Un Préfet tiraillé entre l’Empire et la Monarchie : Joseph-Victor Aubernon
Un Préfet tiraillé entre l’Empire et la Monarchie : Joseph-Victor Aubernon
P. 107 à 128
Qui était Joseph-Victor Aubernon ?
Né à Antibes, le 28 novembre 1783, Joseph-Victor Aubernon, fils de Philippe Aubernon (1757-1832), administrateur militaire de l’Empire, fait une carrière impressionnante. Entré en 1808 dans l’administration civile, il est fonctionnaire au commissariat de guerre, auditeur de 1ère classe auprès du Conseil d’État (dès janvier 1810) et auditeur d’ambassade à Varsovie et à Lemberg. Le 26 décembre 1813, il devient adjoint au général-sénateur Comte de Valence, commissaire extraordinaire dans la 6e Division militaire composée des départements du Doubs, de la Haute-Saône, du Jura et de l’Ain, qui avait pour mission de renforcer le patriotisme de la population de cette région frontalière. Il vient juste d’arriver à Troyes, en route pour la Franche-Comté, quand il apprend qu’il est nommé préfet de l’Hérault, décision prise le 13 janvier 1814. Ce n’est qu’au mois de février, qu’il arrive finalement à Montpellier pour y être installé le 21, en présence de son père, qui était venu de l’Italie pour l’occasion.
L’année suivante sera particulièrement bouleversante la chute de l’Empire, puis une première restauration de la monarchie épaulée par la présence des troupes alliées de l’Angleterre, la Russie, la Prusse et l’Empire autrichien, suivie par le retour de Napoléon de l’île de l’Elbe qui sera, de nouveau, obligé, après la bataille de Waterloo, de laisser la place au roi Louis XVIII qui gouvernera la France jusqu’à 1820. Pendant cette année-là, le jeune homme relativement inexpérimenté, qui, à l’âge de 30 ans, a la lourde tâche d’administrer un département qu’il ne connait pas. De plus, il est opposé à une bonne partie de l’élite montpelliéraine qui ne voit en lui que le représentant d’un régime haï. Le 3 avril 1815, il déclare, dans une lettre adressée au ministre de l’Intérieur par laquelle il demande d’être remplacé, que « Les deux révolutions qui viennent de se succéder dans l’espace d’un an […] ont usé mes forces physiques et morales. Je n’ai plus aucune prise sur l’esprit public. Il est difficile à Montpellier où il n’est pas très porté, dans ce moment, pour le Gouvernement Impérial ». Il refuse alors d’accepter sa nomination à la préfecture de Tarn-et-Garonne, en remplacement du très royaliste Jean-Paul Alban de Villeneuve-Bargemont, en avril 1815.
Bien qu’il n’ait jamais exercé cette fonction à Montauban, cette nomination en soi ne lui vaut pas une recommandation aux yeux des gouvernements de Louis XVIII et Charles X. En fait, il n’exercera aucune fonction administrative sous la Restauration. Une petite notice qui se trouve dans son dossier aux Archives Nationales explique que les « principes constitutionnels » professés par Aubernon n’étaient pas conformes à « la marche du gouvernement d’alors ». De plus, sa demande d’une pension de retraite, datée le 22 novembre 1815, est refusée parce qu’il est considéré comme « trop jeune et trop riche ». En conséquence, il s’installe à Paris et s’investit dans le monde de la finance où il réussit à faire fortune ; son revenu est estimé à 20.000 francs par an. Il se marie et aura deux fils, dont l’un, Georges, né vers 1821, deviendra conseiller d’État et épousera Lydie Aubernon de Nerville, dont le salon parisien était l’un des plus célèbres de la Troisième République 1.
C’est à la fin des années 1820 qu’il publiera un livre sur les relations entre la France et les monarchies de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est dans lequel il défend sa préférence envers la monarchie constitutionnelle 2. Cette position a certainement favorisé sa nomination comme préfet du département de Seine-et-Oise, actuellement des Yvelines, au mois d’août 1830, quelques jours seulement après l’avènement au pouvoir de Louis-Philippe, roi des Français. Il prend alors le contrôle de la préfecture de Versailles, fonction qu’il exercera pendant toute la monarchie de Juillet, jusqu’au 28 février 1848. Élu député du département du Var le 28 octobre 1830, Aubernon fait partie de la fraction désignée sous le nom de « Majorité ministérielle » et s’identifie alors avec le régime orléaniste. De plus, il est nommé conseiller d’État, le 27 avril 1831, et élevé à la dignité de Pair de France, le 11 octobre 1832. Sa carrière de fonctionnaire et d’administrateur militaire se reflète bien dans ses interventions à la Chambre des Députés et à la Chambre des Pairs où il aborde des sujets tels que l’organisation de la Garde Nationale (1830) et les projets de loi relatifs aux fortifications de Paris et au recrutement de l’armée (1841).
Il y gagne la réputation d’un homme, certes bien informé, mais un peu ennuyeux qui manque de l’imagination et du talent indispensables à la vie politique. À cet égard, il semble d’avoir été le contraire de son épouse qui, elle, se fait remarquer par le salon qu’elle tient à Versailles elle essaie d’y éviter soigneusement toutes disputes politiques et reçoit des amis et des artistes dont quelques-uns, comme l’écrivain Henry Beyle, dit Stendhal, sont célèbres. D’ailleurs, Stendal s’en serait inspiré pour sa description du salon de Madame Grandet, personnage de style « nouveau riche », dans son roman Lucien Leuwen (situé à Nancy) qui dresse notamment un portrait de la vie de la haute bourgeoisie de province. Quant àAubernon, il aurait même été son inspiration pour la description peu flatteuse du préfet dans ce livre. Après la Révolution de 1848 qui renverse le règne de Louis-Philippe, le fidèle serviteur de la monarchie orléaniste est révoqué par le gouvernement provisoire. Ce même gouvernement lui accorde une pension de 5 287 francs. Aubernon s’installe alors, avec son épouse, dans le 10e arrondissement de Paris où il meurt le 29 octobre 1851, à l’âge de 67 ans 3.
Pourquoi et quand a-t-il écrit ce mémoire ?
Dans les notes qui accompagnent la publication d’un livre écrit par l’archiviste du département de l’Hérault, Jean-Pierre Thomas, Gaston Vidal affirme que Joseph-Victor Aubemon aurait publié ses mémoires pendant la Monarchie de Juillet. Toutefois, il n’y a aucune trace de cette publication à la Bibliothèque Nationale de France 4. Par conséquent, il s’agit, ici, de la première publication d’un manuscrit dont on ignore malheureusement la date exacte de la rédaction. Il est fort probable, cependant, qu’Aubemon l’ait écrit avant sa nomination à la préfecture de Seine-et-Oise car on n’y trouve aucune référence à cette période de sa vie professionnelle. D’autre part, il est évident que l’auteur cherche, entre autres, à justifier les actes et son attitude qui lui ont empêché de poursuivre sa carrière, entamée à un âge assez jeune. Il cherche à démontrer qu’il a « soutenu [son] rôle [de préfet] avec la dignité et la constance » nécessaires, pour qu’il puisse y « retirer […] quelque utile leçon pour l’avenir ». Il semblerait qu’il ait écrit ce texte pour se recommander en quelque sorte lui-même à un futur poste de fonctionnaire.
Il revient à plusieurs reprises sur ce thème, en expliquant qu’il n’a jamais agi pour promouvoir ses propres intérêts. Il aurait toujours refusé de prendre parti dans les querelles personnelles et politiques qui, d’après lui, auraient caractérisé la vie politique du département de l’Hérault au début du XIXe siècle. De plus, il aurait, à chaque instant, tenté de maintenir la paix publique dans ce département difficile à administrer et à servir l’État loyalement. Il prétend n’avoir toujours recherché que « le bien public » : « Je me rendis accessible à tous, mais je voulais fermement le bon ordre, la paix intérieure et la défense du pays contre l’étranger ». Ce faisant, « je n’étais ébloui que d’une seule pensée et d’un désir unique c’était de me distinguer par une administration juste, bienfaisante, expéditrice ». Agissant ainsi, Aubernon croit que « la masse des habitants » s’était bel et bien attachée à sa personne et à son administration vers la fin de 1814 ; d’après lui, il n’y avait que les royalistes ultras qui lui étaient encore hostiles.
D’une certaine manière, le récit présenté ici veut nous faire croire qu’Aubernon lui-même a toujours été influencé par les mêmes principes et une préférence indéfectible pour la monarchie constitutionnelle. Cette prise de position lui permet de se présenter comme partisan de l’association du principe monarchiste avec les plus importantes réformes sociales et politiques introduites depuis 1789. Pour lui, point de retour à la taxation d’avant-hier ni de restitution des biens et des terres aux émigrés aristocratiques. Sa défense de la Charte, introduite en 1814, le conduit même à formuler, ici et là, quelques phrases critiquant des membres du gouvernement de Louis XVIII qui auraient manqué de zèle et d’enthousiasme en faveur de la Charte et se seraient plutôt attachés à poursuivre les intérêts d’une minorité de la population au lieu de servir tous les français. Sous ce rapport, il essaie toujours de distinguer entre le roi et sa famille d’une part et les membres du gouvernement d’autre part, au point qu’il affirme avoir envisagé de partir pour l’étranger avec le duc d’Angoulême quand ce dernier, au retour de Napoléon, s’embarque à Sète. Il ne peut s’empêcher d’ajouter que le duc « n’avait auprès de sa personne aucun homme entendu et capable. Je lui aurais été très utile. Je croyais à la chance prochaine de retour. C’était pour moi la perspective d’une haute fortune ; mais j’étais trop peu ambitieux et je détestais trop l’émigration pour m’y jeter. Me confier à tous ces gens qui m’avaient calomnié, tourmenté, repoussé de leurs rangs quand je me dévouais avec sincérité à leur cause, eût été trop absurde et trop dangereux ! ». Ce n’est qu’à la toute fin de son mémoire, en relatant les événements survenus lors de la deuxième restauration, qu’il prend une certaine distance à l’égard du roi qu’il présente comme étant sous le contrôle des forces étrangères : « J’étais sur le Boulevard Poissonnière [à Paris] quand les Prussiens défilèrent. Je vis l’acteur Huet […] et quelques français sans uniforme traînant deux ou trois canons et puis le Roi enfermé dans sa voiture et puis encore des Prussiens…
Des fonctionnaires en manque d'informations
Dans ce sens, le récit d’Aubernon semble ne concerner, à première vue, que ce qui lui est, pour le citer à nouveau, « purement personnel ». Mais l’intérêt de son mémoire dépasse largement cet aspect de peu d’importance. En fait, il nous offre la possibilité de suivre de près, d’observer « de l’intérieur », ce qui s’est passé à Montpellier au cours des années 1814-1815. Certes, c’est la vision d’un fonctionnaire étranger à la vie locale qui est ici présentée ; toutefois, cette circonstance ne diminue pas la valeur implicite de son récit. Bien au contraire, il nous en dit long, entre autres, sur ces préfets, envoyés dans des départements qui leur sont inconnus, pendant une période où ces fonctionnaires étaient tous en manque des informations importantes sur les évènements politiques qui marquaient alors la France. Aubernon est souvent obligé de définir sa ligne de conduite sur la base de rumeurs, de vagues informations officieuses et de dépêches tardives. Les problèmes auxquels il était confronté étaient bien connus d’un grand nombre de ses collègues dans d’autres villes de province pendant cette période et aussi dans les années à venir.
L’historien Jean Tulard, dans son ouvrage Les vingt jours…, montre bien comment « tout va se jouer sur un problème d’information » après le débarquement de Napoléon à Golfe-Juan. On est encore loin du monde des ordinateurs, des téléphones portables et des images « en direct ». Par exemple, les premières nouvelles du débarquement de Napoléon dans le Var, le 1er mars 1815, n’arrivent à Montpellier que le 5. C’était, d’ailleurs, par la voie d’une lettre personnelle que le préfet a été avisé de cet événement crucial. Ce n’est que le lendemain matin, le 6 mars, qu’il reçoit la lettre officielle du préfet du Var l’informant de l’arrivée de l’ancien empereur. A cet égard, il faut rappeler que le gouvernement de Louis XVIII lui-même, sans aucun doute le premier intéressé par le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, n’est, lui aussi, tenu informé que le 5 mars. Le Midi n’est pas encore desservi par le système de communication le plus rapide de l’époque, le télégraphe Chappe. Le télégraphe, qui ne sert qu’aux services de l’État, ne relie Paris qu’à Lyon. Toutes les villes du Midi, au sud de Lyon, dépendent encore du système assez lent des postes qui transportent en particulier les lettres par courriers à cheval. Or, la poste aux chevaux est peu rapide. Ce n’est que vers les années 1840 et 1850, avec l’arrivée du télégraphe dans le Midi, que la situation s’améliore considérablement. Au début du XIXe siècle, les informations orales, des rumeurs et des bouches-à-oreilles jusqu’aux récits des témoins oculaires, constituent encore « le mode de diffusion des nouvelles le plus répandu ». Or, affirme Jean Tulard, » aucun contrôle, ne peut être exercé » sur elles 5. Dans de telles circonstances, il devient compréhensible qu’Aubernon ait commis l’erreur de décrire Napoléon comme « le Génie du mal », alors que ce dernier est aux portes de Paris, que les Bourbons venaient de quitter en grande hâte…
La vie politique à Montpellier selon Aubernon
Dans son mémoire, Aubernon dresse le portrait d’une ville marquée par des oppositions et des conflits multiples, une ville où il existe des lignes de démarcation entre la population locale et les troupes armées stationnées à la citadelle, entre les diverses classes sociales, et, finalement, entre les différentes factions politiques. À chaque revirement politique, le préfet s’inquiète de la possible réaction des soldats et de leurs officiers – réputés être de fervents partisans de Napoléon – à l’attitude des Montpelliérains qui, en grande partie, semblaient s’identifier aux Bourbons. Alors, il cherche à s’assurer, soit de leur soutien (au moment du retour de Napoléon) soit de leur neutralité (au lendemain des première et deuxième restaurations) afin d’éviter des actes de violence entre les militaires et les civils.
Quant à l’attitude politique de la population civile du département, l’ancien préfet insiste sur le fait que la plupart des habitants « éprouvaient une grande satisfaction à être débarrassés du fardeau de la guerre et du despotisme impérial » au lendemain de la première restauration. Il remarque cependant, une fois bien installées la paix et la monarchie, que font surface toutes sortes de divisions et conflits. D’après lui, c’était plus particulièrement la noblesse qui refusait d’accepter le compromis illustré par la Charte sur lequel était fondé le nouveau régime. Au lieu du bien de tous, ses membres auraient plutôt servi leurs intérêts personnels ; en agissant ainsi, ils auraient fait surgir des partis qui finiront par avoir des conséquences fâcheuses sur la vie politique.
Avant de prêter attention à l’analyse de la noblesse ultraroyaliste faite par Aubernon, il est important de mentionner sa description du rôle joué par d’autres groupes sociaux comme les classes populaires. À première vue, ils se font remarquer par une violence irrationnelle envers tous ceux qui osent s’y opposer. En même temps, le récit est marqué par le mélange de la profonde incertitude et de la gêne devant la réaction du menu peuple aux changements politiques. Aubernon avoue que les « cris de joie de cette multitude échauffée et tumultueuse » au lendemain de la chute de l’Empire et de la première restauration de la monarchie lui donnaient « une pénible impression » dont il se souviendra encore des années plus tard. Ses remarques montrent bien à quel point l’ancien préfet est convaincu que ce petit peuple si impressionnable n’est pas, au fond, en état de définir une opinion politique quelconque d’une manière rationnelle.
