L’inventaire de la collection photographique de l’Institut de Botanique de Montpellier a mis à jour le travail photographique de Joannès Lagarde (1866-1934) 1. Il s’agit de la systématisation de la prise de vue photographique d’un territoire restreint et varié, les Cévennes, mue par une pensée scientifique, la géographie-botanique.

La démarche de Joannès Lagarde constitue une spécificité dans l’histoire de la photographie. 2 Et de plus cette collection est remarquable puisque, non publiée, elle est restée sous sa forme latente, soit sous forme de négatifs, dans les locaux de l’Institut de Botanique. A la fin du XIXe siècle, le Jardin des Plantes comprend la nécessité du déplacement hors les murs, in situ, pour l’observation. Le support photographique accompagne l’arpenteur-photographe qui saisit, par la multiplicité des regards, les Cévennes, encore peu photographiées. Constitué de plaques de verre cet ensemble participe à l’artialisation du paysage des Cévennes. Avant d’évoquer ce jardin hors les murs il pourrait être intéressant de revenir sur l’histoire récente du paysage, depuis l’époque romantique, à l’aube de la photographie.

Une brève histoire du paysage

Avant les photographes

Peindre sur le motif fut l’approche de nombreux peintres effectuant le voyage en Italie dès la fin du XVIIIe siècle 3. A cette époque l’emploi de la camera lucida et celui de la camera obscura sont devenus si courants que les artistes-peintres emportent ces appareils dans leurs bagages, ainsi Jules-Romain Joyant 4 pour la première et-ce malgré le risque de cécité-et François-Xavier Fabre pour la seconde. Le procédé est aussi connu des aquarellistes amateurs, ce qui aura conduit Lady Talbot à l’utiliser lors de son voyage avec son époux, William Henry FoxTalbot 5, en 1833, sur les bords du lac de Côme. Il s’agissait de « prendre sur le motif » ou encore de dessiner « d’après nature » le paysage, expressions largement remployées plus tard par les photographes. A cette époque de la « naissance de l’art romantique 6 » la théorisation de l’approche picturale s’intensifie puisqu’on la lit jusque sous la plume de François-René de Chateaubriand 7 qui cherche à convertir les peintres à la botanique pour « rendre la clarté suave qui veloute la surface des objets ». De fait la lumière modifie la perception du paysage : « l’influence des divers horizons sur la couleur des tableaux : si vous supposez deux vallons parfaitement identiques dont l’un regarde le midi et l’autre le nord, les tons, la physionomie, l’expression morale de ces deux vues semblables seront dissemblables ». Alors que René-Louis de Girardin 8 se situait par rapport au paysage en tant que peintre jardinier, l’auteur d’Atala se situe, lui, déjà en tant qu’arpenteur photosensible. La nature offre peut-être en elle-même un spectacle dont l’histoire est mobile. Il deviendrait alors inutile de chercher à recomposer une nature idéale pour le paysage historique, inscrit au concours du prix de Rome en 1817. Le paysage en lui-même pourrait s’inscrire en tant que genre.

Eugène Isabey tend à l’affirmer en 1848 dans la revue L’Artiste : « Nos paysagistes guidés par l’expérience de trois siècles, ont compris que pour faire des paysages il fallait simplement copier ceux que le Bon Dieu leur a mis sous les yeux sans essayer de le modifier ou le changer, en aucune façon. L’étude de la Nature est leur incessante préoccupation. » 9

Le paysage à l'heure de la photographie

Dans la boîte à outils du peintre la camera lucida, parce qu’elle est le prolongement de l’œil, amène la vision monoculaire, et par là la notion de cadrage aléatoire, et donc celle de fragments. Les artistes de la forêt de Fontainebleau suivent les itinéraires fléchés par Claude François Denecourt 10. Ces paysages tracés ont pour aide-mémoire les photographies de Charles Famin, Eugène Cuvelier, Gustave Eugène Chauffourier. 11

S’agit-il « d’allégories réelles » selon les termes de Gustave Courbet ? Serait-ce une nature métaphorique où le réalisme serait un masque trompeur ? La photographie pourrait-elle participer à la naissance de la confusion, dont le style documentaire des années 1920-1945 pourrait être un avatar, selon Olivier Lugon ? 12

