Trois lettres inédites de Jean Nougaret, témoignage d’une amitié d’une vie
Trois lettres inédites de Jean Nougaret,
témoignage d’une amitié d’une vie
André BURGOS * †
* Administrateur civil hors-classe, collaborateur de Jacques Chaban-Delmas.
Hommage à Jean Nougaret
[ Texte intégral ]
Invité par les Études héraultaises à participer à l’Hommage à la mémoire de Jean Nougaret, André Burgos avait été, dès le début de février 2015, un des premiers à répondre favorablement à cette initiative en l’honneur d’un de ses meilleurs anciens condisciples à la faculté des Lettres de Montpellier autour de 1960, avec lequel il avait écrit plusieurs études 1. Dans sa lettre d’acceptation, celui-ci précisait :
[…] Mes compétences scientifiques ne me permettent pas de traiter un thème original. […] Par contre et compte tenu qu’il s’agit d’éclairer la manière dont Jean travaillait, j’ai deux lettres de lui, l’une du 20 mars 1967, l’autre du 29 décembre 1969 que j’ai extraites d’une abondante correspondance conservée précieusement, car relative à tous les travaux que nous avons menés ensemble. […] Dans cette correspondance, on retrouve le scientifique, l’archéologue, l’ami, avec son sérieux et son humour. Avec sa gentillesse aussi […] 2.
Dans la lettre suivante datée du 28 février 2015, André Burgos commentait ces deux lettres ainsi qu’une troisième datée du 2 octobre 2007 3. La rédaction de la revue a estimé que cette présentation pouvait constituer l’introduction à l’édition de ces documents qu’il n’avait pas pu malheureusement établir définitivement en raison de sa disparition brutale le 19 août suivant.
[…] Dans ses lettres, Jean Nougaret évoque quatre dossiers qui occupaient nos loisirs tout en se rattachant à nos préoccupations professionnelles ou universitaires.
Le premier dossier dans la lettre du 20 mars 1967 concerne les fouilles du chœur de la collégiale Notre-Dame de Grâce de Sérignan. Avec Jacques Lugand, conservateur du musée des Beaux-Arts de Béziers et Michel Christol, qui allait devenir professeur à la Sorbonne, nous conduisions le chantier entourés de nombreux bénévoles sous l’œil attentif et passionné du chanoine Estournet, curé de Sérignan 4. Ce dernier voulait décrocher le label de « Chef-d’œuvre en péril » et souhaitait notre collaboration pour monter le dossier.
Dans le même temps, ce prêtre s’activait auprès du Vatican afin d’obtenir la canonisation d’un missionnaire originaire de Sérignan, mort en martyr au Japon : le père Guillaume Courtet 5.
Le chemin emprunté par le chanoine en vue de décrocher des financements pour mettre son église à l’abri des inondations et poursuivre des travaux de restauration n’avait pas l’aval de Jean : « cela ne peut se traiter que sur le plan régional avec les services ad hoc ». Les faits lui donnèrent raison, car nos travaux serviront de base à l’établissement des devis qui aboutirent, après neuf ans, à la réalisation de la dalle couvrant les fouilles.
Cette lettre de mars 1967 fait [aussi] allusion à une monographie que nous écrivions sur l’église de Saint-Pierre de Rhèdes, près de Lamalou, située dans la commune du Poujol-sur-Orb 6. Attentif à la présentation, soucieux de bien séparer le nécessaire cheminement archéologique de celui du visiteur, Jean conseille et compare la démarche à celle que nous avions entamée dans la rédaction du volume sur le Languedoc roman dans la collection Zodiaque 7. Cet ouvrage que nous avions mis en chantier avec Jean-Claude Richard, directeur de recherche au CNRS, et Jacques Lugand, vit enfin le jour en 1975 grâce à la persévérance de Jean Nougaret et l’apport décisif de Robert Saint-Jean, alors maître-assistant à l’Université Paul-Valéry de Montpellier 8.
Le quatrième chantier évoqué dans la lettre de mars 1967 concerne les manifestations viticoles du Midi en 1907 qui faisait l’objet d’une étude que je conduisais sous l’autorité du professeur Robert Laurent 9. Jean était sur la piste des plaques dues au photographe Sallis de Narbonne. Nous envisagions une exposition en recherchant l’appui de la ville de Béziers, de l’adjoint à la culture, le docteur Sirc, et du président Gondard de la Société archéologique 10. Le décès accidentel du Sénateur-Maire Émile Claparède ne permit pas d’aboutir 11. Quarante ans plus tard, Jean eut la satisfaction de voir un volet de ce projet repris par la ville de Béziers pour commémorer le centenaire des événements. Avec les professeurs Jean Sagnes et Michel Fournier, nous réalisâmes une exposition « L’objectif et la plume », présentant à partir des reportages du journal L’Illustration une fresque de ces évènements 12.
