Paysages en questions

* Docteur en Sociologie.

Parler des paysages est aujourd’hui, pour une bonne part, une question de vocabulaire : quel(s) sens convient-il de donner au mot « paysage », et pour quelle utilisation, dans quel contexte ?

Le paysage – ou plutôt faudrait-il dire : la notion de paysage – a fait l’objet depuis quelques décennies d’une attention particulière de la part d’un nombre croissant de chercheurs relevant de multiples disciplines. D’aucuns y voient un mot-valise devenu omniprésent : de la philosophie à la géographie, en passant par l’histoire, l’esthétique, l’écologie ou l’urbanisme, les publications se sont multipliées, entraînées par le souci des décideurs et gestionnaires de tous niveaux de se saisir de cet objet problématique.

Dans le foisonnement de cette littérature éclatée, et dont je me garderai bien de prétendre avoir fait le tour, il me semble possible, cependant, de mettre en évidence quelques lignes de forces, quelques modes d’approches privilégiés, quelques questionnements récurrents dont le rapprochement est à même d’inviter à la prudence, tant théorique que pratique, lorsque on se mêle de toucher à cet objet qu’est le paysage.

Plus précisément, je me risquerai à un panorama (très partiel) depuis un point de vue particulier, inspiré du philosophe Alain Roger et de l’anthropologue Gérard Lenclud. Ces derniers défendent une définition restrictive de la notion de paysage, à la fois subjective et culturaliste. Même si elle jouit d’une large audience depuis quelques décennies, elle ne fait évidemment pas consensus, en particulier chez les géographes et « aménageurs » de territoires. Mais elle me paraît cependant bien armée vis-à-vis des acceptions qui lui sont opposées, et elle offre surtout l’avantage d’éclairer nombre d’enjeux collectifs (sociaux, économiques, politiques…) autour desquels se rencontrent et s’opposent les acteurs de nos sociétés modernes à propos de leur environnement.

Dans les pages qui suivent, je suivrai donc une piste qui me parait pouvoir éclairer une matière particulièrement complexe, au risque certainement de laisser de côté certains aspects intéressants, mais dont j’espère qu’elle orientera le lecteur dans ce maquis touffu, et pourra contribuer à baliser un itinéraire intelligible, bref à éclairer « le paysage du paysage » 1.

Le paysage comme image

Autant le dire d’entrée, mon point de départ se trouve dans le Court traité du paysage d’Alain Roger 2 qui permet, me semble-t-il, de trier dans le méli-mélo du vocabulaire actuel : pays, espace, territoire, environnement, milieu, etc. et de dégager la généalogie singulière du paysage. À cette condition, il devient possible d’intégrer dans la réflexion des terminologies d’origines diverses en les réorganisant autour de ce point de vue particulier qu’est l’attention portée au paysage.

Même si ce n’est peut-être pas une raison suffisante pour récuser les emplois librement diversifiés du terme dans les disciplines actuelles, on ne peut pourtant pas se dispenser d’attacher quelque valeur au lieu de naissance du « paysage ». Sur ce point, l’unanimité se fait assez facilement : la notion de paysage (tout au moins en Occident, soit en laissant de côté la question de la Chine et du Japon) naîtrait dans l’histoire de l’art au XVIe siècle avec un genre pictural qui donne à voir un fragment plus ou moins réaliste d’espace naturel.

L’attention nouvelle portée par le peintre à cet objet jusque-là délaissé, ou renvoyé au second plan, est à l’origine d’un genre nouveau, aux côtés des tableaux religieux ou mythologiques, des portraits ou des scènes de genre. L’œil du peintre, en se saisissant d’un fragment de nature fait entrer celui-ci dans un processus d’artialisation. Ce néologisme proposé par Alain Roger inaugure une étape décisive dans l’histoire de l’art en naturalisant le monde extérieur, c’est-à-dire en le contemplant pour lui-même.