Cependant le regard scientifique implique le photographe dans un dispositif qui finit par prendre son propre reflet dans le champ photographique. Le pictorialisme, mouvement photographique symboliste 13, au tournant du siècle, pose des interrogations quant à la mimesis et quant au statut artistique de la photographie, alors que par ailleurs fleurissent les traités photographiques artistiques pour photographier le paysage. Ainsi Robert Karle 14 dans son avant-propos demande de se servir de la photographie avec intelligence, citant Théodore Rousseau : « L’étude se fait d’après nature, l’œuvre (c’est-à-dire le tableau) dans l’atelier ». C’est en 1890 qu’il l’écrit, quatre ans après la publication de Félix Fénéon : Les Impressionnistes en 1886, publication dans laquelle les apports scientifiques sont soulignés. Néanmoins Robert Karle préconise d’utiliser la pratique du dessin pour exercer l’œil du photographe. Il recommande aussi d’arpenter la nature avant de prendre le paysage pour en étudier les variations de lumière. Il explique la nature de la lumière par rapport à la peinture et par rapport aux masses actiniques. C’est considérer la photographie par les couleurs plutôt que le tracé, le trait, l’enregistrement des lignes. C’était déjà le parti pris par Alexander Cozens un siècle plus tôt : « regarder le paysage comme un ensemble de formes indistinctes et de rapports lumineux ». 15

Avant Joannès Lagarde

Dessin, peinture & photographie entrelacent techniques & regards. L’abord du paysage s’est extrêmement complexifié en cette fin du XIXe siècle quand Joannès Lagarde devra arpenter les Cévennes pour les photographier. En effet ce dernier rejoint l’Institut de Botanique, initié par Charles Flahault, au début du XXe siècle, auquel il travaille de 1901 à1919. Qu’en est-il des antécédents photographiques et de la botanique ?

Durant la première moitié du XIXe siècle alors que Candolle assure la direction du Jardin des Plantes de Montpellier, Node-Véran a un contrat selon lequel il devra assurer vingt-cinq dessins sur vélin par an 16 : spécimen de plantes à fleurs, de plantes vasculaires d’après nature du jardin complémentaires aux exsiccata, et des vignes et des champignons. Dans le même temps les peintres Nicolas & Daniel Robert effectuent un travail similaire au Muséum. Dans l’hôtel particulier parisien de Benjamin Delessert la beauté de la nature est représentée sous formes de collections d’objets et de peintures en trois musées distincts : Herbier, Coquillages, Peinture.

Or c’est cette même année 1854 qui voit se créer la Société de Botanique et la Société de Photographie. Mais ce n’est pas la première rencontre entre les deux domaines puisque William Fox Talbot rend compte de ses herborisations à J. Gay avant qu’il ne mette au point le procédé de la photographie : The Pencil of the Nature montre des photographies de plantes et d’arbres. Auparavant, au XVIIIe siècle se pratiquait l’« Herbier d’empreintes » pour lequel étaient utilisés l’encre, le noir de fumée et la gomme arabique. C’est dans cette tradition que le travail d’Anna Atkins s’inscrit mais celui-ci n’est publié qu’en 1878. A partir de 1891 le travail photographique d’Henri de Gadeau de Kerville 17, en des planches exclusivement scientifiques, se propose quant à lui d’inventorier les vieux arbres de Normandie. Aussi est-il loisible d’affirmer que Eugène de Gayffier peut être considéré comme le premier à constituer un Herbier forestier de la France par la photographie, qui est édité en 1868-1873 par l’éditeur Rotschild. De fait si Eugène de Gayffier est venu au procédé photographique c’est à la suite d’un accident : son herbier rapporté d’Algérie n’avait pas survécu à l’humidité. Dans cette publication la photographie est accompagnée d’une « description botanique, situation, qualités, usages ».C’est ainsi semble-t-il qu’il reçut une commande importante des Eaux et Forêts.

En effet si en 1860 & 1864 avaient été fixés des objectifs pour arrêter les ravages des torrents et régulariser le régime des cours d’eau, en 1878 on éprouva la nécessité d’établir un état des lieux 18 « fixer par des vues photographiques la situation et les résultats actuels de ces travaux » : les photographies sont considérées comme « l’indispensable commentaire et la meilleure des démonstrations ». Douze de ces vues sont présentées à l’Exposition Universelle de 1878. Un autre forestier, Julien Calas, pratique la photographie. Dans les années 1880 : ses vues des Pyrénées fonctionnent davantage comme des paysages voire des images botaniques. Alors que la pratique de Gayffier atteste d’une certaine méconnaissance du médium photographique et par conséquent fait montre d’un emploi assez servile, Julien Calas dépasse la seule valeur documentaire au profit d’une réelle esthétique photographique. Cet œil photographique a certainement contribué à la formation de Joannès Lagarde qui paraît prendre sa relève à la mort brutale de ce dernier en 1901.