En fait, il semble croire que chacun des choix politiques des classes populaires est toujours défini soit par des caractéristiques essentialistes, propres à ce monde de travailleurs et d’artisans, soit par l’influence exercée sur eux par un petit groupe des manipulateurs qui se servent du peuple pour promouvoir leurs propres intérêts. Ainsi, le gouvernement et ses fonctionnaires peuvent, à certains moments, laisser la liberté au peuple de s’exprimer: quand « l’effervescence populaire se dirigea contre une colonne de la Liberté », symbole politique éminent du régime déchu, érigée sur l’Esplanade en 1793, Aubernon se dit « enchanté [de cette] distraction qui détournait le peuple d’autres victimes. J’y aidai moi-même en faisant intervenir l’administration pour l’abattre ». A la suite de quoi, il insiste sur le fait que « le peuple s’attache surtout aux apparences ». À cet égard, son récit témoigne d’une conception élitiste, alors répandue au XIXe siècle, de la nature des classes populaires et de leurs comportement et prises de position politiques 6.
Pour ramener le menu peuple à la paix publique, le gouvernement devrait, selon lui, enfoncer un coin entre les classes populaires d’une part, et ceux qui les manipulent de l’autre, afin de libérer les premiers de la fâcheuse influence exercée par les derniers. Car, d’après le point de vue d’Aubernon c’est bien ces gens-là qui présentent le plus grand danger. En recherchant uniquement leurs propres intérêts, ils perçoivent la Restauration comme une occasion de vengeance contre ceux qui avaient profité des réformes introduites depuis la Révolution. Cent ans plus tard, en 1912, l’archiviste Louis-Jean Thomas constatera qu’un « sensible déplacement d’influence en faveur de la bourgeoisie riche » du monde de commerce, de l’industrie, des professions libérales et des finances a eu lieu aux dépens de l’ancienne noblesse dans l’Hérault. Bien que le processus fût plus lent que Thomas nous veut le faire croire, il semble indéniable qu’un changement dans l’élite politique montpelliéraine s’amorce dès la Révolution. Le Premier Empire renforce encore cette tendance qui s’exprime par l’ascension de la haute bourgeoisie aux postes de l’administration politique municipale. D’ailleurs, cette évolution inspirait une forte jalousie, voire de la haine, de la part de ce qu’Aubernon appelle la « puissante cabale » de la noblesse royaliste envers quelques-uns de ces nouveaux administrateurs, parmi lesquels Louis Granier, maire et richissime négociant. 7
L’ancien préfet est particulièrement sans pitié pour ce qu’il appelle « les privilégiés nobles émigrés » ou le groupe des nobles, des émigrés, des prêtres », qui ne se laissent conduire que par un « misérable aveuglement de l’intérêt de famille et de Caste », mécontents de la déclaration de Saint-Ouen et de la Charte qui proclament une monarchie constitutionnelle et ne prévoient aucunement la restitution de biens nationaux. Il ne leur reproche pas seulement d’avoir agi contre lui ou de l’avoir dénoncé auprès du gouvernement de Louis XVIII et du duc d’Angoulême comme partisan du régime déchu ou comme Jacobin. Ils auraient aussi prétendu « que le Roi ne devait se soumettre à aucun pacte et qu’il devait gouverner seulement par le Droit de Dieu et de son épée ». A cet égard, quelques-uns auraient même répandu la rumeur « que le Roi […] n’était pas libre » quand il avait proclamé la monarchie constitutionnelle. Aubernon condamne vivement « ces écarts, ces prétentions, cette insubordination » de gens qui, « au lieu de se confondre avec les autres classes », auraient cherché à monopoliser toutes les positions de pouvoir et d’influence sous le nouveau régime. À cet égard, il crée l’image d’un petit monde assez fermé, constitué par des familles nobles. 8 Leur attitude égoïste et revancharde aurait même suscité des craintes d’un possible retour à l’ordre social et politique de l’Ancien Régime parmi la bourgeoisie et les paysans sensibilisés sur ces entrefaites aux arguments des bonapartistes et républicains. Aussi, Aubernon reproche t’il aux royalistes ultras comme les Dax d’Axat ou les Montcalm, d’avoir provoqué des suspicions et des conflits entre les différentes classes sociales. Il insiste alors sur le fait que « les partis se prononcèrent » de nouveau en 1815 et connurent un développement qu’il n’arriva pas à prévenir ni maîtriser.
Au lendemain de la seconde restauration, il ne peut qu’avouer son échec sous ce rapport. Sa nomination par Napoléon comme préfet du département du Tarn-et-Garonne (poste qu’il a d’ailleurs refusé d’exercer) lui vaut son renvoi de l’administration de l’État jusqu’à la Révolution de 1830. En franchissant finalement, le 15 avril 1815, le Vidourle qui sépare l’Hérault du Gard, il prend congé d’un département où il avait passé un séjour de quinze mois, marqué par les bouleversements politiques, la calomnie et les manifestations d’hostilité. Presque rien dans son mémoire ne laisse entendre qu’il avait réussi à comprendre la vie politique et sociale du département et de ses habitants. Il ne manifeste, par exemple, que peu de compréhension pour la situation économique assez pénible des travailleurs, des artisans et des petits agriculteurs. En lisant entre les lignes de son mémoire, on découvre pourtant les grandes difficultés auxquelles un préfet était confronté dans les années 1814-1815. Qui, d’ailleurs, aurait pu comprendre et maîtriser une situation si mouvementée en si peu de temps ? Certes, ses opinions sur les héraultais (en particulier sur les classes populaires) reflètent une attitude plutôt élitiste et étatiste. Néanmoins, c’est cet aspect là qui nous intéresse. Au bout de compte, sa position de base se révèle dans la référence faite, à la fin de son récit, au personnage de Sancho Panza, le compagnon et serviteur de Don Quichotte. En s’identifiant plus ou moins à Sancho, Aubernon se pose en homme sensé, modérateur, les pieds sur terre, qui se distingue, sous tous les rapports, du monde qu’il vient de quitter.
Notes
* Outre ses travaux sur la culture politique du parti social-démocrate aux Pays-Bas pendant l’entre-deux-guerres, Bernard Rulof a publié plusieurs articles sur l’histoire de Montpellier et de l’Hérault ‘Popular> culture, politics and the state in Florensac (Hérault) during the Second Empire’, dans French History, 5, 3 (1991), pp. 299-324 ; ‘A land unlike the rest of France. Southern mentality and politics observed from the peaks of nineteenth-century governmental perspective’ dans Ton Dekker et autres (dir.), Roots & rituals. The construction of ethnic identities (Amsterdam: Spinhuis, 2000), pp. 175-190 : ‘The Affair of the Plan de l’Olivier. Sense of place and popular politics in nineteenth-century France’ dans Cultural and Social History, 6, 3 (2009), pp. 323-343 ; et ‘Wine, Friends and Royalist Popular Politics : Legitimist Associations in Mid-Nineteenth-Century France’, dans French History 23, 3 (2009), pp. 360-382.
** Nous devons la photocopie de ce document à M.Bernard Jamme qui nous l’avait confié sans en préciser l’origine. Il y a tout lieu de penser que l’original de ce document est toujours conservé dans les archives d’une vieille famille de Montpellier.
1. Archives Nationales, F l b I 155/9, Aubernon.
2. Considérations historiques et politiques sur la Russie, l’Autriche et la Prusse, et sur les rapports de ces trois puissances avec la France et les autres État de l’Europe (Paris : Ponthieu, 1927).
3. Archives Nationales, F lb I 155/9, Aubernon ; ainsi que René Bargeton (dir.), Les préfets du 11 ventôse an VIII au 4 septembre 1870 (Paris : Archives Nationales, 1981) ; Auguste Dupouy, ‘Notice et annotations’ dans Stendhal, La Chartreuse de Parme (Paris Blibliothèque Labrousse, s.d.), p. 11 : et Steven Kale, French Salons. High Society and Political Sociability from the Old Regime to the Revolution of 1848 (Baltimore, MD : Johns Hopkins University Press, 2004), pp. 132-164.
4. Gaston Vidal, ‘Notices’ dans Jean-Pierre Thomas, Le précis historique des événements arrivés à Montpellier pendant les Cent Jours de l’Inter-règne (présenté et annoté par Gaston Vidal) (Montpellier : Édition de l’Entente Bibliophile, 1976), p. 66.
5. Jean Tulard, Les vingt jours (1er – 20 mars 1815). Louis XVIII ou Napoléon ? (Paris ; Fayard, 2001), pp. 69 et 72.
6. Bernard Rulof, ‘‘A land unlike the rest of France. Southern mentality and politics observed from the peaks of nineteenth-century govemmental perspective’’ dans Ton Dekker et autres (dir.), Roots & rituals. The construction of ethnic identifies (Amsterdam : Spinhuis, 2000), pp. 175-190.
7. Thomas, Le précis historique, pp. 148-152.
8. Cette image est réfutée en quelque sorte par des recherches plus récentes qui parlent d’une ascension sociale (certes lente) de la haute bourgeoisie dans un groupe plus large des notables du dé-but du XIXe siècle, voir, par exemple, Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, ‘Notables héraultais du Premier Empire : modèles et ruptures’ dans Études sur l’Hérault, 13,3 (1982), pp. 3-8 et André-Jean Tudesq, Les grands notables en France, 1840-1849. Étude historique d’une psychologie sociale (Paris : PUF, 1964).
Annexe
« Mémoire sur les événements qui ont eu lieu dans l'Hérault pendant les années 1814-1815 »
1814
J’écrivis ces notes pour me rappeler une des époques les plus importantes de ma vie. Dans le calme et le repos que le ciel m’accorde, il m’est doux de repasser, de souvenir, au milieu des agitations, des inquiétudes et des périls des affaires publiques, de voir de quelle manière je suis sorti des inimitiés comme des faveurs de la fortune, d’examiner si j’ai soutenu mon rôle avec la dignité et la constance qui sied à un homme, et de tirer enfin de mes erreurs passées quelque utile leçon pour mon avenir.
Préfet en 1814 et 1815 au Département de l’Hérault, à Montpellier, j’aurai à peindre des événements qui se rattachent à deux grandes révolutions ; quelques faits seront peut-être dignes de l’attention du philosophe et de l’historien ; et l’examen et la leçon ne seront pas toujours pour moi seul. N’a-t-on pas vu alors dans le court espace de quinze mois, la France changer trois fois de gouvernement et de bannière et l’occupation de Paris décider comme par enchantement des opinions et de la destinée du Royaume ? Mon récit pourra donc au milieu de ce qui m’est purement personnel faire connaître le rôle auquel sont réduits les Départements les plus considérables dans les grandes crises politiques.
Expulsés ainsi de la division militaire qui avait été assignée à notre sénateur, nous gagnâmes Châtillon, puis Troyes où j’appris en lisant le Moniteur que l’Empereur venait de me nommer préfet de l’Hérault. Je ne m’y attendais nullement. Je crois avoir été poussé par M. le Duc de XXXXX 1 grand ami de M. De Valence. Je sais seulement qu’au conseil où ma nomination fut décidée, tous les ministres furent unanimes en ma faveur. J’avais eu des relations d’affaires avec tous. Je puis donc considérer ma nomination comme une marque de confiance plus encore que comme une faveur.
Ma nomination de Préfet
Le décret impérial qui me nommait préfet de l’Hérault était du 13 Janvier. Je rentrai à Paris le 16. Le 2 février le ministre de l’intérieur monsieur de Montalivet m’ordonna de partir. La route directe par Lyon était menacée par les coureurs ennemis. On disait même que des cosaques avaient paru sur celle d’Orléans. Paris était en alarmes. Un grand nombre de ses habitants fuyait de toutes parts, ceux qui restaient ensevelissaient dans leurs caves leurs objets les plus précieux. Les Bourbons marchaient à la suite des alliés. Tout annoncait une crise terrible, une révolution prochaine. Je partis donc avec plus de souci que de plaisir. Je pris la route de Chartres, de Tours, de Chateauroux, de Limoges et de Toulouse. Je voyageais au milieu des cardinaux qui suivaient le pape en Italie.
Je fus enfin installé dans la préfecture le 12 février par Monsieur Nogaret mon prédécesseur qui montrait la plus vive impatience de quitter avant la crise.
Mon père qui revenait d’Italie et mon ami Dubouchet assistèrent à mon installation. Leur présence m’aurait causé une satisfaction bien douce si les circonstances m’avaient permis de m’y livrer. Mail il ne s’agissait plus ni des plaisirs de l’amour propre, ni des avantages et des honneurs de la place à laquelle j’étais élevé ; cette place ne me laissait plus d’autre pensée que de m’acquitter d’un pénible et dangereux devoir.
Restauration
La France était envahie de toutes parts par les armées étrangères. Tandis que Napoléon défendait en Champagne les approches de la Capitale, le Maréchal Soult était obligé d’abandonner les frontières des Basses-Pyrénées et le Maréchal Suchet de se concentrer à Perpignan. Le maréchal Augereau se fortifiait dans Lyon. Le Midi était donc tout aussi menacé, tout aussi envahi que le Nord et la population y était plongée dans les plus vives alarmes. Je n’eus besoin que de peu de jours pour me convaincre que dans mon Département le découragement était aussi profond que la crainte. Le peuple était épuisé par les impôts, par la misère, par l’absence de toute industrie, par l’absence de la jeunesse la plus active. Il en résultait une inertie, une impuissance d’agir que rien ne pouvait surmonter, au dessous de laquelle s’agitaient sourdement des passions diverses : d’une part celle des émigrés et des partisans des Bourbons qui attendaient de nos ennemis le rétablissement de l’ancien régime : et de l’autre les Républicains et les patriotes qui tout en détestant les étrangers auraient voulu le renversement du Gouvernement Impérial; de tous côtes une haine égale envers Napoléon, son despotisme et sa guerre éternelle.
Le rôle était difficile pour un Préfet de Napoléon, nouveau venu, ignorant les rapports des choses et des hommes du pays, sans appui personnel, sans liaison intime, jeté tout d’un coup au milieu d’un peuple mécontent, au moment où de tous côtés grondait la tempête, où le naufrage était prochain. L’astuce et la politique étaient hors de saison et d’ailleurs hors de mon caractère ; la force et la rigueur devenaient inutiles ; pour retrouver quelque pouvoir, pour faire écouter l’autorité, il fallait parler vrai et mettre en jeu un sentiment commun à tous ou du moins au plus grand nombre. Ce sentiment ce fut l’amour de la patrie ; je le trouvai tout naturellement au fond de mon cœur ; je m’en animai et je m’attachai à le communiquer aux Français dont l’administration m’était confiée.
Le public me comprit bientôt ; il me sut gré de lui épargner des conversations inutiles en faveur d’un nom qui pouvait les toucher encore. Au lieu de rien ôter, cela ajouta à mon autorité et m’entoura de confiance dans un moment où j’en avais un si grand besoin et dans une position où je pouvais si peu en espérer. Il fallait achever une levée de conscrits, il fallait former un nouveau bataillon de garde nationale mobile pour l’armée. Il fallait requérir des denrées et des chevaux, il fallait pourvoir au passage des colonnes de l’armée de Suchet qui se hâtait d’aller à la défense de Lyon. Il y avait assez de causes de prendre en haine un préfet qui avait voulu exercer ses fonctions sans s’unir aux souffrances et aux impressions du moment. Je me rendis accessible à tous, mais je voulais fermement le bon ordre, la paix intérieure et la défense du pays contre l’étranger.
Bientôt les événements se précipitèrent. Suchet vint à Perpignan. Soult à Toulouse. Les arrondissements de Béziers et de St. Pons firent partie des cantonnements de guerre des deux armées, où le 25 février on avait saisi un grand nombre de proclamations imprimées répandues en faveur des Bourbons. La prise de Bordeaux et l’entrée dans cette ville du duc d’Angoulême vinrent donner la plus vive énergie aux partisans de l’ancien régime. Ils n’étaient contenus que par le voisinage des troupes. Ils ne pouvaient être réprimés que par une victoire décisive de Napoléon.
