tu te permets en badinant sur l’image de ton amant, à 200 lieues de lui, vraiment c’est effroyable qu’une semblable pensée, et je ne conçois comment le soleil n’a pas pâli, comment la terre n’a pas tremblé, mais tout est resté à sa place malgré les badinages. C’est que la nature a beaucoup d’indulgence pour eux et qu’elle m’a remis le pouvoir de vous absoudre. Ainsi lorsque quelque scrupule de ce genre alarmera votre conscience, exprimez-le avec sincérité, avec contrition, ma chère… et sachez-en la grâce dont je serai le dispensateur 27. Ne riez pas, et n’allez pas vous représenter ici une mine chattemite, je vous donnerai l’absolution si vous la méritez avec toute la solennité convenable, au moins tant que ce sera à 200 lieues, Il est possible que si vous étiez plus près, ma gravité pourrait être un peu dérangée, mais alors la pénitence serait plus forte. Adieu, etc., tendre Christine, je ne t’embrasse pas, tu sais bien que ce n’est pas de manque d’envie, mais je n’ai pas de bras assez longs. Je presse ton image contre mon cœur et la couvre de xxx ce n’est une paille, et non, adieu, je t’aime.

N° 19 à Ober-Olm devant Mayence, ce 11 vendémiaire an 4è, à 11 heures (3/10/95).

Je profite d’un moment de loisir pour t’écrire, ma tendre amie, car je suis ces jours-ci très occupé. J’ai reçu hier ta bonne lettre n°18. Ecris-moi souvent, cela me fait du bien, et le bien est si rare dans la position où nous sommes. Ma santé se maintient toujours très bonne, et c’est là le seul bien dont j’ai à rendre grâce à la providence. Je suis bien content que tu sois satisfaite de la tienne, ménage-la, je t’en prie. Quand est-ce que le rêve qui m’a offert à tes yeux se réalisera ? Je sens bien que dans une douce et vive étreinte, la respiration pourrait nous manquer, mais ce doux mal-être, ainsi que tu l’appelles, je brûle de l’éprouver. On m’écrit de Paris, on me donne l’espoir d’être placé dans le midi, quand je quitterai l’armée. Tu sens si je dois chanter avec ardeur : Filles du ciel, aimable paix... quelle perspective de doux repos, d’amour et de tendres soins se présente à mon imagination quand elle se repose sur le temps de ma vie qu’il me soit permis de passer auprès de toi, avec tous les titres que notre amour mutuel me donne. Il n’est pas de soir quand je rentre chez moi, que je ne pense à ce doux plaisir qui m’attendrait, ce battement de cœur que j’éprouverai en approchant de la maison, si j’étais assuré d’y trouver en arrivant ton visage riant et tendre, d’entendre avant d’entrer le son de ta voix qui rappellerait ton ami ou donnerait quelques ordres pour lui préparer quelque doux délassement à son retour. Hier je revins un peu tard dans le camp, je me figurai ta tendre inquiétude. Ma pensée fut durant tout le chemin reposée sur toi, il est cependant des moments où le malaise que j’éprouve ici me fait désirer que tu n’y sois pas ; quoique l’amour adoucisse toutes les privations, charme toutes les peines, cependant quand on désire sa bien aimée, c’est de préférence dans un lieu où tout favorise le bonheur qu’elle peut répandre / p. 2 / autour de nous.

Je viens de voir des Juifs en habits de fête, ce qui m’annonce que c’est samedi et conséquemment demain dimanche. Je renverrai à terminer ma lettre demain matin, mais pour n’avoir pas l’air de fêter un jour qui ne me plaît point, si tu m’en crois, nous renverrons ces douces époques au décadi et au quintidi. L’intolérance sanguinaire, l’égoïsme antiphilosophique des prêtres catholiques me révolte contre tout ce qui a rapport à eux. Je suis loin de partager ton opinion sur les décrets du 5 et du 13 28 et sur la Convention. L’espèce de révolte où est Paris contre la seule autorité que le peuple entier doit reconnaître et respecter, les brandons de l’affreuse guerre civile que les meneurs royalistes des sections moutonnières de cette vaste cité agitent audacieusement me confirment dans ma manière de juger à cet égard. Ces décrets, je les blâmerai hautement dans toute autre circonstance, mais je crois leur exécution liée en ce moment au salut de la République et des vrais patriotes. Les royalistes, et il y en a une assez grande minorité qui se grossit encore de tous les anarchistes et de toutes les sangsues du peuple, ont embrassé la Constitution pour l’étouffer. Ils n’en pourront venir à bout tant que ceux qui l’ont faite et dont la vie est attachée à son affermissement seront dans le gouvernement. Ils veulent leur ôter le pouvoir pour leur ôter ensuite la vie, et les royalistes ne manqueront pas de prétextes pour cela s’ils deviennent les plus forts, mais il serait lâche et à jamais honteux aux républicains d’abandonner la République, quelles qu’aient été leurs erreurs, je dis plus leurs crimes, car il faut donner quelque chose à l’humanité et aux circonstances… qu’on me cite parmi ceux qui s’élèvent si scandaleusement contre les représentants français un patriote éclairé et de bonne foi, alors je pourrais douter, mais tant que je n’y verrai que des intrigants et des royalistes, je les défendrai hautement ; ils ont fait ou laissé faire du mal, que cela nous apprenne à ne plus donner de pouvoirs illimités à des hommes, mais à mes yeux, ils ont fait aussi du bien, je ne les laisserai pas périr sous le couteau des prêtres, des rois ou des anarchistes, au moment / p. 3 / surtout où ils nous donnent un gouvernement qui doit réprimer, anéantir tous ces ennemis du bonheur public et de la perfection sociale. Eh, ne vois-tu pas que ces mêmes gens qui viennent d’accepter la Constitution la violent au moment même par les extensions illimitées qu’ils donnent aux pouvoirs et à la durée des assemblées primaires ?, et que deviendrions-nous si toutes les assemblées primaires égales au moins à celles de Paris s’avisaient de parler et d’agir comme ces dernières au nom du peuple souverain ? Reconnais là l’œuvre de tous les audacieux scélérats qui égarent Paris, de tous les gens qui veulent fatiguer assez le peuple pour l’endormir dans la léthargie de l’esclavage, ou lui faire croire au moins que la Liberté n’est qu’un fantôme sanglant ennemi de son bonheur, que le 31 mai 29 nous instruise, ce fut le silence de l’armée, la longanimité du peuple qui laissa propager l’erreur et triompher le crime. Des journées plus désastreuses se préparent si les départements et les armées n’imposent silence aux anti-républicains qui agitent Paris et voudraient délivrer encore la France. Que l’opinion de tous les dignes Français qui veulent enfin des lois et non du sang retentisse hautement ; qu’elle éclate, qu’elle couvre à jamais ces vociférations furieuses qui appellent au sein de la France la guerre civile. Je ne te cache pas que je ferai tout pour que l’armée se déclare pour le parti qui me paraît celui de la paix et de la liberté qu’on veut nous ravir après tant de sacrifices ; qu’elle le fasse avec fermeté, sans morgue ni menace, mais avec le sentiment que donne la force et la justice. Tu blâmes quelques parties peu conséquentes de la Constitution, je ne la crois pas parfaite, à beaucoup près, mais c’est parce que nous sommes très imparfaits, cependant je périrais s’il le faut pour en maintenir l’intégrité. Je m’étends un peu longuement sur ce sujet, il m’intéresse surtout parce que je désire de justifier mon opinion à tes yeux. Crois qu’elle ne m’est pas inspirée, qu’elle est bien de moi, je n’ai aucune sorte de relation avec les furieux ; je juge d’après mon cœur et mes faibles lumières et je vois avec peine que tu voulais ainsi que les autres [cachet : détruire le ?] seul appui qui nous reste dans la tourmente.

Du 14 à 11 heures.

Je viens de reprendre ma lettre et d’achever l’article de la politique. Revenons à nous. Je n’ai pu reprendre ma lettre le 12. Je n’étais plus ici, j’étais à une lieue d’ici, le projet était de bombarder vivement Mayence. J’étais chargé de l’exécution des ouvrages. Tu ne saurais croire quelle besogne donne une semblable opération avec des officiers qui ne l’ont jamais exécutée et des généraux qui n’y ont jamais contribué. Enfin tout était prêt avant-hier soir ; un corps de deux / p. 4 / mille hommes est arrivé trop tard, il a fallu en renvoyer hier et nous avons alors reçu l’ordre de suspendre La nouvelle que tout ce qui était autour de Mayence passait sous les ordres du général Jourdan et que le général Kléber en venait prendre le commandement, je présume que les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin vont agir de concert, que c’est Pichegru qui dirigera les opérations. Tout cela n’est que conjectures, nous attendons, nous voilà tranquilles pour trois ou quatre jours, nous verrons ensuite quelles seront les dispositions qu’on prendra. Je t’écrirai souvent, ne sois pas en peine. Je me porte bien, et ne suis pas exposé. Tu sais comme je t’aime. Donne-moi des nouvelles de tes sœurs, de ta cousine et de la mienne.

On m’écrit de St Quentin pour ta commission de commerce, il y a quelques difficultés, on doit écrire au Cit[oyen] Gaussen 30. Adieu, tout à toi.

[au bas de cette p. 4] A Christine Vialars, place ci-devant Notre-Dame, à Montpellier, département de l’Hérault/France. C.P. Armée du Rhin, 6è division.

[en travers, à l’envers de l’adresse] J’ai mis dans les soies 3746 L. 18 s.

N° 20 à Ober-Olm devant Mayence, ce 19 vendémiaire an 4è (11/10/95).

J’ai reçu avant-hier ton n° 19 cacheté, on ne sait comment, avec une espèce de colle. Je croyais d’abord qu’il avait été décacheté, mais en l’examinant, je n’ai aperçu aucune trace de cire ni de pain à cacheter ; j’y ai vu, ma chère amie, que tu étais très inquiète sur mon compte par le retard de mon n° 16 écrit le 27 fructidor, que cependant à l’époque du 5 ou 6 du courant où tu écrivais, la lettre devait bien t’être parvenue. Je crains qu’il ne se soit égaré, soit par la faute de la poste, soit par celle de ceux que j’envoie poster mes lettres, ne pouvant pas la plupart du temps y aller moi-même, car le bureau est à trois quarts de lieue d’ici. Cette perte me chagrine, je n’aime point que mes lettres s’égarent, je souffre de l’idée que des regards indifférents ou indiscrets répandent leur sotte et coupable curiosité en lisant ces lignes confidentes de mes plus secrets sentiments, et puis tu auras été encore plusieurs jours dans le tourment de l’attente, car mon n° 17 est du 5è jour complémentaire et le plus tôt qu’il ait pu t’arriver est vers le 11 ou le 12 de ce mois. Tu m’écrivais du 6. Tu auras donc passé encore cinq jours bien longs et bien pénibles, car je puis en juger et je connais le tourment. Je t’avais dit, ma bonne amie, de ne pas trop ajouter foi aux papiers publics, il n’y a rien de si mensonger sur les événements militaires et je crois aussi sur les affaires politiques. La vérité ne se montre qu’aux yeux sages, dans le calme des passions, et tu peux bien penser qu’en ce temps de discorde, si elle se montre à quelqu’un, ce n’est assurément pas aux journalistes qui même de bonne foi, ne peuvent avoir le temps de percer les nuages qui voilent cette Vierge pure et timide. Je t’ai promis de t’écrire toutes les fois qu’il y aurait quelque affaire où je pourrais avoir ici quelque part, ainsi attends de mes lettres avant de te livrer au tourment de l’inquiétude. Il est vrai que des retards imprévus comme dans cette occasion, peuvent laisser à ton imagination tout le temps d’exciter et nourrir tes alarmes, mais ce sera bien rare au surplus, il est peu d’événements majeurs que l’on ne / p. 2 / prévoie, et alors comme toutes les lettres ne s’égarent pas, tu peux juger par celles qui précèdent de la situation où je puis me trouver dans telle ou telle occasion. Dans ma dernière qui est du 14, je te disais que nous serions tranquilles encore trois ou quatre jours. Il paraît que le défaut des moyens se prolonge. Cette tranquillité encore d’une huitaine, on penche encore à croire qu’on n’est point en mesure pour entreprendre un siège en règle, et qu’on pourra se réduire à un bombardement. Je t’en écrirai quand il y aura quelque chose de décidé. En attendant, ne t’inquiète point : et crois que je t’écrirai assez fréquemment pour empêcher de vaines alarmes qui te causent du chagrin trop réel.

Tu as paru étonnée que je ne t’aie point écrit le jour du passage du Rhin, mais si tu regardais un peu la carte, tu verrais qu’il s’est fait un peu plus de 40 lieues au-dessous du point où nous sommes, nous ne l’avons su que trois ou quatre jours après et je t’ai écrit tout de suite cette même lettre qui s’est égarée ; quant à l’affaire pour Mayence, il n’y a eu que celle dont je te parle dans mon n° 17, et où je n’étais que spectateur. Ainsi tu vois qu’en fait tes craintes n’étaient pas fondées.

Depuis plusieurs jours je reçois bien peu de lettres, j’en ai écrit cependant beaucoup, presque tous mes amis sont en reste avec moi, tout cela m’inspire une tristesse, qui émousse toutes les facultés auxquelles j’ai quelquefois recours pour égayer ma solitude et charmer ma privation. Durant cette époque de dégoût, d’abattement je n’ai le courage de rien faire pour me distraire et je laisse l’ennui peser sur moi de tout son poids, mon âme est sans ressort et mes idées sans vigueur. C’est alors que j’éprouve combien la solitude est pénible et peu naturelle à l’être sensible. Si durant cette époque de maladie, tu étais près de moi, tes regards, ton sourire dissiperaient le nuage qui obscurcit et chagrine toutes mes idées les battements de ton / p. 3 / cœur rappelleraient dans le mien ce mouvement, cette chaleur amoureuse qui fait la vie ; quelques gouttes de plaisir adouciraient enfin cette coupe de privation où je bois jusqu’à la lie ; et la sérénité s’étendant alors sur l’avenir éclaircirait autour de moi cet horizon ténébreux qui m’environne. Mais que fais-je ? Je t’afflige et quand tu recevras cette lettre, tout ce que j’éprouve en l’instant sera dissipé, excepté mon amour pour toi. Ne t’en afflige donc pas. Tu sais ce que sont des orages, j’en éprouve comme toi ; mais tu sais que leur durée est fugitive. Je recevrai peut-être un de ces jours une lettre de toi qui va les dissiper entièrement. Cela t’est facile, même de loin. Juge quel serait à cet égard ton pouvoir de près. Ah, il irait, je crois, jusqu’à les empêcher de naître. Ce qui a un peu contribué à celui-ci, c’est que j’éprouve à peu près de mon ami ce que tu éprouves de la pauvre F … Le bonheur a fait, ce me semble, quelque tort à l’amitié. Il m’écrit moins souvent, tout entier à sa femme il m’écrit plus pour moi que pour lui et je ne retrouve point dans ses lettres ces épanchements sans lesquels il n’y a que des mots sans substance. Tout cela m’attriste plus que je ne le voudrais. Je me défends de lui écrire aussi souvent, et cela m’attriste encore. Durant la campagne dernière, nous étions gais et heureux ici nous sommes tristes et misérables. Je n’ai pas trouvé un camarade dont l’âme répondit à la mienne. Je suis bien avec tous, mais à ce point assez je voudrais être bien avec un seul. Il en est arrivé un de l’autre côté du Rhin que je connais depuis longtemps. Je serais moins à plaindre si nous pouvions nous réunir, comme nous le projetions ces jours derniers. Écris-moi plus souvent, donne-moi des nouvelles de ma cousine qui ne m’écrit point, j’en suis en peine. Je suis bien aise que ton commerce prenne un peu : puisse-t-il te dédommager des peines et des désagréments que cela entraîne.

Il paraît que vous ne ferez pas de grandes affaires avec les citoyennes de St Quentin ; je vois bien qu’elles n’entendent pas beaucoup le commerce, elles ont cependant gagné beaucoup d’argent ; eh, mon dieu, que ces mots, affaires, argent, sonnent mal à mon oreille avec le / p. 4 / mot femme. Certainement si la Révolution n’avait produit que de semblables effets, je serais bien loin d’y applaudir, mais c’en est un des abus qui se corrigeront avec le temps. En attendant, tu fais bien de tirer parti d’une industrie dont les circonstances font un devoir. Adieu, ménage ta santé, ne sois pas en peine de moi ; si tu as enfin reçu le n° 16, je crois que c’est dans celle-là que je te parle de l’aimable Julie B[ouscaren], aujourd’hui cit[oyenne] Valade. Adieu encore, je t’aime pour la vie.

[au bas de cette p. 4] à Christine Vialars, etc .CP Armée du Rhin, 6è division.

N° 21 à Ober-Olm devant Mayence, ce 24 vendémiaire an 4 à 7 h du soir (16/10/95).

Je t’ai écrit il y a deux jours, ma chère amie, mais comme il vient de se passer des événements qui pourraient te mettre en peine, si tu n’avais de mes nouvelles, je dois te rassurer. L’ennemi a violé le territoire neutre 31 que gardait Hohenlohe avec 6 000 Prussiens et que ce général avait assuré Jourdan deux jours auparavant que les Autrichiens lui passeraient sur le ventre avant qu’il souffrît cette violation. Cependant elle fut effectuée et soit impuissance ou volonté, les Prussiens l’ont soufferte, la suite nous en éclairera la raison, mais par l’effet du mouvement, l’armée de Sambre-et-Meuse qui avait une belle position s’est vue tournée par sa gauche et en a eu une si mauvaise qu’elle ne peut hasarder la bataille et qu’elle s’est retirée hier derrière la Nahe, nous allons attendre de ses nouvelles, nous sommes ici sur la défensive et faisons rétrograder tous les approvisionnements de siège qui arrivaient à force. Si l’armée de Sambre-et-Meuse peut prendre quelque bonne position, il est possible qu’elle livre bataille !, nous saurons cela dans quelques jours. En attendant, je ne crois pas que nous fassions aucun mouvement. Au surplus je t’écrirai dès qu’il y aura quelque chose de nouveau, ainsi ne sois pas en peine. Depuis le 17, jour où ton n°19 m’est arrivé, je n’ai point reçu de tes nouvelles, ce qui me prouve que tu n’as pas encore reçu mon n°16 dont le retard t’inquiétait beaucoup : je me rappelle que c’est la lettre où je te faisais ma confession politique sur quelques événements marquants de la Révolution. Je ne présume pas que ce fut là la cause pour laquelle elle ne t’arrive pas, car je ne peux pas croire qu’on viole le secret des lettres. D’ailleurs nos principes et nos opinions ne craignent point le grand jour et sont ceux de tout ami de la patrie, de la liberté et des lois. Ainsi à cet égard je suis sans inquiétude, mais je n’en suis pas moins fâché que cette lettre ne te parvienne pas ; il est déplaisant que d’autres yeux que les tiens viennent ainsi fouiller dans ma pensée et dans mon cœur. Il me tarde de savoir si tu ne l’auras pas reçue. Si tu as attendu mon n°17, je n’aurais guère ta réponse que demain ou après-demain. Pour plus de sûreté adresse dorénavant tes lettres au quartier général de la 9è division général St Cyr 32 devant Mayence. Au cas que nous fissions un mouvement, elles me parviendront plus sûrement parce que je suis très connu dans cette division et qu’il est probable que je la suivrais. Adieu, bonne / verso / et chère amie je ne t’envoie que la demi feuille, je manque de papier et de loisir. Je t’écrirai au premier jour, je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur.

[au bas, même adresse et même cachet de la poste que précédemment].

N° 22 à Ober-Olm devant Mayence, ce 25 vendémiaire an 4è à 9 h du soir (17/10/95).

Je t’écris, ma bonne, sur d’assez vilain papier. Je n’en aurai du beau qu’après-demain. Aimez-vous mieux attendre ? Disez. J’ai reçu avant-hier ta bonne lettre n° 20 qu’il me tardait fort de voir arriver. Les miennes ne se sont point égarées. Tu n’es plus en peine, tu te portes bien, moi de même, c’est à merveille, excepté pourtant qu’un intervalle de 200 lieues nous sépare… C’est ce qui me fait le plus de mal… c’est de là que me viennent toutes mes peines. Quelle est celle qui ne serait adoucie si tu étais près de moi, si j’avais du moins l’espoir de te voir ? Je me flatte pourtant que nous ne resterons pas longtemps ici. J’ai reçu aujourd’hui l’ordre de suspendre tous les travaux relatifs aux approvisionnements de siège, et si une fois nous pouvons sortir d’ici, je présume bien qu’on nous fera suivre l’armée dans ses cantonnements, ou que du moins notre service y étant à peu près inutile, il sera aisé de s’en retirer par un congé ou autrement. C’est à quoi je veillerai, je te l’assure. Le canon a fortement grondé ce soir sur notre gauche, c’est Jourdan qui livre bataille à Clairfait sur la rive droite. Si l’affaire est décisive et que les Républicains triomphent, comme je le pense, cela pourrait bien nous amener la paix pour cet hiver ; nous pourrons en avoir quelque nouvelle demain soir. La République est en train de vaincre, elle a vaincu à Paris [le 13 vendémiaire], elle vaincra sur le Rhin je voudrais bien que nous quittassions ce pays, mais que ce ne fût qu’après lui avoir donné la paix ; nous lui avons fait tant de mal, nous y avons tant souffert qu’il ne faut pas moins de ce dédommagement pour eux et pour nous. Mon amie, j’ai beaucoup écrit aujourd’hui : cette lampe me fatigue les yeux je reprendrai ma lettre demain en me levant. Adieu, bonne nuit, je vais rêver à toi, puisse quelque songe prolonger cette douce et amoureuse pensée !

/ p. 2 / Du 26 à 7 heures et demie du matin.

Bonjour, ma tendre amie ; la matinée est fraîche, vous dormez peut-être encore, hélas !, le m’éveille seul. Des rêves bizarres ont durant mon sommeil occupé ma pensée et je retrouve à mon réveil la triste solitude ; j’appelle en vain les douces illusions, elles s’usent par leur longue inanité. Cependant je presse avec transport sur mes lèvres ce passage de ta lettre où tu me peins d’une couleur si tendre celle qui t’occupait à ton réveil ; mais leur charme est, comme tu dis, trompeur et fugitif, il ne sert souvent qu’à raviver les tourments de l’absence… par moments cependant elles en suspendent quelquefois l’atteinte douloureuse… et je ne vois jamais sans une vive émotion que tu partages quelquefois l’espèce de délire qu’elles me causent.

Je t’envoie, ma chère amie, le 1er cahier de l’ouvrage dont je t’ai parlé 33, je t’enverrai les autres à mesure que je les ferai copier ; j’hésitais encore à te faire cet envoi parce que mes rêveries ne valent pas la peine que je les éloigne de moi, mais j’ai pensé qu’ayant part à tous mes sentiments ou toutes mes pensées, mes rêves mêmes ne devaient pas t’être étrangers d’ailleurs tu me conserveras ces feuilles et dans quelques années d’ici, je serai bien aise de les revoir pour juger des changements que le temps et les événements pourront faire sur ma manière de voir et de sentir. Garde-toi au surplus de faire aucune application, je me suis abandonné à mon imagination et non à mon souvenir; j’espère que tu le verras assez même dans les événements qui paraissent avoir quelque rapport avec moi, pour que cette lecture ne te cause aucune pensée chagrine…. Je ne te les communiquerais pas si j’avais cette crainte. Tout mon projet dans ceci a été de semer quelques vérités utiles sur les mœurs et sur l’éducation convenables au nouvel ordre des choses, d’achever d’extirper quelques préjugés religieux et d’adoucir les esprits exaspérés par la crise révolutionnaire, en les reposant sur des images riantes, sur le tableau touchant du bonheur que la paix et les mœurs doivent répandre parmi nous, il fallait mettre tout cela dans un cadre intéressant, l’animer de couleurs séduisantes, et c’est ce que j’ai tâché de faire, mais mon unique prétention a été d’amuser mes loisirs, de charmer mes ennuis et de procurer à quelques amis l’occasion de rêver avec moi et de m’éclairer de leurs avis sur des objets qui intéressent généralement les êtres sensibles. Je choisis la forme épistolaire par la facilité qu’elle offre de traiter divers sujets, et de travailler / p. 3 / comme il faut que je le fasse, à bâtons rompus. Cela mettra dans l’ouvrage beaucoup de longueurs, beaucoup de choses superflues, et peu de substance, je le sens… Je suis trop distrait, trop isolé pour pouvoir travailler avec suite, et puiser comme il le faudrait dans les livres ou dans les scènes du monde les connaissances nécessaires sur bien des objets que je m’avise traiter… Je tire tout de mon fonds, parce que je travaille pour moi si par la suite ce premier jet vaut la peine d’être remanié et que je me trouve entouré de plus de ressources et dans une position plus heureuse, le le reprendrais et ferais peut-être mieux… En attendant je le dépose dans le sein de l’indulgence et de l’amitié. Je te recommande de ne les montrer à personne quand tu en auras quelques cahiers, tu pourras les communiquer à ma cousine à qui j’en ai parlé. Vous me direz tout naturellement votre avis, sans écouter aucune illusion. Ce que je t’envoie aujourd’hui ne t’apprendra pas grand chose, mais je me décide à te l’envoyer pour ne pas tout faire partir à la fois, ensuite pour prendre l’engagement d’y travailler plus que je ne le fais, car il n’y en a pas encore un quart de fini… Je voulais t’en envoyer un abrégé que j’en ai fait pour me servir de plan, mais tu aurais lu ensuite l’ouvrage avec moins d’intérêt, si tu avais connu la suite et le résultat de tous les événements.

Tu voulais que j’envoyasse ton portrait à ta sœur, mais il était parti avant que le connusse ton désir. Je tâcherai d’en faire un autre pour remplir ton intention, mais c’est bien peu de chose au crayon, et je n’ai ni ce qu’il faut ni le temps de peindre en miniature. Je n’oublie point la promesse que j’ai faite à la cousine, mais errant comme je suis, il ne m’a guère été possible de la tenir. Il faut au moins avoir un miroir pour se peindre soi-même, et ici je n’ai qu’un débris de glace grand comme la main, qui me suffit à peine pour voir à ne pas mettre ma cravate de travers… J’aurais fait faire mon portrait, à Maastricht ou à Coblence, si nous pouvions payer un artiste avec notre monnaie. J’ai reçu hier d’elle une lettre qui m’a beaucoup intéressé, je vois à l’occasion de l’ingratitude de son fils que son âme s’en indigne assez pour donner à sa raison l’empire sur sa sensibilité ; mais je crains qu’il en soit de cet effet comme de celui du malheur qui raidit d’abord toutes nos facultés et finit bientôt par les abattre, je lui / p. 4 / écrirai dans deux ou trois jours, parce qu’il est possible que je fasse demain un voyage à Worms pour affaires de service. Tout annonce que le siège n’aura pas lieu ; ainsi n’aies pas d’inquiétude, la retraite de l’armée de Sambre-et-Meuse m’a privé du plaisir de voir Poitevin qui devait être du siège mais il est très possible qu’il revienne par ici avec l’armée victorieuse, je m’y attends.

Tu me crois exalté ; je vois aussi que tu as de la peine à me passer mon opinion sur Capet. Mon amie, je ne disputerai pas… nous remplirions vainement nos lettres tandis que deux mots de conversation suffiraient pour nous accorder. En attendant, crois que je juge avec de sang-froid, que je ne flatte pas trop les hommes ; le peu d’expérience que j’ai pu observer ne m’a pas trop appris à les estimer. J’ai vu, je vois beaucoup de représentants sans dignité, sans talent et sans délicatesse mais il y en a plusieurs qui ont du mérite et que j’estime mais je suis profondément convaincu que dans cette occasion le parti de la Convention était celui de la République, que si les rebelles l’avaient emporté, la vengeance étalait sa fureur, l’anarchie ses fléaux sur notre malheureuse patrie, la guerre civile la plus affreuse allait en consommer les déchirements, et considère l’opinion empoisonnerait déjà l’esprit public ; les prêtres, les émigrés, les égoïstes ambrés ne reprenaient-ils pas leur inique influence, et où nous auraient conduits ces gens-là ? Tout ce qui était vraiment patriote et républicain n’était-il pas honni ? On m’assure même que les militaires étaient vus du mauvais œil, qu’on empêchait les jeunes gens de rejoindre l’armée, comme si les ennemis de la France n’étaient point encore menaçants et debout… Réfléchis, je t’en conjure, et vois l’abîme qu’on ouvrait sous nos pas et que va fermer, je l’espère, le gouvernement constitutionnel, que cette Convention tant calomniée va mettre en activité et qu’elle est si éminemment intéressée à maintenir ? Je n’approuve point le décret de la réunion de la Belgique 34, c’est un vain prétexte que de craindre le voisinage de la maison d’Autriche : le peuple français républicain ne peut avoir à craindre que l’orgueil de la puissance et l’excès de la prospérité… Adieu, Mes compliments à ta sœur et à tes voisines. Quelle nouvelle de ta petite cousine ? Je pense que j’en suis totalement oublié ! Adieu, je t’embrasse et t’aime de toute mon âme.

Au moment où j’allais fermer ma lettre, je reçois ton charmant n° 21. J’y répondrai au 1er jour, Je suis fâché du chagrin que te donne ton ingrate femme de chambre : il n’y a pas de véritable amitié sans égalité. N’en espère point de ton inférieur, c’est duperie. Adieu xxxx

N° 23 Ober-Olm devant Mayence, ce 1er brumaire an 4 à 11 heures (23/10/95).