La lettre du 29 décembre 1969 témoigne de la rigueur de Jean dans l’établissement d’un programme de fouilles. Elle témoigne aussi des qualités de cœur par l’affection qu’il nous manifeste à la nouvelle de la future naissance de notre fils 13. Son humour s’exprime aussi lorsqu’il parle de la soutenance de sa thèse : « Quant à nous, notre enfant est né le 20 décembre et comporte 420 pages… 14 »
Dans la troisième lettre, la plus récente, du 2 octobre 2007 (utilisant l’ordinateur et non plus la plume) qui m’annonce la parution du livre sur la collégiale Notre-Dame-de-Grâce de Sérignan dans lequel il fait le bilan de nos travaux sur le site, il ne peut s’empêcher un trait d’humour en rappelant que nous avions baptisé les occupants des tombes dont celui de la TO3.
Là où il est, a-t-il rencontré Théodule ? Avec Jacques Lugand, ils doivent bien se marrer ! André
- I -
20 mars 1967
Très cher André,
Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Comme toujours, sérions les questions.
Le bon chanoine m’a « confié » le soin de sélectionner les documents qui illustreront les textes magistralement Burgosiens (1) 15.
Il est écrasé de travail (Pâques, voyage à Rome immédiatement après…) et n’a pu le faire lui-même.
Il se berce d’illusions, je crois, en espérant émouvoir les « chefs-d’œuvre en péril ».
Cela ne peut se traiter que sur le plan régional, avec les services ad hoc.
Un sondage a été fait dans le jardin par les soins du Bas-Rhône-Languedoc pour déterminer la nature du sol : argile et gravier 16.
Le chanoine Estournet nous a appelés Jacques et moi, car il a ramené quelques poteries vernissées, dans le genre, d’après Jacques, de celle trouvée à Saint-Félix-de-Montceau 17. Jacques a tout pris pour les laver.
Je verrai donc le curé samedi pour lui remettre le dossier.
Pour ne pas quitter l’art roman, passons à Saint-Pierre de Rhèdes 18.
Je voudrais te faire part de quelques idées.
Tout d’abord, comptes-tu garder la même présentation prévue par le Zodiaque 19 ? (Je veux dire le même découpage).
Elle convient à un ouvrage touristique, mais dans le cadre d’une monographie, manque un peu de rigueur. Si nous voulons continuer cette série (je dis nous, car j’ai l’intention de suivre tes traces) il faut donner une unité et s’y tenir.
Dis-moi ce que tu en penses.
D’autre part, connais-tu cette mention de l’église en 990 relevée par Carou dans le Bulletin de la Société archéologique de Béziers 20.
Je reviens à l’idée première des parties trois et quatre, normales pour le genre Zodiaque, ne s’expliquant plus pour une monographie et cela va dérouter les visiteurs.
Cependant, la formule Zodiaque est plus vivante même en l’amendant un peu c’est-à-dire en pensant fusionner les deux textes.
À toi de choisir.
1907 enfin !
Horizon entièrement bouché.
SIRK est axé sur les « collections particulières » (qui s’annoncent de très bonne qualité) et étouffe le projet.
D’autre part, Gondard qui se coupe de la Municipalité et de tout ce qui n’est pas la Société archéologique n’a pas l’air de vouloir y participer 21.
Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu… mais je ne crois pas me tromper en te disant que rien ne va se passer.
Nous deux, nous ne pouvons pas faire plus que de relancer la chose de temps en temps pour la réveiller, mais c’est tout.
Sans SIRC, pas d’appui municipal (archives, crédits, ouvriers, local).
Sans Gondard, pas de collection intéressante.
Je vois Jacques tout à l’heure et [vais] lui en reparler.
Affectueuses pensées à Hélène.
Mille amitiés.
(1) Ne pas se fâcher SVP !
- II -
29 décembre 1969
Très cher Ami,
Ta lettre aussi me réchauffe le cœur. Par l’amitié que j’ai pu y lire et par la nouvelle de vos espérances 22. Simone se réjouit avec moi de ce qui vous arrive et je m’imagine la joie de vos parents. Quant à nous, notre enfant est né le 20 décembre et comporte 420 pages et 600 illustrations ! 23 Dire que le père se porte bien serait un peu exagéré, mais cela va tout de même. Je regrette beaucoup votre absence cette année, peut-être cet été comme tu l’annonces, Sérignan t’attend 24.