La collection photographique de l'Institut de Botanique de Montpellier

Joannès Lagarde à l'Institut de Botanique

Né en 1866 à Saint-André de Sangonis, instituteur, Joannès Lagarde devient préparateur de Botanique, un an après l’obtention de sa licence es Sciences Naturelles en1896. Dix ans plus tard il soutient à Paris sa thèse : Contribution à la connaissance des discomycètes charnus. Enfin il est nommé à l’Université de Strasbourg en 1919. (Fig. 29)

De fait sa collaboration avec Charles Flahault n’explicite pas les campagnes photographiques des Cévennes qui nous sont parvenues. 19 Certes à l’Institut la personnalité d’Albert Moitessier avait dû probablement laisser un souvenir vivace : ce fut en 1889 que la mort avait interrompu les travaux de ce dernier, léguant à l’université un laboratoire photographique. 20

Mais la formation photographique de Joannès Lagarde n’est pas documentée, pas plus que sa culture visuelle. Les collections du musée Fabre l’ont-elles aussi incité à penser le paysage ? Quoi qu’il en fût, les photographies représentent les Cévennes, dans une approche par paysages. Une plaque seulement tente d’imiter la planche de botanique.

La collection est composée d’un ensemble de plaques de verre négatives de format 13 x 18, préservées dans leurs boîtes d’origine à l’Institut de Botanique, rue Broussonnet à Montpellier. 21 Un cahier manuscrit permet de suivre la chronologie des campagnes photographiques.

Ces études d’après nature mènent les pectateur à l’Aigoual dès avril 1903. Le point de départ en est Saint-Sauveur des Pourcils (Fig. 1 & Fig. 2) En septembre (Fig. 29), l’Aigoual constitue de nouveau le champ d’études. Puis l’année 1904commence par Alzon et le Causse de Campestre en mai, pour se terminer encore à l’Aigoual en août & septembre. L’année1905 se répartit entre les environs de Montpellier et la région Nord-Ouest du département de l’Hérault, toujours en fin d’été. L’été 1906 est consacré à l’Hort de Dieu qui voit le retour de Joannès Lagarde en 1908 durant les mois d’août, septembre & octobre. Enfin un voyage d’études mène les botanistes de Montpellier et ceux de la Sorbonne sur l’Aigoual & dans les Gorges du Tarn en Avril 1909. Quelques vues plus intimistes en 1911 closent l’ensemble.

Première Séquence : Aigoual, avril 1903

Trente-sept plaques de verre déclinent dix-huit titres autour de l’Aigoual. Le point de départ inscrit l’habitat de pierre dans une prise de vue tournante autour de son sujet, selon la recommandation de Puyo : la possibilité de composer un paysage s’opère par le déplacement. Le botaniste pratique la notion de série. Ensuite il découvre les différentes particularités des lieux élargis. La végétation arborestive est montrée : les futaies de hêtres, les pins, les épicéas, les mélèzes, sont photographiés de près, les troncs, parfois couverts de mousses & de lichens, les branches cassées par la neige, et dans l’ensemble : les futaies, les forêts de rivages. L’exploitation du bois, parfois excessive, et celle des sols miniers côtoient les pièges à grives et les gardes-forestiers. (Fig. 13). En effet Saint-Sauveur est un des Jardins botaniques mis en place par Charles Flahault et Fabre à la demande de M. Daubre. « Établir des centres d’observation biologiques pour tous les objets intéressant l’économie des montagnes comme foyer de la vie humaine ». 22 Aussi la série se doit-elle de rendre hommage à Charles Flahault par la vue de son ermitage, animé de quelques personnages féminins.

Si ces sujets peuvent correspondre à un programme de présentation géographique & botanique, l’intérêt réside aussi dans l’approche photographique prenant plaisir à décliner les sujets en des approches différentes : l’église de Saint-Sauveur est d’abord prise comme un monument historique de face puis comme un élément du village dans le fond de l’image (Fig.  & 2). Les hêtraies jouent avec la lumière dans les feuillages et sur le parterre (Fig. 6), les troncs peuvent aussi occuper toute la plaque en des parallèles jouant le rôle de réflecteurs, les branches exhibant une architecture tourmentée octroient un statut quasi individuel à l’arbre… (Fig. 3, 4, & 5). Il semblerait que le photographe ait composé un cahier d’études d’après nature rendant hommage aux maîtres de Fontainebleau, cités précédemment.