Je reçus hier, ma tendre amie, ton n° 22 avec le portrait au crayon. Je l’ai tenue et relue hier jusqu’à ce que le sommeil soit venu suspendre cette douce occupation ; j’avais même été obligé de la poser sur mon cœur, car si j’avais toujours eu devant les yeux les images si séduisantes, les expressions si amoureuses qu’elle contient, jamais le sommeil n’eût approché de mes paupières. Le moyen que les sens s’assoupissent quand on voit son amie écrire sur son lit tout ce que l’amour peut inspirer de plus tendre ; ah, trop charmante image, quand n’aurai-je plus besoin de mon imagination pour te saisir ? Tu crois que nous serons bien fous si quelque jour nous nous voyons réunis… la seule idée me fait souvent extravaguer. Quoi ? Être là… contempler sur ta bouche charmante, humide et vermeille un sourire voluptueux qui m’annonce que tes regards chargés d’amour vont s’ouvrir sur ton heureux amant… sentir que le mystère veille autour de nous, que rien ne peut troubler cet ardent et tendre délire, dont tes regards embrasent tous mes sens…. Que ma félicité dépend de ta volonté seule, que nos sentiments nous sont communs, que nos désirs commencent à l’être, qu’un léger voile est ton dernier asile, et qu’au lieu de la craindre, tu souris de sa faiblesse… Amour, dieu puissant et doux, étends un voile sur cette image enchanteresse… Tout mon sang brûle et ma tête s’égare… Ma Christine tendre et chérie, pourquoi donc suis-je tant ému, ma main est tremblante, et tu n’es pas là ! C’est un vain songe que je fais, et deux personnes sont là à côté de nous qui ne s’en doutent pas. Cependant j’éprouve une sorte d’ivresse… Ah, dis-moi, dis-moi, femme adorée, quel serait ton charme si je me trouvais avec toi dans cet asile où tu m’appelles à ton réveil… mais ce dédire a quelque chose d’âcre et de brûlant, il consumerait le cœur par sa durée. Il doit avoir des intervalles, c’est alors qu’un sentiment délicieux composé de tout ce que la tendresse a de plus affectueux, le souvenir de plus enchanteur coule dans notre âme et y verse cette volupté tranquille et pure que donnent le bonheur d’aimer et la certitude de l’être. C’est alors que deux cœurs palpitant l’un contre l’autre se communiquent pour ainsi dire leur vie et la confondent, et qu’ainsi que l’a dit un homme sensible, il pousse comme sur la même tige les fleurs du sentiment et de la gaîté… Il n’est pas sage peut-être de m’arrêter sur ces décevantes images, mais elles me sont chères, quelque trouble qu’elles portent à mon repos, je m’y nourris d’amour et de désirs. C’est toi qui les fais naître, c’est toi qui les enchantes, qui les animes / p. 2 / et il semble qu’elles te rendent plus chère à ton amant. J’aime mieux brûler que languir… Je vis plus quand ton absence me fait souffrir que lorsqu’elle m’attriste, et il faut bien acheter de quelque tourment les faveurs de l’amour. C’en est une que de s’abandonner à tout son délire et de sentir que même loin de soi le plus tendre des amants le partage… D’où vient que mes lèvres se pressent avec plus de chaleur sur tes lettres qui m’en portent l’amoureux témoignage… Elles me font rêver des heures entières et dans la position où je suis, c’est un grand bienfait que de m’arracher autant de temps au sentiment de mes privations par le charme d’une illusion décevante…. Laisse-moi donc me livrer à ces rêves amoureux… puisque je ne puis atteindre à la réalité, je préfère le fantôme du bonheur qu’ils me présentent à l’espèce de tranquillité maussade et triste que j’éprouve en leur absence, loin de les soustraire à mes regards, ces images qui électrisent mon cœur et font délirer mes sens, ah, laisse ta plume sur la trame avec ce charme que ce sentiment sait leur communiquer, ne crains pas d’en trop dire.. .Tu aimes et ton cœur est délicat, le véritable amour a toujours un voile de pudeur qu’il étend sur tout ce qu’il inspire.. .On ne peut s’égarer quand on suit sa douce et vive inspiration… Il ne peut blesser la pudeur, il ne peut être dangereux que lorsqu’il n’est pas sincère, celui de ma Christine ne peut avoir cette crainte, et elle sait bien qu’elle n’est pas faite non plus pour son amant. Tu as deviné que je trouverais tes rêveries politiques à 7 h du matin dans ton lit assez déplacées… en effet quand j’ai vu que tu prenais cette tournure, j’ai regardé la date de ta lettre et j’ai dit à peu près ce que tu me fais dire… Voilà un camarade qui vient dîner chez moi ; mon dieu, j’ai de la peine à te quitter ; je me plaisais tant à être tout à toi… sans adieu, ma bonne, je te retrouverai quand il sera parti, car j’ai besoin de causer avec toi, et tout ce que j’aime.

A 4 heures,

Je devrais monter à cheval, aller dans les boues, vois : je ne sais quelle position, mais mes chevaux sont fatigués, je puis retarder jusqu’à demain ; que ce jour soit donc tout entier à toi. Je voudrais que tous ceux de ma vie ne fussent employés qu’à te donner ou recevoir de toi le bonheur ! Mais tu ne serais point heureuse si ton amant était inutile à sa patrie, et quels dignes hommages pourrait t’offrir celui qui n’aurait de mérite qu’à tes yeux ? Ainsi ne nous plaignons plus quand la patrie, cette première maîtresse des belles âmes, t’enlève quelque fois ton amant… pourvu qu’elle te le rende, bientôt tu lui pardonneras et j’oublierai tous les sacrifices que je lui ai faits…. Je reprends tes deux dernières lettres pour leur répondre, ne crains plus rien du ballon 35 / p. 3 / il est parti et je n’y suis monté qu’une fois. Le prix que tu mets à mes jours suffit pour me les rendre chers, ne crois pas que je les expose sans nécessité. Tu auras vu par mes lettres que toutes les tiennes m’étaient arrivées. Ainsi c’est en vain que j’ai usage du talent que vous dites que je peux gronder tout comme un autre. Je vous en ferai même une réparation authentique si vous étiez là pour m’accorder mon pardon, mais ce pardon accordé à 200 lieues de distance ne vaut guère la peine d’être sollicité… n’est-ce pas ? Il ne faut nous brouiller que lorsque nous pourrons nous raccommoder avant que le jour expire ; que cela ne vous autorise pas pourtant au péché de paresse, et ne m’expose à attendre longtemps les lettres dont, je ne sais pourquoi, je ne puis me passer. Mon amie, je suis fort aise que ton commerce prospère, et surtout qu’il te fournisse de quoi vivre à peu près dans ton ancienne aisance, mais je t’engage à réaliser le plus que tu pourras en meubles ou effets les profits que tu pourras faire, non que je me méfie des assignats, mais l’immoralité des agioteurs est au comble et leur jeu cruel influe d’une manière désastreuse sur cette monnaie républicaine. Quant à moi, je me sens peu propre au commerce, Je n’aspire à d’autre bien-être que celui qui peut me mettre au-dessus du besoin, et je serais arrivé à cet état quand même je n’aurais que le tiers de mes appointements actuels, si les choses allaient à leur cours ordinaire… Si leur cours actuel ne change pas, il faudra bien que je change, nous verrons cela ensemble. Tu es bien aimable de penser à ma garde-robe, véritablement, je ne sais trop ce qu’elle est depuis longtemps ; j’ai avec mes six chemises, autant de mouchoirs, 4 paires de bas, trois mouchoirs de col, 2 serviettes, un sac, un habit, une cheviotte, une blouse, un manteau, deux pantalons, une paire de culottes, deux gilets, trois paires de bottes et une paire de souliers, voilà mon équipage de campagne et il me suffit, en fait j’ai du linge et des effets à Condé, un habit et encore du linge et des papiers à Réunion-sur-Oise [Guise], une malle pleine de hardes et surtout de papiers à Laon, de vieux habits, mes livres et papiers à Soissons, tout mon avoir est ainsi éparpillé, je ne sais trop en quoi il consiste, ni quand je pourrai le réunir. Cette éducation de campagne apprend à se passer de beaucoup de choses, et je t’assure que même en temps de paix je réduirais ma garde-robe à très peu de choses, on a le plaisir d’avoir souvent du nouveau, j’entre là dans des détails qui ne vont que de toi à moi, mais, tu l’as dit, de quoi ne parle-t-on pas à la moitié de soi-même ? Tu me souhaites à la fin de ton n° 21 un rêve aussi agréable que celui que tu as fait ; tu m’avais vu, tu avais été longtemps avec moi, et tu étais bien heureuse quoique la crainte nous suivît. Friponne, vous deviez me dire ce qu’il en était, J’aurais peut-être rêvé comme toi, mais vous gardez tout pour vous ! J’ai écrit à Strasbourg pour les manchons, mais je crains bien que pour 3 à 400 L. on ne puisse pas avoir grand chose. Je reviens au portrait, je l’ai rêvé avec plaisir puisqu’il te ressemble,je le garderai, ma bonne, à cause de cela, et puis à cause que je ne puis pas trop corriger les défauts que vous y avez trouvés sans qu’il y paraisse, j’aime mieux en faire un autre si j’ai quelque loisir, j’en ferai selon tes désirs, hommage à ta sœur je profiterai de tes observations et serai / p. 4 / un peu plus avare de ces trésors que voile à demi ton fichu… Il faut en être à deux cents lieues pour oser les peindre. Quel œil oserait en parcourir, quelle main pourrait en tracer les délicieux contours ?… Si l’on était auprès, serait-ce ton amant qui pourrait résister au désir de les couvrir de baisers ?, et aurait-il ensuite la main assez sûre pour dessiner ces formes charmantes qui troublent tous les sens… .Quand on ne fit seulement que les soupçonner ?, et qui lorsque l’amour a soulevé le voile… ah, malheur à celui qui peut les contempler sans ivresse… Tu diras que je m’accoutume à déraisonner.., mais pourquoi m’en offrir un si beau sujet ? J’écrirai à ta sœur en lui envoyant le nouveau portrait ; j’ai envie de te donner un nouveau costume, en vérité tu devrais bien venir me donner quelques idées, ou achever de troubler les miennes, en attendant, comme vous êtes bien aimable, je vous envoie le 2è cahier de mon Albin, et vous aurez bientôt le 3è car on le copie : je vous prie de les coudre et d’en avoir bien soin ; j’y ai encore un peu travaillé, ces jours-ci. Cependant nous ne sommes pas très tranquilles. L’armée de Sambre-et-Meuse a été obligée de repasser le Rhin vers Coblence du 26 au 27, heureusement sans beaucoup de pertes, et emmenant beaucoup de butin, elle a repris sa position et son camp près Coblence, sur la rive gauche, mais cela a donné à l’ennemi une prépondérance sur la rive droite qu’il a voulu nous faire sentir, car la nuit d’après il nous a attaqués et a voulu hasarder de passer de ce côté-ci dans quelques bateaux, mais quelques volées de mitraille en ont coulé deux au fond et fait éloigner le reste. Néanmoins nous ne nous attendons pas à garder longtemps notre position, à moins qu’on occupe vigoureusement l’ennemi devant Düsseldorf et devant Mannheim ; nos derniers revers tiennent à des misères, à des sottises d’un représentant, à un défaut de concert et d’entente entre les deux armées. Les troubles de l’intérieur qui ont affaibli considérablement ces armées, y contribuent beaucoup : puissent ces leçons instruire le gouvernement et lui faire tourner ses regards vers l’armée pour y rappeler la victoire, car elle seule peut nous donner la paix, si un gouvernement ferme et sage ne reprend le parti de la modération sur l’article de nos conquêtes. Le représentant Merlin de Thionville 36 que je croyais un homme n’est qu’une mauvaise tête, abusant de ses pouvoirs pour se procurer des jouissances, peu fatigant, compromettant l’armée par ses sottises, la République par ses forfanteries, et aveuglant le gouvernement par des mots. L’armée entière marmonne et n’aspire qu’au moment d’en être délivrée – en vérité si j’avais quelques preuves en main, je me serais déjà levé contre lui, quand tant de généraux faiblissent, mais laissons ça là, mon papier s’achève, et je ne puis mieux l’employer que te parler des abus du gouvernement révolutionnaire qui heureusement touche à son terme. Ce qui n’en aura pas c’est mon amour pour ma Christine, tu le sais… que cette certitude ne te quitte jamais, puissé-je bientôt la déposer sur tes lèvres amoureuses et ce serait bien différent que de la déposer sur ce froid papier xxxx mille poutons d’amour.

N° 24 à Landau ce 12 brumaire an 4è à 9 h.

L’armée devant Mayence a été forcée le 7 au matin dans ses lignes, donc elle a fait sa retraite assez en désordre ; ce qui y a beaucoup contribué c’est qu’elle était très ennuyée d’être là depuis un an, et se rappelant ce qu’elle y avait souffert l’hiver dernier, elle voyait avec découragement arriver celui-ci, où elle devait manquer totalement de bois, et souvent de vivres. Dans ces dispositions elle ne demandait qu’une occasion pour se retirer; l’ennemi la lui a fourni et après trois heures de combat elle en a profité et faute de chevaux elle a été obligée beaucoup de bagages et d’artillerie ; joins à cela un temps affreux et des chemins détestables. Sachant qu’on devait prendre position près Kaiserlautern,je me suis après l’affaire retiré avec quelques camarades par Attrey [Alzey], Kirchen Polant [Kirchheim-bolanden] et Kaiserlautern, où ne recevant pas d’ordres je me suis replié sur Landau avec 3 compagnies de sapeurs et nous sommes arrivés hier ici à travers les gorges et les montagnes des Vosges [la Haardt] ; nous avons appris que les débris de l’armée renforcés par Pichegru avaient pris position en avant de Neustadt à 8 lieues d’ici, et nous partons pour nous y rendre. Il y en aura pour quelque temps avant que tout soit réuni car beaucoup ont pris le chemin de Sarrebrück et de Bitche. Beaucoup aussi se sont retirés chez eux, car l’esprit de discipline est bien faible, et la lassitude de la guerre bien grande. Malgré les fatigues de 5 jours de marches assez pénibles je me porte très bien et n’ai rien perdu de mes bagages, je te donnerai de mes nouvelles dès que je serai rendu à l’armée. Tu peux toujours m’écrire au quartier général de la 9è division, général St Cyr, armée de Rhin-et-Moselle. N’aies pas d’inquiétude, on dit que nous avons déjà ici quelque avantage sur l’ennemi et que Mannheim n’est pas bloqué, ce qui cependant paraissait être son but. Je présume qu’il y a de tes lettres à la poste ; mais elles m’arriveront quand tout sera rassis. Adieu, tu sais si je t’aime… C’est toujours et partout de même. Je t’embrasse [adresse au verso]

N° 25 à Ober-Komps, ce 18 brumaire an 4è, à 8 h du soir (9/11/95).

Enfin, ma bonne, voici le 1er gîte depuis mon retour à l’armée où je suis un peu paisible et où je puis t’écrire, voilà quatre jours que je couche avec mes bottes et plus de dix jours que je me suis déshabillé, tous les jours à cheval et les nuits dans une chambre avec des officiers des dragons, des carabiniers, etc et de la paille. Notre dernier gîte a été à une demi-lieue d’ici chez un capucin curé du village que les volontaires avaient mis à la chemise depuis cinq jours et qui nous faisait malgré cela bonne mine ; il n’entendait pas le français et m’a fait parler latin plus que je ne l’ai fait de ma vie 37. Ce soir je suis arrivé avec un de mes camarades dans ce village chez une bonne veuve à son aise, qui a pourtant été un peu pillée, mais où nous avons été reçus avec toutes sortes de prévenance. Ces bonnes gens sont si aises quand ils logent des officiers ; ils en sont en général traités plus doucement : ils nous baisent les mains, l’habit, surtout quand ils ont éprouvé ce que quelques vauriens et volontaires savent faire… mais laissons cela. Je suis arrivé par ici le 13 et depuis ai été occupé à fortifier la position de l’armée ; il y a toujours quelques affaires d’avant-poste où les avantages sont partagés. Notre armée occupe depuis Woms jusqu’à Kirchen-Polant [Kirchheimbolanden] et on dit que Jourdan a envoyé des troupes sur la Nahe pour empêcher l’ennemi de nous tourner. En cette position nous nous attendons journellement à une affaire générale. Les troupes sont bien disposées à prendre leur revanche, mais elles souffrent cruellement et manquent de beaucoup d’artillerie et de beaucoup de chevaux. Voilà bien des choses dont je voudrais me passer de remplir mes lettres. J’ai le cœur triste de ne pas avoir de tes nouvelles depuis près de 15 jours, je crains qu’il n’y ait de tes lettres égarées et tu sais si je suis sensible à ces pertes il n’y a que mes journaux qui me soient arrivés exactement. C’est ce dont je me souciais le moins, tu le sens bien ; je t’ai écrit / p. 2 / un mot de Landau. Je suis fâché de n’avoir pu t’écrire depuis, surtout de n’avoir pas un moment pour épancher mon cœur qui ne peut être pendant si longtemps fermé à sa bien aimée. Je n’en pense pas moins à toi… quelquefois au milieu de ces désordres très malheureux, je regarde ton portrait que je porte toujours sur moi, ta figure tranquille, douce et tendre semble porter plus de fermeté dans mes idées, verser la consolation et l’espérance dans mon cœur attristé… ah, ma Christine, que les hommes ont créé de maux en cherchant le bonheur où il n’est pas, et il était cependant facile de le trouver en suivant le pied de sa bien aimée dans la paix et dans la médiocrité 38. Je finirai demain, ma tendre bonne, car à chaque instant on me parle et on m’interrompt… Adieu, je te presse contre mon cœur.

Le 19 à 9 heures du soir.

Je croyais, ma chère bonne, de pouvoir faire partir aujourd’hui cette lettre ; mais il n’a pas manqué d’empêchement à cela… L’armée s’est battue depuis sept heures du matin, jusqu’à six heures du soir, sans discontinuer ; l’ennemi fort en artillerie et en cavalerie a gagné sur nous le terrain, qu’occupait notre avant-garde; mais nos soldats se sont vigoureusement battus et je les ai laissés à l’entrée de la nuit rangés en bataille devant leur camp, presque à portée du canon de l’ennemi, mais séparés de lui par une petite rivière appelée la Phrim [Fimm], depuis ce soir on entend un bruit horrible d’artillerie à Mannheim… Je présume que l’ennemi a établi quelques batteries contre la place et que celle-ci riposte avec chaleur. Il est possible que nous soyons encore attaqués demain et que ma lettre ne puisse partir. Si cela est, je te le dirai avant de la fermer. Nous n’avons pas beaucoup dormi cette nuit ; heureusement que j’en ai passé une / p. 3 / très bonne la nuit dernière et que ce matin j’ai fait une toilette entière qui m’a fort délassé, je me porte très bien, je serais fâché que l’ennemi m’obligeât à quitter ce logement. J’en ferais peut-être beaucoup avant d’en rencontrer un aussi bon ; ces bonnes gens nous hébergent, nous nourrissent et ils ont l’air de nous être obligés. J’ai vu ce soir des obus et des boulets pleuvoir sur un village où j’aperçus hier une charmante personne ; j’étais avec des officiers, des généraux crottés et réunis à causer dans le vestibule du vieux château, une porte s’ouvre, il en sort d’un pas léger une nymphe en robe serin, nouée d’une ceinture violette du meilleur goût… elle passe et nous éblouit par sa tournure svelte, sa figure angélique, cette apparition dans ce moment et aux avant-postes de l’armée me parut tenir de l’enchantement. Ce village est actuellement entre les deux armées. Le feu y était ce soir et l’ennemi y a fait passer quelques tirailleurs. C’est une fleur près d’un volcan, ah, que la guerre est affreuse ! mon dieu, que je voudrais recevoir toutes tes lettres, écris-moi au quartier général de l’armée de Rhin-et-Moselle. Pichegru est ici, je l’ai vu aujourd’hui et affairé ; j’ignore ce que nous avons perdu de monde, pas beaucoup et déjà trop. Le but de l’ennemi est, je crois, de bloquer et de prendre Mannheim et il nous poussera jusqu’à ce qu’il y réussisse, et notre armée est faible et elle a peu de moyens. Je t’écrirai toutes les fois que je le pourrai ; mon service ne m’expose pas beaucoup, n’aie pas d’inquiétude. Je pense à toi bien souvent et je t’aime toujours. Adieu, je vais reposer quelques heures tout botté, j’ai là trois de mes camarades qui dorment de même fort tranquillement.

Au quartier général à Fadelsheim, entre Mannheim et Frankendal, le 20 à 9 h du soir.

Je n’ai pas fermé l’œil la nuit dernière, l’armée se retira tout entière sur les 8 heures du soir, nous n’en fumes prévenus que vaguement par des traîneurs, parce qu’elle défile à notre droite et à notre gauche, je ne voulus point croire à ces bruits, j’attendais des ordres qui ne vinrent pas ; pour plus de sûreté, je bivouaquai la moitié de nuit avec un petit détachement de cavalerie et une compagnie de sapeurs, et il était déjà grand jour lorsque nous marchâmes en reconnaissance ; nous n’eûmes pas fait trente pas que nous découvrîmes l’ennemi ; nous fîmes bonne contenance ; il avait vu nos feux la nuit, il n’imaginait pas que nous fussions là tout seuls, il fit avancer des cavaliers pour nous reconnaître, mais il n’osa marcher sur nous ; et nous fîmes heureusement et au pas notre retraite en bon ordre. Je t’avoue que j’étais très impatient de rejoindre notre armée, car c’était moi qui avais exposé la troupe que j’avais, ne pouvant croire que l’armée se fut ainsi retirée enfin nous la rencontrâmes mais seulement à / p. 4 / 4 lieues de l’endroit d’où nous partions, on nous prit pour un parti ennemi. L’armée occupe une position depuis Kaiserlautern jusqu’à Frankendal [Frankenthal], nous sommes dans un pays ruiné ; et je suis pour ce soir à côté du général Pichegru, et avec le commandant du génie, le plus mal du monde. J’espère que demain je serai un peu mieux, je me porte bien, je ne sais encore où est la poste pour y mettre ma lettre et pour savoir s’il y en a des tiennes, car j’ai faim d’en avoir. La manière dont nous faisons la guerre est dix fois plus fatigante qu’autrefois, et je ne conçois pas comment les soldats tiennent avec tout ce qu’ils ont souffert. Je vais fermer ma lettre et la mettre à la poste quand j’en trouverai une ; adieu, je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur.

[En bas adresse] CP Armée du Rhin.

N° 26 à Hartzheim [Arzheim] près Landau, ce 26 brumaire an 4è, à 9 h du soir (17/11/95).

Je t’ai écrit, ma chère bonne, le 20 de ce mois ; après s’être battu trois jours en avant de Turckheim, nous avons été obligés d’abandonner cette position, pour prendre celle du Spire-bach, entre Neustadt et Spire, nous n’y avons resté que deux jours, parce que l’ennemi qui s’est porté sur autre rive gauche du côté de Kaiserlautern nous a fait craindre d’être tournés ; on est parti cette nuit et on est venu occuper la position des lignes de la Queich entre Landau et le Rhin, se prolongeant à la gauche de Landau vers la montagne. J’étais cette nuit couché à Spire où j’avais une commission de Pichegru lorsqu’à 3 heures du matin on me fait avertir qu’il fallait déguerpir, il gelait fort et je te laisse à penser comme il est doux de voyager la nuit par un pareil temps ; nous sommes néanmoins arrivés sans accident à Landau pour dîner. Ensuite j’ai reçu ordre de fortifier la partie entre Landau et la montagne, et je suis venu sur les 7 heures dans ce village où avec un de mes camarades où j’ai fort heureux de connaître le général Pichegru qui y a pris ses quartiers, car nous risquions fort d’être mal à notre aise cette nuit, nous sommes enfin chez un bon paysan qui nous a régalés d’un plat de pommes de terre cuites à l’eau et qui nous donne une chambre avec un bon poêle pour cette fois je me déshabillerai et me servirai de mon sac ; je tombe de sommeil, mais je veux t’écrire avant de me coucher, car les occasions en sont actuellement assez rares ; demain je dois monter à cheval de bonne heure, et ma lettre étant faite je l’enverrai à la poste à Landau ; car je n’ai pu découvrir encore les postes de l’armée ; à cause de tous ces mouvements, elles se tiennent toujours sur les derrières ; et changent à chaque jour de sorte que rien ne nous est arrivé depuis notre retraite devant Mayence, je n’ai pas reçu une lettre… rien ne pouvait me faire plus de mal ; dans une position qui m’afflige dans tous les points cette armée où j’ai le malheur d’être st dépourvue de tout pour faire la guerre avec quelque succès ; surtout depuis que par le défaut de chevaux elle a perdu presque toute son artillerie et ses / p. 2 / magasins près de Mayence elle manque surtout de discipline, et de ce bon esprit qui double la force du soldat, tout y est dans un désordre affligeant, tel que si l’ennemi veut en profiter, il peut bloquer Landau dans 24 heures, mais je ne crois pas qu’il le fasse il ne s’est déjà que trop avancé, s’il est vrai, comme je pense et comme on le dit, que l’armée de Sambre-et-Meuse (soit) envoyée à notre secours. Tous ces revers viennent de ce qu’on a laissé trop longtemps cette armée inactive devant Mayence, qu’elle s’y est consumée de misère et d’ennui, que les administrations s’y sont engraissées dans le pays en y laissant le soldat manquer de tout et que les représentants ont tout caché au gouvernement le véritable état de l’armée, pour le bien-être de laquelle ils ne faisaient rien, si ce n’est assez souvent de la contrarier.., je présume que le nouveau gouvernement 39 va porter un œil vigilant et une main ferme sur tout cela, et alors il n’y aura encore de perdu que de l’argent et quelques hommes, on ne peut calculer de sang-froid cette dernière perte, surtout quand on peut l’attribuer à des sottises du tiers et du quart qu’il eût été facile de prévenir ; puissent du moins ces revers avoir le salutaire effet d’inspirer plus de modération et de sagesse au gouvernement sur l’article de ses conquêtes… Elles nous coûtent déjà bien cher, elles nous coûteront encore plus si on veut les garder, et l’on n’y réussira pas ; quant à moi qui vois dans tout cela la paix s’éloigner et ce long désir de mon cœur rester inaccompli, je me sens penché de tristesse à tous les instants où le mouvement et la fatigue ne m’arrachent point à moi-même. Cette vie pénible, pauvre et isolée use promptement la vie, sans en faire goûter la saveur, j’en suis quelquefois las autant qu’on peut l’être ; j’y vois tant de choses qui me répugnent et qui me donnent de mes semblables des idées que je voudrais ne jamais avoir… ! Qu’il est heureux celui qui dans un coin de terre ignoré, paisible et riant, plante ses choux et les mange apprêtés par une main bien aimée, assaisonnés par l’appétit et / p. 3 / savourés par la santé. Quand est-ce que ce sort sera le mien ? que je suis las de voir la cruauté des hommes, et quels affreux spectacles m’ont déjà offert des êtres qui portent le nom d’hommes… je ne sais pourquoi je broie ainsi du noir, puisque je n’ai qu’un moment pour t’écrire… Il y a si longtemps qu’une douce lettre de toi n’est venue rafraîchir, rasséréner ma pensée. Il ne faut pas s’étonner qu’un nuage de tristesse l’embourbe. J’ai écrit à tous les bureaux de la poste de l’armée, peut-être enfin que je découvrirai quelque chose de toi, car au milieu de toutes mes privations, il me semble à présent que je ne sens que celle-là et que dès je recevrai une de tes lettres je serai soulagé ; puisse-t-elle arriver bien vite, et puissé-je n’avoir à regretter la perte d’aucune. Je me porte très bien, dieu merci. Fais-en de même. Ne sois pas inquiète, je t’écrirai tant que je pourrai, si nous restons ici, j’en aurai mieux le moyen, mais j’espère qu’on prendra bientôt le quartier d’hiver, j’attends d’ailleurs la réponse de la Commission 40 à la demande que je lui ai faite le 1er de ce mois de m’envoyer dans le Midi 41, j’ai un ami 42 chargé de solliciter qui m’en a fait espérer le succès; puisse-t-il me l’annoncer bientôt. Ah, mon amie, je ne vivrai que du jour où je te verrai, je le dis avec la même vérité que tu sais que je mets en disant que je t’aime… Adieu, je ne croyais pas t’écrire si longtemps. Voilà deux nuits que je n’ai presque pas dormi, après avoir passé la journée à cheval ; je vais tâcher de (me) reposer un peu mieux, j’ai appris à dormir un peu partout, mais que tout cela est bien dans un bon lit, loin de tout ce qui sourit à mon imagination lorsqu’elle s’amuse à créer l’image de ma félicité, j’écris comme un chat, je t’écris en l’air…Il faudra que tu me devines, pour t’y faire trouver quelque plaisir… je te répéterai que je t’aime, que je t’écris de tout mon cœur. Adieu, donne de mes nouvelles à la chère cousine à qui je ne puis écrire, je crois pas même les temps derniers à ma mère, voilà plus de 15 jours que je ne lui ai écrit, je tâcherai de le faire demain. Je t’embrasse ma chère et tendre bonne, adieu.

N° 27 à Arzheim près Landau, le 1er frimaire an 4è, à 6 h du soir (22/11/95).