Résumons, avec l’historien toulousain Serge Briffaud 3, en proposant deux idées conjointes : « Le paysage n’est pas un simple donné perceptible, depuis toujours et partout à portée de regard, mais plutôt une forme spécifique d’appréhension de « la nature » et du monde environnant, datable et culturellement déterminée » et « La seconde idée est que le paysage est de nature fondamentalement iconique ; qu’il est une vision du monde médiatisée par l’image et qu’il trouve ses racines, en tant que manière de voir, dans ce moment de l’histoire de l’image occidentale où elle devient présentation ou représentation d’un « monde extérieur », voire d’une « nature » dès lors associée à ce qui s’offre à la perception sensorielle. » 4 (Fig. 1)

Jean-Baptiste Corot (1796-1875) : Ville-d’Avray (1865) (© National Gallery of Art, Washington).
Fig. 1 Jean-Baptiste Corot (1796-1875)  : Ville-d’Avray (1865) (© National Gallery of Art, Washington).
Aux origines de la peinture de paysage en France. Exemple typique de nature humanisée,
privilégiant les arbres et l’élément aquatique.

Il convient donc de revenir à Alain Roger, et d’examiner quelles expériences picturales se sont progressivement transformées en pratiques de masse touchant des couches de plus en plus vastes des sociétés occidentalisées – ce qui à la fois limite le cadre de validité de l’artialisation paysagère et marque sa singularité historique dans nos sociétés.

La vision est en effet première dans le rapport au paysage, en ce sens que le paysage est la conséquence d’un point de vue. L’expression est d’ailleurs déclinable dans son double sens. Le point de vue, c’est d’abord la position, fixée dans l’espace, d’où l’œil englobe un fragment de cet espace qui s’étend devant lui : ce belvédère, au détour d’une route de montagne ou d’un chemin de randonnée, qui offre brusquement le spectacle d’un panorama. La peinture « sur le motif », en plein air, résulte d’un choix délibéré de représenter l’espace ouvert devant soi de la façon la plus exacte possible, aussi bien dans la matérialité des arbres ou des plantes, que dans les effets de lumière et les atmosphères célestes. Cette figuration naturaliste trouve probablement sa première expression collective majeure dans l’école de Barbizon (Corot, Daubigny…), soit au début du XIXe siècle, et chez les peintres anglais tels que Constable ou Turner. Dans tous les cas, le peintre installe son chevalet devant un fragment d’espace choisi pour ses qualités sensibles mais aussi formelles (l’agencement des éléments du paysage, qui donnera sa forme à l’image peinte). Tout au long du XIXe siècle, ces premiers paysagistes, qui peignent essentiellement des vues de pleine nature (en particulier, en France, la forêt de Fontainebleau, et des espaces aquatiques tels que des bords de rivière ou d’étang) sont suivis par les impressionnistes qui diversifient ce point de vue initialement bucolique. J’y reviendrai plus loin. Mais retenons dès maintenant cette attention scrupuleuse du regard de ces peintres du XIXe siècle attachés à la réalité naturelle hors de toutes significations symboliques ou religieuses.

Le point de vue, c’est aussi une certaine manière de considérer les choses, un certain type d’appréhension de la réalité observée ; ce qui constitue notre panorama en paysage (et non pas en possible champ de bataille ou en future zone industrielle), c’est l’attention esthétique que nous lui portons, et les émotions sensibles qui vont avec. Mais il faut, pour entrer pleinement dans ce point de vue esthétique du paysage, c’est-à-dire dans le processus d’artialisation proposé par Alain Roger, pousser plus loin l’analyse, et considérer comment s’entrelacent la contemplation de l’œuvre d’art (une peinture de paysage) et la vision d’un spectacle naturel sous forme de paysage. Roger fait appel, en particulier, à Oscar Wilde qui, dans ses essais d’esthétique, à la toute fin du XIXe siècle, met en évidence le paradoxe de la relation art-nature. Sous forme d’un dialogue argumenté, le porte-parole de Wilde s’exprime ainsi :