Deuxième séquence : août-septembre 1903

La deuxième série confère davantage de place à la vie cévenole par le traitement plus systématique de l’habitat et du minéral, combien austère sur l’Aigoual, et surtout déterminant pour la flore. La notion de série a été laissée de côté au profit de la notion d’arpenteur 23. L’accent est mis sur l’état désolé : les pins dépérissant, les fermes en ruine, les pâturages excoriés, les maisons misérables, les ravinements de la draille, l’arche du monastère du Bonheur en ruine, les hêtres malmenés (Fig. 9, 10, 14, 15, 16, 17, 18, 19 & 20), les berges de l’Hérault (Fig. 11), les troupeaux de moutons en train de paître. En contrepoint le travail des forestiers est valorisé par quelques maisons forestières et les plantations au cordeau auxquelles est ajouté l’Observatoire du Mont Aigoual.

Le rythme du photographe s’est accéléré pour rendre compte de la diversité et de l’intimité des lieux. Quelques vues de sous-bois sont rapprochées, quelques autres témoignent d’un regard plus ethnologique : les ruchers, le dépiquage au fléau.

L’objet photographique s’est diversifié tout en déclinant le plaisir de poser la chambre photographique devant des sujets difficiles. Ainsi le « Ravinement de la draille » (Fig. 16) : Joannès Lagarde choisit d’utiliser les variations de gris par les aplats combinés en des formes cubistes qu’un forestier anime par sa silhouette se détachant mal sur le second plan. Cependant la prise de vue est plus narrative pour le « Dépiquageau fléau » pour lequel le geste est décomposé par la présence simultanée de plusieurs piqueurs. Toutefois le photographe ne se prive pas de composer des tableautins comme ce « Vieux châtaignier » dans le tronc duquel il a glissé un personnage en un certain goût récréatif qu’il avait déjà manifesté au préalable.

Le travail photographique s’affirme, la pratique rend compte du travail de la nature et de celui-ci dans le regard photographique. Le laboratoire botanique se transmue en laboratoire photographique.

Troisième séquence : mai 1904

En avril 1904, Joannès Lagarde photographie le littoral : Banyuls comme la Camargue pour revenir en mai à Alzon et dans les Causses (Fig. 7). Le fil conducteur paraît ici les relations du sol et de la flore. C’est cette inquiétante étrangeté du regard grossissant, du proche, qui compose la deuxième partie, le minéral sans échelle, heurtant de pleine plaque le regard. La phytogéographie s’affirme comme étude. L’idée d’herbier est dépassée par ce regard photographique faisant aussi la part belle à la géologie. Pour le « Fond de ravin »dans les Oubrets (Fig. 12) c’est encore la pleine page qui favorise une vue sans perspective, très proche d’une tapisserie. C’est seulement en cette série que le terme « paysage » est apparu dans les légendes.

Quatrième séquence : août-septembre 1904

En août & septembre 1904 le retour sur le site de l’Aigoual s’est avéré nécessaire. Sans redite l’ensemble rapide revient sur l’aspect descriptif en une logique plus topographique. Par ailleurs le jeu avec la lumière changeante adoucit avec subtilité les paysages composés de rondeurs et de sous-bois (Fig. 8).

Cinquième séquence : août & septembre 1905

En 1905 la pratique photographique rappelle le site universitaire montpelliérain : les berges du Lez, le Jardin des Plantes, les salles de cours, même une planche d’herbier explicitent les liens entre l’Institut de Botanique et les Cévennes, soit l’extension de la notion du champ d’étude, c’est dire l’ambition même de Charles Flahault, l’aventure de l’Hort de Dieu. L’aspect informatif est rendu par le photographe-arpenteur qui prend soin de souligner l’itinéraire des botanistes entre Montpellier et l’Aigoual en accordant une importance marquée au Pic Saint Loup. Et descriptif et narratif cet ensemble met en scène le travail photographique : Joannès Lagarde tourne autour du Pic, en contournant la lumière. (Fig. 21)

Sixième séquence : septembre 1905

Mais c’est en homme pressé que Joannès Lagarde parcourt le Nord du département en septembre 1905, ne renouvelant pas l’approche de ces paysages, voire en se citant lui-même.

Septième séquence : 1906

En revanche, en 1906, son retour sur l’Aigoual s’emplit de quiétude exprimée par la présence quasi constante d’enfants posés discrètement dans les différentes vues. La douceur est accrue techniquement par la nouvelle émulsion des plaques jusqu’à l’affadissement.