Mais les nouvelles de Paris étaient rares et peu rassurantes. Je n’avais aucun moyen de lutter contre le cours des choses. Je fis une grande organisation de la garde nationale dans le Département dans le double but de conserver la paix des communes et de défendre le territoire. Le maréchal Suchet avait ordonné la mise en mouvement du bataillon de garde nationale mobile que j’avais fait sortir de la légion départementale. Au moment du départ, j’obtins du Maréchal que l’ordre serait révoqué et que le bataillon resterait en garnison dans le département. C’est une des choses dont on m’a su le plus de gré dans le pays.
Je ne dois oublier de dire que sur ces entrefaits je vis arriver à Montpellier deux grands personnages dont la présence ne laissait pas que de compliquer ma situation ; c’étaient le cardinal Fesch qui ne demeura que peu de jours et qui se dirigea vers Mende pour gagner Paris par la montagne ; et la grande duchesse de Toscane Mlle. Élisa 2 qui avait été chassée de Florence et ne savait de quel côté se diriger. Elle s’établit dans une maison de campagne à deux pas de la ville avec son mari Mr. Bacciochi, Mr. François de Luchchini son écuyer et sa fille, enfant de 8 à 9 ans.
Elle voulut même apparaître au théatre, malgré la fermentation des esprits et l’approche d’une catastrophe. Heureusement le public fut sage et réservé.
Le mois de Mars se passa dans l’attente et l’inquiétude. Le 6 Avril je reçus de Mr. Rolland de Villarceaux, préfet du Gard, copie d’un bulletin de la Grande-Armée qui devait être inséré au Moniteur du 31 Mars de l’armée fatale de l’ennemi dans la capitale. La veille le Duc de Bassano 3 écrivait ces nouvelles au Préfet de la Haute-Loire avec ordre de nous les transmettre et de les faire circuler. J’en envoyai aussitôt copie au Maréchal Soult et au Maréchal Suchet et je me préparai pour le lendemain à en faire part au Département, il valait mieux que l’autorité fut la première à la répandre que de la laisser circuler sourdement. Je fis donc imprimer et je répandis la proclamation suivante :
« Aux habitants du Département de l’Hérault,
Français !
En apprenant l’entrée de nos ennemis dans Paris, mon cœur ému par la plus vive douleur a besoin de s’épancher avec vous et je ne puis trouver d’adouccisement à mes peines, qu’en me voyant au milieu de concitoyens, de compatriotes et de bons Français, tous sensibles, comme moi, aux maux de notre chère patrie.
Depuis peu de temps que je suis placé à la tête de l’administration du Département, vous avez augmenté mes amours pour notre belle France ; vous m’avez montré par votre zèle, par votre empressement, à contribuer aux charges que les circonstances nous imposent, par l’union des sentiments patriotes qui nous animent, combien il est beau et glorieux d’être français ; et si, quelque orgueil a pu se glisser dans mon âme, c’est depuis que l’empéreur a daigné me charger de diriger votre patriotisme et votre fidélité.
Français, méritons les uns et les autres l’honneur du titre. La générosité et la clémence ne nous ont jamais quittés dans nos victoires ; que notre courage, notre persévérance et notre dévoûment immortalisent des malheurs passagers. Unissons nos efforts que les zélés redoublent de zèle ; que l’égoïsme, l’intérêt personnel, les petites passions individuelles disparaissent toutes devant le grand intérêt qui doit nous diriger.
Nous habitons le plus beau pays de l’Europe ; nos pères nous ont confié une patrie embellie par 1400 ans de souvenirs; nous possédons un souverain qui nous a sauvés des désordres d’une sanglante anarchie. Français : je suis avec vous de contempler nos malheurs ; il s’agit de défendre les biens que le Ciel nous a donnés en partage, et de montrer que notre patriotisme mettra encore plus d’opiniatreté à les conserver, que la jalousie envie de nos ennemis, n’en met à nous les ravir.
Français, continuez à conserver votre tranquilité intérieure, à seconder les mesures que prennent nos magistrats, à venir au secours de l’État par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, et une paix honorable sera bientôt la récompense de nos efforts et de nos sacrifices. »
Le sentiment qui avait dicté mes paroles fut apprécié et cette proclamation fut généralement bien accueillie. Je pris en même temps toutes les précautions pour soutenir la crise que chaque jour pouvait nous amener.
Les partisans des Bourbons s’agitaient plus que jamais. Un de leurs agents avait été vu à Lunel. Tous les partis attendaient avec anxiété les nouvelles de Paris. Je donnai tous mes soins à créer le moyen de maintenir la tranquilité publique. J’organisai, je passai plusieurs fois en revue la cohorte urbaine de Montpellier. Je fis sentir aux principaux habitants la nécessité d’y figurer et d’y faire leur service. J’établis même un poste de trente hommes à la mairie. Je fis donner par le maire Granier des passeports en blanc à la Princesse Élisa pour qu’elle et sa suite puissent disparaître au premier éclat. Il m’importait beaucoup d’ôter à la populace tous les prétextes de se déchaîner et de se porter à des excès. Je m’attendais enfin à un soulèvement général en faveur des Bourbons. Je savais que les chefs de ce parti se rassemblaient chez Monsieur de Murles, homme d’esprit 5 qui avait beaucoup de crédit parmi eux, chez les St. Priest, chez les Montcalm. Je soupçonnais un de mes garçons de bureau, celui qui avait soin de mon cabinet, d’être en relation avec ce parti, et je me servais de cette communication pour laisser échapper ou découvrir ce que je voulais qui fut rapporté. Rien cependant n’arrivait encore de Paris. Je reçus de Blois 6 en date du 3 Avril, les lettres de M. de Montalivet 7 et une proclamation de l’Impératrice que je fis imprimer simplement et répandre. Elle était conçue en ces termes :
« Français : les événements de la guerre ont mis la capitale au pouvoir de l’étranger. L’Empereur accouru pour la défendre est à la tête de ses armées si souvent victorieuses. Elles sont en présence de l’ennemi sous les murs de Paris. C’est de la résidence que j’ai choisie et des ministres de l’Empereur qu’émaneront les seuls ordres que vous puissiez reconnaître. Toute ville au pouvoir de l’ennemi cesse d’être libre ; toute direction qui en émane est le langage de l’étranger ou celui qu’il convient à ses vues hostiles de propager, vous serez fidèle à vos serments, vous écouterez la voix d’une princesse qui s’est remise à votre foi, qui fait toute sa gloire d’être française, d’être associée aux destinées du souverain que vous avez librement choisi. Mon fils était moins sûr de vos cœurs au temps de nos prospérités. Ses droits et sa personne sont tous votre sauvegarde.
Nous pûmes voir par cette proclamation qu’on en savait à Blois sur ce qui se passait à Paris plus que nous n’en savions nous- même et il nous fut facile de conjecturer de quelle nature étaient les événements qui s’y passaient.
D’autres objets importants jetaient quelque diversion à l’attente du public et à la mienne. L’armée d’Augereau n’avait pu communiquer du midi avec Lyon. L’armée de Soult se préparait à livrer sur Toulouse une sanglante bataille, l’armée de Suchet se repliait sur Narbonne et sur Béziers, une colonne de 12 000 anglais après avoir passé la Garonne à l’embouchure de l’Ariège se dirigeait sur Castelnaudary pour séparer l’armée d’Espagne de celle de Catalogne. Le département était encombré de malades, de blessés, de prisonniers de guerre, des réfugiés espagnols. Il fallait pourvoir aux besoins et aux demandes de trois armées à la fois. Je m’attachai à obtenir que l’Hérault serait exclusivement réservé à l’armée de Catalogne et j’intéressai le maréchal Suchet à prendre fait et cause pour ménager nos ressources pour nos soldats.
Je reçus dans cette circonstance de nouvelles preuves de l’amitié qu’il m’a toujours témoignée. Il entra dans toutes mes vues pour le bien de mes administrés. Notre correspondance en fait foi. Tous ces soins de moment remplissaient mes journées et la crainte d’être envahi par les Anglais faisait sur le pays une impression si vive que tout autre passion en restait suspendue et sans effet. Rien ne se passait plus ni par Toulouse, ni par Lyon, mon attente était extrême. J’ai oublié de dire que mon autorité de Préfet était modifiée par la présence de Mr. Le Conseiller d’État Comte Pelet de la Lozère 8, qui était commissaire extraordinaire dans la 9e division militaire comme Mr. De Valence l’avait été dans le 6ème. Monsieur Pelet, d’un caractère juste, modéré, conciliant, partageait toutes mes vues dans la situation où nous nous trouvions et ne contrariait en rien la marche que j’avais prise.
Enfin le 14 Avril arriva, une personne vint m’annoncer vers midi qu’il y aurait du bruit vers le soir, qu’on avait vu un homme acheter des balles et de la poudre pour, disait-il, n’être pas pris au dépourvu. À deux heures arriva à la poste le courrier de Nîmes et de Valence, la foule se porta autour de lui ; il répandit un bulletin sans signature qui renfermait ces paroles :
« La paix est faite ; le Maréchal Augereau a cessé les hostilités, le sénat s’est assemblé et a nommé un gouvernement provisoire après avoir déclaré l’Empereur et toute sa famille déchus de la Couronne. »
Le peuple fut fort agité. Je fis doubler le poste de la mairie et je fis défendre au Directeur de la poste ces sortes de communications. La soirée fut plus calme que je ne l’aurais crû.
Le 15 j’attendais avec impatience l’arrivée du courrier lorsqu’à deux heures on vint m’annoncer qu’il rentrait dans la ville couronné de rameaux d’olivier et annonçant à tout le monde que la paix était faite et l’Empereur déchu du Trône.
Ce peuple remplit aussitôt en foules les places de la Préfecture et de la Mairie demandant à grands cris la publication des nouvelles. On brisa l’aigle qui surmontait la fontaine devant ma porte et le buste de l’Empereur que l’on aperçut dans la loge de mon concierge. Mes dépêches ne m’étaient pas encore parvenues ; j’attendais.
Sur ces entrefaites, Mr. le baron Granier, maire de la ville qui était à l’Hôtel de Ville 9 m’envoya un soldat de la cohorte urbaine pour me faire part de ce qui s’y passait. Ce maire s’était beaucoup attiré de haines particulières surtout à cause de la levée des gardes d’honneur. Le peuple se montrait beaucoup plus turbulent et beaucoup plus irrité autour de la mairie. Il avait même voulu forcer la porte d’entrée. Les deux frères Montcalm se montraient à la tête des plus furieux. L’aîné depuis député à la Chambre, repoussé par Mr. Granier, de Melon et par plusieurs autres gardes nationaux qui croisèrent la bayonette, laissa tomber un poignard qui était caché sous son habit et revenant de son égarement s’était perdu dans la foule. Sans la résistance du poste, le sang eut été répandu. Le maire me demandait instamment des ordres et des nouvelles.
D’un autre côté, dès les premiers moments du mouvement populaire, j’avais été prévenu par Mr. de Latour, chef de l’État Major que le Général Pelletier et lui s’étaient enfermés dans la citadelle avec toutes les troupes composant la garnison, pour y attendre des ordres de l’autorité supérieure sur les événements qui se passaient. Le Général Chabot commandant de la Division, était absent. Il y avait parmi les troupes deux cadres de bataillons de l’armée de Catalogne qui ne pouvaient pas attendre d’ordres que du Maréchal Suchet de Narbonne.
Les soldats isolés qui rencontraient le peuple étaient insultés et on voulait les forcer à prendre la cocarde blanche. J’avais sujet de craindre les rixes les plus sanglantes au sujet des différentes couleurs. Il était important de ne point mettre en lutte le peuple contre l’armée et nous ne pouvions savoir quelle serait la détermination de l’armée de Catalogne si près de nous.
Le Maréchal Suchet pouvait en deux marches venir nous traiter comme des révoltés. L’affaire était sérieuse. D’ailleurs je n’avais encore aucune nouvelle de ce qui s’était à Paris et je ne pouvais prendre des déterminations sans connaître les nouvelles circonstances tant par rapport à mes devoirs que par rapport aux conséquences auxquelles je ne pouvais entraîner la population qui m’avait été confiée.
Toutes ces idées ne cessaient d’obséder mon esprit quand les dépêches de Paris me furent remises. Elles renfermaient une lettre circulaire de Mr. Benoît, commissaire au département de l’intérieur, et le récit de ce qui s’était passé dans la capitale du 23 mars au 3 avril. L’armistice de Marmont, la proclamation de Schwarzemberge 10 qui cherchait une autorité salutaire en France avec laquelle on puisse cimenter l’union de toutes les nations et de tous les gouvernements (21 Mars) ; la déclaration de l’Empereur Alexandre qui annonçait qu’on ne traiterait plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec sa famille que l’intégrité de la France ancienne serait respectée et que les alliés reconnaîtraient et garantiraient la Constitution que se donnerait la Nation ; les décrets du Sénat qui créent un gouvernement provisoire et prononcent la déchéance de Napoléon. Tout cela me paraissait fort confus, fort irrégulier, fort incertain et bien que je fusse pressé par toutes les personnes qui m’entouraient et par les cris de la multitude que j’entendais gronder sur la place, je différais encore de me déterminer. Heureusement qu’avec cette dépêche si incomplète m’était arrivés les « Moniteurs » du 7, 8, et 9 Avril etc., en les lisant je fus complètement éclairé sur l’état inexorable des affaires. Dans un de ces Moniteurs se trouvait un rapport du Maréchal Ney qui annonçait l’abdication résolue de Napoléon. Cette pièce me décida sur le champ à m’unir au mouvement populaire et à servir le nouvel ordre des choses qui s’annonçait. Je me donnai cependant un moment de répit en faisant comprendre aux personnes qui m’entouraient combien il était important de marcher d’accord avec les troupes enfermées dans la Citadelle qui pouvaient si facilement troubler l’élan de la joie publique, si elles n’étaient pas prévenues. J’envoyais donc Monsieur de Paul, conseiller de Préfecture, et Mr. de St. Hippolyte, membre du Conseil Général, à la Citadelle pour communiquer au général les nouvelles et le parti que nous allions prendre. Je leur fis connaître aussi une autorisation que m’envoyait à l’instant M. le Comte Pelet de faire publier toutes les pièces que je venais de recevoir de Paris. Je les invitai enfin à prendre avec nous la cocarde blanche et de la faire prendre aux soldats. Je profitai d’un moment pour relire quelques-unes des pièces les plus importantes afin de me bien convaincre que tout ce qui se passait n’était point une illusion. Je pris enfin la cocarde blanche des mains d’un avocat fort ardent nommé Grenier qui m’avait déjà pressé plusieurs fois de l’arborer à mon chapeau. Je la mis et je parus sur les balcons de la Préfecture où je fis lire par le maire la nouvelle seule de l’abdication de Napoléon, que je jugeai la plus propre à frapper, à rassurer les esprits annonçant que les autres nouvelles seraient publiées le lendemain. Je vois encore, j’entends les cris de joie de cette multitude échauffée et tumultueuse qui se pressait au-dessous de moi ; c’était la première fois que je contemplais une émeute populaire et j’avoue que bien qu’elle m’accueillit avec la fureur de la joie il m’en est resté une pénible impression.
Je chargeai le maire d’aller de suite publier la même annonce dans tous les quartiers de la ville, il fut accompagné dans cette tâche pénible par Mr. de Murles que la faveur populaire 11….. et qui l’avait déjà accompagné de la mairie à la Préfecture. C’était pour lui une sauvegarde indispensable. Tout se passa sans fâcheux accident. Les militaires me répondirent qu’ils ne pouvaient pas changer de couleur sans ordre, mais qu’ils resteraient enfermés jusqu’au retour d’un courrier envoyé à Narbonne auprès du Maréchal Suchet. La pluie vient suppléer à la police et à neuf heures du soir tout était calme et il n’y avait pas un seul homme dans la rue. La soirée et la nuit me laissèrent le loisir de préparer les affaires du lendemain.