  • Si paradoxal que cela semble, il n’en est pas moins vrai que la Vie imite l’Art bien plus que l’Art n’imite la Vie. […].
  • La théorie est certainement très curieuse, mais pour la compléter, il vous faut me montrer que la Nature n’est pas moins que la Vie une imitation de l’Art. Êtes-vous prêt à m’en donner la preuve ?
  • Cher ami, je suis prêt à tout prouver.
  • Alors, la Nature suit le paysagiste et lui emprunte ses effets ?
  • Certainement. De qui nous vient, si ce n’est des impressionnistes, les merveilleux brouillards bruns qui viennent se traîner dans nos rues, estompant les becs de gaz et changeant les maisons en ombres monstrueuses ? À qui, si ce n’est à eux et à leur maître, devons-nous les délicates nuées d’argent qui flottent sur notre fleuve, et font de frêles formes d’une grâce moribonde avec le pont courbé et la barque penchante ? L’extraordinaire changement survenu dans le climat de Londres pendant ces dix dernières années est dû entièrement à cette école particulière d’Art. Vous souriez ? Considérez la question à un point de vue scientifique ou métaphysique et vous trouverez que j’ai raison. Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. […] Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. » 5 (Fig.2)
Frederick Childe Hassam (1859-1935) : Le Parlement de Londres en début de soirée (1898).
Fig. 2 Fig. 2 - Frederick Childe Hassam (1859-1935) :
Le Parlement de Londres en début de soirée (1898), (Coll. particulière).
L’œil impressionniste est international : le peintre américain suit Monet dans son évocation des brouillards londoniens célébrés par Oscar Wilde.

Ce paradoxe est également relevé par le grand historien d’art Ernst Gombrich : « Alors que l’on considère d’habitude que la « découverte du monde » est le principal motif qui explique l’essor de la peinture de paysage, nous avons presque envie de renverser la formule et d’affirmer l’antériorité de la peinture sur le « sentiment » du paysage. » 6

Le paradoxe est seulement apparent. « Voir vraiment » est une toute autre attitude mentale que « simplement regarder ». La première suppose une attention patiente, une sensibilité particulière dont seuls disposent les artistes et, dans un second temps, les amateurs d’art qui ont le loisir de la contemplation. Le genre pictural du paysage, à partir du XVIIIe siècle, touche les habitués des musées, des galeries, des salons, c’est-à-dire la fraction cultivée de la « classe de loisirs » qui peut alors lire le monde extérieur avec le filtre de ces images stockées en mémoire, en exerçant sa sensibilité esthétique : c’est le monde social d’Oscar Wilde, ou de Marcel Proust 7.

Hors de ce monde de contemplateurs, il n’est pas extravagant de prétendre que le paysage n’existe pas en tant que tel. À la même époque que Wilde, le témoignage de Cézanne conforte cette hypothèse : « Avec des paysans, tenez, j’ai douté parfois qu’ils sachent ce qu’est un paysage, un arbre. Oui, ça vous paraît bizarre. J’ai fait des promenades parfois. J’ai accompagné derrière sa charrette un fermier qui allait vendre des pommes de terre au marché. Il n’avait jamais vu, ce que nous appelons vu, avec le cerveau, dans un ensemble, il n’avait jamais vu la Sainte-Victoire. » 8

Mais il ne faudrait pas trop vite en conclure au complet aveuglement des paysans provençaux ; il est plus raisonnable de penser qu’ils voyaient autre chose : un escarpement aride et improductif, sans intérêt comparé aux champs de blé, aux oliveraies ou aux vignes de la plaine.

Extensions du domaine des paysages

Cette période de la fin du XIXe siècle – Wilde, Proust, Cézanne – fait émerger une conception du paysage socialement déterminée : le regard qui fait naître le paysage n’est ni celui de l’Homme universel, ni celui de l’individu, sujet philosophique, mais appartient alors à une petite minorité en mesure de confronter des images rares (les œuvres d’art, éventuellement littéraires) aux espaces qui les ont inspirées : double privilège du commerce avec les œuvres et du loisir du voyage et du tourisme naissant.