Huitième séquence : août, septembre & octobre 1908

En 1908, Joannès Lagarde séjourne de nouveau à l’Hort de Dieu ; quasiment toutes les vues sont consacrées au laboratoire in situ : il s’agit bien de l’annexe de Montpellier, le jardin hors les murs de Montpellier. Du jardin d’études en ville on est transporté au jardin dans la montagne, préfigurant la notion de parc naturel. La plante change de statut : on passe de la notion d’individu à celle d’élément sociétal. Quant à la pratique photographique elle se confirme dans l’élaboration d’un monument photographique, qui resta en latence, qui attendait d’être révélé, au sens photographique par une publication. A l’époque elle précède le voyage d’étude rassemblant les étudiants de Charles Flahault à ceux de la Sorbonne en un périple à l’Aigoual et dans les Gorges du Tarn.

Neuvième séquence : avril 1909

En avril 1909, à travers cette randonnée botanique l’artialisation du paysage se confirme : Joannès Lagarde n’assume pas la fonction de photographie de reportage, ce que d’autres firent. 24 C’est une véritable mise en scène du site à laquelle il procède, une exploration par approches successives dont le but photographique, la campagne, produit un effet miroir. Toutes les campagnes photographiques précédentes se retrouvent concentrées dans la qualité photographique. Chaque image fonctionne par elle-même, la notion même de série paraît avoir disparu. (Fig. 22 & 23)

Enfin l’ensemble rend hommage une nouvelle fois à la personnalité de Charles Flahault présent au milieu du groupe. Le photographe procède comme dans les séries précédentes : le portrait, en situation, ferme l’album. Lagarde s’avère un portraitiste sensible à la mise en scène. Alors que la première apparition était symbolique (Fig. 24) la deuxième lui donnait le regard de l’avenir et des projets, entouré de son équipe, en une photographie de groupe lors d’une sortie d’herborisation en 1904 (Fig. 26). La troisième est un portrait en pied dans son jardin montpelliérain, sa fille sur les épaules, sa boite à herboriser au bras (Fig. 25), portrait travaillant l’intimité dans laquelle la notion de frontière entre la vie familiale et la vie professionnelle ne semble pas exister tout comme la pratique photographique-même de Joannès Lagarde ne connaît pas ce genre de dichotomie. Ce dernier portrait en situation a placé le maître derrière ses enfants, devant les étudiants, agenouillé au deuxième rang : l’avenir est assuré. (Fig. 27)

La spécificité de ces photographies

Cette rapide présentation chronologique met en scène les différents dispositifs photographiques ayant contribué à l’artialisation de la région des Cévennes. En effet, dans les années 1850, Baldus 25 de la mission héliographique n’a pas eu la curiosité de se détourner de son itinéraire initial en 1851,Arles, Nîmes, Saint-Gilles, ni de celui de 1856 lors des inondations d’Avignon. Sète représente l’ultime point du Sud et l’occasion de quelque paysage marin pour Gustave LeGray 26. Le Montpelliérain Albert Moitessier ne semble pas s’être rendu dans l’arrière pays dans l’état actuel des connaissances. Les Cévennes ne jouissent donc pas de l’attrait que les Alpes ont exercé sur les frères Bisson, ou celui des Pyrénées sur les Anglais. La photographie de monuments antiques et médiévaux focalise le goût du XIXe siècle de fait : pour exemples Carcassonne & Avignon, répertoriés par Mérimée et restaurés par Viollet le Duc 27. Les lieux les plus surprenants, comme les Gorges du Tarn ou encore le Chaos de Montpellier-le Vieux, sont le fait d’amateurs locaux en photographie et ce une génération plus tard, alors que la technique rend la prise de vue plus aisée : les sites sont perçus alors comme des monuments naturels. A la suite du regard romantique prenant goût pour le monument médiéval dans une perspective historique, voire historiciste, le positivisme de la seconde moitié du XIXe siècle conduit la géographie à s’organiser et à se constituer en réseaux. 28 Puis le tourisme incite le Touring Club de France à recueillir les paysages pour une illustration de la France dans les années proches de la création du club, en 1890. Néanmoins cette notion de monument naturel existe dès 1880 dans la démarche du secrétaire de la Société de Géographie James Jackson ou dans celle du spéléologue E-T Martel 29. C’est aussi en 1888 que l’on note la présence d’un certain Casimir Julien dans les Gorges du Tarn.