Je fus imprimer une proclamation et toutes les pièces que j’avais reçues. Au lieu d’une seule cohorte urbaine, j’en organisai deux et j’en formai une légion de mille hommes dontt je nommai Mr. Murles colonel. Cette mesure était pressante pour suppléer à l’impopularité du maire par la popularité du nouveau colonel et pour introduire dans la garde nationale un grand nombre de citoyens que leurs opinions en avaient expulsés. De cette manière, toutes les opinions, les gens du bien de tous les partis prirent part au maintien de la tranquilité publique et dans les temps plus récents et plus critiques Montpellier a du son salut à l’organisation importante et juste de cette légion.
Le 16 au matin l’affluence du peuple dans les rues fut extrême. Je fis moi-même la lecture dans plusieurs quartiers de la ville de ma proclamation. Je voulais me faire connaître du peuple et tâcher d’acquérir de l’ascendant sur lui. J’étais accompagné des membres du conseil de Préfecture, du conseil municipal, de la garde nationale, de la troupe de ligne en cocarde blanche, de la compagnie de réserve et de la gendarmerie.
C’étaient des cris, une cohue, une joie que je ne puis décrire, mais certains meneurs, étonnés de trouver tant d’accord et si peu d’opposition, semblaient n’avoir rien fait s’ils ne se commettaient pas quelques excès. Quatre ou cinq bureaux de l’Octroi furent brisés et pillés ; on se porta en fureur à la demeure de Mr. Costas, directeur des droits réunis, qu’on ne trouva pas chez lui ; on se dirigea ensuite vers la maison de campagne de la princesse Élisa, mais Monsieur Pelet qui demeurait sur la route s’opposa au passage du peuple et d’ailleurs la Princesse s’était sauvée dans la nuit vers Marseille sous un nom supposé. Une de ses voitures fut brisée. Enfin toute l’effervescence populaire se dirigea contre une colonne placée sur l’esplanade entre la ville et la citadelle. Cette colonne érigée en 1793 était surmontée d’une statue de la « Liberté » tenant un écusson sur lequel sous le régime impérial avait été sculpté un aigle. On s’amusa toute la journée à chercher à abattre ce monument. Je fus enchanté d’une distraction qui détournait le peuple d’autres victimes. J’y aidai moi-même en faisant intervenir l’administration pour l’abattre. Du reste, cette journée se passa sans aucun accident. La ville fut illuminée. Les drapeaux blancs flottaient aux fenêtres on dansa des rondes, des treilles et des chevalets dans tous les quartiers. Il en fut de même les jours suivants. Le peuple ne reprit un peu ses travaux que le 20 [avril]. 12
Cette révolution s’effectua avec le même bonheur dans toutes les villes et communes du département. Je n’eus pas à déplorer le moindre petit accident. Nous reçûmes bientôt de Paris l’abidication officielle de Napoléon datée de Fontainebleau le 11 Avril. Le maréchal Suchet m’envoya également son ordre du jour du 18 par suite duquel son armée avait embrassé la même cause et la même couleur que nous. J’éprouvai un grand soulagement à cette nouvelle qui m’arriva le 19. Car jusque là tout ce que nous avions fait pouvait n’avoir été qu’une vaine imprudence. Ce qu’il y eut de remarquable dans ce mouvement c’est que toutes les classes et toutes les opinions furent unanimes : tous éprouvaient une grande satisfaction à être débarrassés du fardeau de la guerre et du despotisme impérial. Cambon 13 et Barras 14 se réjouissaient même du changement qui ramènerait les Bourbons en France ! Mais en rendant compte à M. Beugnot 15 dès le 20 Avril de cette heureuse disposition des esprits, j’appelai la sollicitude du nouveau gouvernement sur deux points essentiels : d’une part le militarisme contre qui la révolution s’opérait, qui ne pouvait qu’en être mécontent, et qu’il fallait ménager de l’autre la fraction des émigrés au profit de laquelle il fallait éviter de montrer au peuple que la restauration est faite.
En effet, dès les premiers jours de la Restauration, ces deux éléments de désordre se manifestèrent ouvertement et me donnèrent de vives inquiétudes. À Béziers, à Saint Pons il y eut entre les habitants et les militaires des querelles dangereuses au sujet de la cocarde blanche et du cri de « Vive le Roi ». À Montpellier même des officiers donnèrent des coups de cravache à un homme qui était venu les provoquer. Le peuple s’émeute, les épées brillèrent et le mirent en fuite. Cependant, grâce à la discipline sévère dans laquelle le Maréchal Suchet avait tenu son armée et aux soins du général Mesclop qui commandait les deux régiments de garnison à Montpellier, nous parvîmes à éviter de plus grands éclats.
Il était beaucoup plus difficile de contenir les prétentions des nobles, des émigrés, des prêtres et de tous ceux qui s’imaginaient avoir emmené le nouvel ordre de choses. Ils se proclamaient ouvertement les vainqueurs, ils méprisaient le Sénat et la Constitution Provisoire ils prétendaient que le Roi ne devait se soumettre à aucun pacte et qu’il devait gouverner seulement par le Droit de Dieu et de son épée plusieurs adresses furent signées et envoyées à Paris dans le sens de ces principes monarchiques absolus ; les émigrés prétendaient dès lors que puisque le Roi avait recouvré sa couronne ils devraient obtenir la restitution de leurs biens ; l’alarme se répandit parmi les nouveaux acquéreurs, un grand nombre transigèrent et cédèrent même leurs droits pour peu de choses ; cette fraction enfin ne voulait reconnaître aucune autorité, aucun pouvoir administratif sous le prétexte que les personnes qui en étaient revêtues tenaient leur mandat de l’usurpateur et ne devraient pas être obéies et respectées. La perception des impôts était par suite de cette licence suspendue partout et une dissolution complète menaçait tous les ressorts du Gouvernement.
Je fis sentir aux ministres combien ces écarts, ces prétentions, cette insubordination auraient de fâcheuses conséquences pour le bien du service du Roi et combien il était nécessaire d’y porter un prompt remède en donnant à la Nation de sûres garanties contre le retour des privilèges et des abus dont la Révolution l’avait affranchie. Ma dépêche du 8 Mai fut mise devant les yeux du Roi. La déclaration de St. Ouen du 2 Mai remplit une partie de mes voeux et vint rassurer les esprits. 16 La masse du peuple y trouva un appui contre les empiètements de la Noblesse. Mais la noblesse en fut tellement irritée qu’elle alla jusqu’à répandre que cette déclaration était imposée et que le Roi dans Paris n’était pas libre.
Pour moi je m’attachai dès lors à mettre en exécution les principes proclamés dans cette déclaration mémorable et sans attendre la Charte qui devait en être la conséquence. Je mis tous mes soins à administrer et à gouverner mon département selon le gouvernement constitutionnel que je présentais. Cette marche tout à fait prononcée me valut l’appui de la masse de la population, l’assentiment des ministres, mais une vive opposition de la part de la faction exagérée dont je contrarerai à chaque instant les projets ambitieux et intéressés. Je ne tiens compte ni de la mauvaise humeur, ni des menaces, ni des plaintes de cette faction. Je m’appliquai seulement à saisir toutes les occasions d’en ramener les chefs et les principaux membres à la raison, à la justice et aux vrais intérêts de l’État. Je considérai que le Roi voudrait être Roi de toute la France et non le Roi de l’émigration et je m’appliquai à rétablir l’Ordre, la Paix et la perception des impôts, bien sûr d’être approuvé par le Gouvernement dans tout ce que je ferais pour obtenir ce résultat important. Je fus accusé par la faction de vouloir amortir l’élan de l’enthousiasme, on me mît en chanson. Je reçus des lettres anonymes remplies de menaces, rien ne m’empêcha de suivre mon plan. Je demandai instamment aux ministres comme une mesure indispensable au rétablissement de l’ordre ou le remplacement ou la confirmation au nom du Roi de toutes les autorités civiles y compris moi-même. Et, en attendant, j’agis comme si j’eusse été confirmé Préfet Royal.
« Puisque le Roi ne me révoque pas, disais-je à mes antagonistes, c’est m’investir de toute sa confiance, et je remplirai tous les devoirs que cette confiance m’impose ! » Quand le Roi eut formé son ministère, voici ce que je répondis le 5 Juin à une circulaire de l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur :
« Dans des temps malheureux l’amour du bien n’a jamais cessé d’être la règle de ma conduite ; et si par suite des mesures arbitraires que precivait le gouvernement, j’ai souvent été contrarié dans mes penchants. J’ai du moins employé tous mes efforts à éviter ou à atténuer le mal. Ma conscience était alors mon seul refuge. Aujourd’hui que mes devoirs ont cessé d’être dans une lutte affligeante avec mes principes et qu’en m’occupant des améliorations du service et du bien-être de mes administrés, je suis sûr de trouver dans le contentement de mon Roi les plus douces satisfactions que puisse éprouver le cœur d’un honnête homme. Je sens mes forces se multiplier et toutes mes solutions se raffermir.
C’est ainsi que je me livrais avec franchise et confiance à l’avenir heureux que je croyais réservé à la France et pour contribuer à ce qui dépendait de moi à la réalisation de cette nouvelle destinée de mon pays. Je mis tous mes soins à rétablir l’ordre et à empêcher le développement des partis.
Rétablissement de l'ordre
Je fis marcher de front le retablissement de la paix publique et de la perception des impôts. Les Droits réunis seuls me donnèrent beaucoup d’embarras. Ces droits avaient irrité dans mon département les riches et les pauvres. Les chefs royalistes et les premiers eux-mêmes avaient promis leur abolition ; ils s’étaient même servis de cette promesse pour augmenter le nombre et leurs adhérents.
Comment faire maintenant pour ramener sans trouble le peuple ? Il y eut des séditions à Montpellier, à Béziers, à Lunel, à Agde et dans plusieurs autres communes. J’usai tout à la fois de la conciliation et de la force. Je conseillai à l’administration d’échanger la dénomination des taxes, d’en diminuer le taux, de changer surtout les employés de poste, le peuple s’attache surtout aux apparences. Enfin je parvins dès les premiers jours de Juin à assurer la paisible perception d’un droit odieux à tout le monde. Dans cette affaire, j’eus à combattre tout à la fois la répugnance des habitants, les engagements du parti royaliste et la rancune même de la direction générale. J’avais demandé le remplacement du Directeur Costaz que tout le monde détestait. Je l’avais demandé pour le bien même du service sans aucune espèce de malveillance personnelle. M. Costaz ne vit que sa personne là où je ne voyais que le bien public, il résista. M. le Directeur général Bérenger me fit passer pour le principal auteur de résistance, me dépeignit comme un homme qui voulait se populariser aux dépens du fisc, et me valut des menaces de destitution.
Je répondis à tous les ministres et à Mr. Bérenger lui-même que le premier de mes devoirs avait été d’assurer la tranquilité publique qui tenait à toutes choses et qu’un Préfet ne pouvait plus en répondre à l’État si on le laissait à la merci de tous les directeurs généraux qui n’avaient en vue qu’une chose spéciale. J’avais réussi : on remplaça Mr. Costaz et on me laissa tranquille.
Affaire du maire Granier
Une autre affaire me donna aussi beaucoup d’inquiétude, ce fut celle du maire de Montpellier, M. le baron Granier occupait ce poste depuis quinze ans. Instrument de toutes les mesures autoritaires du dernier règne, il n’avait pu éviter de se faire beaucoup d’ennemis. Il avait de l’esprit, de la capacité et du courage. Je l’avais soutenu le jour de la publication de la Restauration qui n’avait pas été sans danger pour lui. Mais il s’agit d’élire une députation pour aller à Paris offrir au Roi l’hommage de la ville il voulut en faire partie et tous les royalistes se soulevèrent un complot fut arrêté. Le 14 Mai, jour où le maire avait convoqué le Conseil Municipal pour rédiger l’adresse au Roi et élire la députation, au moment où le conseil délibérait à la mairie, la foule se rassembla sur la place et un huissier nommé Toulouse vint signifier au maire un acte de protestation signé Mr. De Murles et d’un assez grand nombre d’habitants les opposants accusaient le Conseil de s’être trop souvent avalisé par ses adresses le Tyran pour être apte à choisir la nouvelle députation et exigeait l’adjonction de cent des citoyens les plus recommandables pour procéder à l’élection. Les perturbateurs se livrèrent en même temps à toutes sortes de licences ; ne voulurent respecter aucun des actes de la mairie pendirent sous les arbres de l’esplanade les effigies du maire et de l’adjoint Ribau son neveu. Une grande partie de la légion urbaine était complice ; vainement je pressai à plusieurs reprises, le requis par plusieurs orders M. de Murles de faire cesser les attroupements. Je ne fus point obéi. La séance du conseil fut troublée, interrompue, et M. Grenier courut de véritables dangers. Toute la ville se souleva contre son autorité. Dans cette circonstance mon devoir m’obligeait de faire respecter les magistrats et les lois. Je fis sentir à M. de Murles toutes les conséquences de son égarement il revint à des sentiments plus sages. Pour que la police de la ville ne fût pas interrompue, j’adjoignis au maire dans cette partie de ses fonctions trois membres du conseil municipal les plus estimés M.M. Bosquat, Plantade et Basquou : les mutins n’eurent plus par ce moyen le prétexte de personnes pour résister à l’autorité. Je menaçai de déférer au procureur du Roi l’acte coupable de l’huissier Toulouse si tout ne rentrait sur le champ dans l’ordre accoutumé. Le Conseil Municipal avait cédé à la violence : il avait délibéré de s’adjoindre ceux des citoyens principaux de la ville. Je pris sur le champ une délibération pour annuler cet arrêté et j’ordonnai au Conseil de s’assembler sur le champ et d’élire la députation. Mon autorité fut respectée et le 1er Juin M.M. Auguste Lafon, Grenier, de Marles, Marc Bessede, Victor de Bosquat et Laval furent élus. Le compte que je rendis de cette affaire fut mis sous les yeux du Roi ; sa majesté remarqua en même temps la fermeté et l’esprit de modération dont j’avais su faire preuve 17 (lettre de Mr. Beugnot du 25 Mai) et tous mes actes furent approuvées. Plus tard je fis renouveler le maire et recomposer toute la mairie ; c’était une mesure indispensable.
Sur ces entrefaites on m’avait annoncé l’arrivée de Mr. Le Gl. Comte de Latour-Maubourg comme commissaire du Roi dans la 9e division militaire. C’était un homme calme et modéré attaché aux principes constitutionnels. Il n’eut à faire aucun acte dans mon Département, il approuva mes mesures et ma conduite et me donna toutes sortes de marquer de confiance et d’estime. Il arriva le 27 Mai et quitta Montpellier le 19 Juin. Nous allâmes ensemble à Cette. Ses rapports durent mettre très favorables. Monsieur le Comte Pélet et lui n’ont cessé depuis ces circonstances où j’ai pû être jugé par eux de me donner des marques de considération personnelle.
J’allai aussi durant les premiers moments de la Restauration faire une excursion jusqu’à Narbonne où le Duc d’Angoulême vint passer la revue de l’armée de Suchet. Le prince m’accueillit avec beaucoup de bonté je lui présentai une députation du Conseil général du Département. Je montai à cheval et j’assistai à la revue. Le peuple encombrait les rues de la ville ; c’étaient de tous côtés des arcs de triomphe, des guirlandes de fleurs, des danses qu’on appelle les treilles où chaque couple tient un demi-cerceau garni de rubans et de fleurs, sous lesquels on fait en dansant toutes sortes d’évolutions. L’armée était surprise et étonnée de ce changement de chef ; les généraux se regardaient sans rien dire, le Duc avait un uniforme et un petit chapeau de forme anglaise. M.M. de Guiche et d’Escard ses aides de camp étaient costumés en capitaines de hussards anglais. Ces costumes étrangers donnaient à la revue l’air d’une capitulation.