Voilà tout juste un mois, ma chère bonne, que je n’ai reçu de tes nouvelles ; car ton n°22 qui est la dernière lettre que j’ai de toi m’est arrivé le 1er brumaire,tu avoueras que cela n’est pas gai et que cette privation jointe à toutes celles que j’éprouve ne m’aide pas trop à supporter les ennuis de ma position ; j’écris de tous côtés pour avoir des nouvelles des bureaux de poste, Je fais écrire et ne puis encore me procurer rien de satisfaisant ; j’ai encore aujourd’hui envoyé un sapeur dont j’attends avec impatience le retour ; il avait 4 lieues à faire et voilà 8 heures qu’il est parti, si ce retard avait pour cause quelques lettres qu’on lui fait attendre, oh !, que je serai heureux toutes les tiennes, heureux j’ai voulu d’être soulagé… car heureux j’en suis encore loin, rien n’est encore décidé sur la fin de la campagne. Hier toute la journée d’horribles détonations se sont fait entendre du coté de Mannheim; cette belle ville doit être en cendres ; aujourd’hui l’on n’entend plus rien, se serait-elle rendue ?, je le crains, cependant on dit que Jourdan est déjà sur la Nahe, et qu’il se prépare à livrer bataille à Clairfait s’il est heureux, ce succès pourra nous faire rentrer dans le pays, où il faut convenir que l’armée serait mieux que sur la frontière, à moins que l’ennemi n’eût achevé de ruiner le riche Palatinat ; ce qui pourrait bien être au surplus. je n’espère pas goûter de ces mieux, et j’écris encore pour obtenir un congé, ou ma résidence dans le Midi, dès que l’armée prendra ses quartiers d’hiver, et cela ne peut pas être long, nous avons ici un temps affreux ces quatre jours derniers; et l’ennemi nous a laissés fort tranquilles ; je dors pour tout le temps que je n’avais pu dormir ; j’ai chez un paysan une chambre seul, avec un bon poêle et un lit passable où je me blottis, hélas !, dans mon sac ; faute de mieux, je rêve, et encore pas toujours comme je voudrais, mon imagination a tout à faire ici, car tout ce qui m’environne ne / p. 2 / m’inspire rien de gai ; rien de joli ; on m’apporte une salade et un plat de navets ; ma petite table est à côté du poêle… allons encore une soupe solitaire. Oh !, que je suis las, que toute cette solitude est insipide et froide… quand serai-je chez moi, et quand y seras-tu… cruels et vains désirs ?, quand cesserez-vous de me tourmenter ?… ma chère, quand ils seront satisfaits, quand ces chaînes de fer dont le destin me lie seront brisées.., pour faire place à des liens de fleurs et de soie dont tes mains doivent enlacer ton heureux amant. Joseph me dit que mon souper se refroidit, mets-le sur le poêle et laisse-moi écrire, en vérité on est toujours contrarié dans ce monde, quand ce n’est pas la guerre, c’est un souper qu’on vous apporte mal à propos, et qu’on veut encore vous faire manger chaud, mais mon sapeur qui ne vient pas : vous venez que pour me contrarier, il se sera peut-être égaré, comme cet autre que j’envoyais ici tout près et (lui vient de faire 2 à 3 lieues sans le trouver et qui retourne en me disant qu‘il n’entendu pas bien ton français ;je lui ai chanté pouille en patois, il m’a très bien entendu et je n’ai pu m’empêcher de rire de voir son étonnement : bien lui en a valu de ce rire, car si j’avais tenu mon sérieux, je l’envoyais coucher au bivouac pour lui apprendre à mieux faire ses commissions. Allons, ma bonne, il faut céder aux désirs, de M. Joseph, je vais souper, je reprendrai après ; peut-être que mon sapeur sera de retour, qu’il n’aille pas m’apporter l’excuse du premier, car je crois que je ne rirais pas.

Me voilà quitte, ma toute bonne, encore un maudit souper de fait ; ah, jours de pain, d’amour et d’abondance, quand viendrez-vous me dédommager de tout cela, il serait bien temps !, mais rien ne vient, pas même mon sapeur, vous venez qu’il faudra que je me couche sans avoir reçu de lettres, et cependant voilà 30 jours que cela dure… oh, mon dieu, que la vie / p. 3 / est une triste chose, quand on la passe ainsi… mais toutes mes réflexions ne la rendront pas plus gaie. Ainsi laissons çà là de côté et tâchons de n’y plus songer… J’ai envie de t’envoyer le 3è cahier de mes rêveries, eh bien, oui, il accompagnera cette lettre si je trouve l’occasion de la faire partir sûrement, et que je ne sais plus comment se fait ce service à la poste ; il faut confier ses lettes au tiers et au quart pour les poster, je ne sais où, les remet-on exactement, je n’en sais rien… Tu recevras donc bénignement ce 3è cahier et le 4è est aussi copié, mais je ne sais comment faire pour les autres, mon secrétaire m’a quitté dans cette déroute et s’il faut que je copie moi-même, ce sera un peu long.

Du 2 à 8 h.

Je suis dans une veine de malheur, ma bonne, je me suis couché hier sans avoir de tes nouvelles et le sapeur vient d’arriver ce matin sans m’en apporter; je n’ai reçu qu’une lettre de service qui vient encore me contrarier il semble que les moindres événements s’arrangent de manière à aggraver ce fardeau de pécheur que le sort n’a cessé de faire peser sur moi ; je ne vois pas de terme à tous ces maux que la paix ; je fonde encore sur elle quelques espérances, puisse-t-elle ne pas les décevoir puisse-t-elle se réaliser bientôt !, que ce silence de tout ce que j’aime redouble autour de moi la triste solitude qui m’environne, que mon âme souffre de ne plus trouver dans ces lettres de l’amour et de l’amitié, le supplément de vie qui lui manque… j’aime la solitude, mais lorsqu’elle est embellie du souvenir d’un bonheur exaucé et de l’image d’une félicité prochaine Celle où je suis est la solitude où les chaînes retiennent un captif, où tout le blesse, où tout lui manque jusqu’à… j’ai presque dit l’espérance… je ne sais pourquoi j’ai repris cette lettre, j’aurais dû la finir avant de t’affliger.., mais ne vois dans ma tristesse que l’effet de l’absence de tes lettres. Si elles m’arrivent, mes idées, je l’espère, reprendront leur sérénité et mon cœur sera consolé… Qu’elles viennent vite… Adieu, ma tendre et chère Christine, tu sais combien tu es aimée, tu le seras ainsi tant que je vivrai, adieu, je te presse sur mon cœur.

N° 28 à Arzheim ce 5 frimaire an 4è à 6 h du soir (26/11/95).

J’avais tout à l’heure l’air d’un génie, en me baissant pour t’écrire le feu a pris à ma chevelure du génie (et) s’est éteint de suite, et je me suis retrouvé comme j’étais auparavant, un pauvre mortel fort malheureux de ne recevoir aucune de tes lettres… Il y a vraiment un guignon qui les éloigne de moi. J’écris à toutes les divisions de l’armée, et je n’ai rien découvert. Ce matin, on me dit qu’il y a un bureau de poste pour la 9è division où je suis, établi à une lieue et demie d’ici, j’y envoie de suite. Bah, ce bureau de poste s’y est présenté mais n’y ayant pas trouvé de logement convenable, il a été ailleurs et on en sait où ; c’est désolant, le général n’en sait rien, le commissaire des guerres fait courir après et m’a promis de m’en instruire s’il le découvre ; j’espère en avoir des nouvelles demain matin ; j’y enverrai tout de suite et puissé-je y trouver tes lettres. Jamais je n’ai tant souffert de l’impatience ! Je ne puis presque rien faire, je ne suis occupé que de cela, et rien ne vient… Je me consolerai en t’écrivant, mais dans la disposition d’esprit où je suis, je ne puis guère que t’exprimer mon impatience, mon tourment ; c’est toujours la même chose et cela n’amuse ni toi ni moi.

L’ennemi nous laisse assez tranquilles, soit que le mauvais temps l’empêche d’agir, soit que Jourdan l’occupe par ses mouvements que nous ignorons. Cependant il a gagné du terrain sur notre gauche, il s’est avancé jusqu’à Deux-Ponts, soit pour empêcher notre liaison avec l’armée de Sambre-etMeuse, soit pour nous attaquer par ce côté car il est à présumer que c’est de ce côté qu’il agira pour nous faire abandonner la position où nous sommes, si tel est son projet, mais mon dieu, je te parle guerre, cela n’est pas très récréatif pour toi, ni pour moi, je t’assure, oh, quand me sera-t-il permis de n’en plus parler, ni d’en parler que comme d’une chose lointaine et passée… Je crois effectivement que dans soirée d’hiver, assis au coin d’un bon feu, et dans un bon fauteuil, nous en aurons bien à nous conter, n’est-ce pas que nous en aurions déjà assez et que le sort devrait bien nous mettre à même de commencer ? J’ai fait ces jours-ci connaissance avec un chef de brigade du génie qui est des environs d’Uzès, qui vient d’être fait directeur et qui espère de remplacer le directeur Perrotin qui est à Cette [Sète], si cela lui réussit, il m’a assuré qu’il m’attirerait auprès de lui, ainsi c’est un moyen de plus pour la réussite de la demande que je fais depuis longtemps d’être employé / p. 2 / dans ces contrées lointaines et chéries ; mais tant que l’armée sera active, on aura bien de la peine à s’en retirer. Notre commandant qui a aussi besoin d’avoir un congé m’écrit encore aujourd’hui qu’il n’est pas aisé de se tirer des mains de Pichegru ; qu’eût-il 30 ingénieurs auprès de lui, il trouverait toujours quelque chose à leur faire faire. Patience et résignation… On nous disait ces jours-ci que la paix était signée à Bâle et que c’était le courrier porteur de la nouvelle qui avait fait cesser le feu devant Mannheim dans la nuit du 30 au 1er. Il y a des gens qui se plaisent à voir couleur de rose, tant mieux pour eux. Je ne suis pas d’humeur à les en dissuader, je voudrais quelquefois, souvent même emprunter leurs lunettes. Mais elles ne vont pas à tous les yeux.

Le 10 toujours à Arzheim.

Je viens, ma bonne, de perdre assez maussadement ces cinq derniers jours ; un maudit clou 43 suite de mes dernières fatigues, en me faisant assez souffrir, m’a fait rester couché presque tout le temps ; cela va mieux et j’espère que dans deux jours, je pourrai monter à cheval. Mon plus grand mal, car les douleurs physiques n’en sont presque pas un, est de ne recevoir aucune lettre, aucune nouvelle ; il n’y a aucune lettre pour moi à l’état-major général et je n’ai pu en trouver encore dans les bureaux de division ; je ne sais ce que tout cela veut dire mais je sais bien tout le mal que cela fait : je vais remettre celle-ci telle quelle à notre commandant qui est chez moi, et qui va repartir, il la mettra à la poste et je t’écrirai dès que j’aurai reçu quelque chose, car à moins que toutes mes lettres n’aient été jetées dans le Rhin, il faudra bien qu’elles me reviennent. Adieu, écris toujours au quartier général de l’armée de Rhin-et-Moselle, je t’embrasse et t’aime toujours de tout mon cœur.

[adresse au verso] CPArmée du Rhin, 10è division.

N° 29 à Arzheim près Landau ce 14 frimaire an 4, à 8 h du soir (5/12/95).

Il y a bien longtemps, ma tendre et bonne amie, que je n’avais éprouvé de joie aussi douce et aussi vive que celle que j’ai éprouvée ce soir. Voilà près de dix jours que souffrant d’un mal physique et surtout l’esprit et le cœur attristés, je n’avais pas le courage de rien entreprendre pour me distraire. J’étais jour et nuit rongé d’impatience et d’ennui, je ne recevais aucune lettre. Enfin je les ai demandées et ce soir avec quatre des tiennes j’en ai reçu dix autres. J’étais joyeux, heureux comme un enfant. Je t’ai pressé contre mon cœur avec des transports fous. J’ai senti mes yeux humides en lisant tous ces témoignages d’amitié que l’on me donne. Chacun veut que je quitte l’armée l’hiver, et malgré la misère des temps, chacun m’offre et table et logement et me demande la préférence. Je suis touché jusqu’aux larmes, mais une nouvelle que je dois m’empresser de te donner et qui ne m’a pas moins fait plaisir que tout le reste, c’est ce que me dit un de mes bons amis de Paris, que ma demande d’être employé dans le Midi sera accueillie et qu’il a cru bien faire de demander que ce fut dans la direction de Montpellier, que quant à mon départ de l’armée, cela dépendra ensuite du général Pichegru. Tu vois, ma chère bonne, que ce sort commun a concouru à l’accomplissement de nos désirs communs. Nous sommes toujours ici dans la même position, mais l’armée se renforce, et je crois qu’on finira par les repousser sur Mayence, et alors seulement l’on donnera des quartiers d’hiver. Je te laisse à penser si je profiterai de ce moment pour tâcher d’obtenir de me rendre à ma nouvelle destination que je compte de recevoir d’un jour à l’autre. Quel bonheur si je pouvais t’embrasser cet hiver ! M’unir à ma Christine, voir naître près d’elle les douces violettes et ne plus la quitter… Espérons, ma bien aimée, et aimons toujours, aimons… oui, tes lettres me font éprouver que c’est un grand bien que ce sera lorsque allongé sur mon fauteuil, ta bouche et tes yeux parleront d’amour et inspireront sa douce ivresse. Ah, mon cœur bat avec force quand mon imagination se repose sur cette image enchanteresse. Je ne t’écrirai qu’un mot aujourd’hui, parce que j’ai de l’ouvrage, que je veux que cette lettre parte demain matin et que quelques-unes de celles que j’ai déjà exigent aussi une prompte réponse, mais sous un ou deux jours, au plus tard, je t’écrirai encore et si je puis avoir quelque loisir, là comme j’aime à t’écrire ! Je sais que depuis quelque temps mes lettres se ressentent de l’agitation pénible où j’ai été ; ma dernière surtout finit assez tristement, j’ai tout cela à réparer, je le sais. Mon clou est à peu près guéri, quoique je ne puisse encore monter à cheval, ce n’est presque plus rien, mon appétit a toujours été fort bon et quelquefois trop bon pour mon ordinaire, mais la sobriété me coûte et puis et puis je ne suis pas si mal / verso / tu me parles d’une fâcheuse affaire de ta sœur ; mais tes n° 23 et 24 où sans doute tu me l’expliques ne me sont pas parvenues, je n’ai reçu que 25, 26, 27 et 28. Donne m’en des nouvelles et fais-lui dire mes amitiés. Ta santé m’inquiète, donne-moi des détails et aies-en bien soin, peu de drogues pourtant. Je reçois une lettre de ta sœur M[arie] qui a failli être empoisonnée d’un champignon. J’en reçois aussi de Scipion qui craint toujours d’être obligé de venir à l’armée, je vais encore lui écrire à ce sujet. Mes amitiés aux cousines. Voudriez-vous bien faire mes compliments à mon oncle ? Adieu, ma Christine toujours bien aimée, xxx tout à toi xxx

[au bas adresse] n° 29. à Christine Vialars, place Notre-Dame, à Montpellier, département de l’Hérault, C.P. Armée du Rhin…

N° 30 à Arzheim le 16 frimaire an 4 à 6 h du soir (7/12/95).

Me voici tout à toi, ma chère bonne. Je viens reprendre tes lettres et consacre quelques quarts d’heure de loisir que j’ai devant moi à m’occuper à y répondre, car je compte pour peu les courtes lettres que je t’ai écrites en poste avant-hier, ce n’est pas ainsi que je me plais à écrire à ma bien aimée ; tout ce qu’elle m’inspire est si doux que j’aime d’avoir le temps de m’y arrêter, de le savourer. Je regrette que tes n° 23 et 24 ne me soient point parvenues, mais je les fais demander et je n’ai pas encore perdu l’espoir de les retrouver, ce me serait un vrai chagrin de perdre quelqu’un de tes lettres. Dans ton n° 25 l’altération de ta santé, suite du chagrin que te donnait la fâcheuse affaire de ta sœur, m’eût fort affligée si je n’avais appris en même temps par les n° postérieurs que tu te portais beaucoup mieux et attendais le meilleur effet de quelques remèdes que tu allais faire ; quoique tes dernières lettres soient rassurantes à cet égard, il me tarde néanmoins d’avoir quelques détails sur ce sujet, qui m’intéresse comme tu le sais. Ménage-toi, ma bonne, et dans ces occasions écris-moi souvent pour ne pas me laisser trop à mon inquiétude. Tu m’expliques cette affaire de ta sœur à laquelle je ne puis rien comprendre si je ne reçois tes n° 23 et 24. Je n’ai point mis de sérieux dans la querelle que je lui fais sur le dimanche. Sache bien, ma bonne, que je suis très tolérant en fait d’opinion. Je blâme celles qui me paraissent déraisonnables, je cherche à en montrer le peu de fondement, mais je mets peu d’importance à l’adoption de mes propres idées par les autres, parce que je sais très bien que nous n’avons pas tous à cet égard les mêmes lunettes, et que la liberté de la pensée est un droit respectable jusque dans ses écarts, quand il n’influe pas sur le bien-être général. Quant à nous personnellement, quoique nos manières de voir et de juger puissent quelquefois différer, je suis bien persuadé que nous finirons toujours par être d’accord, quand les cœurs sont parfaitement unis, les esprits ont tant de facilité pour s’accorder… Je dois à ce sujet te rassurer sur un objet important : de quelques déclarations que je me sois permises contre les prêtres et contre les abus des religions, il me paraît que tu as conclu que je n’ajoutais pas beaucoup de foi à l’existence de dieu. Tu m’engages dans une de tes lettres à ne pas introduire dans mon ouvrage cette doctrine décourageante et impolitique. Mon amie, Je croyais déjà t’avoir ouvert ma pensée sur ce sujet, t’avoir dit que, sans trop la concevoir, je croyais néanmoins à l’existence d’un Être suprême qui anime, conserve et régit l’univers par des lois éternelles, immuables qu’attestent toutes les révolutions du monde physique et moral, lois dont les dispositions générales embrassent, soumettent tous les êtres créés, au milieu desquels l’homme a, par un privilège particulier, une sorte d’indépendance ou libre-arbitre suffisant pour donner de la moralité à ses actions, mais trop borné pour influer en rien sur l’ordre général et constant établi pour toute la nature. Ces grandes vérités, quoiqu’elles appartiennent plus à la conscience qu’à la raison, ne se présentent néanmoins qu’avec une sorte d’obscurité à l’intelligence bornée de ceux à qui l’éducation n’a pas développé suffisamment les facultés intellectuelles. Voilà pourquoi en différents temps, des génies supérieurs, soit ambitieux, soit de bonne foi s’en sont emparés, les ont revêtues de formes d’idées successives plus ou moins propres à les répandre dans la multitude, à frapper son imagination, séduire son cœur aveugle, ses sens, tyranniser sa raison, fanatiser son esprit et à établir ainsi sur / p. 2 / l’ignorance et la crédulité un empire si rarement bienfaisant et si souvent fanatisé. Telle est, mon amie, la source de toutes les religions ; reste la question importante de savoir si, outre la croyance à l’existence de dieu, et à l’immortalité de l’âme, le peuple a besoin d’une religion et en ce cas quelle est celle qui convient à une grande République ? Nous sommes à peu près d’accord sur la nécessité d’une religion. Quant au choix d’une nouvelle plus convenable que toutes celles qui existent au gouvernement républicain et à un peuple libre et qu’on veut éclairé, il demande de longues et profondes méditations. Je pourrai en dire quelque chose dans mon ouvrage, parce que la forme que j’ai choisie me permet de traiter ce sujet d’une manière assez large et par cela même proportionnée à mes moyens. Mais comme je suis grave, il ne faut pas que cela dure, il est des tons plus aimables, heureusement. Voilà une soupe au lait qui arrive, cela va faire distraction de toutes ces idées solennelles, et je reprendrai après dîner avec des idées plus tendres et plus riantes. Il est bon de s’expliquer quelque-fois, mais il est encore plus doux de s’entendre toujours et cela ne peut manquer entre nous tant que nous parlerons amour et sentiment ; cela vaut mieux que de raisonner, quoiqu’il le faille quelquefois. Adieu, ma Christine, au revoir.

Vous m’avez donc encore laissé souper seul. Ce n’est pas tout et je prévois qu’il faudra encore que je dorme dans la solitude fort tristement isolé dans mon sac. Ah, du moins, puisque nul attrait ne m’y attire, je vais rester quelques moments à causer avec toi. Si mon imagination doucement imprégnée des images amoureuses que ta pensée vient m’offrir pouvait les reproduire durant mon sommeil, je voudrais ne pas m’éveiller de longtemps ! Être avec toi seulement en songe ne vaut-il pas mieux que tout le reste loin de toi ? Je m’arrête avec plaisir sur ce tableau paisible que tu m’offres d’une soirée d’hiver passée dans notre petit salon bien fermé, toi là au coin du feu avec ton ouvrage, moi sur l’autre fauteuil avec un livre dont je te lis quelques passages intéressants tu m’interromps par une réflexion inspirée par ton âme sensible, je m’arrête et vois ta physionomie douce et tendre qui exprime ce sentiment. Mon cœur ému d’une situation si paisible et si douce épanche le délicieux sentiment dont elle le pénètre, se reporte sur d’anciens et chers souvenirs qui rendent le présent plus cher et plus aimable, étend sur l’avenir cette félicité qui nous garantit la tendre et constante union de nos cœurs, le sourire d’un cœur content et amoureux sur tes lèvres à demi closes et ta douce main s’est étendue vers moi… Je ne sais comment cela s’est fait, mais je me trouve sur le tabouret qui est à tes pieds et mes mains dans les tiennes, ton ouvrage est tombé et mon livre est oublié ; l’entretien continue, mais il a quelques intervalles si doucement remplis.., je vous laisse à deviner comment !, le temps fuit d’une aile légère… et déjà l’on vient pour mettre deux couverts, quoi déjà ?, ma Christine, se lève pour donner un coup d’œil au souper… et je reste à savourer la douce félicité dont elle a rempli tout mon être. Vous n’aurez pas, me dit-elle, en revenant votre soupe au lait, votre salade à la crème, mais une salade de / p. 3 / céleri bien tendre et bien blanc, un plat de légumes à l’huile et …. quelques bonbons au dessert. À la bonne heure, au moins, je ne souperai pas seul, oh, non jamais seul, et nous voilà à rapprocher la table de la cheminée, douce gaîté, tendre amour, délicieuse liberté, vous étiez des repas, mais vous m’avez promis des bonbons, et voilà des marrons qu’on apporte – oui, mais je ne vous avais pas promis de les servir à table – et où donc ? – Marion, avez-vous fait du feu dans ma chambre ? – oui Madame. Citoyen, si vous n’êtes pas très pressé de rejoindre votre sac et que vous vouliez prendre un air de feu, il y en a chez moi – permettez, friponne, que j’aie l’honneur de vous donner la main… Mais où me conduit ma folle imagination ? Continuerai-je cette scène de volupté délicieuse et pure… une autre fois, ou plutôt c’est à toi à la finir, car te voilà dame et maîtresse, c’est de toi que dépend tout le charme tout l’intérêt, tes désirs deviennent de douces lois, tes faveurs des prix d’amour et de fidélité… Il n’y a que toi qui puisses continuer ce récit. Voyons si ton imagination s’accordera avec la mienne.

Je t’envoie, ma bonne, le 4è cahier d’Albin ; il faudra que tu attendes un peu pour les autres, car je n’ai plus personne pour copier, et c’est ce que je n’ai pas trop le temps, ni le goût de faire moi-même. Il est inutile que tu montres ces cahiers ainsi imparfaits 45 ; tout cela ne dit pas grand chose encore, il faudra même que J’en retranche pour abréger, car en suivant mon plan avec ce détail, outre que cela nuit à l’intérêt, cela me mènerait trop loin, en ce 4è cahier j’ai à peine abordé mon sujet, et toi qui me dis de développer davantage mes idées, tandis que je trouve que j’entre dans trop de détails, mais comme mon premier but en tout ceci est mon amusement et celui de mes indulgents amis, je m’abandonne aux descriptions, aux idées qui me plaisent sans trop m’embarrasser si elles retardent ou non la marche de l’ouvrage ou des événements. Je reverrai tout cela ensuite, je t’enverrai la prochaine fois mes stances sur la paix avec des corrections et des additions que j’y ai faites ; je présume d’après ce que tu m’as dit dans le temps que tu as abandonné le projet de les faire imprimer ; quand elles en vaudraient la peine, ce n’est pas le moment. Garde-les pour toi et ne les confie à personne. Je suis fort sensible au souvenir des cit[oyen]nes Leroy, témoigne le leur quand tu les verras, et dis-leur de ma part, au nom de ta sœur, mille choses honnêtes et affectueuses. Je ne me rappelle pas avoir dit à ma cousine que je ne comptais aller dans le Midi qu’au printemps, je n’ai jamais pu en fixer l’époque, parce qu’elle n’a jamais été en mon pouvoir, j’ai toujours espéré que cet hiver, quand la campagne serait finie, je pourrais peut-être obtenir ce que je demandais depuis assez longtemps et je l’espère encore mais l’armée ne se cantonne pas encore. Nous venons de repousser l’ennemi sur notre gauche, et le projet paraît être de la forcer à repasser le Rhin, ce qui peut réussir, pourvu qu’on nous envoie des forces, alors la campagne serait décidément finie, et je ne crois pas que Pichegru se refusât à m’accorder de quitter l’armée pour me rendre dans le Midi où j’espère que je serais placé. Ainsi, ma bonne, attendons encore un peu, il est possible que ce soit bientôt décidé. Il me paraît que dans votre commerce les pertes compensent assez les profits, j’en suis vraiment fâché, car dans les circonstances où nous sommes, il est assez difficile de vivre si l’on ne fait d’assez gros profits, et malgré la misère qu’on éprouve à l’armée, je m’aperçois qu’on y vit à bien meilleur compte. On ne paie ni logement, ni feu, ni chandelle, ni pain, ni viande, ni sel, ni presque des légumes. La République / p. 4 / nous a donné dernièrement du drap, aujourd’hui elle nous donne capote et bottes, cela dédommage un peu de nullité de nos appointements, au total cependant c’est une triste vie, surtout quand il faut en passer la moitié dans son sac. Ce mot me rappelle qu’il se fait tard, et que j’use la chandelle de mon hôte. Adieu, ma toute bonne et bien aimée, je t’embrasse, hélas, non je voudrais t’embrasser et te retrouver amour, demain, sur mon cœur xxx Du 17 à 10 heures

Ma bonne, je reçois une lettre du ministre de la Guerre 46 qui ayant égard à ma demande pour une résidence dans le Midi, m’accorde celle de… devine, hélas, ce n’est pas Montpellier car c’est Nice, mais je ne puis m’y rendre que d’après un ordre spécial du général en chef de l’armée. Si nous étions encore devant Mayence, je crois que je l’obtiendrais sans peine, mais actuellement je ne dois m’en flatter que lorsque l’armée prendra ses quartiers d’hiver. Cette résidence te plait-elle, ma toute bonne ? Au surplus elle me procurera le plaisir de passer dans ma famille et si ensuite elle ne nous arrange pas, nous trouverons bien le moyen de changer avec quelque camarade. L’essentiel était d’aller dans ces contrées, m’en voilà sûr ! Je te laisse à imaginer ma joie, je vais faire partir ma lettre qu’on attend. Adieu, écris-moi et aime-moi comme je t’aime. Je te serre contre mon cœur xxx. Ecris-moi au quartier général de la 9è division, armée de Rhin-et-Moselle.

N° 31 à Albersweiler près Landau, ce 24 frimaire an 4 à 9 h du soir ( 15/12/95).