Leurs photographies sont diffusées et servent ainsi l’artialisation des lieux. Cependant la photographie témoigne des goûts et connaissance de l’époque : les vestiges préhistoriques, comme les pierres debout ne sont pas vus, les terrasses cévenoles, attestant le travail de l’homme sur la nature, ne sont pas photographiées. Ce serait affirmer que la photographie apprend autant sur le photographe et son contexte culturel que sur l’objet photographié à l’instar de l’affirmation de Charles Flahault sur les relations de la botanique & de la géographie.

En effet, dans quelle mesure est-il possible de rattacher le travail photographique de Joannès Lagarde à la botanique ? Il semble se rattacher à la logique de la nature sous étude. Le Comte Aguado et Atget étaient passés du jardin au parc et à la forêt. Surmontant les difficultés techniques, les masses actiniques, ils avaient pris pour sujets les arbres nus d’hiver dans une composition où arbre & rocher, arbres & allées étaient la nature. L’étude était artistique. Ce n’était pas la nature, d’après nature mais le motif de la nature. Ensuite le passage de l’arbre à la forêt a été effectué par les forestiers : il s’agit alors d’une nature techniquement analysée, dévastatrice & dévastée. Le positivisme dirigeant les regards, la nature passa de la perception fragmentaire, celle de l’échantillon d’herbier, à une exigence contextuelle.

C’est ainsi que la photographie apparut comme outil possible au physiogéographe. Le site de l’Aigoual devint le lieu d’exploration botanique par excellence, complétant le Jardin des Plantes, devenu un laboratoire insuffisant devant les nouvelles exigences scientifiques. Le périmètre s’élargit : le nombre de campagnes photographiques rend compte de la volonté de reproduire la nature dans sa diversité. A saisons fixes, les demi-saisons, l’arpenteur promène sa chambre photographique pour dessiner avec le « pencil of the nature » 30. Dans le laboratoire la révélation photographique offre au regard son abstraction. Affranchie du modèle de l’herbier elle se fait particulière.

Dans un premier temps la variation sur le motif est fréquente, engendrant le système de séries que nous avons décrit. Puis l’inventaire recherche l’exhaustivité dans la déclinaison des genres l’habitat : ferme, maison forestière… et dans celle des constituants : le botanique, le géologique, l’ethnologique… Le sérieux s’allie au ludique. Le descriptif devient narratif : le botanique assumant la pluralité des liens. Alors que l’herbier travaillait sur l’exemplum, la physio géographie complexifie les études. La photographie rend compte de ces nouvelles pratiques : l’Hort de Dieu en est l’image emblématique. Puis d’objet il devient sujet photographique pour semble-t-il devenir le photographique. Le regard de Joannès Lagarde est aussi un palimpseste photographique. Il confère au monumental par une fragmentation photographique jouant le panorama en différé, en travail. Travail de latence à l’instar du laboratoire photographique. En effet ces photographies n’ont pas été publiées au début duXXe siècle. Restées à l’état de contacts de lecture dans le meilleur des cas ou de plaques négatives, elles sont restées photographiées dans les caves de l’Institut de Botanique, en attente d’une lecture photographique.

Notes

   1.Annie-Dominique Denhez : « La photographie à Montpellier à ses débuts », in Études Héraultaises, 28-29, 1997-1998.

   2.Annie-Dominique Denhez : « Entre flore & paysage. La collection photographique de l’institut de botanique », in Études photographiques, n°6, Mai 1999.

   3.Voir le catalogue de l’exposition : Paysages d’Italie les peintres du plein air (1780-1830) sous la direction de Cavina Anna OTTANI, cd. RMN, Paris, 2001

   4.Amaud Maillet : « Le mystère de la chambre claire : l’œil instrumentalisé de Joyant » in catalogue : Sur la route de Venise, Jules-Romain Joyant 1803-1854, Les voyages en Italie du « Canaletto français», sous la direction de Frédéric Chappey. Paris, Somogy, 2003.

   5.Larry J.Schaaf : The photographic art of William Henry Fox Talbot, Princeton University Press, 2000.

   6.Pierre Wat : Naissance de l’art romantique, Ed. Gallimard, Paris, 1998.

   7.François-René de Chateaubriand : Lettre sur l’art du dessin, in Chateaubriand et le sentiment de la nature, Ed. Conseil Général des Hauts-de-Seine, 1991.

   8.René Louis de Girardin : De la composition des paysages, 1805 in « Du jardin au paysage » par Jean-Rémy Manlion in Le paysage en Europe du XVIe au XVIIIe siècle. Catalogue d’exposition, Ed. RMN, 1994.