Bientôt enfin la Charte fut proclamée ; mes principes constitutionnels triomphaient, les prétentions exagérées du parti royaliste parurent pour un instant neutralisées, un certain calme succéda à l’agitation ; les cabales qu’on avait dirigées contre moi pour avoir ma place furent suspendues. Je fus maintenu, conservé, approuvé. Je reçus des ministres les lettres les plus flatteuses où l’approbation du Roi m’était exprimée. Me sentant raffermi dans ma place, je me livrai à l’étude des diverses branches de l’administration. Je préparai de grandes améliorations pour les routes, les ports, la maison de détention de Montpellier. Je montai ma maison, j’achetai des chevaux de voiture et de selle, je donnai des dîners et des bals. Les richards du pays me firent demander en mariage pour leurs filles. J’avais le vent de la faveur et tous s’empressaient autour de moi. Pour moi je n’étais ébloui que d’une seule pensée et d’un désir unique ; c’était de me distinguer par une administration juste, bienfaisante, expéditrice. Je fis une tournée générale du Département. J’allai de commune en commune connaître les besoins, les passions, les préjugés, les ressources du pays. J’étais à la Salvetat dans l’arrondissement de St. Pons quand j’appris que Monsieur le Comte d’Artois était à attendre à Marseille et devait passer par Avignon. Je me hâtai de retourner à Montpellier.
Le 27 Septembre, j’étais àAvignon à la tête d’une députation nombreuse pour prier le Duc de se détourner jusqu’à Montpellier à son retour à Marseille. Ma harangue fut bien accueillie. Montpellier se prépara aux fêtes les plus brillantes. Le 12 Octobre, j’allai recevoir à cheval le Prince à la frontière du département à Lunel.
Il demeura à Montpellier le 12 et le 13 et en repartit le 14 [octobre]. Il descendit à la Préfecture où j’avais tout fait préparer pour le recevoir. Les hommes de la place de l’Olivier à l’entrée de la place du Peyrou détachant les chevaux de la voiture entraînèrent le Prince jusque dans la cour de la Préfecture. Une soixantaine de demoiselles placées dans la cour sur un amphithéatre l’accueillirent d’abord. La ville était remplie de danses et de joie. Je logeai dans la Préfecture M.M. de Maillé, de Fetzgosser, de Caysségur, de Bruges, de Vèze et Bourcet ; il y eut trois tables, celle du Prince, celle des secrétaires et celle des gens. À table je fus toujours placé à la gauche de Monsieur. J’étais chargé de recevoir ses ordres pour les invitations et les présentations. Le prince durant son séjour alla au spectacle, à la messe, au grand bal qui lui fut donné par la ville ; il posa la première pierre de la nouvelle statue de Louis XIV que le Conseil général avait décidé de rétablir sur la place du Peyrou. Il visita les hospices, il distribua des croix de la Légion d’Honneur et de St. Louis. Sur ma demande il en nomma vingt-deux dans l’administration civile. Il ne voulut pas nommer M. Sales maire de Pézenas parce qu’il avait acquis des biens d’émigré ; c’était pourtant le meilleur maire du Département. Il me parla peu d’affaires, me demanda seulement à table si le pays avait gagné à la Révolution. Je lui répondis franchement qu’il y avait 1/6e de plus de terre cultivée. Je remis un rapport sur les affaires à M. le Comte de Bruges et une recette sur le blanc mangé à M. le duc de Maillé qui avait trouvé pour ce mets un talent remarquable à mon cuisinier. Toute cette cour parut contente de moi, mais j’eus lieu plusieurs fois de m’apercevoir qu’elle me l’aurait témoigné davantage si je n’avais pas été de naissance plébéïenne. J’accompagnai le Prince à son départ jusqu’aux limites du département. « Adieu, me dit-il alors, je ne manquerai pas de dire au Roi combien je suis content de vous et de votre département. » J’ai parmi mes papiers un imprimé qui renferme le récit de toute cette réception.
Quelques jours après le départ du Prince, le Conseil de Département termina les travaux et dans le procès-verbal de ses séances fut consignée cette phrase d’autant plus honorable que je n’avais pas songé à la solliciter; là voici : « Le Conseil pénétré des sentiments de gratitude que lui inspire la conduite ferme et prudente qu’a tenue M. Aubernon, préfet, pour le maintien de l’ordre public dans le département confié à son administration pendant les circonstances qui ont accompagné le retour des Français dans les bras de leur légitime souverain, déliberé que consigner dans le Procès-Verbal de ses séances l’expression de ce sentiment. »
Ainsi s’acheva pour moi dans une douce satisfaction l’année 1814 je marchais d’une manière brillante dans la carrière. J’avais obtenu la confiance du gouvernement, la masse des habitants rendaient justice et s’attachaient à mon administration ; mon ambition et ma conscience étaient satisfaites. J’avais à lutter contre la prétention et la jalousie des nobles et surtout de la famille St. Priest mais je m’en reposai sur la Charte pour triompher de cette puissante cabale et j’allais mon droit chemin.
1814. Symptomes alarmants
La situation des affaires changea bientôt et l’année 1815 s’annonça par des symptomes alarmants.
Une fois débarrassés du despotisme impérial et des malheurs de la guerre, à peine les esprits s’étaient-ils donné quelques moments de répit, que les divisions du parti éclatèrent dans les provinces à l’instar de la Capitale. La Charte avait mécontenté tous ceux qui voulaient le gouvernement absolu aussi bien que ceux qui désiraient un pacte et des garanties ; la manière dont elle était exécutée alarmait les masses sans satisfaire les privilégiés. Les ministres tenaient des discours imprudents au sujet des propriétés nationales ; les journaux royalistes soutenaient des prétentions contraires aux lois. Dans chaque localité, les partis se prononcèrent ; les privilégiés nobles émigrés se montraient inquisiteurs, recherchaient le passé, réveillaient tous les souvenirs et tous les actes de la Révolution, les acquéreurs des domaines nationaux menacés dans leurs principes, dans leurs droits, dans leur repos, appréhendaient de voir la restauration se changer contre eux en réaction funeste ; les militaires et surtout les officiers à la demi-solde dont le nombre était par tout considérable, comptaient les mépris et les dédains dont ils étaient l’objet et regrettaient secrètement la gloire et le gouvernement impérial ; ils étaient mécontents et tenaient partout les armes. Napoléon était à l’île d’Elbe avec des soldats des vaisseaux et le gouvernement royal s’abandonnait à la plus inconvenable sécurité et ne s’occupait ni de surveiller l’ennemi ni de calmer les inquiétudes du pays. C’était par l’assoupissement que l’on prétendait subjuguer cette nation jusqu’alors si impétueuse et si agitée !
J’avais appris qu’une correspondance fréquente avait lieu entre Cette et l’Île de l’Elbe ; Pons directeur des mines de l’île était en relations fréquentes avec un nommé Gracher Bouillon son parent, ardent révolutionnaire qui dans le temps avait fait partie d’une députation à la Convention où il avait demandé 30 000 têtes. J’avais demandé vainement des fonds pour entretenir une police secrette à Cette, Agde, Béziers et Montpellier. Les ministres m’avaient répondu qu’un préfet habile devait tout apprendre dans son salon. Tant de négligence et tant de quiétude devaient amener une catastrophe. J’avoue que je ne la croyais pas si voisine. J’étais induit en erreur et en jugeait d’après mon département. Je voyais les substistances à un prix modéré, les salaires considérables, les denrées à un prix facile, la fabrique en activité, le commerce en mouvement, la prospérité et le bien-être répandus dans toutes les classes : je ne croyais pas qu’on put risquer des avantages si positifs pour satisfaire quelques passions mécontentées ou quelques craintes exagérées.
Dans les premiers jours de février nous eûmes une première alerte. Le marquis d’Ax d’Axat maire de Montpellier gendre de M. de St. Priest, reçut une lettre anonyme par laquelle on lui annonçait un mouvement révolutionnaire pour le 14 ; les perturbateurs devaient être au nombre de 300 et avaient à leur tête 12 officiers congédiés, du reste aucun autre indice ne venait à l’appui de cet avis, tout était tranquille et dans l’ordre. Dans l’état des choses j’ordonnai des mesures secrètes de précaution. Je fis sentir prêt la garde nationale, la gendarmerie, la troupe de ligne. Je mis la police en éveil, mais je ne voulus pas exposer au jour nos craintes que je trouvais chimériques. Les soupçons du maire portaient sur les Jacobains et les officiers à la demi solde et je pouvais craindre de la part l’effet de prétentions de parti en effet rien n’éclata ni le 14 ni le 15 et la tranquillité la plus parfaite continua à régner dans toutes les villes du Département.
Débarquement de Napoléon à Cannes
Le cinq mars, à dix heures du soir, un ingénieur du cadastre dont j’ai oublié le nom, grand ami de M. Nogaret mon prédésseur, vint dans ma loge au spectacle pour me faire part d’une nouvelle qu’il venait d’apprendre. Il dînait chez l’ex-directeur Barras quand un express parti de Marseille le 4 au matin est arrivé en 17 heures de Marseille par la Camargue et lui a remis une lettre d’un de ses neveux dont il a donné lecture à ses convives.
Cette lettre annonce le débarquement de Napoléon au Golfe Juan à la tête de 2 000 hommes effectué le 2 et les mesures prises à Marseille pour s’opposer à son entreprise. Je demeurais consterné. Je soupçonnais Barras de quelque mauvaise intention. J’exigeai que la lettre me fut sur le champ communiquée ou je menaçai d’en exiger la communication officiellement et par des voies judiciaires.
Un instant après l’ingénieur m’apporta la lettre. Je la communiquai au Lieutenant général Ambert commandant la Division et au maire ; et je me préparai à faire tête à l’orage. Mon sommeil fut inutile par le pressentiment de l’avenir qui menaçait mon pays.
Le 6 nous eûmes communication d’une lettre du Comte de Bouthiliers Préfet du Var 18 datée de Fréjus du 2 par laquelle le Préfet annonçait que le débarquement avait eu lieu au Golfe Juan et qu’à la tête de 15 à 1600 hommes Bonaparte marche par Grasse, St. Miller, Digne et Grenoble sur Lyon. Le 7 je reçus une lettre particulière de mes oncles Guide et Barquier d’Antibes qui m’apprenaient la tentative faite sur la ville ; la bonne conscience de la garnison, les proclamations au peuple Français, à l’armée, à la garde, le but politique de l’invasion, la continuation de la marche de l’Empereur dans les Hautes Alpes. Dans les premiers moments je conservais quelque espoir qu’une entreprise si audacieuse ne resterait pas sans résistance. J’instruis le Département de qui se passait (proclamation du 9 Mars). J’invitai les citoyens au bon ordre. Je pris toutes les mesures de police qui dépendaient de moi pour prévenir toute exploitation insurrectionnelle. Les dispositions des habitants étaient excellentes, il n’en était pas de même des militaires des indices me montrèrent de suite non pas qu’ils conspiraient mais qu’ils étaient ébranlés. Dès ce jour il y eut défiance et lutte entr’eux et la population, les haines des partis éclatèrent et la ville fut sourdement agitée. Le 11 Mars nous apprîmes que le Duc d’Angoulême allait arriver à Nîmes et qu’un corps considérable de troupes de ligne allait se rassembler sous ses ordres. Je donnai dès ce jour des ordres pour mettre en activité toute la garde nationale. Nous eûmes l’avis que Napoléon était entré dans Grenoble, que les troupes étaient passées de son côté et qu’il avait pu partir à Lyon et à Paris.
Le sentiment général, surtout à Montpellier se prononça contre cette agression énouïe. La masse des habitants était attachée au nouvel ordre de choses par la paix et les bienfaits qui en étaient la suite. On éprouvait de l’indignation et du désespoir. Cependant au-dessous de l’explosion des passions monarchiques, se laissait entrevoir les mouvements et les espérances de ceux que la Restauration avait blessés. Les prétentions de la noblesse et du clergé avaient indisposé la bourgeoisie et le paysan ; ces deux classes, malgré l’augmentation du prix des denrées et des valeurs dont elles sont productrices, malgré leur attachement au gouvernement royal avaient senti que le nouvel ordre devait les précipiter peu à peu dans leurs anciennes infériorités. C’était donc dans le sein de ces deux classes que les anciens Jacobains, que les impérialistes remuaient les opinions favorables au succès de l’entreprise de Bonaparte. « Nous ne pouvons pas nous dissimuler, m’écrivait dans ce moment le sous-préfet de Béziers M. de Beauce, qu’on cherche à agiter l’opinion. Jusqu’à présent cependant elle n’a pas été déviée et si les classes supérieures restent sages et modérées, si les prêtres se tiennent dans de justes bornes, de manière à ne pas humilier les classes inférieures et à éloigner d’elles l’idée qu’on va les replacer sous le joug de privilèges, toutes les intrigues de la malveillance échoueront. »
Mais il était trop tard le mal était fait ; l’impression avait été produite : la noblesse, au lieu de se confondre avec les autres classes, s’était isolée, avait montré la prétention d’exclure les autres de toute influence dans l’État. Le gouvernement, au lieu de combattre les habitudes du régime de la guerre et de l’égalité par le régime des lois et de la liberté, s’était endormi sur sa conquête se reposant sur les bayonnettes étrangères pour la conserver : c’avait été en vain qu’à plusieurs reprises différentes j’avais exposé à M. de Montesquiou et à M. D’André 19 qu’il fallait proclamer la Charte, la respecter, l’enseigner, la répandre dans toutes les localités et dans tous les cœurs ; la faire lire régulièrement aux prêtres de toutes les paroisses, la faire enseigner dans tous les collèges. On ne m’avait pas même répondu un seul mot sur ce projet si nécessaire pour arrêter les prétentions de la noblesse et calmer les inquiétudes du peuple pour combattre les nombreux partisans de l’empire et rallier sous la bannière royale la masse de la population. On revenait maintenant à Paris à mes vœux et à mes conseils on jurait devant les Chambres assemblées et l’observation de la charte et le maintien des garanties nationales, mais les serments des princes restent sans puissance, quand ils sont forcés et ce n’est que sous les temps paisibles, que leurs professions de foi peuvent paraître sincères et volontaires. Nous en fûmes encore plus d’une fois la facheuse expérience.
Pour moi je voyais clairement que la faute du gouvernement Royal. Je voyais aussi que ces fautes étaient irréparables, mais le despotisme impérial m’était odieux. Je n’avais aucune incertitude sur les dangers auxquels il allait entraîner la malheureuse France. J’avais goûté sinon de la liberté du moins de l’espérance de voir le régime des lois et des garanties s’établir dans mon pays. J’éprouvais les plus vifs regrets de voir s’évanouir cette douce espérance et je résolus de défendre le gouvernement royal et constitutionnel de toute ma force et de tout mon pouvoir, ma détermination avait cela de louable qu’elle résultait bien plus de mon attachement raisonné à mon pays et à mes principes que de l’espoir de réussir et qu’en l’exécutant j’allais mettre en oubli tout mon intérêt personnel en faveur du bien public dont j’étais exclusivement animé.
Arrivée du duc d'Angoulême
J’avais effectivement besoin d’une résolution bien arrêtée pour conserver une direction droite et inflexible au milieu de l’agitiation, de la haine et des troubles qui allaient m’environner. Le Duc d’Angoulême arriva le 12 mars à 7 heures du matin et au lieu de descendre à la Préfecture il s’arrêta à la maison de la poste aux chevaux pour aller à la messe et déjeuner en passant. Les Dax, les St. Priest, les Montcalm et toute la faction de la noblesse irritée de mon attachement à la Charte et de mon impartialité avaient cherché à me noircir aux yeux du public en lui montrant que le duc ne descendait pas chez moi, à amener insensiblement l’occasion et le prétexte de me faire destituer et de conquérir ma place. Voilà au moment du danger commun quel était le désintéressement d’une classe qui se vante sans cesse de son dévouement et de sa fidélité. Au lieu de renforcer, de seconder mon autorité, ils s’attachaient à l’entraver, à la détruire ; misérable aveuglement de l’intérêt de famille et de Caste !