Il y a d’ailleurs du nouveau du côté de chez Courtet 25. L’église ayant été inondée, il y a un mois, les pompiers n’ont rien trouvé de mieux que d’utiliser la fouille comme réceptacle des eaux pour pomper plus à leur aise ! Résultat, la terre située au niveau des marches de l’autel s’est éboulée. La sacristie a été abattue et les chapiteaux sont maintenant exposés aux intempéries. Enfin, le passage a été muré. Cette « chapelle » doit recevoir le Christ d’ivoire derrière la grille 26.
Voici ce que j’ai proposé à Michel comme programme de fouille pour 1970 27 :
– Enlèvement et tamisage de la terre éboulée sous l’autel avant la pose de la dalle prévue par les Monuments historiques (quand ?) dont la mise en place se fait de façon à permettre aux spécialistes de voir la fouille.
– Sondage dans le bas-côté sud.
– Fouille à l’emplacement de l’ancienne sacristie.
– Poursuite du sondage de 1969.
Voilà, le point est fait pour Sérignan.
Encore une fois, tous nos vœux de bonheur à vous deux et nos amitiés à Hélène.
Bien cordialement, Jean.
- III -
Montpellier, le 2 octobre 2007
L’ouvrage sur la collégiale de Sérignan est enfin paru ! 28
J’espère que ce travail répondra à votre attente et qu’il ne trahit pas trop les heureux moments passés ensemble sur un chantier déjà très ancien : quarante ans déjà cet été (et toutes ses dents comme aurait dit notre cher Théodule en TO2).
Donnez-moi votre sentiment sur le produit fini…
Amitiés à vous deux de notre part.
Jean
NOTES
1. Les lettres ci-dessous sont publiées avec l’aimable autorisation de Mesdames Hélène Burgos et Simone Nougaret. Nous proposons des notes susceptibles d’éclairer le contenu des lettres. Nous n’avons pu disposer des originaux de Jean Nougaret pour d’ultimes vérifications (NDLR).
2. Lettre d’André Burgos à Henri Michel, s. l., n. d. [Fontès (Hérault), premiers jours de février 2015].
3. Lettre d’André Burgos à Henri Michel, Fontès, 28 février 2015.
4. Les indications biographiques présentées en notes proviennent pour la plupart de l’ouvrage de Clerc, Pierre et coll., Dictionnaire de biographie héraultaise, des origines à nos jours, Montpellier, Librairie Pierre Clerc éd.-Nouvelles Presses du Languedoc, 2006, 2 vol., 1974 p.
Jacques Lugand (Paris, 23 mars 1930-Montpellier, 20 décembre 2000). Ancien élève de l’école du Louvre et de l’école pratique des hautes études, et auteur en 1959 d’une thèse sur la vie et l’œuvre de Joseph-Marie Vien, peintre du roi, il est nommé en 1960 conservateur du musée des Beaux-Arts de Béziers. Très actif, il le rénove et l’enrichit.
Michel Christol (Castelnau-de-Guers, 25 octobre 1942). Après des études universitaires à la faculté des Lettres de Montpellier, il est reçu en 1964 à l’agrégation d’histoire et soutient sa thèse de doctorat d’état ès Lettres en 1981 à la Sorbonne sur « L’état romain et la crise de l’empire romain sous le règne des empereurs Valérien et Gallien, 253-268 » (Charles Piétri, dir.). Il accomplit sa carrière universitaire à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) comme professeur d’histoire romaine. Il est aujourd’hui professeur émérite. Il a publié de nombreuses études dont les principales ont été rassemblées dans Une Histoire provinciale. La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle apr. J.-C., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, 700 p.
Joseph Estournet, chanoine (Agde, 29 avril 1906-Sérignan, 5 mai 1993), a été curé de la paroisse de Sérignan de 1945 à 1986.
5. Guillaume Courtet (Sérignan, vers 1590-Nagasaki, 19 septembre 1637). Dominicain, il a été le premier martyr français au Japon. La défense opiniâtre de sa cause par le chanoine Estournet aboutit à sa béatification en 1981 et à sa canonisation en 1987. Voir notamment Humbert Claude, Pierre, Guillaume Courtet, dominicain français martyr au Japon (1590-1637), Paris, éd. du Cerf, 1981, 154 p. ; Estournet, Joseph, Saint Guillaume Courtet (1590-1637), 3e éd., Sérignan, APAPEC, 1991, 17 p.