L’affreuse chose que la guerre vue de près et en détail ! Mon cœur est navré des tableaux qui ont passé sous ses yeux depuis quelques jours. Ah, ma bonne et tendre amie, quand la douce paix viendra-t-elle guérir tant de maux ? Notre armée occupant à peu près 18 lieues de front a attaqué l’ennemi le 19. La division à laquelle je suis affecté avait ordre de s’avancer de six lieues dans les montagnes [du Donnersberg], de chasser l’ennemi et de le prendre en flanc. Nous partons avant le jour pour nous enfoncer dans les gorges qui sont de vrais labyrinthes, où il n’y a que des chemins de chèvre et des habitations rares et misérables. Après avoir marché toute la journée, nous arrivons sur le sommet pelé de ces montagnes où il n’y avait que trois pauvres maisons. Il est résolu de s’arrêter là la nuit au bivouac, tandis que l’avant-garde poussait l’ennemi et s’emparait de deux villages qui étaient en avant et où l’ennemi avait 500 hommes que nous aurions pris en entier si nous avions mieux connu les chemins et que la nuit ne fut pas venue si vite, car ils avaient totalement perdu la tête de nous voir arriver ainsi sur eux. On leur fit une soixantaine de prisonniers, tués ou blessés autant, et nous campâmes par une nuit très froide. Les trois maisons furent pour les généraux, je me trouvai avec l’un d’eux dans l’une d’elles où étaient six dragons, trois ou quatre domestiques et quelques volontaires. Note qu’il n’y avait pour tout cela qu’une petite chambre basse assez sale où était un lit, un poêle et une table et où couchait le bûcheron, sa femme et ses enfants. Nous n’avions mangé de la journée, il n’y avait point là de pain, toute notre ressource consistait en pommes de terre qui est presque la seule nourriture de ces gens-là. On en fit cuire à l’eau sans beurre et sans sel et nous soupons avec. Ces pauvres gens en avaient une grande provision, avaient en outre beaucoup de bois coupé en pile devant leur porte, un petit jardin avec des choux, du fourrage, une vache et des chevaux et des cochons. En un instant tout fut ravagé, tout !, on eût dit qu’un feu dévorant y avait passé. Ces bonnes gens n’étaient point consternés, ils étaient étonnés et tâchaient malgré tout cela de nous faire bon accueil. Nous nous couvrîmes de nos manteaux et nous couchâmes sur de la mauvaise paille. Toute la / p. 2 / montagne était couverte de feux, les coups de fusil avaient cessé et nous dormions et nos malheureux hôtes veillaient. Vers le milieu de la nuit, le vieux bûcheron sort et va visiter l’endroit où il avait déposé le fruit de ses épargnes de 4 années 300 florins. Nos soldats avaient fouillé partout, le malheureux ne trouve plus son dépôt. Il revient les bras pendants, l’air consterné, ne dit que deux mots à sa triste famille et à l’instant la femme et les enfants jusqu’au plus jeune fondent en larmes sans professer la moindre plainte. Je le vois encore là cet homme déjà âgé, d’une taille grande, l’air vénérable, quoique à demi sauvage, contemplant sa famille éplorée à qui il vient d’annoncer qu’il ne reste plus d’autre ressource que l’aumône. Ce spectacle à la fin le pénètre et la larme de douleur vient aussi mouiller son œil à demi éteint. Cette scène était éclairée par un morceau de bois sec dont ils se servent à défaut d’huile et de graisse. Je me couvris la tête de mon manteau, mais ne pus dormir du reste de la nuit, j’étais trop près des malheureux que nous faisions et que je ne pouvais soulager. Ce vieillard nous servit encore de guide le lendemain. Nous arrivâmes au village qui nous était indiqué. Mais nos soldats y avaient déjà ravagé. Il est fâcheux d’avouer que l’espoir de pillage entre pour beaucoup dans l’ardeur avec laquelle ils se battent quand ils attaquent. Ils ne sont plus les mêmes quand il faut se défendre. Nous restâmes là trois jours dans une position très misérable et très critique, car notre droite et notre gauche avaient trouvé l’ennemi en force supérieure et n’avaient pu avancer, de sorte que nous faisions une pointe de plus de 3 lieues, ce qui nous exposait beaucoup. Heureusement que l’ennemi fit la bêtise le troisième jour de nous attaquer de front, il nous repoussa comme cela devait être, mais nous fîmes notre retraite en bon ordre et ne cédâmes à l’ennemi qu’une partie du terrain que nous lui avions pris. Notre quartier général fut établi dans le village à l’entrée des gorges où je suis beaucoup mieux qu’à Arzheim / p. 3 /et nous sommes là à attendre de nouveaux ordres. On espère néanmoins que l’armée prendra bientôt ses quartiers d’hiver, dieu le veuille !, car alors je pourrai demander mon ordre de départ et peut-être l’obtenir. Je suis un peu embarrassé par ce voyage et serai obligé de vendre mes chevaux, mais je ne sais comment réunir mes effets dispersés. N’importe, dussé-je aller à pied et avec un seul habit, de quoi me dédommager par le bonheur de me rapprocher de toi et de revoir ma famille ! J’ai reçu aujourd’hui ton n° 23, mais voilà 10 jours que je reçus ton n° 28 (lui est la dernière que j’ai eue de toi, il me tarde d’en avoir de fraîches. J’envoie tous les jours à la poste, mais les courriers sont souvent retardés par ce mauvais temps. Je suis ici chez de bonnes gens qui sont à leur aise et qui ont bien soin de moi. Je n’y souffre ni de la faim ni du froid, et y suis assez proprement. Pour le coup, je te désirerai auprès de moi, mais j’aime encore mieux t’aller trouver. Ah, qu’il me tarde de t’annoncer : je pars, d’aller te demander la récompense que tu promets à celui qui t’annoncera ton amant, avec celle que tu dois à l’amour le plus tendre et le plus constant. Savez-vous que vous avez là une grosse dette ? Êtes-vous bien disposée à (trou du cachet : l’honorer ?) Pour moi je suis peu disposé à vous faire grâce. Ainsi arrangez-vous en conséquence. Où as-tu vu que je t’aie dit que je voulais que tu ne m’écrivisses que le décadi, non en vérité, j’ai une fois paru (trou : souhaiter ?) que vous marquassiez toujours le dimanche par cette occupation. Le jour m’importe peu et quel qu’il soit, le ne recevrai pas avec moins de plaisir tes bonnes et aimables lettres ; mais d’un décadi à l’autre c’est trop loin, et puis il ne faut pas s’assujettir à écrire en tel jour. (trou : On doit ?), écrire quand le cœur le demande et qu’il en a le doux besoin, et donc fût-ce même le dimanche. Je t’envoie mes stances à la paix nouvellement revues, corrigées et augmentées. Si j’ai un peu de loisir, j’achèverai pour ta sœur un portrait de toi que j’ai commencé au crayon. Sais-tu que je suis ici voisin du château [le Trifels] où fut enfermé le roi Richard et sous lequel Blondel 47 chantait dans une tour obscure… Il n’en reste que des ruines sur une montagne escarpée. Je dois y aller un de ces jours. En attendant je vais me coucher et rêver à toi et dire à ton exemple quelques folies à mon oreiller. Bonsoir, ma bonne. Je t’aime, je t’aime bien xxxx oui bien.

[adresse au verso].

N° 32 à Albersweiler, ce 29 frimaire an 4è à 6 h du soir (20/12/95).

J’ai reçu hier ton n° 30, ma bonne, mais le 29 ne m’est pas parvenu. On me vole ainsi mes douces jouissances. J’ai aussi reçu ton n° 23, mais point de nouvelles encore du n° 24. Cela fait des lacunes qui me sont pénibles. Je souffre de ces sortes d’interruption et surtout de l’idée que ces lettres si précieuses pour moi restent entre des mains profanes, indifférentes et peut-être indiscrètes. Est-ce là leur place ? Sorties de celles de l’amour, il me semble qu’elles doivent être souillées par les seuls regards d’un être à qui le dieu n’inspire pas toute la délicatesse qui lui est naturelle, moi qui les attend avec une amoureuse impatience, qui leur souris, qui leur fais fête quand elles arrivent ! Ah, si elles avaient quelque sentiment par elles-mêmes, elles eussent déjà volé vers moi. Tu as donc fait un voyage à Nîmes, tu as vu mon oncle, il t’a bien reçue et a paru te traiter avec confiance. J’en suis bien content et point surpris. C’est un acheminement à l’amitié qu’un titre si doux que je brûle de te voir porter, te mettre bientôt en droit d’attendre de lui. Si la parenté établit entre ceux qu’elle unit une certaine analogie de goût, tu ne peux être indifférente à aucun des miens. Comment mon oncle aurait-il vu sans plaisir celle que son neveu n’a jamais vue qu’avec amour. Tu as donc vu aussi mon cher Léon 48. Tu l’as trouvé bien grandi ; il n’a pas l’air plus gai que moi. Ah, que je voudrais le voir. Je reçois quelquefois de ses lettres, je l’aime beaucoup… Il paraissait aussi te voir avec plaisir, et avec un peu de curiosité je ne m’en étonne pas. Je lui écrivis de ne partir sans te voir et je lui parlai de toi comme d’une ancienne et bonne amie. Cette recommandation et quelques souvenirs de ce qui s’est passé à Sauve ont pu lui donner à penser que nous nous aimions. Eh, ma bonne, ni toi, ni moi ne serons tentés de dissuader celui qui aura cette pensée.

Du 1er nivôse à 11 heures.

J’ai été interrompu et n’ai pu reprendre ma lettre qu’aujourd’hui. La majeure partie de l’armée est bien en cantonnement, mais l’ennemi n’est pas loin et l’on se fortifie de part et d’autre de crainte d’être attaqué pendant qu’une partie des troupes se repose dans les villages. Cela me donne assez d’occupation, mais j’ai un bon logement, une bonne table, un bon lit, cela me dédommage de mes fatigues. Si quelque chose d’ailleurs pouvait nous faire oublier les privations dont la durée afflige si fort mon cœur. J’ai fait ma demande au général en chef s’il n’était possible de renvoyer dans / p. 2 / sa place un officier qui avait des raisons majeures pour le désirer. Il m’a répondu que ce n’était pas encore le moment. On prépare, dit-on, un grand travail sur l’armée et chacun doit être à son poste. Ce qu’un de mes amis a pu écrire à Montpellier, c’est que j’avais obtenu mon changement de résidence pour le Midi. Je t’ai marqué que c’était pour Nice. Mais je ne puis quitter l’armée qu’avec un ordre de Pichegru et je ne sais quand je pourrai l’obtenir, le sort ne se lasse point d’élever toujours quelques obstacles entre le bonheur et moi. Il ferait mieux de ne pas me le laisser entrevoir, mais depuis que mon imagination s’abandonne à ses amoureuses chimères, à ces images d’une douce félicité, que m’offrait si naturellement l’espoir prochain de me réunir à toi. Le sentiment de ma privation m’est devenu très pénible une inquiétude secrète tourmente mes sens, distrait et trouble mon esprit. Mon sommeil et mon travail en souffrent, je ne puis m’occuper de suite d’une idée qui demande quelque attention. Je sais que je ne suis pas dans l’assiette qui me convient, je ne puis m’y reposer, et le regret du temps qui s’enfuit vainement m’attriste à chaque instant du jour. Comment jouirai-je de la plénitude de mon existence, quand la moitié de mon âme est à deux cents lieues de moi ? Cependant j’aime à m’occuper de ces idées ce serait aggraver inutilement ma peine que de m’interdire les illusions dont quelquefois elles me flattent.

J’ai reçu le billet de la cousine et je vais écrire à Paris pour la perruque. Je t’avoue que je ne fais pas encore à l’idée d’une beauté en perruque, mais je respecte la liberté du goût comme celle des opinions. Je vois dans ce pays de belles chevelures que je trouverais fort laides si la nature ne les avait plantées. J’ai reçu hier une lettre fort agréable de la sœur de la cousine. Je n’existe que par mes correspondances, je ne vis que de souvenirs ou de chimères. Scipion m’en a écrit aussi une très amicale, mais remplie de beaucoup de noir ; il craint que le terrorisme ne reprenne le dessus, ce qui me prouverait seulement qu’il y a d’honnêtes gens victimes des intrigants qui doivent affluer auprès du Directoire et des ministres. Il espère qu’un ancien mal au bras pourra lui valoir une exemption définitive de partir pour l’armée. On met, dit-on, beaucoup de sévérité à faire rejoindre les militaires en congé et les jeunes gens de la 1re réquisition. Cependant nous n’en voyons guère revenir. La division où je suis n’est pas au tiers de ce qu’elle devrait être. C’est un fait, juge du reste. Voilà avec mille et une raisons la cause de nos revers que je crois néanmoins à leur terme. Je t’ai dit / p. 3 / de ne point apporter foi à ce que les gazettes disent de nos armées. On en juge par les relations que je vois dans 4 journaux de ce qui se passe dans celle où je suis, rien n’est plus absurde, ni plus faux. Telle est entre autres la nouvelle de la destitution de Pichegru. Je ne crois pas que Merlin de Thionville ait encore de l’influence sur l’armée. Il est mal jugé pour ce qu’il est, pour un intrigant sans vertu et sans dignité. C’est au moins ce qu’il me paraît être. A propos ne reçois-tu pas un journal intitulé La Décade philosophique, politique et littéraire49 qui paraît tous les dix jours ? Tu devrais le recevoir depuis le 1er brumaire et je suis étonné que tu ne m’en aies pas parlé. Avec ma lettre du 1er frimaire n° 27 qui devrait t’être parvenue le 15 lorsque tu écrivais ton n° 30, je t’ai envoyé le 3è cahier de ma Cécile, tu ne m’en parles pas. Est-ce que tu ne l’aurais pas reçu ? Je t’ai envoyé le 4è avec mon n° 30, je serais fâché qu’ils s’égarassent. Je ne sais quel est le n° dont tu m’accuses la réception dans ta lettre du 15. Tu dis l’avoir reçu à ton retour de Nîmes, mais tu ne me dis pas lequel. L’occupation que te donne la tenue des livres de correspondance de votre maison de commerce a sûrement causé cette distraction. Je sais que les circonstances ont mis beaucoup de personnes dans la nécessité du commerce et quand tu as fait comme tant d’autres, si j’ai encore quelques regrets, c’est de voir que tu y étais obligée mais quant à moi personnellement je t’avoue que rien n’est plus éloigné de mon goût. Je ne t’en souhaite pas moins tous les succès, tous les profits qui peuvent t’y encourager et te dédommager des peines que cela te donne. Tu ne me parles plus de l’affaire de ta sœur, je présume qu’elle est terminée, et j’apprendrai avec plaisir que tu es débarrassée de cette inquiétude et qu’on lui a rendu justice. Je suis bien sensible à l’intérêt qui porte ta cousine à demander de mes nouvelles. Dis-lui bien des choses tendres et aimables de ma part. Ecris-moi souvent tous les jours où je reçois tes bonnes lettres, je me sens moins malheureux, je les relis souvent et il me semble qu’elles me rapprochent de toi pour quelques instants. Quand le rapprochement si longuement, si ardemment désiré sera-t-il autrement qu’en apparence ? Ah, ma Christine !,.. Espérons… Je ne puis renoncer à l’espérance. Elle vit dans mon cœur avec l’amour dont le bonheur dépend de sa réalité. Adieu, on me chasse pour mettre la table. Je crois que j’ai le temps de te dire que je t’aime de tout mon cœur, tu le sais, toujours, toujours, de tout mon cœur.

[adresse au verso]

N° 33 à Albersweiler le 5 nivôse an 4è à 8 h du matin (26/12/95).

Je m’empresse de t’apprendre, ma chère Bonne, que l’armée de Sambre-et-Meuse ayant eu du succès contre Clairfait sur la Nahe, celui-ci a demandé une suspension d’armes que Jourdan a cru devoir accorder, sauf l’approbation du gouvernement. A peine Pichegru en recevait-il la nouvelle hier à midi qu’un officier autrichien est venu lui faire la même demande, qu’il a également accordée à l’exemple de Jourdan. En conséquence nous avons reçu ordre le soir de suspendre toute hostilité. Beaucoup de monde prend de cela occasion de chanter la paix. Je la désire au moins autant que personne, et je ne fais pas encore chorus avec les chanteurs. Je ne connais pas assez ce qui a motivé cet armistice pour m’en réjouir, Je sais que l’intention de l’ennemi était de passer tranquillement l’hiver dans la position où il se trouve. Il aura pu craindre avec raison qu’il ne nous prît envie de l’inquiéter comme cela eût très bien pu arriver et il n’avait rien de mieux à faire que de proposer un armistice. Je ne sais si notre gouvernement n’aura pas mieux à faire que de l’accepter. Cela dépend de beaucoup de causes que je ne connais pas assez pour prononcer. En attendant personne ne quitte son poste, il arrive au contraire plusieurs officiers généraux parce qu’il se prépare, dit-on, un travail sur l’armée, par suite duquel il est possible, dit-on, que Pichegru ne la commande plus. Si néanmoins le gouvernement approuve la trêve et qu’elle ait quelque durée, je tâcherai d’en profiter pour obtenir l’agrément de retourner à ma résidence à Nice, car un congé ne suffirait pas, il serait toujours trop limité pour un si long voyage, et quelque désir que j’aie de revoir Paris et d’aller régler quelques affaires dans le Nord, il me serait impossible en ce moment de faire ce voyage. Les mêmes difficultés existent bien pour celui du Midi qui est encore plus long. Mais aussi quel attrait n’a-t-il pas de plus C’est toi, c’est le bonheur qui m’attend au terme, et puis j’irai dans une garnison d’où je n’essaierai pas de faire encore le même voyage pour retourner à l’armée. Je reçois à l’instant ton n° 31 du 19 frimaire écrit précisément le jour où nous avons nous-mêmes marché pour l’expédition dans les montagnes dont je t’ai parlé. Ah, si la division qui était immédiatement à notre gauche eût donné, comme il faut, ce jour eût été un jour de victoire. Mais revenons à nous. Je n’étais pas trop bien ce jour-là, ni le suivant comme je te l’ai dit. Mais depuis notre retour ici, eh, tu as tort d’être inquiète sur mon compte, je suis chez un meunier avec un de mes camarades qui par exemple n’est pas d’une grande ressource… Il est assez d’usage dans tout le pays conquis que les hôtes nourrissent les officiers qu’ils logent et qui leur donnent leurs rations. Notre hôte ici s’acquitte à merveille de ce devoir; nous ne sommes que deux et nous avons un ordinaire au moins pour quatre, très proprement et très bien accommodé. Il ne veut pas non plus que nous buvions de l’eau, ni que nous mangions du pain de munition. Nos domestiques et nos chevaux sont également bien traités comme le bois est très commun / p. 2 / ici, nous n’avons d’autre embarras que de lui dire de ne pas faire trop de feu. Je loge dans une chambre basse propre et gaie, où le lit est passable. Notre hôte au milieu de tout cela se loue fort de nous et dit qu’il est fort content de nous avoir. Nous n’avons en cet état d’autres dépenses à faire que notre blanchissage et le fer de nos chevaux. Tout cela se paie en argent et a bientôt absorbé les 8 L. que la République nous donne par mois. Les habitants de ce village traitent assez bien les militaires, il n’en était pas tout à fait de même au dernier village où nous étions, et cela vient sans doute de ce que ce village était français. Quand nous comparons notre position et celle des gens qui ont tant de peine à vivre dans l’intérieur, nous disons à quelque chose malheur est bon et faisons des vœux pour que personne ne fut plus à plaindre que nous. Je ne sais si cela dure, mais voilà la guerre tantôt bien, tantôt mal. En vérité, ma bonne, je voudrais que tu fusses ici ; tu ne veux pas de sac, mais je ne m’en sers point depuis que je suis ici et je ne crois pas que l’envie m’en prît si vous y étiez. Au surplus, vous avez tort d’en avoir toujours mauvaise opinion, il m’a rendu de grands services et je vous assure qu’un solitaire y est fort chaudement et très à son aise, il après d’une aune de large 50, vous voyez bien qu’un ermite peut y faire toutes les gambades qui lui sont permises. J’avoue qu’il est des cas où cette espèce de prison serait fort incommode, mais ces cas, hélas, ne sont pas ceux où je me trouve. Je me porte très bien, je fais des exercices, parce que j’aime les montagnes et que mon service m’oblige de les bien connaître. Je dors beaucoup parce que le matin je me plais à faire le paresseux et que je puis le faire fort chaudement, mais moins agréablement, oh, oui, beaucoup moins sans doute que si… vous m’entendez charmante et tendre paresseuse ? Mon imagination fait bien ce qu’elle peut, mais peut-elle faire tout ce que je voudrais ? C’est impossible. Vous êtes donc presque jalouse de ma Cécile, j’ai effectivement quelque regret de l’avoir faite si jolie. Elle n’eût pas été moins intéressante quand je ne lui aurais donné que tes grâces et Albin ne l’eût pas moins aimée. Je tombe un peu dans le défaut des romanciers qui ne présentent que des personnes parfaites, mais Cécile ne le sera peut-être pas toujours, nous verrons… je ne te conseille pas de montrer encore ce commencement à ta sœur, c’est si peu de chose, cela ne dit rien et à peine au 5è cahier les événements commenceront-ils à se lier de manière à inspirer quelque intérêt. Il est vrai que l’intérêt doit être pris dans les aventures qui seront assez simples, mais presque tout dans les sentiments et dans les détails. Je n’y travaille pas depuis quelque temps, parce que je ne suis presque jamais seul, mais quand quelques travaux que je fais faire seront finis, si je puis avoir quelque loisir, je m’y remettrai. Tu n’es donc pas très contente de ton commerce, et les peines de ta situation m’affligent beaucoup. Il est si dur, après avoir été habitué à une douce aisance, d’en être réduit à des calculs d’économie si serrés, mais c’est un mal général, et en cela il est plus supportable. Il ne peut d’ailleurs durer longtemps. Nous touchons à une voie salutaire : / p. 3 / le gouvernement prend des moyens vigoureux et féconds qui feront crier quelques personnages à la terreur, mais il faut bien que les méchants et les fripons tremblent et que les riches paient, et qui pourrait plaindre ceux qui se sont enrichis durant la Révolution ? Pour moi, à quelques exceptions près, je n’ai pas pour eux une grande estime. Au moins si cela pouvait nous mener à donner moins de considération aux richesses et plus au mérite, je regarderais comme un bien cette subversion des fortunes. Mais que nous sommes encore loin de ce bon sens si nécessaire aux républiques…, et quel est le luxe que l’on encense encore ? Ce n’est point cette abondance d’objets utiles qui rend heureux et vivifie tout ce qui respire au milieu d’elle, mais bien cet appareil somptueux et frivole qui corrompt les mœurs, souille et rapetisse les âmes. L’éducation et les grands exemples peuvent seuls rectifier à cet égard nos idées et épurer nos goûts. Je dis nos, j’ai tort, car mon espérance n’est pas dans la génération qui passe, mais dans celle qui va naître… Tu fais donc quelques provisions pour ma garde-robe, tu es bien bonne et je me parerai avec amour des dons de mon amie… mais ne te prive de rien pour cela. Je n’ai porté à l’armée que peu de linge et y ai appris à me passer de beaucoup de choses, et quoique mon goût soit d’être un peu plus propre qu’on ne peut l’être ici, je ne prévois pas que j’aie de grands besoins à la paix. Je retrouverai d’ailleurs mon linge et mes effets soit à Condé ou à Laon où ils ne s’usent pas, mais c’est par exemple du linge de ménage que je ne trouverai pas. Je suis accoutumé à manger sans serviette et même sans nappe, et je n’en ferais pas moins un propre ce délicieux repas avec toi sans cela. Mais vous n’avez pas cette habitude, puis l’usage et puis tout cela n’est pas tout à fait inutile. Quant au reste j’ai mon sac, si vous voulez je vous en ferai faire un… vous faites le mien… allez, nous n’en parlerons plus, car je ne sais lequel des deux serait le plus tourmenté d’un tel arrangement. Nous trouverons, je pense, à en faire faire un autre qui nous conviendra mieux mutuellement. Tu ne sais pas là-dessus toutes mes idées je t’en ferai part, car elles ont besoin de ton approbation, et je l’espère, car elles n’ont pour but que la durée de notre bonheur commun… ah, puisse le moment venir bien vite, mon dieu, que je voudrais qu’avant le printemps je puisse t’embrasser, que je puisse cueillir pour toi les premières violettes et en parer ton sein palpitant sous les mains de ton ami, ton amant, ton… ah, délicieuse pensée… titre chéri et sacré, quelle douce émotion tu me causes, ah, ma Christine… que tu es tendrement aimée, et comment douter que ce sentiment ne rende heureux celui à qui tu l’inspires, puisque tu le partages avec une si douce ivresse… ah, je me confie en cette espérance et ne vis que pour désirer le jour où elle se réalisera. Adieu, tout ce que j’aime, je te presse contre mon cœur.

[adresse au verso]

N° 34 à Albersweiler ce 13 nivôse an 4 à 9 h du matin (3/1/96).

Il y a quelques jours, ma bonne, que j’ai reçu ton n° 32 et je vois avec peine que Scipion t’a instruit mal à propos d’une chose qu’il devait encore te laisser ignorer. Il a cru trop aisément aux gazettes de Paris qui ont dit Landau bloqué avec aussi peu de raison avec tout ce qu’elles débitent de nos armées. Il est vrai, ma chère Ch[ristine], que le général en chef m’avait destiné à entrer dans Landau en cas de blocus, dans le temps où cet événement était encore probable. Je ne voulus pas t’en instruire parce que la chose était incertaine, je ne voulais d’avance et donner inutilement de l’inquiétude, mais je priai Scipion de te l’écrire ainsi qu’à sa mère 51, dès qu’il serait assuré que la place était bloquée, parce qu’alors ne pouvant plus recevoir de mes nouvelles, ce silence vous aurait inquiété. Il s’est un peu pressé sur un faux bruit, j’en suis fâché, parce que tu aurais pu l’ignorer entièrement, mais l’inquiétude que tu aurais pu en avoir il y a un mois serait actuellement sans motif. L’ennemi ne songe qu’à rester tranquille dans ses quartiers d’hiver. Tu auras vu par ma dernière qu’il avait demandé une suspension d’armes et qu’on attendait à cet égard la décision du gouvernement. Je croyais pouvoir t’en donner la nouvelle c’est ce qui me fait retarder ma lettre de quelques jours. Mais on n’a encore rien reçu, et je ne veux plus tarder à t’écrire. Les avis sont partagés, beaucoup de gens croient qu’elle ne sera pas confirmée ; moi j’en doute, et peut-être arriverions-nous plus tôt à la paix en ne discontinuant pas la guerre. En attendant, les ennemis nous traitent avec des égards respectueux, avec une prévenance et des procédés peu ordinaires 52. Tout jusqu’au soldat semble impatient de nous tendre la main de la fraternité est-ce ruse ?, est-ce bonne foi ? J’aime mieux croire à la dernière. Ils ont faim de la paix comme nous, la misère est dans leur pays comme dans le nôtre. Le pain s’y vend jusqu’à 26 sols la livre. Si l’emprunt forcé [du 19 frimaire 4] réussit comme je l’espère…il est moralement sûr / p. 2 / qu’ils nous demanderont la paix. Nous la dicterons à l’Anglais, nous la donnerons à la Vendée, et le bonheur luira sur notre immortelle République ! Ce que tu me dis de ta situation, ma chère amie, me navre. Si j’étais près de toi, nous la supporterions en commun et nous saurions en adoucir l’un pour l’autre tout ce qu’elle a de pénible. Privé encore de cette consolation si désirée, il ne me reste que celle de penser que cette situation changera bientôt. Il me paraît que le gouvernement prend de l’énergie. Il en faut pour qu’il se consolide, qu’il rétablisse l’ordre et comprime les nombreux malveillants, les innombrables fripons. Ce caractère qui est aussi celui de la justice lui attirera bientôt confiance et respect, fera aller la machine et, pour peu que l’ordre se rétablisse, cette disette affreuse diminuera, et les ressources immenses de la France se vivifieront d’autant plus promptement qu’elles auront été plus négligées ou plus comprimées. Du courage, ma chère bonne, nous touchons peut-être au terme des épreuves. J’ai espérance en la paix pour cet hiver, il n’est pas une chaumière que la guerre n’abreuve de douleur et de misère, c’est un cri général qui s’élève vers cette fille du ciel, elle ne peut tarder de descendre pour console la terre. Que la trêve ait lieu ou qu’elle n’ait pas lieu… je n’en tâcherai pas moins de quitter l’armée cet hiver pour rentrer dans une garnison et tu sais qu’il faut que je passe chez toi pour m’y rendre. Alors si vous voulez m’y accompagner, il ne tiendra qu’à toi, ma Christine, eh, oui, qu’à toi. Mais aussi peut-être me trouverez-vous vieilli, peut-être ne me reconnaîtrez-vous plus. Vous ne m’avez pas vu avec mes cheveux coupés, l’habitude de coucher tête nue en les mêlant beaucoup m’en a fait perdre une grande quantité. J’ai actuellement le front très découvert, mon costume, ma figure, tout va être nouveau pour vous. Mon cœur seul sera toujours le même, mais comme vous ne le verrez pas dans le premier instant, si tu allais te demander ce qu’il y a pour mon service, oh, je vous / p. 3 / l’aurais bientôt dit. Reste à savoir si vous me l’accorderiez, J’en ai quelque soupçon. N’allez pas me gronder de cette confiance. Je t’aime trop pour que tu ne m’aimes beaucoup. Ainsi il est bien permis de présumer que nous serons d’accord. Cette présomption va même assez souvent jusqu’à la certitude, n’en est-il pas de même chez toi ? Il me tarde fort de recevoir de toi une lettre écrite dans un moment un peu plus paisible, mais je ne veux pas que tu retiennes avec moi l’épanchement de toute ta peine. Je sais que cela te soulage et je te gronderai de te refuser cette consolation pour m’épargner la part que je dois y prendre. Vous manqueriez la première à nos conventions qui sont de mettre en commun nos peines et nos plaisirs. En vérité, Je te désire souvent ici où depuis quelques jours je suis assez tranquille et loin de tous ces spectacles de misère que l’intérieur ne présente que trop en beaucoup d’endroits. On voit peu de misère dans ces villages quoique la guerre les pressât de toute manière. J’y vois en fait de religion la pratique d’une tolérance (entre) les catholiques, les protestants et les luthériens. Ils ont chacun leur église où ils vont très paisiblement et sans bigoterie et sans que cela trouble en moindre manière leur union. Leurs pasteurs fraternisent très cordialement entre eux, et je n’en ai pas été peu étonné, ni peu satisfait de voir le vicaire qui vient dire la messe ici aller dîner tantôt chez le pasteur protestant ou chez le luthérien. Les Juifs ne mangent pas avec les chrétiens, sans cela ils se traitent tout aussi bien, car il n’y a aucune animosité dans ceux qui diffèrent d’opinions. Pour moi je vais tantôt dans un temple, tantôt dans un autre pour observer leurs simagrées. Il y en a beaucoup chez les Juifs, mais il y en a pas mal chez les catholiques. Que nous sommes loin de ces formes simples et respectueuses que nous devrions avoir en invoquant la divinité! Je traiterai quelque jour ce chapitre. Adieu, il faut que j’envoie à la poste. Je me porte très bien, je crois même que j’engraisse depuis que je suis ici, j’en avais un peu besoin. Puisse ta santé être aussi bonne que la mienne. Ecris-moi souvent et aimons-nous toujours. Je t’embrasse xxx

[adresse au verso.] CP Armée du Rhin, 6è division.

N° 35 à Albersweiler ce 21 nivôse an 4, à 7 heures du soir (11/1/96).