Je demandai au Prince la permission d’aller prendre ses ordres à Nîmes et sans les attendre je pris les mesures nécessaires pour que l’on formât partout des Compagnies de volontaires et qu’on se préparat à mobiliser une partie de la garde nationale. J’exécutai partout le versement de dons patriotiques en argent pour habiller et équiper les hommes qui s’enroulaient, ces dons s’élevèrent à une cinquantaine de mille francs.
Le 13 j’arrivai à Nîmes. C’était l’approche de Pâques, le Prince passait une partie de son temps à la messe, il était fort indécis. Le vicomte de Bruges prétendait que toute cette belle excaltation du midi n’était qu’un feu de paille, vif, mai peu durable. Je soumis au Prince un projet urgent. Je lui proposai de centraliser toutes les recettes des impôts des 22 départements du midi fidèles à son commandement, de convoquer auprès de lui une députation de 2 membres de chacun des conseils généraux de ces 22 Départements pour voter toutes les mesures d’urgence relativement aux levées d’hommes et d’argent d’organiser de suite une armée pour marcher sur Valence et Lyon et de m’autoriser à faire un appel à une organisation de gardes nationales mobiles dans mon Département. Le prince comprenait si peu sa position qu’il n’osait rien changer à l’ordre des finances de crainte de ce qu’en pourrait dire le baron Louis alors ministre. 20 Je vis qu’il avait été prévenu contre moi à l’étonnement qu’il manifesta en voyant la franchise de mes propos et le dévouement de mes avis. Il me traita avec considération m’écrivit lui-même de sa main l’ordre de lever les gardes nationales et de nommer les officiers mais demeura incertain pour le reste. Les alentours n’étaient pas gens à résolution et de pratique.
Le jeune duc de Guiche n’avait qu’un mot, qu’une pensée. La guerre civile, disait-il, allait enfin faire distinguer le bon grain de l’ivraie.
J’étais suspect aussi aux yeux de Messieurs les aides de camp du Prince et je m’en aperçus par ce que le lendemain 14 le Prince tint un Conseil de guerre et de politique auquel je ne fus point appelé. On en voulait à ma place, on voulait me faire destituer. Au lieu de combattre l’intrigue de mes ennemis dans les antichambres, je me hâtai de revenir à Montpellier conjurer l’orage en m’acquittant tout simplement des devoirs que je m’étais tracés.
Ma présence était nécessaire à cette ville. Une émeute y avait éclaté pendant mon absence à l’instigation des royalistes et de mes ennemis. On voulait marcher en masse. On prétendait que j’entravai l’élan du royalisme. Bougette fils ancien émigré secrétaire général de la préfecture, homme forcené et fanatique avait pris part aux troubles de concert avec le marquis Dax d’Axat maire de Montpellier qu’on voulait faire préfet à ma place. Une députation de royalistes alla en effet auprès du prince à Nîmes pour demander mon remplacement ; mais on échoua et je n’eus pour me défendre dans cette attaque que la confiance et la bonne opinion du Prince.
J’en reçus la preuve quelques jours après par la lettre la plus flatteuse.
Il ne s’agissait pas dans ce moment critique de paroles et de bruit, d’intrigues arbitraires et de mouvement de polissons des rues. Il fallait lever des hommes, les habiller, les armer et les envoyer à la défense de l’état dans un délai de 10 à 15 jours. J’oubliai Messieurs Dax, Bougette et consorts. Je donnai des orders pour obtenir des effets et des résultats utiles.
Du 17 au 24 mars je n’eus ni la nuit ni le jour un instant de répit. Je fus continuellement aux prises avec mes ennemis personnels, avec les circonstances, avec les prétendus élans de l’enthousiasme.
Je pris un arrêté par lequel je nommai parmi les royalistes les plus ardents et les plus considérés trente-cinq commissaires extraordinaires auxquels je déléguai le pouvoir d’aller dans les trente-cinq cantons du département lever les hommes et l’argent.
C’était mettre à l’épreuve les chefs et la masse. Mais il faut l’avouer à la honte des uns et des autres, ils ne m’envoyèrent pas un seul homme. Les commissaires pour la plus part firent beaucoup d’éclat, plusieurs se détruisaient sous main leurs mesures apparentes dans l’arrière-pensée de ne pas se compromettre dans un sens comme dans un autre. Les hommes ne se rassemblèrent, ne s’organisèrent et ne se mirent en marche qu’à Montpellier et là où mon influence et mes soins directs purent s’étendre.
Montpellier me donna des peines inouïes, l’exaltation des esprits y allait jusqu’à une sorte de délire.
Tout le monde voulait partir, s’enrouler, mourir pour la cause royale. Je donnai ordre à une cohorte de la légion urbaine de se mettre en marche et mille prétextes s’élevèrent pour l’entraver, les uns étaient incapables, la plupart ne voulaient pas marcher les uns sans les autres.
Je passai à deux reprises la vue de cette troupe insubordonnée avec le Lieutenant Général Ambert et le maréchal de camp Aymond. J’épuisai tous les moyens de conciliation et de zèle. Je fis assurer aux hommes qui partiraient par le conseil général une paye de 1 Fr. Par jour. Rien ne peut les faire consentir à ce départ en masse.
Émeute populaire à Montpellier
Mais ce qu’il y eut de plus remarquable c’est que le 19 Mars, jour même ou j’avais passé trois heures consécutives sur la place de l’Esplanade à faire le recruteur, mes ennemis les nobles ou peut-être les lâches eux-mêmes qui ne voulaient pas marcher cherchaient à rejeter sur moi la honte de leur lâcheté éveillèrent contre moi une émeute populaire terrible.
Ceux-mêmes qui se refusaient à partir accusaient le préfet de retarder leur départ volontaire. À huit heures du soir, la foule se précipita dans la place et dans la cour de la Préfecture. Elle exigeait ma présence, me demandait bien qu’on m’eut dit que c’était pour me pendre bien que les hommes du plan de l’Olivier ce sont la plupart des cultivateurs fanatisés par les prêtres, eussent préparé la corde qui m’était destinée. Je descendis au milieu de tumulte accompagné de quelques officiers de la garde nationale. Les cris étaient menaçants, les figures fort laides. Je n’oublierai jamais ce cercle de visages furieux autour de moi. Je leur annonçai que ceux qui voulaient partir n’avaient qu’à se rendre le lendemain matin sur l’Esplanade et qu’on y trouverait des vêtements et des armes, je sommai le plus ardent de tous, qui était tout près de moi, de se trouver aussi le lendemain le premier au rendez-vous comme il était le premier à toutes ces preuves de zèle.
La foule recula devant nous. Nous les chassâmes de la cour. J’en fis fermer la porte et le maréchal de Camp Aymond qui avait été chercher des détachements de troupes de ligne acheva de dissiper l’attroupement et de rétablir l’ordre. M.M. Dax maire de Montpellier et Bouzette secrétaire général avaient excité le tumulte au lieu de le calmer j’en avais sous la main la certitude. Je délibérai un instant de les suspendre de leurs fonctions mais je craignis d’user d’un acte de rigueur inutile.
N’allons-nous pas tous être engloutis dans le même sort : amis et ennemis ? Je haussai les épaules de leur aveuglement et leur dis seulement d’une manière grave et sévère que je prenais note de leur conduite. Ce fut quelques jours après cet événement que Mr. de Damas Croix passant à Montpellier pour aller à Toulouse me remit une lettre du Duc d’Angoulême qui déjoua toutes ces absurdes cabales en approuvant mon administration et en rendant justice à mes efforts. Le 24 Mars six compagnies étaient parties de Montpellier celles de Lunel, de Castries, de Cette, de Ganges, de Frontignan, de Béziers, d’Agde étaient en marche.
À Pézenas deux superbes compagnies de grenadiers étaient prêtes à partir. Mr. Sales, acquéreur des domaines nationaux et maire de la ville, les avait organisées et les pressait de se mettre en marche ; les nobles qui en faisaient partie refusaient de marcher ; les bourgeois comme de juste déclaraient qu’ils ne partiraient pas si les nobles me donnaient l’assurance de les suivre. Il fut impossible au maire de décider les privilégiés à cet acte de dévouement; les deux compagnies ne sortirent pas de la ville. Malgré l’abus qu’on faisait contre moi de l’exaltation des esprits je fus de nombreuses proclamations pour l’empêcher de se refroidir. Ce qui prouvera combien j’agissais avec sincérité pour la cause du Roi que je confondais dans ce moment avec celle des libertés publiques, c’est la proclamation ou plutôt mon adresse au Roi du 23 mars, époque à laquelle nous savions l’entrée de Napoléon dans Lyon et sa marche triomphante sur Paris. Cette adresse fut insérée dans le Moniteur de Toulouse et fut beaucoup connue hors de la France.
« Sire, au moment où le Génie du mal échappé de sa prison infernale est revenu si soudainement planer sur la France et voudrait laisser choir sur nous de ses terres cruelles la discorde, la guerre civile et tous les maux de la tyrannie, nous avons senti qu’il fallait moins de paroles que d’actions et de bons effets, et nous avons donné l’exemple de cette utile vérité en devançant les ordres que votre majesté a proclamés pour le salut de l’État et la France.
Mais, Sire, après nous être acquittés du premier de nos devoirs il nous reste encore une douce satisfaction à remplir, celle d’exprimer à votre majesté toute l’étendue d’un dévouement que nos efforts attestent et ne cesseront pas de justifier.
Il ne s’agit de rien moins que de défendre nos familles et nos foyers contre les plus effroyables ravages Il ne s’agit de rien moins que de défendre un Roi qui aime son peuple et qui répand sur lui ses bienfaits, contre un despote qui hait les hommes qui les pille, les déchire et les tue comme la ville pature de son ambition ! Il ne s’agit de rien moins que de défendre la Charte qui garantit nos droits et nos libertés, qui fait palpiter dans notre sein des cœurs d’hommes libres, et qui promet à notre esprit de jouir des lumières du siècle contre les ténébreuses fureurs du despotisme.
Sire, nous ne resterons pas au dessous de la confiance que votre majesté nous a accordée. Dieu couronnera votre sagesse et les efforts des Français notre cause est celle de la justice suprême. »
Il ne faut pas oublier qu’au moment où je fesais afficher cette adresse dans toutes les communes de mon département le jour même, le 23 Mars, le Roi sortait de son Royaume, congédiant la plupart de ses serviteurs ! Napoléon était remonté depuis 3 jours sur le trône ! Plusieurs personnes qui s’intéressaient à moi, me blamèrent de cette levée de boucliers dont j’aurai pu, selon leurs idées, me dispenser et qui devait m’ôter toute issue pour rentrer en grâce avec le vainqueur. Mais je ne comptais pour rien mon avenir personnel et j’étais conséquent avec ma conviction et ma résolution prise. J’en voyais d’avance toutes les conséquences et j’étais résigné à la retraite des affaires.
Je fis imprimer et publier le même jour 24 Mars, la déclaration du Congrès de Vienne du 13 qui mettait Napoléon hors des lois civiles et sociales et maintenait le traité de Paris du 30 mai 1814. Cette déclaration pouvait être d’un poids sur l’opinion si on avait eu le temps de s’organiser.
Conseil général de Permanence
Le 21 Mars, J’avais installé en permanence le Conseil Général du département qu’une ordonnance du 4 et une instruction du 16 appelaient à concourir aux mesures les plus funestes qui furent prises à cette époque et si la lutte se fut prolongée, on en aurait encore mieux vu les fâcheux effets. Les conseils généraux étaient investis d’attributions extraordinaires qui les plaçaient au dessus de l’autorité préfectorale et qui par conséquent diminuaient l’action et la responsabilité des préfets. On voulait par leur présence ranimer les préfets tièdes et douteux, et on affaiblit l’ardeur des préfets fermes et résolus. Je le sentis subitement moi-même le jour même où le conseil entra en exercice. Un coup de paralysie vint me frapper dans tous mes mouvements. Le premier magistrat du département, dit le Conseil dans sa proclamation au peuple, mérita votre confiance aux premiers jours de la « Restauration » ; il a déjà entretenu votre zèle et préparé vos premiers efforts. Nous le seconderons en tout comme il nous secondera nous-mêmes.
J’avais la confiance du Conseil. J’acceptai les empiètements sur mon autorité, mais on voit qu’il sentait la supériorité de sa position, qu’il se plaça à mon égard comme un protecteur et, que pour peu que durât cette crise, nous allions devenir deux pouvoirs antagonistes.
Dès ce jour, j’établis donc en principe dans toutes les mesures extraordinaires de me placer sous l’égide du Conseil. C’était devenu une nécessité d’une part pour n’être pas contredit et arrêté dans mes actes, d’un autre côté pour alléger d’autant le fardeau de ma responsabilité. Ainsi l’établissement du Conseil fut nuisible à la cause royale et favorable à ma situation personnelle.
Gouvernement central à Toulouse
Une autre fausse mesure fut l’établissement d’un gouvernement central à Toulouse sous la direction de M. de Vitrolles commissaire extraordinaire du Roi 21 et sous l’autorité supérieure du Duc d’Angoulême. M. de Vitrolles était un nom inconnu à la masse du peuple, il n’offrait aucune garantie, aucune confiance et quand on vit que tous les efforts, sous les sacrifices du pays allaient être dirigés par un homme de si peu de circonstance, les courages se relachèrent et la défiance prit insensiblement la place du dévouement. L’apparition de ce gouvernement central si impolitiquement, si imparfaitement organisé aurait suffi seule pour dissoudre la résistance qu’offraient encore les Départements du Midi, pour empêcher toute résistance de se constituer. Du moins, dans mon département cette impression fut générale. « Nous ne voulions, disait-on, ni faire la guerre civile, ni émigrer et Mr. de Vitrolles que peut-il conseiller ?, autre chose ? ». En effet, M. de Vicomte Damas Croix qui se rendait à Toulouse pour faire partie du gouvernement central, nous dit à plusieurs reprises : « la guerre civile, Messieurs, vous l’aurez, vous l’aurez. » Les membres du Conseil général demeurèrent stupéfaits du pronostic et leur zèle en fut ralenti de beaucoup.
Je les mis au pied du mur en leur imposant la nécessité de résoudre diverses questions que m’adressait le 23 M. de Vitrolles sur l’esprit public du département.
La réponse que me fit le Conseil et que j’ai gardée en original est remarquable :
« L’esprit public dans le département de l’Hérault est généralement très prononcé pour un attachement sincère à la personne du Roi, pour une préférence exclusive au Gouvernement des Bourbons fondé sur la Charte constitutionnelle et par une sorte d’horreur du despotisme qui serait la suite nécessaire du retour de Bonaparte. Le premier élan de cet esprit public aurait pu produire de grands effets ; les dernières nouvelles (la fuite du Roi et l’entrée de Bonaparte à Paris) ont amené un état de stupeur alarmant, mais qui paraît s’affaiblir depuis qu’on a reçu des lettres particulières qui annoncent l’établissement d’un gouvernement central à Toulouse et surtout depuis qu’on a conçu l’espoir qu’un de M.M. les maréchaux de France (Macdonald) venait prendre le Commandement de l’armée du Midi. L’esprit public serait singulièrement fortifié par la réunion des deux chambres au Gouvernement central constitutionnel. Alors on ne serait pas arrêté par les difficultés qui ont empêché d’assigner à chaque commune un contingent en hommes et en argent. »
Voilà donc la Charte et la Constitution invoquée au moment du danger dans les provinces comme à Paris et ma prévoyance n’avait pas tort de la prêcher dans les temps calmes pour en faire un moyen de salut dans la tempête ! Je donnai donc encore le conseil le plus à propos et le plus utile au prince [de] céder au mécontentement général des militaires aux dispositions opposées de la force armée. Mon département était encombré de troupes que le ministre de la guerre avait mises en marche contre l’invasion et que le Duc d’Angoulême par de justes raisons laissait en arrière de son mouvement. C’étaient le 10ème, le 13ème et le 69ème Régiment de ligne, le Régiment d’artillerie à pied, un bataillon de train, un bataillon d’hommes en congé limité. Montpellier était rempli de soldats, le Gl. Commandant, la division y avait appelé aussi en vertu des ordres du ministère de la guerre tous les officiers à la demi-solde. C’était concentrer les éléments et organiser un foyer brûlant pour la révolte.