   9.Cité par Pierre Miquel in Le paysage français au XIXe siècle, Ed. de la Martinelle, Mantes la Jolie, 1975.

   10.Simon Scharma, Le paysage et la mémoire. Ed. Seuil, Paris, 1999.

   11.Daniel Challe & Bemard Marbot : Les photographes de Barbizon, la foret de Fontainebleau, Paris, 1991 & Ken & Jenny Jacobsen, Études d’après nature, 19°century photography in relation to art. New York, Patches Bridge, 1996.

   12.Olivier Lugon, Le style documentaire, d’Auguste Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Ed. Macula, 2001.

   13.Michel Poivert, Le Pictorialisme en France, Paris, Ed. Hobeke / Bibliothèque Nationale, 1992.

   14.Robert Karle, La photographie, aide du paysagiste ou photographie des peintres, Laurens, 1890.

   15.Chiara Stefani : « Dessiner le paysage entre XVIIIe & XIXe siècles », in La Revue de l’art, n° 143, janvier 2004.

   16.Michel Denizot : « Les Vélins de Node-Véran » in Le Jardin des Plantes de Montpellier : quatre siècles d’histoire. Ed. Odyssée, Graulhet, 1994.

   17.Henri Gadeau de Kerville : Les vieux arbres de la Normandie. Étude botanico-historique, fasc. I à IV, Paris, éd. Baillière, 1891-1899.

   18.Reboisement et gazonnement des montagnes. Monographies et notices descriptives de travaux exécutés dans les Alpes, les Cévennes et les Pyrénées. 1861-1878. Paris, Imprimerie Nationale, 1878.

   19.Comme nous le fait remarquer Monsieur le Professeur Emberger.

   20.Annie-Dominique Denhez : La photographie à Montpellier au XIXe siècle, mémoire de maîtrise d’Histoire de l’Art, Paris IV, 1982

   21.Institut aujourd’hui disparu la collection est conservée par l’Université des Sciences, Montpellier 2.

   22.Philippe Guinier : « Hommage à Charles Flahault », in Revue des Eaux & Forêts, 1935.

   23.Crary Jonathan, L’art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.

   24.Voir collection Jean Parès.

   25.Françoise Heilbrun : Édouard Baldus, photographe. Catalogue d’exposition, Ed.R.M.N., Paris 1995.

   26.Sylvie Aubenas : Gustave Le Gray, Catalogue d’exposition, Ed. R.M.N., Paris 2002.

   27.Mission héliographique, photographies de 1851, Catalogue d’exposition, Archives photographiques, Paris 1980. Anne de Mondenard : La Mission héliographique, Momum, 2002.

   28.Dominique Lejeune : Les sociétés de géographie au XIXe siècle. Thèse Paris X, 1987.

   29.Martel : PHOTOGRAPHIES, Société de Géographie. Jean-Noël Pelen & Daniel Travier : L’image et le regard : Les Cévennes & la photographie, 1870-1930. Presses du Languedoc, 1993.

   30.Fox Talbot : The Pencil of the nature, 1844-1846, éd. Beaumont-Newhall, New York, Da Capo, 1969.

Album photographique

Quelques vues sélectionnées dans le fonds sont ici données à voir.

NB : Comme l’attestent ces reproductions d’après les tirages de lecture actuels la lecture n’est pas toujours facile. Il aurait été possible d’effectuer une sélection plus agréable, mais qui n’aurait pas rendu compte avec assez de justesse de l’esprit de l’ensemble du corpus.
Tirages de Pierre Schwartz, que nous ne cesserons de remercier pour sa générosité.