Je n’ai reçu qu’hier, ma chère bonne, ta charmante lettre du 3. J’étais absent depuis six jours. J’avais été voir à Deux-Ponts le général St Cyr qui, ainsi que son état-major, m’ont reçu comme un vieil ami. J’ai vu ainsi avec agrément toute la position de notre armée et un pays assez intéressant. La veille de mon arrivée, trois officiers généraux autrichiens étaient venus trouver St Cyr pour régler différentes choses relatives à la suspension d’armes. Ce furent mutuellement des égards et des procédés tels que peut en inspirer l’estime et l’amitié. Ces Messieurs témoignèrent beaucoup de confiance en une paix prochaine, et dirent qu’elle ne dépendait que de nous, que l’empereur n’y mettait point d’obstacle même pour les affaires des Pays-Bas. Mais ils parurent croire que les négociations auraient un plus prompt succès si nous avions tout autre plénipotentiaire que Barthélemy [le négociateur de la paix de Bâle avec la Prusse et l’Espagne]. Ils l’accusent d’être un peu prussien et par cela même anti-autrichien. Ils nous dirent qu’ils croyaient qu’il serait remplacé incessamment par Sieyès. Au surplus, l’ennemi se confie fort en notre loyauté. Il ne se garde presque plus, et soldats et officiers ne cherchent que les occasions de fraterniser avec les nôtres et de boire à la paix et à l’union. Il paraît y avoir quelque bonne foi dans toutes ces démonstrations. Puissent ces mêmes hommes qui se donnent aujourd’hui la main de la fraternité n’être plus commandés pour s’entrégorger mutuellement ! On dit tout bas qu’il va y avoir un congrès secret à Trêves où Pichegru doit se rendre. À mon retour, J’ai appris la nouvelle de la confirmation de la trêve par notre gouvernement. Il n’y a pas de terme fixé ; on doit s’avertir seulement dix jours d’avance quand l’une des parties voudra la rompre. Ceci est principalement fait pour laisser aux généraux un prétexte pour refuser les nombreuses demandes de congés qui vont être faites et qui, si elles étaient accueillies, finiraient par désorganiser l’armée dans le temps qu’on prend tous les moyens pour produire un effet tout contraire. Néanmoins j’ai ainsi que plusieurs de mes camarades formé la demande d’être renvoyé dans nos garnisons respectives. Plusieurs se flattent d’obtenir au moins un ou deux mois, surtout ceux dont les garnisons sont sur cette frontière. Mais à quoi me servirait si peu de temps, si j’étais obligé de revenir ? Aussi ai-je chargé notre commandant de m’obtenir purement et simplement l’agrément du général pour rentrer dans ma garnison. Écrire au ministre ne me servirait de rien, parce qu’il me renverrait toujours au général qui peut seul juger si mon service est utile ou non à l’armée. Tu me dis de lui objecter des raisons de santé c’est bon si ma garnison était près [de] l’armée, mais comment en lui disant que je ne me porte pas bien lui demander de faire un voyage de plus de deux cents lieues ? Je ne manque pas / p. 2 / d’autres raisons pour appuyer ma demande, et tu peux bien t’en reposer sur mon empressement à les faire valoir. Pichegru était absent ces jours-ci. On l’attend d’un moment à l’autre, son quartier général va se porter à Haguenau, qui est un peu loin d’ici. Mais mon commandant est là, il est chargé de toutes nos demandes et comme je suis en correspondance particulière avec lui, tu sens bien que je ne le lui laisse pas oublier, ce dont j’ai si grand besoin, qu’il se rappelle. Le quartier général de la 9è division est parti aujourd’hui d’ici pour aller s’établir à trois lieues en arrière, mais nos travaux se trouvent ici, et y étant déjà assez bien logé, le général m’a laissé le maître d’y rester et c’est ce que je fais d’autant plus volontiers qu’il y a un général de brigade et un colonel, gens de bonne société, qui y restent aussi et avec qui nous nous réunissons tous les soirs. D’ailleurs plus on se rapproche de France, moins bien on se trouve, excepté ceux cependant qui par ce mouvement se rapprochent de leur bonne amie, car je ne sais quelles privations, quels désagréments ne sont point compensés par cette délicieuse perspective. J’avais effectivement espéré, ma chère amie, d’être placé à Narbonne. Mon ami de Paris me l’avait annoncé, je ne sais quel obstacle s’y est opposé. Il m’a mandé qu’il n’avait pu obtenir que Nice, mais qu’une fois dans le Midi, il ne serait pas difficile de trouver à changer. Cet ami s’appelle Mureau 54, il est employé dans les bureaux de la guerre, section des fortifications. Je ne crois pas nécessaire que Campredon 55 écrive. Avant de me rendre à Nice, je passerai à Montpellier, j’y séjournerai sans doute assez pour que nous ayons le temps de voir ce qu’il aurait de mieux à faire. D’ailleurs si en quittant l’armée je pouvais passer par Paris, cela serait encore plus tôt arrangé. Mais je n’entrevois guère que cela fût possible à moins de quelque événement favorable que l’on ne peut prévoir. Je sais bien bon gré à ta sœur de sa bonne quoiqu’un peu tardive disposition à mon égard. Témoigne-lui en mes remerciements qu’elle conseille, une minute d’entrevue nous aura bientôt mis d’accord. L’essentiel est de se revoir et bientôt, oui, bientôt, car ce jour me promet une nouvelle vie et je suis las de l’ancienne, elle a trop / p. 3 / duré pour me peiner. Puissé-je toucher à son terme dans un mois ou deux au plus. Puissé-je te donner bientôt la nouvelle et la suivre de près. Je ne puis t’envoyer encore un 5è cahier; il n’est pas copié, il faut que je le fasse moi-même n’ayant plus de secrétaire, et je suis misérable ici pour le papier, les plumes et l’encre ; mais j’irais à Landau un de ces jours pour m’approvisionner. Tu devines qui est l’ermite, mais ne donne pas beaucoup d’effort à ton imagination, car ce personnage ne forme qu’un épisode très détaché de l’ensemble de l’ouvrage. Je ne l’ai placé là que pour avoir l’occasion d’épancher quelques pensées morales ou mélancoliques indépendamment du sujet. Ce qui me fâche ici c’est que je n’ai point de livres et que j’ai plus que jamais le loisir et le besoin de me nourrir de bonnes lectures, j’en ai déjà fait plusieurs demandes à Paris, j’ai envoyé plus de 800 francs et rien ne vient. Ces libraires friponnent comme tous les autres et on ne sait à qui s’en prendre ? Je n’ai pas encore eu réponse au sujet de la perruque demandée par ma cousine. Je lui écrirai dès que j’en aurai des nouvelles. Fais lui bien mes compliments, ainsi qu’à la tienne. Adieu, je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur, je finis bien vite, parce qu’on vient me chercher pour souper et que je dois remettre ma lettre au facteur qui part demain matin de très bonne heure. Adieu, encore ma tendre et bien aimée Christine.

[adresse au verso] CP Armée du Rhin, 6è division.

N° 36 à Albbersweiler ce 29 nivôse an 4, à 10 h du matin (19/1/96).

Je n’ai reçu qu’hier, ma bonne, ton n°34 parce que notre poste a encore été dérangée par le changement du quartier général. Quoique j’aie à m’assurer d’avoir passé le ci-devant jour de l’an sans songer à faire à personne le compliment qu’on disait autrefois de bonne année, je n’en reçois pas avec moins de plaisir le vôtre, il m’eût été bien plus doux encore de le recevoir autrement que sur un froid papier ; mais il semble que le sort ait voulu me dédommager un peu d’en être réduit là. Je t’ai rêvé toute la nuit, j’aurais voulu ne plus travailler, car j’étais heureux et mon réveil a tout détruit, tout, excepté le sentiment qui mettait un prix si doux à ces circonstances où je me suis trouvé. Je voulais t’écrire en m’éveillant pour prolonger le charme où ce songe m’avait laissé, mais j’ai eu du monde et n’ai pu me recueillir dans ce délicieux souvenir, dont il m’est échappé bien des détails, mais j’ai encore présent bien des choses qu’il faut que je te raconte, car je me plais encore à m’en occuper. Ton image s’est plusieurs fois offerte à mon regard, plusieurs fois j’ai repris mon songe parce qu’il m’échappait comme une vapeur, mais il était si doux que l’impression délicieuse qu’il m’avait faite, servait à me rattacher à lui malgré les interruptions du sommeil. Je me rappelle que la première fois nous nous sommes trouvés à la fin du jour sur les bords d’une rivière, nous voulions passer à l’autre rive et il n’y avait pas de pont ; comme nous cherchions, tu avais l’air fatiguée, abattue, je te soutenais en passant mon bras autour de tes reins, un grand homme dont la figure ne m’était point inconnue, mais dont le costume avait quelque chose de bizarre, nous dit en passant : « vous ne trouverez pas ici de violettes ». Tout à coup une fusillade s’est fait entendre du côté d’un bois, j’entendais siffler les balles, je te couvrais de mon corps, quand ce même homme nous crie : « sauvez-vous, ils sont là » et lui- même plonge dans la rivière, tu m’échappes et te mets à la nage, et au lieu de traverser, tu voulais remonter le courant, tu te fatiguais et j’étais au désespoir, j’avais des bottes que je voulais quitter pour me mettre à l’eau et je ne pouvais en venir à bout. Dans ce moment un cheval vient nager à fleur d’eau, je m’élance dessus, je te jette un ruban que tu saisis et je t’entraîne à l’autre bord, tout était paisible là. La lune était claire, l’air calme, l’herbe molle et la terre odorante. Approchez-vous, me dis-tu, de la croisée, je serai bientôt en état de vous recevoir… Je m’avançais un peu dans la campagne pour reconnaître le pays, je ne fus pas longtemps, je revins les poches remplies de pommes d’api, je te retrouvai au pied du saule négligemment couchée sur une ottomane d’une forme singulière et couverte de satin noir avec des franges en plumes d’autruche ; mais ce qu’il y avait de particulier c’est que cette ottomane était suspendue à des fils d’archet qui correspondaient à un million de petites sonnettes d’or, de sorte qu’on n’y pouvait pas faire un mouvement sans occasionner un carillon fort bruyant, à peine pouvait-on y remuer les yeux sans / p. 2 / indiscrétion. Cependant vous étiez là dans une attitude et dans un costume bien propres à inspirer le désir d’en commettre, tu étais vêtue de blanc, d’une robe fine et légère qui ne cachait des formes de tes charmes que ce qu’il fallait laisser deviner à l’imagination, tes souliers étaient d’un vert tendre, tes bas de soie d’une blancheur éblouissante avec des coins couleur de feu, dont un léger mouvement de ta robe en avait laissé une découverte. Ta tête soutenue sur l’un de tes bras était ornée sans apprêt de tes beaux cheveux flottant un peu en désordre ou rattachés avec quelques perles, tes yeux chargés d’amour et de volupté… Je ne pus les voir sans me sentir embrasé de toutes leurs flammes. Arrête, me dis-tu, le génie qui me tient sous sa puissance a ici trop de témoins… Dix sonnettes frémissaient, mais je n’étais plus à moi ; à peine tes lèvres sourirent que les miennes brûlantes… Les bras tendus je volais… hélas, je ne trouvai qu’une ombre… Le dépit me (laissa ?) peu satisfait de ce dénouement. Je cherchai en rêve encore, des idées bizarres et confuses, où tu avais plus ou moins de part, me firent errer quelque temps. Enfin je me rappelle qu’après un long orage je fus accueilli dans une maison de campagne. Je ne sais trop comment, j’étais couché dans mon sac, j’avais déjà beaucoup dormi lorsqu’à la cloison qui séparait mon lit de la chambre voisine j’entends pousser un guichet, et soudain une porte à coulisse que je n’avais point aperçue à côté de mon lit roule et s’enfonce à moitié dans la cloison, et une voix dont l’accent n’était point étranger à mon cœur dit d’un ton assez amène Vall[ongue], dormez-vous ? Voulez-vous bien permettre qu’on vous souhaite une bonne année. Rêvé-je, me dis-je en moi-même ? Cependant j’étais hors de mon sac, je passe ma houppelande et me voilà sur la porte à coulisse, tout à côté dans la chambre voisine était un lit qui faisait le pendant du mien, et sur ce lit à demi-assise était la plus aimée, la plus aimante des femmes, toi, avec une camisole de taffetas bleu céleste, une large coiffe de nuit de côté avec un ruban de même couleur, et tes yeux qui assurément n’appelaient pas le sommeil. Je distingue tout cela à la lueur d’une faible veilleuse. Je crois qu’alors je suis éveillé tout de bon, mais je n’en ai pas moins suivi mon rêve ou veillant ou dormant. Il me semble que tu me disais avec ton air à demi matin : « Je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé pour vous faire mon compliment de l’ancien régime. Serais-je assez heureuse pour le faire agréer par un républicain comme toi ? – Ah, te dis-je, déjà en couvrant ta jolie bouche de mille xxxx, non seulement je le reçois, mais je vous demande aussi mes étrennes. Mais, répondais-tu, il me semble que vous n’attendez pas qu’on vous les donne ! » Une douce querelle dura quelques secondes, les conditions de paix durèrent bien autant… et puis… et puis le temps, le lieu, le monde entier, tout fut oublié dans un torrent de délices… La veilleuse s’éteignit, et le jour commençait à poindre… Ah, mon dieu, me dis-tu ! Je serai donc la cause que vous aurez fait une infidélité à votre sac ? Comment cela a-t-il pu arriver ? J’en sens bien… Un baiser te ferma la bouche, et là commença le plus délicieux entretien sur les temps passés. / p. 3 / Il était déjà grand jour lorsque tu m’en fis apercevoir et me dis de me retirer « J’ai à faire ma toilette, vous la vôtre, cela doit toujours se faire en particulier ; quand le déjeuner sera prêt, je vous appellerai, non plus par la porte à coulisse, mais par la grande porte, vous déjeunerez chez moi et tu partiras ensuite si tu veux. – Ah, dis-je, plus…, plus de départ, je reste ». On est alors entré dans ma chambre, il ne m’a plus été possible de me rendormir, mais j’ai resté au lit jusqu’après huit heures pour savourer l’heureuse impression, les douces pensées que m’avaient laissées ces rêves si charmants. Je m’amuse à te les raconter, ils ont plus consolants que les fâcheuses réalités que les circonstances nous offrent et sur lesquelles tu t’arrêtes quelquefois trop, ne pouvant rien changer aux événements. Il faut s’y résigner et ne prévoir, s’il est possible, que ceux qui nous paraissent devoir être heureux. Il est assez temps de s’affliger des autres quand ils arrivent. Ces songes malgré leur vanité ont ranimé mes espérances et semblent leur promettre enfin cette réalité si tardive et si désirée. Je n’ai pas encore cependant des nouvelles de mon congé, le général de cette division qui est du voisinage et qui en demande aussi un de quelques jours n’a pas non plus encore réponse. Pichegru va et vient et n’est jamais là. Cependant si je n’ai pas bientôt une décision, je tâcherai d’aller le trouver. Il est réellement impossible que je fasse voyager mes effets, le port me coûterait plus qu’ils ne valent et ils risqueraient fort d’être perdus, ce dont je serais très fâché, quoiqu’ils ne soient pas précieux. Je prendrai seulement avec moi le meilleur de mon linge qui est à Condé et j’attendrai pour le reste des circonstances plus favorables. Je n’aurai pas pour cela grande dépense à faire pour ma garde-robe, et d’ailleurs, une fois stable, on dépense beaucoup moins, on use beaucoup moins et on est plus heureux. Ah, quand me verrai-je chez moi, à pouvoir lire la Décade ? Le mois qui vient, l’année qui vient je serai ici et rien ne me séparera plus de celle qui me rend l’existence si chère et si douce. Je suis bien las de cette existence précaire que je traîne depuis si longtemps et qui n’était pas du tout celle à laquelle les penchants de mon cœur m’appelaient, mais telle est la destinée toujours en sens inverse de nos goûts, et il faut encore se résigner, et il faut encore espérer en un temps plus heureux. Douce et chère espérance, sans toi que serait la vie ?, que deviendrait le malheureux ? Puisse-t-elle nous donner bientôt à toi et à moi réunis plus que des rêves !, et jusques là puissé-je rêver toujours comme la nuit dernière ! Adieu, ma bonne et bien aimée Christine, écris- moi souvent, ne te décourage pas devant les malheurs du temps, ils finiront plus tôt que tu ne penses, ménage ta santé et crois que tu es bien tendrement aimée. Adieu, xxxx mes compliments affectueux à ta sœur et aux cousines.

[adresse au verso]. CP Armée du Rhin, 6è division

N° 37 à Albersweiler, ce 8 pluviôse an 4è, à 10 heures (28/1/96).

Voilà huit jours, ma chère bonne, que j’ai reçu ton n°35. J’ai différé à te répondre parce que j’attendais d’un jour à l’autre une décision sur ma demande en autorisation de me rendre à ma garnison. Elle n’est pas trop satisfaisante celle qu’on vient de me faire. Pichegru ne veut pas entendre parler de congés, et quant à me renvoyer à Nice, il me dit que je ne pouvais quitter l’armée tant que la position de l’ennemi ne le mettait pas dans l’impossibilité de bloquer Landau, puisqu’en ce cas je devais y entrer. Voilà comment les événements s’arrangent pour mon plaisir. Je voulais d’abord te le dissimuler, mais l’expérience ne nous a que trop prouvé que tous les ménagements finissent toujours par produire l’effet contraire à celui qu’on s’était promis. D’ailleurs comment t’entretenir d’autre chose quand j’ai le cœur plein de tristesse. Je n’ai pas appris à le fermer en t’écrivant, il est trop tard pour l’apprendre. Mon amie, tout s’arrange pour ne nous laisser d’espérance de réunion qu’à la paix. Il est vrai que bien des gens la croient prochaine, mais ce n’est pas une incertitude qui peut me consoler… Tu me dis que d’après la lettre du ministre, le général ne peut me refuser, mais le ministre me dit positivement que je ne peux partir qu’avec l’autorisation du général. Un de mes camarades qui a aussi de puissantes raisons pour s’en aller a cru devoir s’adresser au ministre et ce dernier lui a répondu comme à moi ; il a été renvoyé au général et désespère de son départ. Les congés sont prohibés, seulement quelques officiers des départements voisins ont obtenu de leurs chefs l’agrément d’aller passer quelques décades chez eux à leurs dépens. Il y en a même peu qui en aient profité soit par défaut de moyens, soit pour être présents au moment où l’on réorganise l’armée d’où il doit résulter beaucoup de suppressions. Tu me dis encore de demander à aller rétablir ma santé, mais, ma bonne, on ne m’enverrait pas à deux cents lieues pour cela. D’ailleurs ma santé est très bonne, le clou que j’ai eu n’est qu’une incommodité passagère dont je ne me ressens plus. Tu voudrais que je fisse quelque remède, je t’assure que n’en sens nullement le besoin, et je n’en ai pas trop le goût, ni le temps, ni les moyens ; plus on fait de ces petits remèdes, plus ils deviennent nécessaires ; de l’exercice, de la frugalité et de la propreté / p. 2 /, voilà mon unique régime et je m’en trouve bien. Je crois que je n’aurai jamais grande foi à la médecine, excepté pourtant à la tienne, où je te promets quand je serai sous ta direction de te croire beaucoup comme pharmacienne, mais encore plus comme amie. Ne sois pas, en attendant, inquiète de ma santé, il est vrai que mon esprit et mon cœur sont un peu malades, et je crois bien que ce n’est pas très bon pour la santé, mais la mienne résiste encore et j’en ai soin parce que t’intéresse et que sans elle il n’est aucune espérance de bonheur à avoir. Je t’ai abonné à la Décade, parce que c’est un ouvrage bien fait, a de bons principes d’une philosophie douce, d’une morale pure, où l’on ne trouve point cet esprit de parti qui dénature et vicie l’opinion publique. On y voit, on y juge les événements à peu près comme ferait la postérité, et comme nous devrions faire pour ne pas trop nous affliger de ce que les circonstances actuelles ont vraiment de fâcheux. Le denier numéro m’a fait un vrai plaisir, quoique les conjectures politiques ne soient pas très rassurantes, il y a beaucoup de choses très aimables dans la plupart des articles. Si nous étions réunis, ce serait le seul journal que je voudrais avoir, nous le lirions ensemble, et nous causerions sur bien des sujets intéressants qui y sont traités avec goût, avec sentiment. Je viens de renouveler mon abonnement, mais je ne t’y ai pas compris, je ne me suis pas trouvé assez d’assignats pour le moment, j’en ai fait un autre usage que tu approuverais davantage, et puis la division où je suis a fait ces jours-ci un don patriotique d’assignats qu’on a annulés, j’y ai contribué pour 800 L., mais j’ai encore mes appointements du mois dernier à recevoir et je pourrai bien te faire envoyer la Décade pour le mois prochain pour que tu y prennes goût. Je renonce à l’abonnement du Moniteur, il est trop cher, cependant on me l’envoie depuis un mois, quoique je n’aie pas renouvelé mon abonnement. On s’attend que le sort du soldat et de l’officier vont être améliorés après les réformes auxquelles on travaille vont être effectives. On fait rejoindre à force tous les jours les jeunes gens de la 1re réquisition qui s’en étaient esquivés, cela fait crier à la terreur beaucoup / p. 3 / de ces messieurs. Mais si nous voulons avoir la paix, il faut nous monter forts et redoutables, et ce que l’esprit public gangrené ne peut faire en ce moment, il faut que la vigueur du gouvernement le fasse. J’ai été fort aise d’apprendre que Scipion avait obtenu à cet égard uns dispense absolue par quelque défaut de santé, il est vrai que c’aurait été une rude épreuve pour la sienne. Tu dis que sa mère lui a joué quelque vilain tour. Cette chère femme sera inconséquente jusqu’à son dernier jour, ce qui n’est pas le mieux du monde pour l’intéressante Eglé, que je voudrais bien voir, entendre et juger. Le père aussi ne m’a jamais paru propre à faire une bonne éducation. Je n’ai pas de nouvelles d’Eugène 57, je ne sais ce qu’il devient avec toutes ses aimables qualités. On vient de me dire qu’au quartier général on parle beaucoup et sérieusement de paix, que le ciel les entende et nous exauce ! Tu ne vois pas en beau les événements, il est vrai qu’ils ont beaucoup de faces assez sombres, mais il ne faut pas toujours regarder celles-ci. Mais j’aurais tort aujourd’hui à vouloir te prêcher sur ce texte, je manquerais du don de persuasion. Je l’entreprendrai quand j’aurai à t’apprendre de meilleures nouvelles je les désire, je les attends et ne sais trop d’où elles me viendront, si la paix, si la bienheureuse paix nous les apportera. Je n’ai pas encore reçu de Paris des nouvelles de la demande que j’y ai faite d’une perruque pour ma cousine, je ne sais à quoi attribuer ce retard, je vais écrire encore. Si tu la vois, fais-lui bien mes amitiés ainsi qu’à ta sœur et à ta cousine. J’espère t’envoyer la prochaine fois le 5è cahier que tu demandes, je suis après à le copier le soir après mon souper, je charme ces moments en travaillant pour toi. Ah, quand seront-ils charmés par ta présence, les rêves dont je t’ai fait part dans ma dernière ne se réaliseront-ils pas ? J’ai néanmoins besoin de l’espérer. Adieu, ma bien aimée, ménage-toi et dis-toi souvent combien je t’aime. Adieu, xxxx mille bien doux.

[adresse au verso]. CP 6è Bergzabern.

N° 38 à Albersweiler le 29 pluviôse an 4è (11/2/96).

Enfin, ma bonne, me voici de retour d’un voyage de six jours que je viens de faire dans les montagnes pour affaires de service. J’ai eu assez de mal, j’en rapporte un rhume, mais ne n’est rien, je trouve tes deux lettres n°36 et 37 et tout est oublié, excepté le regret d’avoir été si longtemps sans t’écrire. Je crains que ce retard ne t’afflige surtout dans les circonstances actuelles, où le plus cher de mes désirs contrarié ouvre si facilement notre âme à la tristesse. Mais que le reprenne tes lettres pour y répondre. J’eusse accepté avec joie l’offre que tu me fais de m’envoyer de l’argent à Paris pour m’aider à faire mon voyage. J’allais vers toi et je n’aurais pas manqué de moyens pour m’acquitter, je suis désolé de ne pouvoir recevoir de toi ce service, mais tu as déjà vu par mes dernières lettres que je suis cloué à cette armée et que je ne sais comment briser les liens de fer qui m’y retiennent. Je ne lis pas sans attendrissement le doux et charmant projet que tu formais dans une supposition contraire … Hélas, ils s’accordent [sic] si bien avec tous les vœux de mon cœur et pour la millième fois le sort s’oppose encore à leur exécution… chère, chère Christine, le n’ai jamais senti avec tant d’amertume la dépendance où je suis. Tu me reproches de ne pas te communiquer mes idées au sujet de mes petits arrangements de manège. Assurément ils ont pour moi tout l’intérêt que tu leur donnes, mais ce n’est pas précisément de cela dont je crois que je voulais te parler dans l’article de ma lettre où il était question de quelques arrangements qui avaient besoin de ton approbation. Je m’en rapporte bien à toi sur tout ce qui peut avoir rapport au ménage. Mes idées étaient alors relatives à des arrangements d’une autre nature. J’ai souvent réfléchi sur les causes qui altéraient si souvent le bonheur qu’on s’était promis dans un ménage dont l’amour avait préparé et comme assuré la félicité, elles viennent en général de trop d’attention / p. 3 / dans six longues années de révolution qui ont développé, nourri, électrisé toute la perversité du cœur humain, par cette crise violente qui a signalé aussi de grandes âmes et créé tant d’idées salutaires, tant de leçons fameuses et tant de lois mémorables pour la dignité et le bonheur des peuples. Je considère avec un vif intérêt la marche du gouvernement actuel, j’y vois encore des hommes et des passions; mais je passe les détails et je m’attache à l’ensemble. J’en suis satisfait sur beaucoup de points, le loue surtout l’énergie que prend le gouvernement, j’applaudis à l’éveil qu’il donne au terrorisme, je vois ton étonnement au mot, je crois les terroristes beaucoup plus républicains que les indifférents, que les agitateurs et que les royalistes dont tant de cités fourmillent, je les crois encore plus utiles en ce moment que les modérés, parce qu’il faut un gouvernement, des agents qui aient de l’audace, de la rigueur et qui se soient prononcés fortement pour la république. La mollesse de certaines honnêtes gens ne serait propre en ce moment qu’à nous mener à une guerre civile affreuse, qu’à une dissolution totale, car ne crois jamais que les républicains subissent le joug, mais on fait des choix indignes, des hommes de sang, sans mœurs, sans probité, c’est un malheur, mais je crois que ce n’est pas général. Je crois que ces mauvais choix seront refusés quand on les connaîtra, je crois qu’il y en aura beaucoup de tels pour en imposer à tant d’honnêtes gens qui tout en déclamant contre le terrorisme ont couvert la France d’assassinats, de prêtres et d’émigrés, et y ont concentré l’égoïsme et la rapine. Je ne crains pas le retour du terrorisme de Robespierre, il y a des lois pour sauvegarde et pour juge du moindre citoyen. Quelques individus abuseront peut-être de leur pouvoir, mais les hommes qui sont à latête du gouvernement les surveilleront, et s’il y a quelque homme qui ait de l’énergie, il ne sera pas éconduit en s’élevant contre le crime ; en un mot, je ne pense pas sans indignation que ce n’est presque qu’aux armées qu’on se dise républicain et que ce titre est souvent honni et ridiculisé dans la plupart de nos cités. Je sais qu’il y a de l’arbitraire dans la répartition de l’emprunt forcé, et il est assez naturel de penser qu’on l’a fait sonner bien haut et qu’on en dit encore plus qu’il y en a ; mais que deviendrions-nous sans cette mesure prompte, vigoureuse, faudrait-il baisser le front devant les ennemis de la France ? Faudrait-il faute de moyens laisser achever l’entière dissolution du corps social dans les angoisses de l’anarchie et de l’hideuse guerre civile, et quel autre / p. 4 / moyen y aurait-il d’échapper à ces fléaux, si ce n’est celui de s’enfoncer dans le tombeau avec tant de braves qui se sont sacrifiés pour une si belle cause ?… mais enfin cet argent ne servira-t-il pas à alimenter l’immoralité de quelques scélérats plutôt qu’à servir à la restauration du bonheur public ? Si l’on n’a point confiance dans ce gouvernement, je n’ai rien à répondre, si ce n’est de dire à ceux qui en manquent de suivre impartialement ses opérations et de le juger sans prévention, non sur quelques détails, mais sur l’ensemble, de considérer son embarras, l’immensité de ses besoins et de ses devoirs, mais en voilà beaucoup sur la politique. Je ne m’y suis arrêté que parce que je suis fâché de te voir des opinions qui diffèrent des miennes et qui conviennent si peu à ton repos. Dis à ma cousine que je reçois des nouvelles de Paris relativement à la commission qu’elle m’a donnée ; on demande 21 L. en numéraire d’une perruque bouclée, et 36 L. d’une perruque à chignon. Il m’est réellement impossible de faire cette avance, Si elle veut, je lui donnerai l’adresse de la personne qui se chargera de faire la commission pourvu qu’on lui fasse tenir l’argent. Quoique les ports de lettres soient augmentés, je te prie de ne pas songer à cet égard à une triste économie. Je voudrais que tous mes appointements fussent employés à cette dépense, ainsi ne calcule point. La lenteur avec laquelle les courriers arrivent ici aux avant-postes ne met que trop d’intervalle entre tes lettres et ne me laisse que trop de loisir à mes tristes réflexions, pour peu qu’elles aient de durée, elles me mènent à un état bien voisin de l’abattement. Ce sont tes lettres qui ravivent un peu mon esprit en portant à mon cœur un aliment pour sa sensibilité. Je crains que tes premières en ajoutent à ma peine en m’exprimant toute la tienne. Ah !, ma Christine, que ne donnerai-je pas pour te serrer dans mes bras, pour t’épargner ce nouveau chagrin et pour effacer tous ceux qu’une si longue absence t’a causés… Mais au nom de notre amour, que le courage et l’espérance ne t’abandonnent pas. Les événements qui nous fatiguent et nous séparent sont mobiles, changeants. Espérons que quelque jour plus prochain que nous ne pensons, si je ne puis les surmonter, je pourrai me glisser entre eux pour arriver à toi, et une fois pressée contre ma poitrine, qui pourrait t’en arracher ? Ah, nulle puissance humaine !, ton sort sera le mien, mon sort sera le tien, et il sera peut-être temps de nous dédommager de nos longues peines… C’est là l’espoir de ton amant, de ton ami, de ton frère… Pourquoi faut-il tant de titres, il en manque un plus doux. Adieu, la bien aimée de mon cœur. Je voudrais te donner mille et mille xxxx.

N° 39 à Albersweiler ce 4 ventôse an 4è à 6 h du soir (23/2/ 96).