Mais on ne peut non plus négliger le rôle moteur de la peinture dans l’extension du domaine des images paysagères. Alors que les peintres de Barbizon (aux alentours de 1820-1880) se concentraient sur les représentations de la nature à peine humanisée (le paysage, fragment de pays rural, sauvage), les impressionnistes s’empressent d’envahir l’espace urbain le plus moderne – le moins digne d’accéder à l’art académique. Prenons à témoin la série de 12 toiles, datant de 1877, consacrées par Monet à la gare St Lazare, sale, bruyante, enfumée – et laide pour beaucoup de contemporains : « Un critique lui avait déclaré que la brume n’était pas un sujet de tableau. Pourquoi pas un combat de nègres dans un tunnel ? Cette incompréhension lui avait donné l’envie de peindre quelque chose d’encore plus brumeux. (…) Les fumées des locomotives y sont tellement épaisses qu’on n’y distingue à peu près rien, explique Monet. C’est un enchantement, une véritable féerie. » 9 (Fig. 3) Les fumées industrielles qui envahissent la toile font naître de nouvelles catégories de paysages qui sont d’abord de nouvelles façons de voir le monde. « Ainsi le tableau intitulé La gare Saint-Lazare à l’extérieur (le signal) est-il probablement le plus déroutant de tous. Un no man’s land, de vagues silhouettes, une possible locomotive, du vide dissous… on cherche en vain de quoi parle le tableau. On s’arrête alors sur la composition parfaite : le cercle noir pile au centre (un « rien » qui heurte la vue) ; la structure triangulaire purement graphique (immeuble à gauche, boule noire au milieu, pilier noir à droite) ; le jeu des contrastes ; les bâtiments de la gare, changés dans le lointain en étranges et féériques pyramides ; la lumière qui vient de nulle part ; et ce ciel halluciné, bleu, rose, jaune. (…) Comment mieux nous signifier qu’il s’agit d’une entreprise purement picturale, d’un travail exclusif sur – et à usage de – la perception. » 10

Claude Monet (1840-1926) : La Gare Saint-Lazare, les signaux (1877) (© Musée régional de Basse-Saxe, Hanovre).
Fig. 3 Claude Monet (1840-1926) : La Gare Saint-Lazare, les signaux (1877)
(© Musée régional de Basse-Saxe, Hanovre).
Dans la série de 12 tableaux de la gare parisienne, peints en 1877,
l’un des moins connus, mais probablement le plus avancé dans le processus
de dilution de la notion de paysage.

Dans le même temps, la photographie comme pratique artistique s’impose progressivement, et l’œil derrière l’objectif démultiplie les yeux devant le chevalet. Tout le XXe siècle fait éclater cette bulle d’élitisme esthète entraînée dans le courant démocratique. Les paysages sortent des musées pour entrer dans les livres d’art (les « beaux livres » qui bénéficient des progrès techniques de la reproduction photographique en couleurs), et le tourisme de masse, équipé d’appareils photo perfectionnés, part à la découverte des paysages in vivo entrevus dans les magazines spécialisés. La vision paysagère à partir de l’expérience picturale se déploie avec la prolifération des images disponibles : la photographie bien sûr, d’abord sous l’espèce des cartes postales diffusées en masse, puis individuellement avec l’apparition des appareils photos portables de type Kodak, mais aussi le cinéma, qui artialise à son tour des paysages négligés jusqu’alors : le canal Saint Martin (Hôtel du Nord de Carné) ou les voies ferrées striant l’espace (La Bête humaine de Jean Renoir). Désormais, les concentrations urbaines, les zones industrielles, les stations balnéaires, s’offrent à l’œil averti qui découpe ainsi de nouveaux types de paysages et fait éclater les répertoires habituels en peinture ou dans la photo d’art. (Fig.4, Fig. 5) 

Armand Guillaumin (1841-1927) : Soleil couchant à Ivry (1873). (© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt)
Fig. 4 Armand Guillaumin (1841-1927) : Soleil couchant à Ivry (1873).
(© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt)
André Kertész (1894-1985) : Meudon (1928) (Coll. particulière).
Fig. 5 André Kertész (1894-1985) : Meudon (1928) (Coll. particulière).
L’œil artiste du peintre ou du photographe les conduit bien loin des paysages académiques conventionnels.