Ces dispositions nous étaient bien connues. Nous savions que les soldats avaient au fond de leurs sac des aigles et des cocardes tricolores ; qu’ils étaient bien décidés à ne pas combattre les troupes impériales et s’ils n’éclataient pas de suite en faveur de Napoléon il ne fallait l’attribuer qu’à la bonne entente qui existait à ce sujet avec leurs officiers et leurs chefs pour n’éclater qu’au moment décisif et opportun. Le Duc d’Angoulême aurait dû dissoudre de suite tous les régiments de l’ancienne armée, mais sa puissance et son autorité étaient trop faibles pour exécuter une mesure si rigoureuse. Il hésita et espéra décider la troupe après un premier succès. Il ne prit avec lui que le 10ème Régiment d’infanterie de ligne qui avait un meilleur esprit. Puis quand il sentit que la révolte était prête à éclater, il envoya partout des ordres de dissolution. Les généraux Ambert et Aymar les reçurent, sondèrent les dispositions des troupes sur leur exécution. On leur déclara que la dissolution serait le signal de la révolte et que leur commandement sur les soldats allait cesser s’ils ne prenaient pas de suite avec eux le parti de l’Empereur. C’était une véritable insurrection militaire. Nous étions depuis quelques jours sans nouvelles de Paris ; la contre-restauration était faite dans l’Aveyron et autres départements. Le général Ambert reçut de M. Bessières Lois impériales et Le Moniteur du 25 Mars. Il avait pris le parti de passer du côté de l’Empereur à la tête des troupes. Le 2 Avril, il m’envoya toutes ces pièces avec ces mots : « L’ignorance dans laquelle on tient les habitants de ces contrées sur les événements qui ont eu lieu nous conduirait inévitablement à une guerre civile sans autre résultat que des malheurs particuliers. Aucun de nous n’a pris, ni n’a pu prendre l’engagement de faire verser le sang français par des mains françaises et pour éviter de pareils malheurs je désire concourir de tous mes moyens avec les autorités civiles, à la sûreté des citoyens. Pour ce qui me concerne et d’après les motifs que je viens de vous exposer, je ne puis me dispenser de faire connaître aux troupes les bulletins des lois que je vous envoie. » Ces bulletins étaient tout le Rétablissement du Gouvernement impérial.
Révolution Impériale
Ma position était terrible. Le Duc d’Angoulême allait se trouver coupé de toute retraite par cette explosion. Je lui avais envoyé en exprès un homme sûr pour l’en prévenir. Douze à quinze cents habitants du Département étaient engagés avec le prince, fallait-il prolonger la résistance ? Fallait-il faire couler le sang ? Pouvais-je organiser, du reste, une résistance même de quelques heures contre la volonté et la force de quatre Régiments et de tant de passions armées, maîtresses des postes, des arsenaux ? C’eut être un acte de folie. Je me résignai devant la nécessité ; je cédai devant la force, en cherchant à rattacher toujours ma pensée à quelque objet du bien public. Je compris que mon devoir, dans ce désordre, était de me dévouer à la sureté et au salut des habitants dont l’administration m’avait été confiée. Mon pouvoir touchait à son terme ; je voulais emporter avec moi la consolation que pendant tout le temps que je l’avais exercé les personnes et les propriétés n’avaient souffert aucune atteinte. Qu’il m’eut été plus facile et plus profitable de répondre de suite au général Ambert que mon autorité n’était plus devant la puissance de bayonettes. Tous mes moyens de fuite étaient prêts je portais à ma ceinture depuis quatre ou cinq jours deux cents louis d’or pour n’être pas pris au dépourvu.
Mais que seraient devenues Montpellier et les villes de mon département abandonnées à elles-mêmes, sans chef, sans appui au milieu de l’exaltation de la multitude et des soldats ? N’aurais-je pas été responsable envers le Roi lui-même, envers ma conscience surtout si par suite de cette résolution un certain nombre d’hommes eussent perdu la vie ?
J’étais décidé à ne point servir le gouvernement impérial, ma résolution de rester jusqu’à la fin de la crise utile au prince même dont l’existence était compromise n’était dangereuse et nuisible que pour moi seul.
Après avoir donné une heure à mes tristes réflexions, j’envoyai au Conseil général du département qui siégeait dans la préfecture même la lettre du Gl. Ambert et toutes les pièces qu’elle renfermait.
« Vous verrez, disai-je, par la lettre du Général que les troupes vont avoir connaissance des bulletins impériaux. Le Conseil appréciera les événements funestes qui ne peuvent manquer d’avoir lieu. Si la population demeure séparée de la force armée, faites-moi connaître la détermination que le Conseil jugera convenable de prendre dans un moment aussi critique et qui ne souffre pas de délai. J’attends votre communication dans les plus vives inquiétudes, prêt à entrer dans toutes les vues auxquelles le Conseil jugera convenable de s’arrêter pour le bien public.
Ma démarche était dans l’ordre ; l’ordonnance du Roi du 11 Mars avait placé le Conseil au dessus de moi pour toutes les mesures du Salut-public ; elle était prudente et adroite de ma part pour mettre à l’abri la responsabilité de la décision que nous allions prendre. D’ailleurs j’étais tout à fait sincère dans l’assurance que je donnai de ne point me séparer du Conseil Général.
Le Conseil délibéra pendant longtemps. Je m’attendais à ce qu’il m’inviterait à la séance. Il appela au contraire le maire M. Dax. Je reçus au bout de quelques heures la délibération suivante : «Le Conseil Gl. du département de l’Hérault, vu l’envoi officiel fait par M. le Préfet des bulletins des lois 1, 2, 3 et 4, vu la lettre du lieutenant Gl. Ambert en date de ce jour déclare que sa permanence cesse invitant M.Mrs. les Généraux et Mr. le Préfet à assurer par tous les moyens possibles que leur sagesse pourra leur inspirer le maintien de la tranquillité publique dans tout le département. »
Le 3 Avril je pris en conséquence un arrêté pour opérer la transition au nouveau régime. Je mis en tête la lettre de Gl. Ambert, puis l’arrêté du Conseil général qui me confiait le dépôt de la tranquillité publique ; considérant, disais-je ensuite, « que dans un moment de si haute importance le premier devoir de l’autorité est de préserver les habitants du département des malheurs inévitables qui les accableraient si on ne prenait des mesures efficaces pour éviter la guerre civile. » Puis venaient les ordres de publier les divers décrets impériaux et les mesures pour maintenir l’union et le repos dans chaque commune. Du reste pas un mot d’exhortation ; pas un mot flatteur pour le gouvernement impérial. (Voir dans mes pièces un exemplaire de cet arrêté important.)
Au moyen de ces mesures tout se passa dans l’ordre. Je rétablis l’ancienne mairie de Montpellier ; les officiers à la demi-solde promenaient un buste de l’empereur dans les rues et, l’épée à la main, forcèrent les passants à crier Vive l’Empereur. Ce fut le seul moment de trouble et de danger. Ils vinrent même à la Préfecture me pousser à partager leur délire. Je les reçus froidement et cherchai seulement à les calmer.
J’eus beaucoup de peine à décider la Garde nationale à prendre la cocarde tricolore et à faire son service, l’intérêt de la ville les décida. Pour moi, je l’avoue sincèrement, la vue des trois couleurs me fit un plaisir involontaire et très vif, malgré les malheurs que je prévoyais.
Le 3 Avril au matin arriva à Montpellier le général Chartran avec mission secrète de Napoléon de faire éclater les soldats et même au besoin de les soustraire à leurs chefs si ceux-ci se refusaient au changement. Il venait d’opérer l’explosion à Toulouse, à Carcassonne, à Narbonne, à Béziers et partout où il avait trouvé des troupes. Ce malheureux a depuis été condamné à mort par une commission militaire. Ainsi si le Général Ambert ne s’était pas décidé le 2, tout aurait éclaté le 3 même, sans frein et sans autorité, à l’arrivée du Général Chartran. Les troupes éclatèrent à Nîmes le 3 au matin les soldats sortirent en révolte des casernes. Le général Briche fut arrêté. Le général Gilly marcha avec les révoltés sur le Pont Saint-Esprit pour couper toute retraite au duc d’Angoulême.
Le 9 Avril le Duc fut obligé de capituler et de consentir à aller s’embarquer au port de Cette. Je fis venir le maire de Cette M. Rathier depuis vicomte de la Peyrade et lui ordonnai de fréter de suite un batiment et de recevoir et traiter le prince avec les mêmes égards que du temps de sa puissance. Je l’engageai même à user de toute son activité et de toute son habilité pour qu’aucun retard ne vienne arrêter ce départ important. Je le chargeai de dire de ma part au prince que ce que j’avais fait en apparence pour le gouvernement impérial n’était réellement de ma part qu’un sacrifice à la paix publique et que le 3 avril en même temps que les décrets impériaux étaient publiés, j’avais envoyé ma démission à Paris. Je nommai une commission de trois membres du conseil général du département.
Pour accompagner le prince et lui rendre tous les services possibles jusqu’au jour où son vaisseau mettrait à la voile. J’étais retenu malade dans mon lit. Il eut possible que j’eusse quitté ma poste le 3 Avril celui qui aurait été appelé à ma place eut voulu se faire un mérite auprès du Gouvernement impérial de créer des difficultés au prompt départ du Duc et que l’Empereur n’eut eu le temps de se raviser et de retenir son prisonnier.
Comme le viens de le dire, le 3 Avril en faisant publier les décrets impériaux j’adressai ma démission au ministre de l’Intérieur en le priant de pourvoir sur le champ à mon remplacement. En attendant je me séquestrai, je m’imposai la plus parfaite inertie je n’agis plus que lorsque la tranquillité publique exigea mon action.
Le 10 Avril je réïterai auprès du ministre de l’Intérieur la demande de mon remplacement. Je la renouvelai encore le 13. « Ce n’est plus moi, disais-je au général Carnot, mais bien votre excellence elle-même qui est responsable du fâcheux accident que tout retard dans mon remplacement pourrait produire ». J’écrivis dans le même sens au Maréchal Suchet qui avait été investi à Lyon d’une autorité supérieure sur tout le midi.
Je ne voulais pas prendre sur moi de me faire remplacer par un Conseiller de Préfecture. La tranquillité pourrait en être troublée, le sang pouvait être repandu, l’autorité aurait pu m’accuser d’en avoir été la cause, et ma conscience me l’aurait reproché.
Mon désir était de quitter mon administration sans qu’aucun de mes administrés ne puisse être exposé dans sa personne. Je pris prétexte de mon indisposition pour charger un conseiller de toutes les parties du service courant, me réservant seulement d’intervenir dans les affaires graves.
Situation politique du Département au moment de mon Départ
Le 10 Avril je crus également devoir adresser au duc d’Otrante et au général Carnot, ministre de la police et l’Intérieur une lettre détaillée sur la situation politique du Département et sur ma conduite personnelle. Je crois nécessaire de la relater ici pour reproduire les faits et les principes qui ont influé sur moi mieux encore que je ne pourrais le faire de souvenir.
« Au moment où l’année dernière je pris dans le mois de Février les rennes de l’administration la crise de l’envahissement de la France et du rétablissement des Bourbons, sur le trône, ébranlait partout l’action du Gouvernement et exaltait d’espoir ou frappait d’effroi toutes les têtes de sorte que les agents de l’autorité étaient vivement attaqués et faiblement soutenus. Les levées d’hommes, les gardes d’honneur, les gardes nationales, le fardeau excessif des impôts, et surtout l’insupportable fiscalité des droits réunis, la stagnation de l’agiculture, de l’industrie et du commerce avaient indisposé au plus haut degré toutes les classes de la population contre le gouvernement impérial. La noblesse, une partie du Clergé, les dévots, les émigrés et tous les adhérents des Bourbons avaient beau jeu pour rattacher à leur parti tant de gens mécontents, et ils n’épargnaient ni peine, ni soins, et presque partout, il s’était formé des comités secrets pour la propagation des avis et des proclamations. Partout, ils se mirent en position de diriger l’opinion publique, et lorsqu’on apprit la nouvelle de la Révolution de Paris ce furent eux qui mirent partout le peuple dans les rues et apprêtèrent les scènes tumultueuses qui se sont passées à Montpellier. Ils vinrent assaillir la mairie et la préfecture. Après avoir pris des ordres de M. le Comte Pelet alors commissaire extraordinaire de l’Empereur et m’être concerté avec les autorités militaires, Je suivis le mouvement général, en veillant autant qu’il dépendait de moi au maintien de la sûreté publique. C’est le plus sacré des devoirs d’un magistrat, et j’eus la satisfaction dans cette circonstance qu’aucun malheureux accident n’arriva dans toute l’étendue du Département.
Dès ce moment l’impulsion fut donnée aux opinions de mes administrés, ils devinrent généralement royalistes avec toute l’ardeur des têtes méridionaux et leurs principes n’étaient pas seulement le résultat des illusions produites par le changement presque magique, par la nouveauté de l’ordre des choses publiques, par leur attachement renaissant pour leur ancienne Dynastie, ils reposaient sur une base encore plus solide dans le cœur des hommes sur leur intérêt personnel. Les enfants allaient demeurer tranquilles dans les familles, les impôts étaient en partie abolis, les portes s’ouvraient, l’agriculture allait renaître, les denrées et surtout les vins et les eaux-de-vie passaient des plus vils aux plus hauts prix et en cinq ou six jours la richesse du département se trouva être quintuplée !
Ce n’était pas l’influence des nobles et des partisans des Bourbons qui fondait cet esprit public dans mon département, mais la nature même des choses dont les partisans des Bourbons surent en même temps tirer un parti convenable.
Ils voulurent même en profiter pour favoriser leurs vues déraisonnables. Il n’est pas de ville ou de village où ils n’aient tenté de faire prononcer une réaction. Partout ils ont été les mêmes. Ils ont voulu envahir les places, inquiéter les acquéreurs de domaines nationaux. Reprendre si ce n’est le droit du Seigneur, du moins l’influence seigneuriale, rendre suspect tout ce qui n’était pas exagéré comme eux, et rétrograder au gouvernement absolu, à l’intolérance religieuse et politique, et l’excommunication de la philosophie, au rétablissement de la prépondérance exclusive d’une classe priviligiée. Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que des propriétaires, des négociants, des avocats, des libraires aveuglés par les passions du moment travaillaient avec ardeur à l’exécution d’un plan contraire à leurs intérêts véritables.
Rempli d’amour pour mon pays, ma direction fut bientôt trouvée au milieu de toutes ces passions nuisibles au bien public. Je vis dans la charte Contitutionnelle un premier fondement du bonheur de ma patrie, que le temps et les efforts des bons citoyens pouvaient perfectionner et adapter complettement à nos mœurs. Je devins pour ainsi dire instituteur primaire de la Charte. Je l’enseignai dans mes actes, dans ma conduite et dans mes discours. Je demeurai inébranlable défenseur des principes constitutionnels et ne cessai d’éclairer le ministre du Roi la nécessité de rallier tout le monde à la Charte avec plus de franchise et de publicité qu’on ne faisait.
Le royalisme du Département finit par se diviser en deux masses selon les intérêts et les convenances : les royalistes constitutionnels et les royalistes purs.
Ceux-ci devinrent mes plus ardents antagonistes et comme ils s’étaient aperçus qu’ils n’avaient rien à gagner avec moi pour la propagation de leurs doctrines, ils s’attachèrent à me nuire auprès du prince et des ministres et assaillirent toutes les autorités supérieures de dénonciations et de plaintes.