Je reçois aujourd’hui ton n°39, ma chère bonne, et je dois encore réponse au n° 38 arrivé le jour où je fis partir ma dernière. Mais je fus bien peu à moi depuis quelque temps, étant presque tous les jours en course, pour préparer les cartes qui doivent servir à la campagne prochaine et mes soirées étant absorbées par la rédaction de mes notes, ou par la société du général de brigade que nous avons ici depuis quelque temps, qui a avec lui deux parisiennes aimables et du meilleur ton… mais il me semble qu’il s’élève un petit nuage dans ton esprit, dissipe-le, ma chère, le général, homme de 45 ans, sage et honnête, est marié avec l’une d’elles qui est prête à accoucher, l’autre est sa soeur, mariée aussi depuis six ans qui est venue les accompagner et qui va rejoindre son mari à Paris dans dix jours. Mais le soir on y fait la partie, et comme les acteurs sont rares, on y remarque mon absence.

Mais revenons à tes bonnes lettres. Je n’ai pas été médiocrement étonné du motif qui ferait voir avec grand plaisir notre mariage à ta sœur, c’est qu’au bout de 4 ou 5 ans je voulusse faire divorce 58. J’avoue que je rougis un peu pour elle quand je l’entends dire que tu seras bonne encore 4 ou 5 ans et qu’elle approuverait notre mariage pourvu qu’il finit après ce temps-là. Il faut convenir que c’est avoir une mince idée de son sexe, et de cette union dont la félicité me paraît émaner de toute autre source que des jouissances physiques. J’approuve le divorce, malgré les abus que nous ferons de cette loi tant que nous serons corrompus je la crois utile aux bonnes mœurs, propre à les régénérer et à les conserver dans une République, je doute néanmoins que je l’appelle jamais à mon secours. Il faudrait pour cela que je fusse indignement trompé et que toute ma raison fût impuissante pour ramener celle qui m’aurait ainsi déçu à me rendre et à tenir de moi le bonheur. Mais c’est ce qui ne peut m’arriver avec Christine, avec celle depuis tant d’années est la femme de mon choix et dont je connais le cœur et le caractère comme les miens. Je sais quel est ton âge [38 ans], je n’ignore pas l’effet que le temps fait sur nous, et qu’il est encore plus sensible sur les femmes. Mon amour pour toi, qui pour soulager le tourment de l’absence s’abandonne quelquefois à de douces chimères, ne s’en fait point illusion sur tout cela, mais il me montre le bonheur sous un autre point de vue que le ne crois pas illusion, il me rappelle la douceur de cette union des âmes, les délices du sentiment vrai, profond, éprouvé par le temps, la présence de ces soins amoureux que l’on se donne mutuellement après les avoir si longtemps désirés, cet entier abandon de deux cœurs, ces longs et tendres souvenirs qui tient [sic] au moment présent, / p. 2 / presque toute notre existence passée, ces jouissances paisibles qui donnent l’amoureuse et entière confiance, les rapports intimes et communs des penchants et des goûts, l’identité des vœux et des désirs… oh, avec qui, si ce n’est avec toi trouver ces sources délicieuses de la félicité conjugale ? Je vis bien des femmes plus jeunes, plus jolies peut-être que ma Christine, mais je n’ai jamais pu me promettre d’elles toutes ces douceurs que je suis assuré de trouver près de toi, et tu l’as toujours emporté. Un seul objet trouble le plaisir que je trouve dans l’idée de m’unir à toi, c’est la crainte de ne pas joindre au nom si doux de ton époux un titre plus doux encore. J’avoue que je renoncerais avec peine au bonheur de revivre dans un être qui te devrait l’existence, mais cette crainte n’étant pas une certitude ne serait pas, je crois, un obstacle et ne m’empêche pas de désirer vivement et comme l’unique terme de mes peines cet instant que nous souhaitons depuis si longtemps en tête à tête et sans trouble nous règlerons dans un doux entretien, avec amour et franchise, la manière d’obtenir le bonheur que nous nous devons l’un à l’autre depuis tant d’années, et crois-tu, ma bien aimée, que si au gré du plus cher de ses vœux ton amant devient ton époux, il portera avec gloire et avec amour ces deux titres réunis jusqu’à sa dernière heure. Quant à notre fortune, je t’assure que cette considération n’est d’aucun poids pour moi, je voudrais cependant être à mon aise pour que tu y fusses. Mais quand l’esprit et le cœur sont contents, il me semble que tous les autres besoins sont si peu de choses. Je ne vois pas trop ce qu’ajoute à notre bonheur le frêle avantage de faire figure dans le monde. Ah, quand on n’a pas le bonheur chez soi, c’est en vain qu’on le cherche ailleurs. Vivre beaucoup avec sa bien aimée et dans l’estime de quelques amis sages et sensibles, être au-dessus des premiers besoins, c’est assez, ce me semble, pour pouvoir prétendre au bonheur et c’est ce que je puis me promettre en m’unissant à toi, je ne suis pas riche, mais mon état est honorable et peut me mettre, ainsi que ma femme, au-dessus des besoins dans un temps ordinaire, et puis tu es raisonnable et tu sais véritablement aimer. C’est n’aimer guère ou plutôt pas du tout que de n’être pas disposé à partager avec amour le sort quel qu’il fut de ce qu’on aime, et j’ai beau vieillir, je ne vois et ne verrai jamais dans ce mariage d’autre convenance à observer que celle des goûts et des esprits.

Tu m’as fait plaisir par les nouvelles que tu m’as données de cette femme de Sauve que je connais très bien et qui t’a parlé de ma soeur 59. Cette dernière m’écrit quelquefois / p. 3 / à la place de ma mère. Léon m’avait marqué, il y a quelque temps, qu’elle devait se marier, il est bien possible que ma mère qui craint de rester seule s’y soit opposée, peut-être aussi par d’autres motifs moins intéressés. Je tâcherai d’obtenir à ce sujet sans affectation la confiance de ma sœur et si je puis être utile à son bonheur, tu penses bien que je ferai à cet égard tout ce qui dépendra de moi. Je connais trop le poids et les suites des contrariétés pour ne pas vouloir autant qu’il est en moi de les épargner à quelqu’un que j’aime. Je suis bien aise aussi d’avoir des nouvelles de Jouvent, notre correspondance est totalement interrompue, mais nous avons été trop liés pour que notre amitié ne survive pas au silence et à l’absence et pour que l’instant qui nous réunira ne soit pas celui de la réunion de deux bons et vieux amis. Je ne m’étonne pas qu’il se conduise très bien dans l’affaire dont tu me parles, je ne lui connais que cette manière de se conduire. Dis-lui bien des choses amicales de ma part quand tu le verras.

Je m’attendais bien, ma chère amie, à l’effet que ferait sur toi la nouvelle qu’il ne m’était pas permis de quitter l’armée j’en souffre trop pour imaginer ce que tu éprouves, j’en suis souvent navré… Ces larmes dont ton cœur est gros et que je ne recueillerai point semblent tomber sur le mien et ajouter à ma douleur. Oh, quand essuierai-je de tes yeux les dernières que le sort les destine à verser, ou quand n’y verrai-je plus que ces pleurs délicieux qu’amène un sentiment tendre, une émotion agréable ! N’en désespérons pas, ma bien aimée, cette paix, quoique tu en dises, ne peut pas tarder à arriver, quelque autre événement peut encore briser les liens de fer qui me retiennent loin de toi, et notre union pour avoir été retardée se fera peut-être dans un temps plus calme et sous de meilleurs auspices. Si j’avais été à Nice, qui sait si je n’aurais pas été obligé de servir dans l’armée d’Italie ?, qui sait si arrivant là-bas au commencement des chaleurs, je n’eusse pas fait quelque maladie ?, et que n’aurais-tu pas souffert dans le moment où nous sommes de l’un ou de l’autre de ces événements après avoir à peine goûté la douceur de nous être réunis ? Je veux te consoler et je ne puis l’être moi-même… Mais j’espère que l’année ne se passera pas sans que la paix ne se fasse, et que le gouvernement ne se consolide, et alors les projets de bonheur seront plus stables et plus faciles à réaliser. Ne perds donc pas courage, ô ma bien aimée, et repose-toi sur notre mutuel amour que rien ne peut altérer après tant d’épreuves. Continue à épancher tes peines dans le sein de ton amant, de ton ami, et je l’espère encore de ton époux… oui, ma Christine, cette espérance m’est chère et il n’y a qu’elle qui puisse me donner quelque consolation. Adieu, je t’aime toujours et t’aimerai toujours xxxxx quand tu les donneras.

[adresse au verso]. CP Landau.

N° 40 à Albersweiler ce 17 ventôse an 4 à 10 h du matin (7/3/96).

C’est une étrange chose que l’apathie où je suis depuis quelque temps. J’ai dix réponses à faire, je sens que cette occupation me soulagerait et les heures s’écoulent maussadement sans que j’aie le courage de prendre la plume, mais le silence prolongé te ferait de la peine et redoublerait la mienne. Il faut me vaincre… Comment puis-je donner le nom d’effort à ce qui doit soulager mon âme ? Ne sais-je pas que je serai plus content quand je t’aurai écrit. Mon dieu, que nous devenons faibles et pauvres quand nous nous abandonnons à la tristesse et à cette sorte de mélancolie sèche et maussade qui engourdit tous les esprits sans fournir aucun aliment au cœur. Mais je suis si souvent seul, je vois passer les jours, les mois, je puis dire aussi les années, sans m’apporter un quart d’heure de cette félicité dont mon cœur a tant été avide, nul projet auquel je puisse me confier au point d’y trouver assez d’espérance pour embellir l’avenir et fixer mon imagination et mes désirs inquiets. Tout cela, ma bonne, agit quelquefois sur moi d’une manière accablante, je ne suis pas fait pour vivre seul et le sort semble m’y condamner. Ma sensibilité me tourmente, ce besoin d’amour et d’amitié est trop vivace en moi pour ne pas me faire souffrir loin de tous les objets qui peuvent le satisfaire. Je l’éprouve surtout dans ces moments de calme qui me livrent trop à moi-même. Je suis quelquefois obligé de les fuir avec autant d’empressement que je mettais à les rechercher si j’avais à m’y nourrir de pensées aimables, car mon naturel me porte à goûter délicieusement ces moments de recueillement et de mélancolie quand le chagrin ne les empoisonne pas. Je désire à présent que la campagne recommence pour m’arracher à ce calme trop favorable à la réflexion, les peines du corps feront au moins alors distraction aux maux de l’âme ; mais il n’est pas à présumer que ce soit encore de si tôt. Nous voilà depuis huit jours avec un pied de neige et il en tombe encore ; ensuite nous ne sommes pas prêts à entrer en campagne. Dieu veuille que l’ennemi ne le soit pas plus que nous ! J’ai reçu il y a cinq jours ton n° 40, il me rappelle ce que j’éprouve, combien il est triste de renoncer aux doux projets à la réalité desquels on se flattait de toucher, quand je compare ma solitude actuelle au bonheur que devait me donner la suite de ces doux projets, cette vie d’amour, de confiance et de paix que / p. 2 / m’offre l’idée de notre union, à ces tendres soins que nous aurions pris mutuellement pour verser le baume et l’oubli sur toutes …nos peines passées… Je me sens… oh, plus faible que tu ne voudrais. Mais les circonstances sont encore si orageuses, les besoins de toute espèce si difficiles à satisfaire. Aurions-nous pu vivre en paix et au-dessus de cet état pénible qui attriste jusqu’à l’amour ? Je fais quelquefois ces réflexions pour tâcher d’en accroître ma résignation, mais elles sont à peu près vaines, car rien ne peut me persuader que le sort ait des rigueurs que ta présence, ton amour et tes soins ne puissent adoucir pour moi. Je me plains trop, tandis que je te dois des consolations… Mais si je te déguisais mes sentiments, ton cœur ne les devinerait-il pas ? Ils ne sont pas assez étrangers l’un à l’autre pour ne pouvoir pas juger mutuellement de leurs affections dans les circonstances de quelque importance. D’ailleurs tu sais que ces épanchements de l’âme sont un soulagement pour elle et que lorsqu’on a versé sa peine dans le sein d’une bien aimée, elle en devient beaucoup moindre. C’est la réflexion que tu dois faire en lisant ceci, car à cette époque la tristesse qui les inspire sera peut-être dissipée ou au moins adoucie. Si mon cœur était constant, je me trouverais passablement ici, J’y vis momentanément paisible, n’éprouvant d’autre dépendance que celle qui naît de la médiocrité de mes facultés, et de l’impossibilité où je suis de quitter l’armée. J’éprouve de la bienveillance de la part de tous ceux qui me connaissent, j’ai un peu de société et presque point d’occupation assujettissante, mais, car il faut qu’il y ait partout un mais, et celui-ci n’est pas peu de chose, tout ce que j’aime est loin de moi, et je n’ai pas même le moyen d’aller en visiter une partie, car si je me sentais en état de faire le voyage, j’aurais peut-être pu obtenir un congé d’un mois ou deux mois et demi pour aller à St Quentin où mon ami qui s’est marié il y a un an voudrait absolument m’avoir, il a même fait écrire à Pichegru pour cela, mais je ne vois pas la chose possible… quoiqu’elle me fut extrêmement agréable, puisque de là je pourrais aller faire une course à Paris, voir ta sœur, sa famille et un ancien ami, mais j’avais désiré d’être envoyé en garnison, parce que j’aurais fait pour exécuter ce voyage des sacrifices qu’il m’est impossible de faire pour l’autre / p. 3 / que je n’ai pu obtenir. Il faut donc que je reste jusqu’à ce qu’un meilleur ordre des choses arrive, cette prolongation indéfinie est pour moi un poids de chagrin et d’ennui que je ne saurais t’exprimer, mais en vérité je n’ose plus me flatter de rien quand je me vois ainsi à la merci des événements ; cependant il peut en arriver d’imprévus qui soient favorables à nos longs désirs. Nous souffrons comme les autres de la détresse commune, chaque jour ajoute à la force du gouvernement qui tend à la faire cesser. Aimons-nous, il n’y a que les malheureux qui connaissent toute la force, toute la douceur de ce sentiment, qu’il soit au moins la consolation et le soutien de notre vie, jusqu’au temps où il pourra en faire les délices. Eloigne de toi cette insouciance pour tes jours qui m’afflige profondément, soigne ta santé, tu sais qu’elle est un dépôt dont mutuellement nous nous devons compte ; rapproche encore plus ton cœur du mien, pour qu’ils se communiquent réciproquement cette chaleur vivifiante, que n’usent que trop les longs chagrins. Tu me promets que tant que je vivrai tu conserveras tes jours pour moi, crois que je n’oublierai point cette promesse et tes soins à la remplir me seront de nouvelles preuves de ton amour. [un trou] te remercie de l’avoir éclairé, ce qui s’est passé à Montpellier et dont [un trou] pu concevoir de l’inquiétude, je suis de ton avis sur le devoir d’une femme de suivre son mari.

Ah !, si j’avais obtenu ce titre avec celui de ton amant, je n’aurais point passé une vie si vide de félicité, nous ne nous serions jamais quittés… mais ne réveillons pas d’inutiles regrets, et c’est bien assez des maux présents. Ne sois pas inquiète de ma santé, elle est toujours bonne. Je suis fort aise qu’Eugène soit bien placé et un peu fâché qu’il m’oublie. Il y a quelque temps aussi que je n’ai des nouvelles de Scipion. Quel tort ne se donnent pas des parents qui établissent une préférence entre leurs enfants ?, quel germe de passions haineuses et basses ne produit pas cette jalousie qui est leur ouvrage ? Plus je vais, plus je trouve que tout ce qu’il y a de mauvais dans les hommes vient de leur mauvaise éducation et de l’opposition de leurs intérêts dans la société. Je suis persuadé que nous serions tous bons, ou peu vicieux, si nous recevions une éducation constamment sage et raisonnable et si l’on offrait moins d’attrait, moins d’aiguillon dans le monde à notre sotte vanité. Tu crains que le cœur d’Eglé ne soit / p. 4 / malade. Puisse son choix tomber sur une personne sensible et de bon sens, autrement je crains fort que cette intéressante fille [elle n’a pas encore 18 ans] ne devienne qu’une femme comme on en voit tant, surtout si à l’âge et dans les circonstances où elle se trouve, l’homme qui lui inspire de l’amour n’est pas capable de lui élever l’âme et former le caractère, ce qui me paraît bien difficile quand je pense à tout ce qu’elle a vu, à tout ce qu’elle peut voir et sa sensibilité précoce et inexpérimentée. Que dieu les bénisse ! Tu me feras plaisir de me donner de ses nouvelles. Mes compliments à ta sœur et aux cousines. Le cachet de ta dernière lettre ne m’a pas paru bien entier. Adieu, ma chère bonne, tu sais comme je t’aime.

[en bas adresse]. CP 6è, Landau.

N° 41 à Albersweilerce 26 ventôse an 4 à 9 h du matin (16/3/96).

Voilà 14 jours, ma bonne amie, que je n’ai reçu de tes nouvelles. Je ne sais s’il y a quelque dérangement dans les postes, mais durant cet intervalle je n’ai reçu qu’une seule lettre, ce qui n’est pas ordinaire. Cela me livre plus que je ne voudrais à la tristesse !, et le retour des beaux jours semble y ajouter encore. Cependant, ma bonne, j’ai à t’apprendre une nouvelle qui peut devenir heureuse. J’ai reçu il y a deux jours du ministre 60 l’ordre de me rendre à l’armée d’Italie, étant du nombre des officiers qui doivent servir cette armée. Il me dit d’être le 1er germinal 61 au quartier général à Nice. La chose était impossible, mais c’était pour me hâter de me mettre en route et je devais passer par Strasbourg. Je t’avoue que cette nouvelle ne m’a pas fait autant de plaisir que si elle fut venue au commencement de l’hiver, passer avec cette précipitation d’une armée que je connais et où je suis connu à une armée lointaine où je n’aurais point ces avantages ; faire un voyage très pénible sans pouvoir peut-être passer dans ma famille, tout cela m’a décidé à faire des observations au ministre dont le résultat était que je croyais mon service plus utile ici qu’ailleurs et que J’attendrai ici la confirmation de son ordre 62 Mais ayant su le lendemain par voie indirecte qu’il s’agissait de grandes opérations dans le Piémont et dans le Milanais, et que le général qui doit y commander les sièges à faire était le même avec qui j’ai fait ceux de l’avant-dernière campagne et qu’il était à Paris, j’ai présumé que c’était lui qui m’avait demandé au ministre et voyant qu’il s’agissait d’un service de cette importance pour un officier de notre arme, j’ai tout de suite écrit que j’acceptais avec joie cette destination, et demandé en même temps la permission de passer par le département du Nord et par Paris pour y régler mes affaires. Dans quinze jours j’aurais réponse, et je présume que je me mettrai en route ou par Paris ou par Strasbourg. D’une manière ou d’une autre tu sens bien / p. 2 / que je tâcherai de me détourner pour aller t’embrasser. J’ai, je l’avoue, besoin de cette perspective pour me distraire de l’idée pénible des fatigues et des désagréments de ce long voyage, mais de quoi ne me dédommagera pas le bonheur de te serrer enfin dans mes bras. Je ne veux penser qu’à cela et au plaisir de revoir mes amis si l’on m’accorde la demande que j’ai faite. Le ministre me mandait qu’on me ferait à Strasbourg les avances nécessaires à mon voyage. J’ai demandé que ce fut à Metz; je présume que ce sera en assignats, mais j’espère que ce sera au cours, car sans cela il me serait impossible d’aller. On parle beaucoup ici d’une prolongation de trêve, mais ce ne sont que des bruits sans consistance que l’on sème peut-être à dessein d’amollir le soldat que l’on cherche d’ailleurs à décourager ou à soulever par l’extrême pénurie des subsistances. L’armée des commis de la 1ère réquisition engraissés d’abus, nageant dans le luxe et pourris d’immoralité, est pour beaucoup dans toutes ces menées sourdes. Puisse la verge de la terreur s’appesantir sur eux et briser le pacte qu’ils semblent avoir fait avec nos ennemis. L’indignation me rend dur quelquefois, je le dis dans l’amertume de mon cœur, nous sommes des êtres bien peu raisonnables… Le monde me fatigue … oh, quand me sera-t-il permis d’avoir un petit coin de terre riant et paisible avec une compagne simple, douce et sensible et quelques voisins qui aient plus de bon sens que de richesses et d’amour-propre. Aimable chimère, j’ai bien peur qu’elle ne s’évanouisse comme le temps au milieu de ce tourbillon d’événements orageux, de très inquiets vicieux ou fous. Mais je ne sais pourquoi je me livre à ces idées… Je voudrais que cette trêve dont on parle ait réellement lieu quand je serai en route et qu’elle me permit de me reposer près de toi, car le temps du repos est celui dont mon cœur est le plus avide et celui que j’espère / p. 3 / le moins… Un misanthrope politique m’a mis hier du noir dans l’âme. Il a altéré pour quelque temps la consolante confiance que j’avais en mes semblables… Ah, que je sois dupe, j’y consens pourvu que j’espère et me confie… Quelle jouissance nous resterait-il si nous ne croyons à la vertu ? Ils ne savent pas tout le mal qu’ils font, ceux qui affaiblissent cette croyance.

D’où vient que tes lettres tardent si longtemps ? Tes espérances sur mon prochain retour, déçues auraient-elles altéré ta santé ? Je ne suis pas sans inquiétude, sans tristesse, il me tarde d’avoir de tes nouvelles… Il me tarde que tu aies cette lettre qui fera revivre tes aimables projets. Je ne m’y livre pas encore avec toute la joie qu’ils doivent m’inspirer, parce que j’ai encore quelque incertitude sur la réponse que je recevrai. Je t’en ferai part dès qu’elle me sera parvenue, et si elle est conforme à mes désirs, je t’annoncerai sans doute en même temps mon départ. Je serai heureux si le temps que nous avons depuis quelques jours continuait, et surtout si je pouvais trouver quelque compagnon de voyage. Tu peux toujours m’écrire ici parce qu’en partant j’y recommanderai mes lettres et on me les fera passer où je serai. Je n’ai pas encore donné cette nouvelle à ma famille, j’écrivais au contraire ces jours derniers à mon oncle que je croyais que je serais encore cette campagne à cette armée où il me conseillait de rester parce que j’y étais connu, etc., mais je vais en écrire demain et après-demain à ma mère et à Léon… Au cas que je passe par Paris, vous pouvez toujours me donner vos commissions. Parles-en aussi à ma mère et à nos cousines ; je m’en acquitterai autant qu’il me sera possible. C’est une chose assez étrange de voir quelqu’un aux avant-postes de l’armée du Rhin-et-Moselle et qui doit se rendre dans le Piémont prendre une commission pour Paris, bizarre… Evénements au gré desquels je roule depuis si longtemps, quand me porterez-vous auprès de celle que j’aime pour ne plus m’en séparer ai-je besoin d’ajouter qu’alors il n’y aurait plus d’intervalle entre nous. Tu le sais bien. Adieu xxxx en attendant.

[adresse au verso]. CP Armée-du-Rhin, 1e division.

N° 42 à Albersweiler ce 3 germinal an 4 à 7 h du soir (24/3/96).

Combien j’étais en peine, ma chère bonne, vingt jours s’étaient écoulés sans m’apporter une lettre de toi. Je ne savais qu’imaginer, mais j’éprouvais un poids de tristesse et d’inquiétude qui souvent m’accablait enfin j’ai reçu hier ton n° 41 des 6, 9 et 10 ventôse (25, 28 et 29/2/96). Il a été comme tu vois bien retardé et ce retard m’a bien coûté. Que c’est une triste chose que cet éloignement, quand aurai-je besoin pour avoir de tes nouvelles que de passer d’une chambre à l’autre ?, ô doux moments de repos et d’amour !, que mon cœur aurait besoin de vous savourer pour reprendre le goût de la vie ! Les circonstances permettront-elles enfin qu’ils naissent pour moi et pour la bien aimée qui en doit faire le charme ? Elles sont si orageuses, elles m’ont si souvent trompé que je n’ose plus m’y fier. L’espérance ne me soutient qu’à peine, aussi souvent tombé-je dans une espèce d’apathie. Cependant j’ai tort, il est probable que je vais partir bientôt pour le Midi. Je t’y verrai sans doute et alors peut-être nos maux finiront, mais j’en suis encore aux jours pénibles et inquiets de l’incertitude et l’habitude des peines qui affectent depuis si longtemps ma sensibilité presque isolée l’empêche de s’abandonner à l’espoir du bonheur. Ton cœur n’est plus n’est pas plus heureux que le mien, je le vois, je le sens pénétré de tristesse, quoique tu m’en caches la moitié. Puissent les dernières nouvelles que je t’ai données y avoir ranimé ces doux et aimables projets qui l’occupaient amoureusement. Puisse le sort ne plus les tromper et ma présence et ma tendresse t’apporter bientôt toutes les consolations que j’attends de toi. Tu crains pour moi les difficultés du voyage ; je t’avoue que mon âme paresseuse en est quelquefois intimidée, je crains de voir de près la misère de mon pays, d’y sentir surtout cette malveillance avec laquelle on y accueille les militaires, je crains que je ne puisse me contenir au spectacle de cette injustice que l’on dit très commune. On a donc oublié ce que sont aujourd’hui les armées ! On a donc oublié que là sont vraiment les fils, les époux, les amants des Françaises, que les premiers se sont portés au devant des coups des ennemis menaçants et ont sauvé la France de la vengeance des émigrés et du châtiment des rois ! Sont-ce les sacrifices qu’on fait pour les armées qui aigrissent contre les militaires ? Mais peut-on apprécier ceux qu’elles font journellement ?, et d’ailleurs qu’on les anéantisse et on verra à quel prix affreux sera mise la paix… Mais j’ai honte d’avoir l’air de défendre l’armée… Qu’un siècle s’écoule et on cherchera avec vénération le nom des Français qui auront cimenté de leur sang la liberté de leur pays. Je me suis arrêté avec quelque / p. 2 / indignation sur ce sujet parce qu’un Français nous disait encore ce soir qu’une dem[oise]lle qui il y a deux ans n’aurait désiré rien tant que d’être sa femme le refusait aujourd’hui et cela parce qu’il était général de division des troupes de la République ! Il nous citait encore le propos d’une autre demoiselle qui disait qu’elle aimerait mieux épouser un garde-magasin que Pichegru… Dans quel affreux avilissement sont tombes certaines âmes étroites et sordides ! Mais laissons çà là, cela ne peut durer. Quant à vous, si un certain militaire se présente pour demander votre main ?, à quelle réponse doit-il s’attendre ? Ah, je la sais et mon cœur en tressaille de joie… Tu n’as jamais eu rien de commun avec ces âmes de boue. Nous différons pourtant en bien des choses, à ce que tu dis cela se peut ; mais ayons occasion d’en parler et nous serons bientôt d’accord. Je me fais une bien douce idée de tous les entretiens que nous aurons lorsque seuls et certains de n’être plus séparés, nous pourrons épancher mutuellement nos âmes pour les mettre à l’unisson. Oh, quand la délicieuse habitude de ces conversations parlées succéderont-elles à la longue habitude de nous écrire ? Nous verrons cela, nous arrangerons cela, à notre prochaine entrevue. Quant aux frais de voyage, je suis décidé à vendre mes chevaux pour y fournir si les arrhes qu’on me fera n’y peut [sic] suffire. J’irai toujours à Metz si Je dois partir par Paris, et à Strasbourg si Je n’y passe pas et là je me déciderai ou à voyager par la diligence ou avec mes chevaux. Si j’avais un compagnon de voyage ma peine serait allégée de moitié. Mais attendons la réponse du ministre avant de nous inquiéter de tout cela ; peut-être n’y faudra-t-il plus songer. Oui, ma bien aimée, n’y compte que lorsque je t’écrirai : je pars. J’espère que je pourrai t’en dire des nouvelles sous moins de dix jours, car en voilà dix que j’ai écrit. Ma correspondance souffre en ce moment quelques retards. La 9è division se retire tout entière dans l’intérieur de l’Alsace du côté de Saverne ; une partie de l’armée a fait aussi ce mouvement. Cela donne lieu à bien des conjectures, les plus communes sont qu’il y a une prolongation de trêve-terme fixe et on parle de 3 à 4 mois ; les autres que c’est une ruse de guerre. Le vrai est qu’on n’en sait rien, et tant mieux car le secret doit être toujours de l’essence de ces opérations. Pour moi, je reste ici en attendant / p. 3 / la réponse du ministre et quand même je ne devrais pas quitter l’armée, je n’irais point sur les derrières, parce que c’est toujours sur la ligne et aux avant-postes que sont mes occupations. J’ai pris des moyens pour me faire arriver mes lettres, mais tous ces dérangements occasionneront toujours quelque retard. Vous avez donc eu aussi de la gelée et de la neige nous avons actuellement depuis quinze jours un temps magnifique rien n’a souffert ici que quelques amandiers. La campagne commence à renaître. Puissé-je avoir un temps semblable pour ma route ! Si j’avais un compagnon, je crois que j’en ferai une bonne partie à pied ! Si j’arrive à Montpellier un peu fatigué, j’y demanderai séjour, et me ferai donner un billet de logement par chez vous… Vous n’êtes pas, j’espère, exempte de loger les gens de guerre ? Nous verrons comment vous les recevrez. J’ai bien peur que si je portais le billet à ta mère et qu’elle ne me reconnut pas, je ne serais pas accueilli très cordialement mais je ne suis pas un hôte incommode, quoique je n’aime pas coucher deux, je me contenterai cependant de la moitié, devinez de quoi… Allons, on finit toujours par dire des folies quand on s’arrête sur un sujet auquel on ne peut penser de sang-froid. Il y a une heure qu’on m’a apporté mon souper, en vérité il y en a bien pour deux, une soupe au lait, un rôti de veau et une salade de céleri. Ces bonnes gens sont, disent-ils, partout très contents de moi en vérité le le suis assez d’eux, que n’es-tu là, et puis là et toujours là… Cela viendra, j’espère… Oui, il faut que je l’espère pour calmer quelquefois la douleur de si longues privations. Adieu, je te dirai un petit bonjour demain avant d’envoyer ma lettre à la poste. Je t’embrasse, ou plutôt je voudrais t’embrasser comme je t’aime.