Les expositions photographiques (comme lors des festivals d’Arles ou de Perpignan) sont relayées et démultipliées dans les magazines de grande diffusion et dans les séries de cartes postales « esthétiques ». Et cette extension concerne aussi le répertoire des points de vue habituels. Il n’est plus question de se cantonner à la visée oculaire du piéton, ou même de la position de surplomb d’un balcon emprisonnant une perspective urbaine (Fig. 6). Si le cinéma utilise depuis longtemps des grues pour composer des panoramiques en plongée, l’utilisation actuelle des drones offre au spectateur une diversification inédite des points de vue et des mises en paysage des espaces survolés.

Gustave Caillebotte (1848-1894) : L’homme au balcon (v. 1880) (Coll. particulière).
Fig. 6 Gustave Caillebotte (1848-1894) : L’homme au balcon (v. 1880)
(Coll. particulière). La contemplation d’un paysage (ici, la perspective du boulevard Haussmann) est mise en abyme, le regard du modèle redoublant celui du peintre. À noter aussi le choix explicite d’un « point de vue » surplombant.

Enfin, et surtout, l’artialisation paysagère fait basculer les systèmes de valeur, en renversant la hiérarchie entre le sujet représenté et la qualité de l’œil qui s’en saisit. Ce que nous disent Monet sur son quai de gare ou Kertesz dans sa déambulation banlieusarde, c’est qu’il n’y a plus seulement de « grand sujet », de « belle nature », de « site remarquable », de « secteur protégé », mais que tout fait ventre pour qui sait voir et transfigurer la réalité la plus banale.

Il est possible de parvenir à des conclusions très voisines à partir d’analyses de type anthropologique, telles que celles développées par Gérard Lenclud 11. « Un paysage n’a aucune identité hors du mouvement d’une perception, d’une perception qui part d’un point de vue (qui ne saurait être, évidemment, celui de Dieu ou de la troisième personne). Le paysage est un lieu, mais un lieu isolé par le regard ; un site, mais un site contemplé ; un espace, mais un espace cadré ; un donné, mais un donné reconstruit par une analyse visuelle ; une découpe du monde, mais une découpe signifiante. Un paysage n’accède donc au statut de paysage que par le biais d’une réception. (…) Autrement dit, plutôt que d’affirmer que le paysage comporte deux faces, l’une matérielle, inerte, l’autre mentale, créatrice, ou encore qu’il est tout à la fois un donné et un perçu, mieux vaudrait énoncer que c’est un donné tel qu’il est perçu, un fragment du monde sensible tel qu’il est pourvu de personnalité par une conscience. » Le paysage apparaît ainsi comme le produit d’une opération, elle-même conditionnée à la possession d’un outillage mental. Et cet outillage n’est à notre disposition que dans des conditions historiques et culturelles particulières. « Rien n’autorise à imaginer que la catégorie de paysage aurait nécessairement un équivalent, fonctionnant de la même manière, dans d’autres sociétés et cultures.(…) Qui n’a pas, stockée dans ses fichiers mentaux, l’image stéréotypée (ou le modèle) du paysage-tableau (la représentation du paysage) et ne possède pas la capacité, qui en résulte, de « glisser » le concept dans la perception d’un morceau d’espace, ne paysage pas, à proprement parler, un lieu. »

Ces « fichiers mentaux » entreposent dans l’esprit les modèles de paysages constitutifs d’une culture. Ils aident à ‘reconnaître’ un paysage dans cet espace sous nos yeux. Avec parfois des défaillances dans ce processus de reconnaissance, comme le montrent non sans humour les analyses de Lenclud :