Vue de Saint-Sauveur des Pourcils (Gard), avril 1903.
Fig. 1 Vue de Saint-Sauveur des Pourcils (Gard), avril 1903.
Vue de Saint-Sauveur des Pourcils (Gard), avril 1903.
Fig. 2 Vue de Saint-Sauveur des Pourcils (Gard), avril 1903.
Troncs de mélèzes couverts de lichen (1050m), Château de Coupiac, avril 1903.
Fig. 3 Troncs de mélèzes couverts de lichen (1050m), Château de Coupiac, avril 1903.
Troncs de hêtres couverts de mousses et de lichen (1400m). Forêt des Oubrets, le long de la draille, avril 1903.
Fig. 4 Troncs de hêtres couverts de mousses et de lichen (1400m).
Forêt des Oubrets, le long de la draille, avril 1903.
Troncs de hêtres couverts de mousses et de lichen (1400m). Forêt des Oubrets, le long de la draille, avril 1903.
Fig. 5 Troncs de hêtres couverts de mousses et de lichen (1400m).
Forêt des Oubrets, le long de la draille, avril 1903.
Groupe de hêtres dans la forêt des Oubrets, 5 août 1903.
Fig. 6 Groupe de hêtres dans la forêt des Oubrets, 5 août 1903.
Bois de chênes rouvres dans un vallon sur le Causse de Campestre, mars 1904.
Fig. 7 Bois de chênes rouvres dans un vallon sur le Causse de Campestre, mars 1904.
Futaie de hêtres dans les Oubrets, août 1904.
Fig. 8 Futaie de hêtres dans les Oubrets, août 1904.
Ravinement de la draille à Puylong, 7 août 1903.
Fig. 9 Ravinement de la draille à Puylong, 7 août 1903.
Pâturages excoriés de Puylong, ravinement & distribution, 24 juillet 1903.
Fig. 10 Pâturages excoriés de Puylong, ravinement & distribution, 24 juillet 1903.
Lit de l’Hérault à la jonction avec le ruisseau de la Serreyrède, août-septembre 1903.
Fig. 11 Lit de l’Hérault à la jonction avec le ruisseau de la Serreyrède,
août-septembre 1903.
Fond de ravin vers l’extrémité de la grande boucle que fait la route entre Alzon & Sauclières. Dans le fond sur la cascade : chrysosplenium, marchantiae polymorphe, geranium riodesum, aspidium filis, mas. Aulnes, peuplier, châtaignier, mai 1904.
Fig. 12 Fond de ravin vers l’extrémité de la grande boucle que fait la route entre Alzon & Sauclières. Dans le fond sur la cascade : chrysosplenium, marchantiae polymorphe, geranium riodesum, aspidium filis, mas. Aulnes, peuplier, châtaignier, mai 1904.
Pièges à grives au Suquet, avril 1903.
Fig. 13 Pièges à grives au Suquet, avril 1903.
Exploitation à blanc d’un bois de P. Sylvo à Servillères, avril 1903.
Fig. 14 Exploitation à blanc d’un bois de P. Sylvo à Servillères, avril 1903.
La Broue, août-septembre 1903.
Fig. 15 La Broue, août-septembre 1903.
La draille à Puylong, août-septembre 1903.
Fig. 16 La draille à Puylong, août-septembre 1903.
Ferme de Lafoux, août-septembre 1903.
Fig. 17 Ferme de Lafoux, août-septembre 1903.
Ruines du monastère du Bonheur, août-septembre 1903.
Fig. 18 Ruines du monastère du Bonheur, août-septembre 1903.
Hêtres les plus élevés au col du Trépaloux, août-septembre 1903.
Fig. 19 Hêtres les plus élevés au col du Trépaloux, août-septembre 1903.
Roquelongue, 1er août 1903.
Fig. 20 Roquelongue, 1er août 1903.
e Pic Saint Loup, vue prise au côté Est, septembre 1905.
Fig. 21 Le Pic Saint Loup, vue prise au côté Est, septembre 1905.
Vue des Gorges du Tarn, vue prise du haut du Caussse au-dessus de Saint-Chély, avril 1909.
Fig. 22 Vue des Gorges du Tarn, vue prise du haut du Caussse au-dessus de Saint-Chély, avril 1909.
Le Causse Méjean, avril 1909.
Fig. 23 Le Causse Méjean, avril 1909.
Maison du Garde, habitée par M. Flahault, l’Ermitage, avril 1903.
Fig. 24 Maison du Garde, habitée par M. Flahault, l’Ermitage, avril 1903.
En route pour l’Aigoual, M. Flahault & Paquerette, Montpellier, septembre 1904.
Fig. 25 En route pour l’Aigoual, M. Flahault & Paquerette, Montpellier, septembre 1904.
Groupe dans un vallon prise au col de Lacan, Alzon, mai 1904.
Fig. 26 Groupe dans un vallon prise au col de Lacan, Alzon, mai 1904.
Groupe à Montpellier-le-Vieux (Salle des Fêtes), avril 1909.
Fig. 27 Groupe à Montpellier-le-Vieux (Salle des Fêtes), avril 1909.
Pic de la Fageole, 7 avril 1903.
Fig. 28 Pic de la Fageole, 7 avril 1903.
Joannès Lagarde & Jules Pavillard, au Jardin des Plantes de Montpellier (collection particulière).
Fig. 29 Joannès Lagarde & Jules Pavillard, au Jardin des Plantes de Montpellier (collection particulière).