6. Burgos, André et Nougaret, Jean, Les édifices romans dans la région biterroise : le prieuré de Saint-Pierre-de-Rhèdes près Lamalou, Montpellier, impr. Déhan, 1967, 25 p.
7. Lugand, Jacques, Nougaret, Jean et Saint-Jean, Robert, avec le concours de Burgos, André, Languedoc roman : le Languedoc méditerranéen, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1975 (2e éd., 1985), 419 p. (Coll. La Nuit des temps, 43).
8. Jean-Claude Richard (Montpellier, 5 août 1939), archéologue et historien. Ancien étudiant de la faculté des Lettres de Montpellier. Ancien membre de la Casa de Velázquez, il est aujourd’hui ancien directeur de recherche au CNRS où il a fait toute sa carrière depuis 1974.
Robert Saint-Jean (Joyeuse, 15 janvier 1933-Montpellier, 29 mai 1992), lui aussi, est ancien étudiant de la faculté des Lettres de Montpellier. Après l’agrégation d’histoire, il s’oriente vers l’histoire médiévale et, plus spécialement, vers l’étude de la sculpture romane. Maître de conférences d’histoire de l’art médiéval en 1985 à l’Université Paul-Valéry, il est aussi conservateur des antiquités et des objets d’art à partir de 1971. Il a été membre résident de la Société archéologique de Montpellier en 1968 et de l’Académie des Sciences et Lettres de cette ville en 1991.
9. Robert Laurent (Seclin, 10 septembre 1908-Montpellier, 24 juin 2001). Spécialiste d’histoire rurale, R. Laurent a été professeur d’histoire contemporaine à la faculté des Lettres de Montpellier de 1956 à 1978.
10. Robert Sirc, médecin à Béziers où il décède en avril 1981. Joseph Gondard (Colombiers, 19 mars 1906-Colombiers, 11 octobre 1971) a dirigé la Société archéologique de Béziers de 1947 à 1971.
11. Émile Claparède (Béziers, 2 mars 1902-3 août 1967). Maire de Béziers de 1953 à 1967.
12. Jean Sagnes (Saint-Thibéry, 5 avril 1938) est agrégé d’histoire, docteur d’état de Lettres et Sciences humaines. Il a effectué toute sa carrière universitaire à l’Université de Perpignan. Professeur des Universités en 1987, il a été président de l’Université de Perpignan de 1992 à 1997. Michel Fournier est ancien professeur agrégé d’histoire au lycée Henri IV à Béziers.
13. Il s’agit de François-Joseph Burgos, né en 1970.
14. Ici, Jean Nougaret fait allusion à sa thèse, Pézenas. Évolution urbaine et architecturale du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, préparée sous la direction de Jean Claparède. Soutenue en 1969, elle a été publiée en 1979 par les Études sur Pézenas et l’Hérault.
15. Il s’agit du chanoine Joseph Estournet, voir ci-dessus la note 4.
16. Il s’agit de la Compagnie du Bas-Rhône créée au milieu des années 1950 par Philippe Lamour.
17. Il s’agit de Jacques Lugand, voir ci-dessus la note 4.
18. Voir ci-dessus la note 6.
19. Voir ci-dessus la note 7.
20. Émilien Carou (17 octobre 1800-26 mars 1884), né et mort à Servian, propriétaire, avocat à Béziers, a été longtemps président de la Société archéologique, scientifique et littéraire de Béziers, de 1856 à 1881. Il publiait des notices historiques dans son Bulletin. On trouve ses recherches sur la géographie [historique] de l’arrondissement de Béziers dans le numéro de l’année 1893, publié en 1894.
21. Sur Robert Sirc et Joseph Gondard, voir ci-dessus la note 10.
22. Il s’agit d’une allusion à la prochaine naissance de François-Joseph Burgos qui a lieu en 1970.
23. Allusion à l’achèvement de la thèse de Jean Nougaret sur Pézenas. Évolution urbaine…, op. cit.
24. André et Hélène Burgos n’avaient pas pu se rendre à Fontès pour la Noël 1969, à cause de la prochaine naissance de leur fils, François-Joseph.
25. Sur Guillaume Courtet, voir ci-dessus la note 5.
26. Il s’agit d’un crucifix en ivoire de 93 cm de haut offert par Mlle Simone d’Isoard de Vauvenargues. Considéré comme une œuvre de Benvenuto Cellini, il avait été légué par Pie VII au cardinal d’Isoard de Vauvenargues.
27. Il s’agit de Michel Christol, voir ci-dessus la note 4.
28. Notre-Dame de Grâce, collégiale de Sérignan, Pézenas, Ass. pour la connaissance du patrimoine du Languedoc, 2007, 176 p.