Du 4 à 7h ½

Bonjour, ma chère bonne, je n’ai point rêvé, mais en me réveillant j’ai ici une petite conversation avec toi dont j’ai fait à peu près tous les frais ! Quand prendrez-vous votre rôle dans ces doux entretiens du matin ? Je n’aime pas toujours à deviner ce qu’on doit me dire, et le puis-je d’ailleurs ? Oh, non, aussi j’ai beau fermer les yeux, je ne vous vois que loin, loin, et vous savez bien que ce n’est pas ainsi que je voudrais vous voir, mais un temps viendra peut-être… Je m’arrête à cette douce espérance et à la certitude que tu seras toujours ma bien aimée. Adieu, mes amitiés à ta sœur et aux cousines.

[adresse au verso]. CP Armée-du-Rhin, 1e division.

N° 43 à Albersweiler ce 13 germinal an 4 à 8 h du matin (2/4/96).

Ma chère bonne, je reçois aujourd’hui ta lettre du 25 et 29 [15 et 19/3/96], j’en avais besoin, car je passe d’assez tristes jours depuis que je suis dans l’incertitude, et je les passe seul, car les connaissances que j’avais sont parties ; je voudrais l’être aussi, mais cela ne peut tarder. Voilà 19 jours que j’ai écrit, le ministre pourrait bien me faire attendre encore, mais j’ai écrit en même temps à un ami que j’ai dans ses bureaux et il ne tardera pas à m’instruire de mon sort quand il sera décidé ; j’attendais cette nouvelle pour t’écrire, mais puisqu’elle n’arrive pas, il faut au moins pour calmer mon impatience que je m’entretienne avec toi et que je réponde à ta bonne lettre. J’aime à croire que tu sais déjà ma nouvelle destination et que la probabilité qu’il y a que nous nous verrons bientôt dissipe ta tristesse et ranime tes aimables projets. Pour moi je n’ose m’y livrer avant d’avoir la réponse que j’attends. Si elle est conforme à mes désirs, alors ces doux projets charmeront les ennuis du voyage ; tu sais que mon imagination a quelques facilités à créer de douces chimères. Quel sujet n’en aura-t-elle pas pendant que je voyagerai seul et que j’irai vers toi ; pour cette fois elles me seront douces puisque j’irai m’approchant de la réalité. Tu dis qu’il y a si longtemps que tu ne m’as vu que tu seras un peu embarrassée à te trouver tête à tête avec moi, et moi qui suis naturellement timide, comment serai-je ? Oh, je vois bien qu’il faudra que nous appelions quelqu’un pour nous mettre à notre aise. Ne connaissez-vous pas quelque personnage qui pourrait produire cet effet ? L’amour, ce me semble, pourrait s’en charger. C’est une intime et ancienne connaissance à tous deux… mais il est assez malin pour se plaire à prolonger et à redoubler cet embarras… Le plaisir lui est un bon enfant, qui met aisément tout d’accord… qu’en dites-vous ? Y avez-vous confiance ? Vous ne répondez pas ? Eh bien, nous les appellerons tous deux et il faudrait ensuite avoir bien peu d’usage du monde pour être embarrassé en aussi bonne compagnie. Je plaisante et pourtant n’en ai guère envie. Il y a longtemps qu’il n’est sorti un mot joyeux de ma bouche, je crois que j’oublierai de rire, si je ne l’apprends bientôt de toi ; ce printemps, ses beaux jours, ses fleurs, cet air embaumé, ce souffle d’amour qui vivifie toute la nature, tout cela me tourmente, m’attriste. / p. 2 / Je m’arrête devant des violettes, je n’en cueille pas une, et pour qui la cueillerai-je ? Je suis seul, je respire leur douce haleine, je rêve et mes yeux quelquefois se remplissent de larmes… Avais-je mérité cette longue solitude ? J’ai bien des défauts, mais ce cœur qui me tourmente et dont pourtant je suis vain quelquefois devrait en racheter quelques-uns. Il n’y avait qu’une femme qui put me donner le bonheur dont mon cœur est avide. Je l’aimai, elle fut sensible, notre félicité eût pu commencer avec nos amours. Pourquoi donc avons-nous cédé au sort qui nous séparait ?, qu’y avons-nous gagné ? Des années de tourment, et une forme de regret que toutes les faveurs du sort auraient actuellement peine à tarir…, oh, quand pourrai-je dans un séjour paisible reposer ma tête sur ton sein et en promettre pour le lendemain, pour les jours qui doivent suivre une aussi douce félicité, oublier en te rendant heureuse que la moitié de ma vie fut privée de l’unique bonheur auquel je pouvais être sensible ? Mais plus J’éprouve le besoin que cette époque arrive, moins j’ai de confiance en sa proximité dans les circonstances où nous sommes. Tu dis qu’une fois réunis nous ne nous quitterons plus ; oui, si je n’allais que dans une garnison, mais si je vais à l’armée, pourrais-tu m’accompagner ? C’est physiquement impossible, tu n’y tiendrais pas, et cependant voilà le sort que je prévois encore cette campagne !, ô douce et bienfaisante paix, quand cessera-t-on d’en parler pour commencer d’en jouir ? Tu crains de me laisser trop voir le désir que tu as de mon retour… tout ce que ton cœur éprouve n’est-il pas partagé par le mien et si tu dissimulais, qu’en résulterait-il, que je verrais que tu n’es pas de bonne foi ? Ah, garde-toi de me donner ce chagrin. Si quelque chose adoucit mes peines, c’est la tendresse et la vérité de tes sentiments, c’est la certitude d’être aimé comme je t’aime et de lire dans ton cœur comme dans le mien. Ce n’est pas loin de son amant qu’on peut lui dérober une partie de l’amour et du désir qu’on éprouve, mais il convient quelquefois de le faire. Quant à présent, c’est une sorte de coquetterie nécessaire et à laquelle le bonheur / p. 3 / mutuel ne saurait que gagner. Je me rappelle avoir dit cela autrefois, il y a déjà bien longtemps, je crois au sujet d’une femme que tu me demandais pour ton pigeon :

«  quelque peu de coquetterie ne sied pas mal entre deux cœurs, un doux refus rend plus jolie, il ajoute un prix aux faveurs ».

Vous voyez que je suis constant dans mes principes ; ceux-ci s’appliquent surtout au mariage où l’on a besoin de plus d’art qu’on ne pense pour ne pas laisser endormir l’amour au sein de la jouissance, ou pour ne pas lui laisser croître des ailes… et c’est parce qu’on le néglige trop souvent que la chose est devenue si commune, qu’elle en est passée en proverbe. J’avoue qu’à cet égard comme sur tout le reste le devoir doit être réciproque, et un mari n’a point droit aux soins que sa femme prend de lui plaire, lorsqu’il se néglige lui-même ; à cet égard, je voudrais que devenus époux on ne se montrât mutuellement l’un à l’autre que comme on eût voulu le faire lorsqu’on n’était qu’amant, et cela est à peu près possible lorsqu’on veut y faire attention. Je voudrais qu’on se persuadât bien de part et d’autre que l’amour peut finir, qu’il n’y a que lui qui donne le bonheur et qu’il a besoin d’être cultivé avec constance et délicatesse, car rien n’est plus scrupuleux que lui hors des instants où la volupté couvre ses yeux du bandeau du délire. Je voudrais qu’avant de les laisser découvrir, on se fut mutuellement avoué ses défauts, ses manières, ses faiblesses, car nous en avons tant, alors on saurait mieux ce qu’on doit éviter pour épargner de la peine, ce qu’on doit faire pour donner du bonheur. Mais nous ferons quelque jour sur cela une main à fonds, en attendant je ne serais pas fâché que tu me fis part des idées que ce sujet peut faire naître en toi, ou plutôt de celles que tu t’es déjà formées, car tu n’en es pas à y avoir réfléchi…. Vous faites donc encore le commerce vous mesurez de l’huile. J’avoue que ton image pourrait se présenter à moi d’une manière plus agréable qu’elle ne le fait dans cette opération… Puisse au moins le bénéfice vous dédommager de la triste nécessité de faire des spéculations mercantiles, et je me permets aussi beaucoup de plaisir à voir l’aimable Égié et d’entrer un peu dans sa confiance, mais rien n’est encore moins sûr que cet espoir, et je ne veux pax m’y livrer. Ce que tu me dis d’Eugène m’étonne et lui fait tort, je l’aurais cru plus aimant. Il me tarde de le juger de près. Adieu, ma bonne, je sens que je n’ai pas répondu à toute ta lettre, je la reprendrai un de ces jours, d’autant que j’aurai bientôt à / p. 4 / t’écrire la nouvelle que je recevrai de Paris. Je t’embrasse de tout mon cœur, car je t’aime de même xxxx

[adresse en bas]. CP Armée-du-Rhin, 5è division, [comptes au crayon].

N° 44 à Aibersweiler ce 29 germinal an 4è (18/4/96).

Je ne reçois, ma bonne, aucune réponse de Paris, je ne sais que penser je crains que mes lettres ne se soient égarées. Cette incertitude abute singulièrement à ma tristesse. J’ai écrit encore ces jours derniers pour sortir d’embarras, j’ai été tenté de partir et de m’en aller par Strasbourg. J’ai écrit dans cette dernière place au directeur qui devait me faire des avances pour mon voyage, il me répondit qu’il n’avait pas de fonds et que quand il en aurait, il ne pourrait d’ailleurs me donner que des assignats. Et je sais que des camarades qui pour venir à cette armée ont fait 50 à 60 lieues n’ont pu obtenir que 3000 livres en assignats. Cela m’a décidé d’attendre encore, d’autant mieux qu’on va être payé en mandats qui ne peuvent manquer d’avoir de la valeur, bien qu’au commencement les fripons, les malveillants et les sots ne fassent tout leur possible pour les déprécier, je vais en attendant passer une décade à Deux-Ponts auprès du général St Cyr où je trouverai à m’occuper et à me distraire. Dans ton avant-dernière lettre, tu donnes à Landau l’épithète d’aimable est-ce avec quelque intention ? Si cela était, tu te tromperais fort car cette amabilité est de celles que je voudrais fuir toute ma vie. Il n’en tient qu’à moi d’y résider, mais je redoute ce séjour parce que je n’en connais pas de plus triste et de plus ruineux. Ce village-ci a eu d’abord plus d’attrait pour moi, il a failli me devenir dangereux, j’y ai rencontré trois sœurs assez jolies, parlant français et ayant reçu une certaine éducation, c’était une société honnête et journalière de plusieurs officiers je m’aperçus que la cadette était un peu coquette, il me prit envie de la corriger et elle ne tarda pas à m’en fournir les moyens en me témoignant une amitié particulière, je demandais la confiance, elle me permit de croire que j’avais obtenu davantage,je ne lui cachai pas mes vues, lui parlai de ses défauts, elle m’en sut gré, je lui donnai quelques sages avis, et elle eut l’air de vouloir en profiter. Cependant piquée de ce que je n’avais pas pour elle les sentiments qu’elle me témoignait, Je vis qu’elle s’arrangeait avec un autre, et qu’elle m’en faisait un mystère. Quoique ce choix eut pour but le mariage, il marquait peu de délicatesse, cela joint à cette espèce de fausseté acheva de m’en éloigner. Voilà près d’un mois que j’ai cessé totalement de la voir. Les occupations que je viens / p. 2/ d’avoir à l’avant-garde m’en ont fourni un bon prétexte, que continuera mon voyage à Deux-Ponts, et si je devais rester à cette armée, je ne reprendrai pas ma résidence ici. Cette petite aventure m’a causé quelque peine, je n’aime pas à trouver l’occasion de mésestimer les femmes, et je serais, je crois, malheureux pour le reste de mes jours s’il fallait que je brisasse l’autel que je me plais encore à leur élever. Il est vrai que nous faisons peut-être trop dépendre notre bonheur des qualités qui sont souvent incompatibles avec leur faiblesse et les suites de leur frivole éducation. Tu me demandes pourquoi je ne t’ai pas parlé plutôt de ceci, c’est que je connais ta tête elle aurait peut-être fait trop de chemin pour ton repos, au lieu qu’à présent elle n’ira pas plus loin que la chose n’a été puisqu’elle est finie. On recommence à parler de paix ; les officiers autrichiens qui viennent voir de loin nos ouvrages nous disent qu’il est inutile de travailler, que la paix va être signée. Que dieu les entende, mais nage toujours et ne t’y fie pas. Je crois que nous ferons encore cette campagne, mais qu’elle s’ouvrira tard à cause de la difficulté des subsistances, surtout des fourrages. La désertion est toujours considérable du côté de l’ennemi, il nous arrive journellement 10 à 15 hommes ils sont mal traités, mal nourris, ils sont las de la guerre. Notre armée s’est considérablement augmentée, les deux armées de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse qui se touchent auront bien deux cent mille combattants sur les bords du Rhin. Nous faisions bien une promenade philosophique avec le général de l’avant-garde, nous étions hier sur les cimes des montagnes d’où nous découvrions l’immense plaine du Rhin depuis Mannheim, Spire jusqu’aux clochers de Strasbourg, nous respirions un air pur, la douce violette, ce souffle de printemps, tout était calme autour de nous. Nos soldats étaient à 30 pas de ceux de l’ennemi, et nous gémissions en songeant à tous les hommes dont la guerre d’un moment à l’autre peut couvrir ce superbe pays qui offre partout l’apparence de l’espoir d’une belle et riche récolte. Mais le vent emportait nos désirs et nos vœux. Le / p. 3 / soldat est actuellement bien habillé et bien portant. Les magasins de Landau se remplissent, mais ceux de l’armée ne paraissent point encore ; cependant à l’exception du fourrage, les distributions se font exactement depuis quelques jours. Je suis fort aise que dans l’intérieur on prenne le parti de la muse et de s’étourdir sur les maux inséparables de la crise où nous sommes. Les gens qui s’amusent sont d’assez bonnes gens, et plut à dieu qu’il n’y eut que de ceux-là. On pourrait peut-être faire mieux, mais il ne faut pas tout exiger de cette génération, et d’ailleurs c’est déjà un grand bien que de rire et de s’occuper innocemment. Cela n’empêche pas le gouvernement de s’établir et d’aller son train. J’espère néanmoins que ce genre d’esprit qui nous retrace celui qu’on avait sous la monarchie ne sera point dorénavant celui de la nation, qui aura tout autre chose à faire que de s’étourdir sur les affaires publiques. C’est néanmoins ce que tu pouvais faire de mieux, et je voudrais que les distractions que tu trouves à jouer la comédie fussent assez agréables pour te faire oublier toutes les idées chagrines que peuvent t’inspirer ta situation particulière et celle de l’État. Parle-moi un peu de tes succès et de ceux de l’aimable cousine, j’aurais fort aimé de la voir dans le legs, il y a bien de la finesse, j’ai vu parfaitement jouer cette petite pièce, mais je suis bien convaincu que j’y trouverais infiniment plus de plaisir si je pouvais me trouver quelquefois dans un coin de votre salle ; mais je viens de parler du legs, et je vois que tu me parles du mariage secret et du rôle de Mme de Wolmar 63. N’importe il y a bien autant de la finesse dans celui-ci, mais moins dans ces mouvements du cœur qui rendent l’autre plus intéressant et peut-être plus difficile. Rappelle-moi au souvenir et à l’amitié de l’aimable actrice, en attendant que je puisse, si le sort répond à mes voeux, lui applaudir moi-même, ainsi que la modeste Mme Bertrand. Ecris-moi au quartier général de la 10e division jusqu’à ce que je t’instruise de la décision de mon sort, ce que je ferai le jour même que je l’apprendrai. Donne-moi des nouvelles de ma cousine dont il y a un siècle que je n’ai entendu parler. Fais mon compliment à ta sœur, Adieu, ménage-toi, je t’embrasse et t’aime de toute mon âme…

(adresse au verso. CP Armée-du-Rhin, 1ère division).

N° 45 à Deux-Ponts ce 9 floréal an 4 (28/4/96).

Je suis arrivé ici depuis trois jours, ma bonne amie, et l’on vient de m’y faire passer ton n°45, où je vois avec douleur les nouveaux motifs de chagrin qui te surviennent et qui ne peuvent m’être étrangers puisqu’ils te touchent de si près. Ces temps fâcheux sont hérissés d’épines, et chaque jour on se sent blessé de quelque pointe nouvelle. Ce qu’il y a encore de plus cruel, c’est que cette détresse enlève aux êtres faits pour se consoler mutuellement les moyens de se réunir. Les maux publics et les privations particulières accablent de tout leur poids les êtres isolés. C’est ce que j’éprouve souvent sans pouvoir m’y arracher faute de moyens. Je ne sais si je t’ai dit que j’avais reçu une lettre particulière d’un ami que j’ai dans les bureaux de la Guerre qui me marque qu’il est probable que le ministre ne répondra pas à ma lettre, ce qui me laissera à peu près le maître de partir ou de rester, mais si je pars, en ce cas, il faut que je passe par Strasbourg où je sais qu’il n’y a point de fonds pour les avances sur mes frais de route. Je ne pourrai voyager par étapes, parce qu’on y est horriblement mal, je prendrai la diligence qui va assez lentement et tout est si cher dans les auberges que je doute que l’argent de mes chevaux pût suffire à mon voyage. J’arriverai chez moi et à l’armée sans équipages et sans le sou, et je ne sais comment j’y pourrais faire mon service. Au bout de deux ou trois mois on me rembourserait en mandats mes frais de route que j’aurais payé en numéraire et je ne sais trop les ressources que je pourrai en tirer, mais au moins j’ai écrit de nouveau à Paris pour demander une décision et surtout l’agrément de passer par Paris. J’en ai d’autant plus besoin qu’il faut que je change une partie de mes effets usés contre de meilleurs que j’ai dans une malle et que je n’ose faire venir par la diligence, car tout s’y perd. J’ai voulu hasarder de faire venir quelque chose de Réunion-sur-Oise, voilà deux mois que c’est à la diligence et je n’ai pas pu en avoir des nouvelles. En attendant réponse, les mandats [territoriaux] viendront peut-être améliorer notre sort et faciliter un peu les voyages. J’en ai vraiment besoin, car il ne me reste pas un sou dans la poche. Je suis arrivé / p. 2 / ici avec trente sols pour tout avoir. Hier j’ai ai été engagé à faire une partie de reversi et j’en ai perdu 37. Les 8 L que nous avons par mois suffisent à peine à notre blanchissage, de sorte que si les mandats ne viennent pas vite à notre secours, je serai forcé de vendre au moins un de mes chevaux pour satisfaire à bien des petites dépenses de première nécessité ? Tout ce qui tient aux administrations vit cependant dans le luxe et la plupart des officiers de l’état-major ne manquent de rien. Je me doute des moyens qu’ils emploient. La nécessité les excuse à certains yeux, mais point aux miens ! Je viens d’en faire un mémoire sur les abus qui énervent l’armée et sur les moyens de lui rendre son énergie ; il est principalement contre les administrations et l’immoralité qu’elles propagent dans l’armée. Je vais l’adresser au Directoire 64 peut-être qu’à force de mettre sous ses yeux ce désordre vraiment désastreux il prendra les moyens de l’arrêter. Il pourra me faire quelques ennuis, on s’honore de la haine de certaines gens. Il est impossible d’ailleurs de rester dans la société et se taire plus longtemps sur la conduite de ceux qui y travaillent à sa ruine.

En arrivant ici j’y ai trouvé quatre officiers autrichiens du nombre desquels était le comte d’Esterhazy qui venait faire une visite de voisin. Le général St Cyr les a très bien reçus et les a engagés à passer la soirée. Il y a eu bal et un assez bon souper ; on n’a parlé que de choses générales, mais rien de positif sur la paix, ni sur la guerre, quelques-uns désapprouvent cette guerre qu’ils traitent de querelles d’opinion. Ils désirent la paix avec nous et la guerre contre les Prussiens et les Turcs. Il vint aussi dernièrement un officier hongrois qui avait une cocarde nationale dans son portefeuille et qui y mettait un prix que beaucoup de Français n’y attachent pas. Il n’est pas rare de trouver en Allemagne des gens amoureux des principes de la Révolution et qui, tout en blâmant les fautes et les crimes qu’elle a fait commettre ont néanmoins pour elle cette admiration qu’aura la postérité. Je suis logé ici chez un homme instruit qui pense de cette manière c’est une des meilleures maisons de la ville, j’ai un excellent lit à la française, et une très bonne table. Au moment où j’écris une dem[oise]lle de onze ans prend sa leçon de cheval et de piano dans le salon voisin. Je dois ce logement au chef de l’état-major auquel je suis très lié et qui y vient souvent. La société de la maison est très honnête et d’une conversation intéressante. Je serais fort bien / p. 3 / ici si j’avais l’esprit tranquille et si tout mon bonheur n’était ailleurs. Je suis attristé des malheurs qui arrivent à ton beau-frère 65. Il est pénible le courage qu’il faut avoir pour supporter la perte de sa fortune, mais à combien d’êtres n’a-t-il pas été nécessaire dans les orages de la Révolution ? Quand il nous reste des amis, qu’on se met au-dessus des préjugés et qu’on sait s’occuper utilement, une situation d’abord si fâcheuse peut s’adoucir. Il me semble qu’à la place de ton beau-frère je n’accepterais pas non plus les offres de M [arie ?], mais je réaliserais tout ce qui me resterait et achèterai quelque lieu à la campagne et m’y retirerais pour le faire valoir et pour y vivre. Pour moi, si j’avais ce moyen, il me semble que j’y trouverais facilement le bonheur pourvu que tu voulusses le partager, car le monde ne me paraît point regrettable quand on s’en retire pour vivre en paix avec ce qu’on aime.

Je reçois une lettre très amicale de Scipion qui m’offre ses services auprès de Daru le fils 66 qui se trouve adjoint du ministre de la Guerre, je vais lui écrire pour l’engager à faire réussir mon voyage. Ainsi ne désespérons pas de nous revoir bientôt et si la guerre nous empêche encore de nous réunir, pourrons-nous l’espérer avec plus de certitude ?, je ne sais ce que veut dire ton songe avec ce costume gris. Jusqu’ici le me portais très bien, la tristesse me maigrit un peu, mais le bonheur me rajeunira près de toi ! Cette ville est jolie, mais peu vivante, la campagne est belle, mais je n’y jouis pas du printemps, je n’y fais jusqu’ici que des promenades militaires et le souvenir de la guerre désenchante tout. Si tu étais à mes côtés, j’oublierai les maux et le charme serait bientôt rétabli. Espérons que le bonheur nous est encore réservé. On m’écrit de Paris qu’on a fait de la musique délicieuse sur mes stances à la paix ! Je te l’enverrai quand je l’aurai. Adieu, ma chère et tendre amie, ménage ta santé, fais-toi des distractions agréables, écris-moi souvent ; adresse tes lettres au quartier général de la 11e division, du moment que j’aurai une décision sur mon sort, je t’en instruirai, je l’attendrai ici. Adieu, je t’embrasse et t’aime toujours xxxxx

[adresse au verso]. CPArmée-du-Rhin, 3e division.

N° 46 à Deux-Ponts ce 21 floréal an 4 (10/5/96).

Enfin, Ma bonne, il est décidé que je pars, je viens de recevoir une seconde lettre du ministre qui me renouvelle l’ordre de me rendre à l’armée d’Italie et me dit qu’il ne saurait trop me recommander d’y mettre toute la célérité que les circonstances exigent, mais cette lettre ne parle pas de la permission de passer par Paris et j’y renonce avec regret. Je vais partir le 26 [15/4] je passerai par Strasbourg, Besançon, Chalon, Valence, Nîmes, Sauve, Montpellier et Nice. Je m’arme autant que je puis de patience et de courage contre les embarras, les mauvais gîtes, les fâcheux accueils que je vais trouver sur la route mais leur longue et fatigante durée accable quelquefois mes esprits ; d’autant que le terme de mon voyage ne me présente que de nouvelles fatigues et je ne ferai que passer dans les lieux où il me serait si doux de me reposer. La seule consolation que j’entrevois c’est que j’en serai plus près l’hiver prochain et qu’il y a lieu de croire que je pourrais y aller me délasser de mes travaux et me dédommager demes privations. Je dois trouver à Strasbourg des avances pour mon voyage, mais je ne présume pas qu’elles me soient d’une grande ressource, car je n’attends guère d’y trouver que des assignats ou tout au plus des mandats. J’emprunterai de l’argent pour me rendre jusqu’à Besançon où je resterai deux jours chez un bon camarade, et là je verrai de vendre mes chevaux. Je prendrai alors une voiture jusqu’à Chalon et de là la Saône et le Rhône. Je m’arrêterai deux jours à Valence, chez la mère du meilleur de mes amis. Je t’écrirai de la route et je pourrai recevoir de tes nouvelles à Valence, poste restante. Voilà déjà longtemps que je n’en ai pas eu et je ne suis pas sans inquiétude. Je voudrais bien ne pas partir sans en avoir reçu ; le laisserai toujours ici l’ordre de me faire passer les premières à Besançon et les autres au quartier général à l’armée d’Italie. Ma chère Christine, je vais / p. 2 / donc te revoir, je vais donc encore une fois te presser dans mes bras. Il serait bien temps que ce fut pour ne plus m’en éloigner, mais l’idée d’être obligé de te quitter encore si vite trouble celle que je me fais du plaisir de te voir. En ce moment d’ailleurs je sens trop la peine de ce grand déplacement, le regret de me séparer des amis, des connaissances attachantes que j’ai faits depuis 8 ans dans le Nord, pour que les biens que me promet le Midi ait pour moi tout leur charme, mais une fois en route, toutes mes pensées se tourneront vers eux et je ne dote pas que leur espérance prochaine n’allège les ennuis du voyage et que la réalité ne m’en dédommage. Je regretterai beaucoup de n’avoir pas vu ta sœur et sa famille ; je m’en faisais une si douce fête ; mais c’est assez parler regrets, c’est trop oublier que je vais te voir, et que malgré la nécessité où je serai de te quitter presque au même instant, ma nouvelle destination ne me laisse pas moins l’espoir de nous revoir bientôt. Je ne veux plus penser qu’à cela ; tout y est consolant et aimable, au lieu que tout le reste m’afflige. J’écris la nouvelle à ma famille, apprends-la à ma cousine, que je m’apprête à bien gronder de sa paresse. Fais mes compliments affectueux à ta sœur. Adieu, je t’écris brièvement parce que je suis pressé, j’ai plusieurs lettes à écrire, et quelques affaires à terminer. Ma première sera, je pense, datée de Strasbourg ou de Besançon. Adieu, je ne dépose plus des xxxx sur ce papier, je me réserve de les mieux placer, mais je ne peux résister au plaisir de t’écrire que je t’aime, en attendant le bonheur de te le dire.

[adresse au verso]. CP Armée-du-Rhin, 3è division, [en travers] n°46, 26 floréal an 4è

N° 47 à Strasbourg ce 8 prairial an 4è (27/5/96).

Me voilà dans la misère du voyage, ma bonne amie, j’ai quitté l’aisance et le repos à Deux-Ponts. Il est vrai que la rupture de la trêve qui avait eu lieu le lendemain de mon départ annonce que tout cela n’aurait pas duré longtemps, mais à tout événement je doute que la campagne m’eût donné plus à souffrir que ne va le faire ce voyage qui ne commence pas trop bien. Je suis parti le 3 de Deux-Ponts et suis arrivé ici le 5, tout allait bien jusque là, mon domestique confie un de mes chevaux à un enfant qui le laisse tomber dans le fossé de la place, où il se casse les reins et me voilà réduit à un cheval, au moment où j’avais le plus besoin des deux, et puis après bien des courses dans cette grande ville, dont le bruit et le pavé me fatiguent horriblement, je n’ai pu obtenir pour mes frais de route que trois mille livres en mandats qui ne valent que neuf francs le cent, ce qui fait en tout 270 L. On voudrait bien me retenir à cette armée, et si j’étais encore à Deux-Ponts, peut-être me déciderai-le à rester, mais me voilà en route et quoiqu’il arrive, je vais continuer, je m’en vais aller d’étape en étape à pied avec mon domestique, ne pouvant monter sur un cheval qui sera chargé de tout mon bagage. Il est vrai que j’espère trouver de temps en temps sur ma route des voitures où je pourrai mettre mes effets et mon domestique, et alors je profiterai de mon cheval. Cette manière de voyager ne serait pas trop désagréable si je n’étais pas seul, mais ce qu’elle a de fâcheux c’est qu’elle m’oblige à prendre le chemin le plus court pour arriver si je ne veux rester toute la campagne en route, En conséquence je ne crois pas / p. 2 / que je puisse aller jusqu’à Montpellier puisque je dois rejoindre l’armée à Milan 67, je passerai à côté de Genève par la Savoie, le Mont-Saint-Bernard, la vallée d’Aoste et le Piémont. Je suis un peu effrayé de voir devant moi tant de chemins et de si hautes montagnes, je suis surtout affligé de la nécessité de renoncer à l’espoir de passer par Montpellier. Aussi je ne suis pas encore bien décidé et je t’écrirai de Besançon pour te dire quel parti la nécessité m’obligera à prendre. Je pars demain, le cœur navré de n’avoir reçu aucune nouvelle de toi depuis la lettre qui m’est parvenue dans les premiers jours du mois dernier, et si tu savais ce que j’ai souffert, ce que je souffre d’abord de l’inquiétude que m’a donnée l’idée du déplacement, de la peine qu’il me cause, puisqu’il n’a point pour but le séjour de paix et de bonheur silongtemps désiré et enfin de cette existence errante et toujours solitaire qui le convient si peu, nulle idée ne me sourit que celle de voir l’Italie et d’y être enfin à portée d’aller passer l’hiver près de toi ! Sans cela le découragement me saisirait et je resterai ici sans y être plus heureux. Je ne sais vraiment où te donner mon adresse et ce n’est pas là une de mes moindres peines ! Je ne passerai pas vraisemblablement par Valence si je ne vais pas à Montpellier, mais attendons Besançon. Je t’écrirai de là. Adieu, je n’ai plus le temps de continuer un griffonnage. Je t’aime et suis mortellement inquiet de toi, je ne sais quand finira cette inquiétude, je n’avais pas besoin de ce fardeau de plus pour mon voyage. Adieu.