L’empereur, sur ces entrefaites, est arrivé au golfe Juan et a rempli de nouveau l’Europe de sa renommée. Toutes les passions se sont aigries on a jugé d’après les avantages particuliers du pays. La guerre maritime, la corruption, les impôts arbitraires ont aparu à tous les esprits avec leurs funestes conséquences et tout le monde a voulu s’armer les uns pour défendre le Roi et la Constitution, les autres pour défendre le Roi et leurs privilèges.
Il serait difficile, Monseigneur, de vous faire une idée du mouvement, d’enthousiasme qui a bouleversé le département.
La présence du Duc d’Angoulême a donné un degré de plus à l’exaltation Montpellier surtout a été sans dessus-dessous. Les comités des royalistes ne trouvaient jamais qu’il y eut assez d’agitation ils mettaient la population dans les rues. Tous ceux qui ne partageaient pas leurs exagérations étaient des suspects, des partisans de Napoléon, des traitres. J’étais mis dans ce nombre à cause de mes principes de modération et de justice et parce que j’avais été auditeur et nommé Préfet par l’Empereur. Les députations allaient et venaient de Montpellier à Nîmes pour me dénoncer au Duc, ils trouvaient que les actes et mes proclamations refroidissaient l’esprit public. Le 19 Mars une émeute populaire dirigée par eux vint en fureur à la préfecture pour tirer vengeance de ma prétendue tiédeur. Les propos les plus violents furent tenus et il résultait de cette scène que je me crus obligé de mettre dans mes actes une exagération de paroles que jusque là j’avais jugée inutile par leur effet, mais il me fallait céder au délire. Les choses en étaient à ce point à mon égard que si la garnison des troupes eut quitté la ville, j’aurais été obligé de la suivre pour mettre ma personne en sûreté.
J’avoue, Monseigneur, que ignorant absolument ce qui se passait du côté de Paris et dans la totalité de la France, je servais avec fidélité une cause que je croyais être celle de ma patrie, malgré tout le dégout qu’on me faisait éprouver, mais il est resulté de cette application constante à mes devoirs au milieu du tumulte et des ténèbres qui m’entouraient que je me suis aisément aperçu du moment où on a voulu m’en faire franchir les bornes. Les royalistes purs [craignant] par la suite des événements à perdre le fruit de leurs espérances ne dissimulaient pas que, puisque tout autre moyen leur échappait, il fallait en venir à une guerre civile plutôt que de se laisser soumettre. On ne devait pas selon eux reculer devant quelques exécutions et quelques manœuvres nécessaires, d’où résulterait ensuite la délivrance générale. Je fis remarquer cette tendance des esprits à quelques uns des membres du Conseil Général et je leur déclarai que du jour où il faudrait pour servir le Roi répandre le sang français par des mains françaises, je cesserais d’être français.
Le plan cependant se développait à mes yeux d’une manière sensible. Le Duc d’Agoulême m’appelait auprès de lui aucune des personnes qui tenant au territoire et à la représentation nationale, auraient pu inspirer quelque confiance et offrir une garantie. Il n’était entouré que de gentilhommes et des royalistes purs. Tout à coup le baron de Vitrolles paraît à Toulouse et m’écrit le 23 Mars pour m’annoncer, qu’investi des pouvoirs du Roi il arrive comme commissaire extraordinaire pour former à Toulouse un gouvernement central et entre-autre questions il me demandait quel est l’esprit public de mon département et quels moyens ont été employés pour rendre la guerre nationale. Le conseil général est demeuré tout aussi frappé que moi d’une semblable [… 22] et d’une pareille question. Un gouvernement central composé d’un seul homme presque ignoré sur le sol français, formé sous le régime constitutionnel sans y voir ni ministre ni représentation nationale ni aucun ressort qui auraient pu en tenir lieu. Ces considérations nous ont tenu sur nos gardes et nous ont fait craindre d’engager le midi de la France dans une guerre civile qui aurait servi de point d’appui à une guerre étrangère. Nos doutes n’ont pas tardé à s’éclaircir.
L’ordre de licencier les régiments de la ligne est arrivé, il a fallu opter. Le Conseil Général et moi, nous avons préféré nous livrer à toute l’animosité d’un parti encore échauffé par les passions que d’exposer nos concitoyens et nos administrés aux horreurs d’une guerre civile certaine.
Cette relation sincère mettra votre Excellence à même de juger de la situation actuelle des esprits. En général, on est attaché au Roi et à la Charte parce que les avantages de la majeure partie des citoyens s’y tiennent liés. Les événements qui ont fait passer le département sous le régime impérial et qui ont amené la capitulation du duc d’Angoulême ont rempli la masse de la population de stupeur, surtout à Montpellier. Les royalistes purs pourront profiter de ces dispositions pour opérer une réaction dans le cas d’une invasion étrangère qui éloignerait du pays les troupes de ligne. Pour séparer la cause des royalistes purs des autres parties du peuple il faudrait :
1e Tâcher d’éviter une guerre maritime.
2e Diminuer les droits sur les boissons.
3e Établir un gouvernement libéral et d’où résultent toutes les garanties.
4e Enfin, renoncer à tout esprit de conquête.
J’ai rapporté cette lettre en son entier parce que le récit, les sentiments, et les conseils en sont sincères. On peut bien y remarquer des phrases qui tendent à me justifier de mes proclamations contre l’Empereur, mais la nécessité m’en imposait la formule.
D’ailleurs, les attaques de mes ennemis m’avaient mis dans la situation de m’exprimer ainsi. Je ne voulais ni servir Napoléon, ni me faire emprisonner ou proscrire, et dans les premiers jours de la crise, jusqu’au moment où il s’est décidé à laisser libre le Duc d’Angoulême, on ne pouvait pas trop savoir quel traitement serait réservé à ceux qui ainsi que moi, s’étaient formellement prononcés contre lui.
J’eus un instant l’idée de m’embarquer avec le Duc d’Angoulême, il n’avait auprès de sa personne aucun homme entendu et capable. Je lui aurais été très utile. Je croyais à la chance prochaine de retour. C’était pour moi la perspective d’une haute fortune mais j’étais trop peu ambitieux et je détestais trop l’émigration pour m’y jeter. Me confier à tous ces gens qui m’avaient calomnié, tourmenté, repoussé de leurs rangs quand je me dévouais avec sincérité à leur cause, eût été trop absurde et trop dangereux
Refus d'accepter la préfecture du Tarn-et-Garonne
Le 14 Avril enfin arriva et fut l’époque de ma délivrance. Je reçus du ministre de l’Intérieur Carnot communication du décret impérial du 6 avril par lequel l’Empereur me nommait préfet du Tarn-et-Garonne à Montauban. Il faut dire qu’en passant à Lyon Napoléon avait arrêté la correspondance et avait trouvé plusieurs lettres de royalistes qui me dénonçaient comme un Jacobin 23. Ce fut cette recommandation qui me fit passer à une autre préfecture. Au moment où ma nouvelle nomination me parvint je me considérai comme n’étant plus rien dans l’Hérault. Je remis le service dans crainte d’accident mais au lieu d’aller à Montauban comme j’en avais l’ordre je répondis au ministre que je ne pouvais accepter ma nouvelle place, et que j’en donnais ma démission. Je me mis en route le 15 Avril dans une direction opposée et pour me rendre à Paris par Lyon.
Quand j’eus passé la petite rivière qui après Lunel sépare l’Hérault du Gard, je me souvins de l’aventure de Sancho et j’embrassai tendrement mon pauvre âne, ma bonne indépendance, promettant bien qu’on ne m’y prendrait plus qu’à bon escient. Je visitai en passant à Lyon M. le Maréchal Suchet qui se rendait à Montpellier et je n’appris qu’en arrivant à Paris que sans attendre ma démission l’empereur d’après les proclamations et papiers saisis avec le Duc d’Angoulême, irrité que je l’eusse appelé le Génie du Mal 24 m’avait destitué le 11 Avril de la Préfecture de Tarn et Garonne. J’en fus enchanté ; et je passais un printemps paisible à Versailles dans la campagne de mon ami Lebrun, résolu de ne plus me mêler des affaires publiques et de chercher quelque moyen d’existence indépendante.
Retraite complète des affaires publiques
Après la bataille de Waterloo, je ne voulus prendre part à aucune des intrigues des royalistes qui s’agitaient dans Paris et je refusai d’être présenté chez M. Parquier et chez M. de Vitrolles, où M. de Chabrol et Alban de Villeneuve me disaient que je serais bien reçu.
Je dis à celui-ci que si le Roi voulait s’échapper des mains des étrangers et aller réunir l’armée de la Loire et l’armée de la Vendée je voulais bien marcher comme soldat, afin d’obtenir des traités de paix honorables à la France et à la couronne. L’approche des étrangers me faisait frémir d’indignation et de fureur. J’étais sur le Boulevard Poissonnière quand les Prussiens défilèrent. Je vis l’acteur Huet avec sa bannière et sa devise de fidélité constante, 25 et quelques français sans uniforme traînant deux ou trois canons et puis le Roi enfermé dans sa voiture et puis encore des Prussiens, les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fenêtres. Je pleurais de rage et de désespoir ; M. de Chasey et quelques autres criaient devant moi : Vive le Roi, vive les Alliés.
J’allais cependant faire ma visite aux ministres du Roi duc [… 26] et Pasquier, l’un me reçut bien l’autre mal ; je n’y retournai pas parce que je ne voulais m’exposer ni à la protection du premier ni aux injustes préventions du second.
Depuis ce moment je n’eus que deux rapports avec le ministre, l’un avec M. de Vaublanc qui le 29 Novembre 1815 me fit allouer la moitié de mon traitement de Préfet pendant l’inter-règne, conformément à l’ordonnance du 29 Juillet, comme ayant volontairement quitté mes fonctions pendant les 100 Jours, l’autre avec M. Lainé pour obtenir une pension de retraite qui me fut refusée avec beaucoup de politesse : « Je me plais à reconnaître que la décision qui vous est contraire n’a été prise par aucun motif qui vous soit défavorable, dit le ministre dans sa lettre du 5 Août 1816. Je rends justice aux talents que vous avez montrés dans les fonctions de Préfet de l’Hérault et à la bonne conduite que vous avez tenue dans les mois de Mars et Avril 1815 ». Quant à la pension on me la refusait parce que j’étais trop jeune et trop riche. 27 Le fait est que j’avais 3 000 fr. de rente.
J’achetais depuis une charge d’Agent de change et quand j’eus acquis 25 000 fr. de rente je me retirai. Mes grands défauts ont toujours été trop de prudence et de modération. Je finis par ce modeste reproche : il n’est que trop vrai tous mes amis m’en accusent. Mais ce n’est pas le regret d’avoir manqué un plus haut rang ou une plus grande fortune qui troubla mon repos tant que je conserverais l’indépendance et la liberté à l’abri d’une conscience sans reproche.
Notes de l'annexe
1. Le nom est illisible.
2. La sœur de Napoléon, Élisa, princesse de Piombino et grande- duchesse de la Toscane.
3. Duc de Bassano, Maret, ancien ministre des Affaires Étrangères, dirigeait la secrétairie d’État, l’organe crucial du gouvernement de l’Empire, et, conséquemment, était nommé ministre des 1804. Lors du séjour de Napoléon sur l’ïle d’Elbe, il faisait office de chef du parti bonapartiste.
4. [Appel Manquant] L’orthographe d’Aubernon a été respectée dans tous les cas sauf quelques exceptions particulières.
5. Ex-inspecteur de la Garde Nationale.
6. Le 29 mars 1814, Marie-Louise, le roi de Rome et le Conseil de régence quittent Paris et s’installent à Blois, tandis que Napoléon était à Troyes.
7. Ministre de l’Intérieur.
8. Conseiller d’État, Jean Pelet dit Pelet de la Lozère, sera nommé ministre de la Police en juin 1815.
9. Louis Granier, né en 1758, était nommé maire de Montpellier le 17 Prairal an VIII (6 juin 1800). Riche négociant et baron de l’Empire, il fait partie de la haute bourgeoisie dont les membres prennent le pouvoir politique local à la Révolution. Considéré comme un partisan de Napoléon, il est remplacé par Dax d’Axat, un royaliste fervent, après la première Restauration en 1814. Le 3 avril 1815, Louis Granier ainsi que ses adjoints Dupy, Coste et Riban seront rétablis au lendemain de la reprise du pouvoir par Napoléon. Haï par les ultra-royalistes en 1815, Louis et sa famille se font néanmoins accepter par le milieu royaliste de Montpellier quand son fils Henri Granier se marie en 1834 avec Fanny Durand, cousine d’Hippolyte Creuzé de Lesser (fils de l’ancien préfet de la Restauration) et Clémence Dax d’Axat, fille du maire, son rival d’autrefois. À cet égard, la famille Granier illustre bien le processus d’ascension sociale de la riche bourgeoisie départementale aux XVIIIe et XIXe siècles voir, entre autres, Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, ‘Notables héraultais du Premier Empire : modèles et ruptures’ dans Études sur l’Hérault, 13, 3 (1982), pp. 3-8.
10. À côté du tsar Alexandre et du roi de Prusse, le prince de Schwartzenberg fait l’entrée dans Paris, le jeudi 31 mars 1814, à la tête des troupes alliées.
11. Mots manquant dans le texte.
12. Ces remarques reflètent bien l’opinion plutôt élitiste d’Aubernon sur les classes populaires qui seraient ainsi incapables de se faire et de manifester une opinion sur des affaires politiques d’une manière rationnelle.
13. Député de la Chambre des Représentants.
14. Paul-François-Jean-Nicolas vicomte de Barras noue des relations avec des personnes et des réseaux de différentes tendances politiques : « La vérité est que je ne suis rien de tout ce qu’on dit, et que je suis en même temps tout ce qu’on dit, royaliste, bourbonniste, orléaniste, jacobin, selon ce qui arrivera », cité par Dominique de Villepin, Les Cents-Jours ou l’esprit de sacrifice (Paris : Perrin, 2001), p. 181.
15. Ancien préfet, le comte Jean-Claude de Beugnot est nommé ministre de l’Intérieur dans le gouvernement provisoire de la première Restauration dirigé par Talleyrand, prince de Bénévent.
16. La déclaration de Louis XVIII, faite à Saint-Ouen, le 2 mai 1814, proclame la nécessité « d’adopter une constitution libérale » et garantit, entre autres, la liberté des cultes et l’inviolabilité de la propriété privée. A cet égard, elle annonce que « la vente des biens nationaux restera irrévocable » de cette manière équivoque, Louis XVIII garde ses distances de tous ceux qui réclament, à haute voix, la restitution pure et simple de leurs terres, nationalisées pendant la période révolutionnaire.
17. Souligné dans l’original.
18. Bouthillier-Chavigny, nommé préfet du Var le 16 juin 1814, est un ancien émigré qui s’est rallié à Napoléon.
19. Ancien député et constituant royaliste à l’Assemblée législative, Antoine-Balthazar-Joseph d’André (ou: Dandré) a émigré en Angleterre après la chute de la monarchie. Sous l’Empire, il a été préfet, conseiller d’État et ministre en Westphalie puis dans le grand-duché de Berg. Le 3 décembre 1814, il remplace Beugnot à la tête de la Police générale.
20. Baron Louis, ministre des Finances pendant la première Restauration. Il occupe le même poste dans les années 1819-1820 ainsi qu’au début de la monarchie de Juillet.
21. Secrétaire des Conseils du roi Louis XVIII, Eugène-François- Auguste d’Arnaud de Vitrolles, qui avait approché, agissant de lui-même, l’empereur Alexandre pour plaider la cause des Bourbons en 1814, essayait d’organiser, de Toulouse, la résistance à Napoléon dans le Midi.
22. Mot illisible.
23. Souligné dans l’original.
24. Souligné dans l’original.
25. Souligné dans l’original.
26. Nom illisible.
27. Souligné dans l’original.