N° 48 à Besançon ce 18 prairial an 4è (6/6/96).

Je suis arrivé, ma chère bonne, avant-hier, après quelques bons et mauvais gîtes, mais sans doute sans autre accident que d’avoir eu assez mauvais temps. Je suis descendu ici chez un camarade et de plus bon ami avec qui nous nous étions croisés sur la route, lui allant rejoindre l’armée et moi allant passer chez lui. Je n’ai trouvé que sa femme qui m’a reçu comme un ami, ce qui m’a fait oublier bientôt la fatigue du voyage. Je compte en partir cet après-dîner pour aller coucher à quatre lieues d’ici. Mais il faut que je t’apprenne que ma destination est un peu changée. J’ai reçu au moment de partir de Strasbourg une nouvelle lettre du ministre [du 2 prairial] qui m’annonce que je dois être employé en qualité d’ingénieur en chef à la démolition des places de Suze et d’Exilles [Exiles] appartenant au roi de Sardaigne, qu’en conséquence je dois me rendre en diligence à Briançon où je recevrai de nouveaux renseignements à ce sujet. Je vais donc passer par Lyon, Grenoble etc, Cette nouvelle destination me promet un peu plus de repos que la 1ère, mais ne me permet pas plus de passer par Montpellier, car la manière dont je suis obligé de voyager me fait une nouvelle nécessité d’abréger ma route, je voyage seul, mon domestique étant tombé il s’était fait une foulure considérable au moment où nous partions de Strasbourg, ce qui m’a obligé de le laisser à l’hôpital. Mais ne crains rien, j’ai fait route jusqu’ici assez heureusement et j’espère que cela continuera. Je t’écrirai encore de Lyon, mais toute ma peine est de ne pas recevoir de tes nouvelles. Voilà un mois et demi passé que j’ai reçu ta dernière / p. 2 / jamais je n’avais tant resté à en avoir, et jamais pourtant je n’en avais eu tant besoin. Ecris-moi au moins à Briançon, poste restante. Je ne serai encore que trop longtemps à y arriver et tout ce temps passé dans les fatigues et l’inquiétude ma paraîtra bien long. Si j’avais un compagnon de voyage, cela adoucirait un peu ma peine, mais seul et livré à mes idées, ma tristesse trouve à peine quelques distractions dans les tableaux variés qui s’offrent à mes yeux dans le pays que je parcours je me fais une idée assez satisfaisante de cette jolie vallée de Suze, et je ne sais pas si je pourrai y exécuter quelque projet agréable et dont notre moindre éloignement peut donner la possibilité.

Nous verrons quand je serai là. Adieu, ma chère Christine, ménage-toi, écris-moi, car je ne puis ni ne veux apprendre à me passer les mois entiers de tes lettres. Je t’écris peu cette fois parce que je ne suis pas libre et que j’ai à courir par la ville avant de partir, mais cela suffit pour te rassurer. Adieu. Je t’aime toujours, toujours de même.

[adresse au verso]. CP Besançon

N° 49 à Briançon ce 15 messidor an 4 (3/7/96).

J’arrive, ma chère bonne, dans le plus affreux et le plus triste pays que j’aie encore vu. J’aspirais au moment d’être à Briançon pour y recevoir de chères nouvelles si longtemps attendues, Je m’y promettais un dédommagement aux peines de ce long et fatigant voyage. Je trouve le bureau de la poste fermé pour n’être ouvert que demain matin, je cours chez le chef du génie de la place qui n’a qu’une lettre pour moi, c’est ton n° 51. Mon amie, il m’afflige au lieu de me consoler, tu me reproches amèrement de n’avoir pas poussé mon voyage jusqu’à toi, cela était réellement impossible, ma route était tracée pour les étapes, je n’aurais pu jouir de cet avantage en m’en détournant, et malgré le secours que j’en ai retiré, tout est si cher pour celui qui voyage que je me trouve au bout de mes moyens et ne sais trop comment je vais faire le Piémont où l’on n’est pas porté à nous favoriser. D’ailleurs il était temps que j’arrivasse. Le général en chef de l’armée des Alpes [Kellermann] voyant que je n’arrivais pas avait donné ordre à plusieurs ingénieurs de se rendre à Suze pour y faire les premières dispositions, ils y sont depuis huit jours avec ce général et c’est tout au plus si je les trouverai après-demain, jour où je compte d’être rendu à Suze, je pourrai y être demain, mais la journée est forte, il faut gravir le Mont- Genèvre et mon cheval est assez fatigué. Je me porte bien, mais très ennuyé d’être tantôt aux nues, tantôt au fond des ravins, d’avoir tantôt chaud, tantôt froid, d’essuyer depuis cinq jours / p. 2 / des orages et depuis plus d’un mois des mauvais gîtes. J’ai pris le parti de me camper dans les meilleures auberges, mais dans ce pays elles sont détestables comme tout le reste

Il paraît que c’est à la lettre de Strasbourg que tu réponds. Je t’ai écrit de Besançon, de Bourg et je crois de Grenoble [en déficit, perdues ?]. J’ai reçu à Besançon ton n° 46, tu vois qu’il m’en manque beaucoup. J’ai écrit de tout côté pour les ravoir. Tu m’affliges beaucoup, mon amie, tu m’écris : je ne te conseille pas de venir, ce seraient des frais inutiles. Comment n’as-tu pas senti toute l’amertume de ce reproche ? Ai-je mérité que tu pensasses que tes lettres m’étaient indifférentes ?, et ne l’as-tu pas pensé en m’écrivant ainsi. Ah, Christine, si c’est avec réflexion que tu as écrit cette phrase, tu as donc cessé de me rendre justice, non, je ne veux, ni ne puis le croire, elle s’est échappé dans un moment d’humeur, et tu sentiras toi- même tout le mal qu’elle me fait. S’il m’eut été possible de pousser mon voyage jusqu’à Montpellier, que devenait ma mission ? Dans quinze jours seulement il eût été trop tard et cela m’eût fait beaucoup de tort. J’ai même regret au séjour que j’ai fait à Bourg. Si j’étais arrivé huit jours plus tôt, j’aurais prévenu tout le déplacement d’officiers qui vient d’avoir lieu mal à propos. Tu vois bien que je ne dispose pas de moi depuis trop longtemps, je le sens et tu dois le voir.

Ta situation me navre, et je regrette d’autant plus de ne / p. 3 / pouvoir t’écrire plus souvent et plus longuement, mais ainsi en course ayant presque toujours quelqu’un à voir dans les villes où je passe, devant avoir l’œil à mon cheval, fatigué et peu commodément logé, je n’ai le plus souvent ni le temps ni les moyens d’écrire, j’apprends par toi le mariage de ma soeur. Je présume que je recevrai bientôt des nouvelles de ma famille, je leur ai écrit pour leur faire part de ma nouvelle destination. Tu veux qu’il y ait de ma faute à l’étourderie de mon domestique qui m’a fait tuer mon cheval. C’était un jeune sapeur d’une figure originale, un peu enfant, mais qui m’était attaché, fidèle et gai. Il va m’en falloir un autre, et c’est là ma peine, car je n’aime pas les nouveaux visages et je suis réduit à en voir tous les jours. Depuis Grenoble j’en vois d’affreux dans les campagnes et de très laids dans les villes tout ce qu’ils ont d’intéressant pour moi c’est de parler en patois que j’entends, c’est le grossier provençal. Adresse-moi la lettre de Scipion à Suze en Piémont, armée des Alpes, et toujours simplement chef de bataillon du génie, je vais lui écrire avant de partir d’ici. Je conçois tout ce que l’état de ta mère peut te faire souffrir, pauvre et chère amie, tu n’avais déjà que trop de peines pour surcroît tu as l’air d’avoir à te plaindre de ton ami, de celui qui ne désire que t’apporter la plus douce consolation que peut donner le plus grande tendre des sentiments. Ah, Christine, ne le connais-tu pas cet ami ? et ne vois-tu pas sa position sans ressource de chez lui parce qu’il a un frère qui est (trou : jeune ?), il vit au jour le jour du peu de réel qu’il y a dans ses appointements, il est ainsi esclave de son service, jusqu’à ce qu’un temps plus favorable vienne lui donner plus d’aisance, ce qui, j’espère, ne tardera pas, et puis il est très vrai qu’à moins que ce ne fût pour être avec toi établi loin du tourbillon, je souffrirais de n’être pas en ce moment aux armées : c’est réellement une grande famille et ce n’est que là où malgré une assez forte dose d’immoralité, on trouve encore du patriotisme et je l’ai vu avec douleur presque éteint dans l’intérieur où j’ai été souvent outré d’une inconcevable et lâche déraison à / p. 4 / cet égard. Mais laissons çà là, ce serait trop mal finir d’autant que nous ne nous entendons plus guère sur ce chapitre. Je ne fermerai ma lettre que lorsque j’aurai été demain matin à la poste, bonsoir ma bonne et chère amie, à demain.

Du 16 à 8 h

Point de lettres de toi à la poste, il n’y en avait que 3 de l’armée. On me fera passer à Suze celles qui arriveront. Adieu, je vais passer les Alpes et t’aimerai partout. [adresse au bas], CP Briançon.

N° 50 au fort d’Exilles [Exiles], ce 22 messidor an 4 (10/7/96).

Je t’ai écrit de Briançon, ma chère et bonne amie, le 15 et le 16. En fermant ma lettre je te disais que je partais pour passer les Alpes. Effectivement j’ai traversé le Mont-Genèvre sur les 11 heures, J’y éprouvai un peu de froid. Mais obligé de monter à pied pendant près de deux heures et descendre ce qu’ils appellent le tourniquet pendant à peu près autant. L’exercice m’empêcha de refroidir. Le temps était très beau, je n’avais pas de la neige sur le chemin, au contraire le plateau au-dessus du Mont-Genèvre était couvert d’une récolte de blé et de foin encore très vert à la vérité, mais qui annonçait depuis assez longtemps aux habitants de la neige retirée sur les hauteurs voisines. Je me trouvai là à la source de la Durance, dans le même bassin une rivière d’Italie, la Dora qui passe à Suze. C’est là le point de partage des eaux de la France et de l’Italie. Après avoir descendu sur les bords de la Dora et dans une espèce de ravin très resserré par d’immenses rocs ou montagnes, j’arrivai à Exilles sur les 6 heures du soir. Le fort est au milieu du ravin sur un immense rocher isolé sur lequel on a taillé ou bâti avec toute la solidité et le soin imaginables une très bonne fortification, des bâtiments souterrains et casemates pour contenir 3000 hommes, le tout à l’épreuve de la bombe. C’est une excellente clef du Piémont, quoique dominée d’assez près par les énormes monts des Quatre Dents et de l’Assiette. Il a coûté, dit-on, plus de 30 millions et je n’ai pas de peine à le croire. Il y a un village en bas. La nature est encore là très agreste et assurément très pittoresque, cependant elle y commence à dérider ce front sévère que je lui ai vu depuis Grenoble et surtout depuis Briançon, elle sourit de plus en plus jusqu’à Suze, où elle est vraiment aimable, quoique encore bien bossue. J’ai eu / p. 2 / l’hiver et le printemps toute la journée, mais l’été commençait à Suze où j’arrivai sur les 9 heures du soir. J’y séjournai le lendemain, c’est une petite ville assez mesquine et qui se ressent peu du voisinage de Turin qui n’en est qu’à 9 lieues. J’y trouvai plusieurs officiers du corps que le ministre avait envoyés ou que le général Kellermann avait appelés. Nous nous distribuâmes l’ouvrage et il m’échut de diriger en chef la démolition d’Exilles. En conséquence J’arrivai ici le 18 au soir. Il y a de grands bâtiments, mais tous nus, mon logement est une très grande chambre d’officier aux cavous voûtés à l’épreuve de la bombe, J’y trouvai pour tout meuble une paillasse, je parvins à me procurer des draps et une couverte, J’ai fait faire par un sapeur une table et des bancs et peu à peu je m’arrange. Nous en sommes tous réduits là. Je mange avec les officiers de la garnison qui sont fort honnêtes et vis beaucoup avec le chef de brigade qui est un brave et digne homme. Nous allons quelquefois dîner au village avec les officiers d’artillerie et du génie piémontais, qui quoique peu contents de cette démolition sont néanmoins honnêtes et courtois. Il fait très beau temps depuis trois ou quatre jours, mais nous n’avons nullement chaud. Je passerai à ce qu’il paraît l’été fort franchement, mais aussi fort ennuyeusement car c’est une vraie chartreuse ! J’irai de temps à autre à Suze, et si je puis à Turin, mais les moyens sont courts et nous ne savons encore comment nous serons payés. Il y a ici beaucoup d’ouvrages et toute ma peur est d’y être surpris par la neige. Tu peux bien penser que je ferai l’impossible pour en échapper avant cela, car si j’en étais réduit là, je crois bien qu’on pourrait m’y enterrer.

Ce qui accroît singulièrement ici ma solitude, c’est de n’y avoir encore reçu aucune lettre, il y a une poste de l’armée à Suze, et elles doivent m’arriver par là, mais rien n’arrive, et je suis bien sûr que j’en ai une vingtaine en route. Je suis ici sans livres, / p. 3 / et presque sans effets n’ayant que ceux nécessaires à la route. J’ai mis le reste à la diligence à Strasbourg pour Grenoble où ils n’étaient point arrivés à mon passage. Je serais joli garçon si cela était perdu ! Ecris-moi donc que je puisse recevoir de tes lettres, car j’en suis affamé, il y a si longtemps que je n’en ai à mon gré. Cette vie pauvre et misérable me ruine et m’hébète, je le sens avec douleur, je deviens lourd et grave et le poids de la tristesse étouffe mon imagination. L’idée que je me fais de ta position achève de m’affliger. Ma pensée ne peut se reposer près de toi, sans me rappeler que tu n’es pas heureuse, et cela me chagrine. Je voudrais être dans une armée active, car la solitude ici ne vaut rien, et où diable suis-je venu tomber ?, à Exilles ! Assurément si dans cette affaire-ci je dois voir l’Italie, j’achèterai un peu cher ce plaisir quand je ne resterais que deux mois ans cette chartreuse. Ah, mon dieu, que le sort me doit de doux moments s’il veut me dédommager de tous les mauvais qu’il me fait passer !, mais qu’il nous réunisse et bientôt, qu’il adoucisse en attendant ton sort et me laisse ma santé et je lui pardonne Car si j’ai vu dans mes courses quelques êtres heureux, j’en ai vu beaucoup de misérables, et il n’est pas donné à tout le monde d’être des premiers ! Comment fait ta sœur G[aussen] et son mari, leur sort me touche aussi. Donne-moi des nouvelles de ma cousine et de la tienne, je dois une réponse à la première que je suis honteux de n’avoir pas faite encore, mais durant ces derniers jours le travail me laisse peu de loisir et je suis toute la journée tantôt dans les nues et tantôt dans les entrailles du roc… Mais partout et toujours je t’aime et pense à ma Christine. Adieu, ménage-toi, écris-moi et que le sort ne lasse pas ta tendresse pour ton immuable ami. P.V.

[adresse au verso]. CP Armée des Alpes.

Y eut-il ensuite d’autres lettres ? La famille en tout cas ne les a pas conservées, et les archives Mourgue ne contiennent aucune autre allusion à Pascal-Vallongue que sa rencontre avec son ami Scipion Mourgue au quartier-général de l’armée, à Graz, en avril 1797.

Notes

1. Présenté par S.Chassagne édité par SPM, Paris (à paraître).

2. Aujourd’hui déposées aux Archives départementales de l’Hérault (1J 167).

3. Nom d’une ferme familiale, près du village de St Hippolyte-du-Fort, attribué au puîné pour le distinguer de ses deux aînés. Biographie sommaire, sans références (mais essentiellement à partir du dossier 1J492 des AD Gard), Joseph GHAMBON, Un général gardois sous la Révolution et l’Empire, Pascal-Vallongue, Avignon, 1976, 141 p.

4. Jean GERMAIN, Sauve antique et curieuse cité, Montpellier, 1952.

5. Son parrain est son oncle maternel Louis-Joseph Bruguière, chevalier, président trésorier général de France au Bureau des Finances de la Généralité et intendant des Gabelles de Languedoc ; sa marraine, Marianne Bruguière de Cazenove. Copie de son acte de baptême dans son dossier au SHD, 8 YD 1054. Configuration de sa famille sur http://gw0.geneat.org

6. Ont-elles été détruites volontairement parce que trop compromettantes pour Christine ?

7. Voir Gilbert FAUCONNIER, Index-concordance de Julie ou La Nouvelle Héloïse, Pais-Genève, 2 vol., 1991.

8. Tout comme Diderot raconte ses journées à Sophie Volland, cf M. BUFFAT, « Les Lettres à Sophie Volland. Relation amoureuse et relation épistolaire », in La Lettre amour, Textuel n°24, 1992, p.35.

9. [Appel manquant] Conservé (en copie) aux AD du Gard, dans le dossier 1J 492

10. Son ami Campredon, général commandant le siège, annon-ce au ministère de la Guerre « le décès du brave général Vallongue », le 17 juin 1806 « c’est une bien grande perte pour le Corps du Génie, pour l’armée et pour le siège ».

11. Trois semaines après sa mort, un décret de Napoléon accorde un secours annuel de 300 f à son neveu Albin Virgile Pascal, fils de son frère aîné Jean-Simon, « en considération des services du général Pascal-Vallongue ».

12. Comme il l’indique plus loin, il porte toujours sur lui le portrait de sa bonne amie.

13. Parodie ici évidemment du Don Quichotte de Cervantès. Remarquons que, comme le héros de Cervantès, Joseph-Secret ne signe pas ses lettres.

14. Les Visitandines sont un ouvrage lyrique (livret de L.B. Picard, musique du flûtiste Devienne, première représentation 7 août 1792), joué à de très nombreuses reprises sous la Révolution, cf Marie-Claire MUSSSAT « L’activité dans les théâtres lyriques de province, 1794-1796 », in J. R. JULIEN et J. MONGREDIEN (dir.), Le tambour et la harpe. Œuvres, pratiques et manifestations musicales sous la Révolution, 1788-1800, Paris, 1991, p. 57-79. Cf. aussi Philippe BOURDIN et Gérard LOUBINOUX (dir.), Les arts de la scène et la Révolution française, Clermont-Ferrand, 2004, p. 575.

15. Nièce de Christine, fille de sa sœur aînée Jeanne et de Jacques- Antoine Mourgue, née à Montpellier en mai 1778, et mariée à 21 ans, en juin 1799, au colon réunionnais Philippe Desbassayns, après le refus par son père, en juin 1798, de la marier à Hugues-Bernard Maret, futur duc de Bassano, alors commis aux Relations Extérieures et ancien collègue à Londres du fils aîné Scipion Mourgue, qu’on retrouvera plus loin. Son portait, peint par David vers 1802 et vendu par la famille en 1905, est au Metropolitan Museum de New-York depuis 1935.

16. Référence au Télémaque de Fénelon (1699). David peint en 1818 les adieux de Télémaque et Eucharis (Getty Museum, Los Angeles).

17. Jeu de cartes, proche du whist.

18. Ces trois figures de la Bible ont été naturellement représentées par des peintres la Madeleine par les peintres français G. de la Tour (vers 1625, Louvre) et J. Blanchard (1652, Musée des Beaux-Arts de Montpellier), Suzanne par les vénitiens P. Bordone (Louvre) et Le Tintoret (Louvre et Kunsthistoriche, Vienne), ainsi que par le montpelliérain X. Fabre, que l’auteur a pu voir exposée au Salon de 1791 Bethsabée par Rembrandt (Louvre).

19. Mal défendue par Montaigu, la place livre un peu plus tard aux Autrichiens 30.000 fusils et 383 canons.

20. Le 12 juin 1672, lors de l’invasion de la Hollande par Condé, exploit chanté par Boileau.

21. Jean-Charles Pichegru (1761-1804), général sorti du rang, capitaine d’artillerie en mars, général de brigade et de division en août, commandant en chef de l’armée du Rhin en octobre 93, de l’armée du Nord en février 94 et à nouveau de l’armée du Rhin en mars 95. Contacté alors par des agents royalistes, fait traîner les opérations, laisse les feuilles royalistes pénétrer les rangs jusqu’à sa démission le 3 mars 96. Député « fructidorisé » en l’an V, se compromet sous le Consulat, est arrêté et meurt étranglé dans sa prison.

22. Le maréchal, originaire du Hainaut, François-Sébastien de Croix de Clerfayt (1733-1798), adversaire principal de Jourdan.

23. Jean-Baptiste Jourdan (1762-1833), engagé en 1772, réformé au retour de la Guerre d’Amérique, volontaire de 91 dont il commande le 2è bataillon de la Haute-Vienne, général de brigade, puis de division en 93, commandant en chef de l’armée du Nord, victorieux à Wattignies (15 octobre 93), mais relevé de son commandement pour n’avoir pas respecté les ordres de Carnot, réintégré en février 94, remporte la victoire de Fleurus (26 juin 94) qui livre la Belgique ; passe ensuit à l’armée de Sambre-et-Meuse. jusqu’à la défaite de Wurzbourg où il démissionne, en septembre 96, pour devenir député aux Cinq-Cents reprend du service en 98, battu à nouveau à Stockach en … en mars 99 réélu député et opposant au coup d’Etat de Brumaire. Bonaparte le réemploie pourtant comme administrateur du Piémont et en fait un maréchal en 1804.

24. Jean-Etienne-Casimir Poitevin (1772-1829), ancien élève de l’école de Mézières, futur général du Génie et baron d’Empire, fils d’un ancien receveur des tailles de Montpellier et beau-frère de Campredon, marié à sa sœur Marguerite, cf sa notice dans Grands Notables du Premier Empire, vol. 5, p. 149-150. Joseph-Secret le retrouve à Vienne, après Austerlitz., cf J. CHAMBON, op. cit.

25. paix signée à Bâle avec la Prusse le 5 avril 1795, ou avec la Hesse-Cassel, signée le 28 août suivant ?

26. Les Bouscaren sont une famille de négociants originaires de Gignac, près de Montpellier. En 1815, une Bouscaren épouse un neveu de Pascal-Vallongue.

27. Simple parodie par un ancien collégien des cours de catéchisme des bons pères, ou anticléricalisme déguisé ?

28. Décrets ratifiant la Constitution de l’an III et l’obligation des deux tiers d’anciens Conventionnels dans les futurs Conseils.

29. 31 mai 93, première journée populaire pour obtenir l’arrestation des chefs de la Gironde, obtenue deux jours plus tard grâce aux canons de la Commune.

30. Jean Gaussen, époux de sa sœur Marie, décédé à Montpellier en novembre 1810.

31. En vertu d’un acte complémentaire au traité de Bâle, l’Allemagne du Nord avait été neutralisée, et la ligne de démarcation allait de Duisbourg au Main, par la vallée de la Wupper. Les Prussiens, hostiles à la Révolution, qui avaient refusé leur neutralité au traité de Bâle, avaient laissé passer les troupes autrichiennes pour tourner les Français.

32. Laurent Gouvion (1764-1830), prend le nom de sa mère lorsqu’il s’engage en 1792, pour ne pas être confondu avec un cousin royaliste. Général de division à l’armée du Rhin, et futur maréchal d’Empire, il a laissé des Mémoires sur la campagne de l’armée du Rhin et Rhin-et-Moselle, 2 vol, 1829.

33. Cet ouvrage, l’Albin, semble perdu aucune trace à la BM de Montpellier.

34. Voté par la Convention thermidorienne le 9 vendémiaire 4 (1er octobre 1795).

35. L’armée assiégeant Mayence disposait en effet d’un ballon d’observation.

36. Antoine-Christophe Merlin (1762-1833) dit de Thionville pour le distinguer du Merlin de Douai, député de la Moselle à la Législative et à la Convention, représentant en mission au premier siège de Mayence en janvier 93 où il s’enrichit déjà, mais réussit à se disculper à son rappel, se fait discret jusqu’au 9 Thermidor, devient ensuite ennemi des Jacobins, dont il fait fermer le club parisien, de nouveau en mission à l’armée du Rhin en 95, où son immoralité est de notoriété publique vivement critiqué par Gouvion Saint-Cyr dans ses Mémoires pour ses initiatives militaires malheureuses.

37. Preuve de sa formation classique au collège.

38. Médiocrité au sens d’Horace, modération.

39. Le Directoire entré en vigueur le 11 brumaire an 4.

40. Commission de l’organisation et du mouvement des troupes de Terre au ministère de la Guerre.

41. Il a déjà fait une première demande d’affection dans le Midi, le 23 germinal an 3.

42. Nommé plus loin dans la lettre 35.

43. Un furoncle.

44. [Appel manquant] Scipion Mourgue (1772-1860), neveu de Christine, alors radié de sa fonction de commis au ministère des Relations Extérieures pour sa « mauvaise conduite » lors du 13 vendémiaire, cf l’édition par Serge CHASSAGNE de son Journal de voyage en Italie (à paraître).

45. Que sont devenus ces cahiers ? Sans doute perdus, puisque Christine n’a pas jugé bon de les conserver.

46. Jean-Baptiste Annibal Aubert-Dubayet (1757-1797), général qui avait capitulé à Mayence en juillet 93.

47. Blondel de Nesle, le trouvère du roi, dans l’opéra de Grétry et Sedaine (1784), dans lequel figure l’air fameux, hymne des royalistes après 1789 : « O Richard, ô mon roi, l’univers t’abandonne ».

48. Son dernier frère, Jean Louis Léon, né à Sauve le 24 décembre 1775, décédé commissaire des guerres à Strasbourg le 11 novembre 1813.

49. Journal des Idéologues, animé par Garat et publié d’avril 1794 à 1807, bien connu par les travaux de Marc REGALDO (1976).

50. Soit environ 1,15 m.

51. Jeanne Vialars, sœur aînée de Christine.

52. De concert avec la propagande royaliste, cf G. CAUDRILLIER, La trahison de Pichegru et les intrigues royalistes dans l’Est, Paris, 1908.

53. [Appel manquant] Intox ; Thugut, le chancelier autrichien, refuse au début de frimaire les propositions du Directoire, base du futur traité de Campo-Formio.

54. Milet (de) Mureau (Louis-Marie Destouff, 1751-1825), capitaine sous l’Ancien Régime, député suppléant de la noblesse aux États généraux admis à siéger en 1790, reprend du service à la séparation de la Constituante ; grâce à Barras devient général de brigade et directeur des fortifications, chef de la 3è division au ministère de la Guerre en l’an 4 s’occupe ensuite de la publication du Voyage de la Pérouse éphémère ministre de la Guerre en 1799 ; réformé après Brumaire en raison de ses liens avec Barras devient néanmoins en 1802 préfet de la Corrèze jusqu’en 1810.

55. Jacques-David Martin (de) Campredon (1761-1833), montpelliérain, fils d’une Vialars cousine de Christine, ancien élève de l’école de Mézières, officier du génie alors encore à Paris, bientôt à l’armée d’Italie ; commande en 1806 le siège de Gaète où PascalVallongue trouve la mort. Cf. sa notice dans Grands notables du Premier Empire, vol. 5, p. 162-164.

56. [Appel manquant] Il souffre sans doute de psoriasis d’après ce certificat d’un officier de santé de l’armée de Naples, en février 1798, qui affirme « avoir traité à différentes reprises le citoyen Scipion Mourgue… d’une humeur dartreuse invétérée dont l’irruption s’est faite et renouvelée à l’avant-bras droit, au cuir chevelu derrière la tête et à la cuisse gauche, ce qui lui a valu un certificat de réforme du conseil de santé de Paris, le 25 frimaire 4, et un congé du ministre du 2 ventôse suivant »

57. Frère cadet de Scipion, né en févier 1777, bientôt employé comme commis chez le négociant américain Callender, rue Basse du Rempart à Paris, voir lettre 40.

58. Preuve supplémentaire de l’opposition de la famille de Christine à ce mariage.

59. Sans doute sa seconde sœur Madeleine, née le 18 septembre 1770 à Sauve, et mariée au même lieu, en janvier 1797, à Jean-Joseph Thérond. Son autre sœur Louise-Marie, née le 5 août 1764, a épousé, en mars 1783, le notaire Jean Julien (1750-1826) et mis au monde neuf enfants, dont un fils, Isidore, avocat, sera plus tard maire d’Arles.

60. Claude Petiet, depuis le 8 février 1796, cf. Nicole GOTTERI, Claude Petiet, ministre de la Guerre, intendant général de la Grande Armée, Paris, 1999.

61. 21 mars, prise de commandement de l’armée d’Italie par Bonaparte.

62. Le 22 ventôse, d’Albersweiler, Vallongue écrit au ministre (avec copie à son ami Milet-Mureau) et son supérieur le général Boisgérard, chef du Génie à l’armée de Rhin-et-Moselle, appuie sa demande de rester sur place.

63. Julie, héroïne de la Nouvelle Héloïse, devenue Mme de Wolmar.

64. Il l’envoie à Carnot, ancien officier du Génie, le 28 germinal, cf. Henri BOURDEAU, Les armées du Rhin au du Directoire, Lavauzelle, Paris, 1912.

65. Jean Gaussen, l’époux de Marie ?

66. Pierre-Antoine, futur intendant général de la Grande Armée, né en janvier 1767 à Montpellier, alors chef de division au ministère de la Guerre depuis le 2 janvier 96, cf. sa notice dans Grands Notables, op.cit. p.92-93.

67. Bonaparte y est entré en vainqueur le 15 mai.