« Si je vois une décharge à ciel ouvert sur les flancs d’une colline toscane ou bien une cimenterie dans les oliveraies de Delphes, ma perception n’est pas en crise. (…) Où se localise alors la crise ? Elle est, tout entière, me semble-t-il, dans le décalage constaté (éprouvé) par un sujet entre le produit de sa perception – ce versant d’une colline toscane encombré d’un dépotoir à l’air libre – et l’idéal de colline toscane que ce sujet a dans la tête et qui exclut précisément la présence en ces lieux de la décharge. Ce n’est donc aucunement le paysage qui est en crise. La crise affecte le processus d’application du modèle servant à la constitution perceptuelle d’un espace en paysage à un espace « normalement » destiné à être promu en paysage à l’aide de ce modèle. (…) Le paysage cesse d’en être un. Le modèle ne fonctionne plus en cet endroit précis ou, plus exactement, il fonctionne trop bien : le paysage a perdu sa qualité de paysage par excès de disparité entre ce qu’il offre à l’œil et ce qu’il devrait lui offrir. L’œil ne s’y « retrouve » plus. (Cela dit, il est loisible à un œil radical-chic, ou féru de postmodernisme, de constituer un paysage « Oliviers de Delphes avec cimenterie » par adoption mentale d’un modèle alternatif ; que cela marche, c’est-à-dire que ce modèle se publicise, est une autre affaire.) » (Fig. 7)

Paul Cézanne (1839-1906) : La tranchée du chemin de fer (1870) (© Neue Pinakothek, Munich).
Fig. 7 Paul Cézanne (1839-1906) : La tranchée du chemin de fer (1870)
(© Neue Pinakothek, Munich).
La dénonciation des « blessures » infligées aux paysages par les technologies modernes n’est pas le fait de Cézanne, qui sait bien que la nature n’est pas immuable.

Peut-être notre œil – ou plus exactement l’œil d’une proportion croissante de nos contemporains, dans nos sociétés ‘avancées’ – accepte-t-il de mieux en mieux ces modèles alternatifs de paysages. Dans la mesure où l’anthropologie, dans sa démarche comparatiste entre cultures ou sociétés, est confrontée à la diversité des mécanismes cognitifs, elle doit supposer qu’aucune réalité n’existe objectivement et ne peut être perçue sans être déjà interprétée. Le schéma conceptuel qui « paysage » la gare St Lazare ou la montagne Ste Victoire n’est qu’un parmi cent autres possibles, et diffère en tout cas de celui d’un cheminot ou d’un agriculteur. On en conclura donc qu’il n’y a pas de « paysages en soi ». Gérard Lenclud en tire les conséquences nécessaires : « De ce qui précède, il paraît logique d’inférer que tout espace est potentiellement paysage ou, plus exactement, pluralité de paysages virtuels. Autant dire que rien, en soi, n’est paysage. »

Au lecteur qui trouverait tout cela un peu trop abstrait (ou abscons…), voici l’application qu’en fait Lenclud lui-même dans une expérience de vie : « Personnellement il a suffi – me semble-t-il – que je feuillette un numéro de la revue Urbanisme pour constituer la rue de la Chaussée d’Antin en paysage, pour l’« encadrer » (notamment le pont qui relie les deux bâtiments des Galeries Lafayette), ce que je n’aurais jamais eu l’idée ou, plutôt, le réflexe de faire en dépit de l’expression paysage urbain qui ne m’était pas inconnue. (Fig. 8) Un paysage peut donc être une création instantanée, fruit d’un déclic, ou encore s’élaborer sur simple décret d’autrui. Un panneau qui indique, sur le bord de l’autoroute du Sud, la présence d’un « paysage de l’Avalonnais » fabrique un paysage pour les milliers d’yeux qui l’investissent à la commande, pas pour tous. Ainsi faute d’avoir été averti que cet espace, faisant partie de mon décor quotidien, avait été aménagé par un paysagiste, je n’avais jamais songé que ce bout de pelouse au tracé biscornu, délimité par une grille d’évacuation des eaux, et ces trois bouleaux, étaient les « éléments constitutifs » d’un paysage composé. Maintenant que j’en suis prévenu, puis-je affirmer que je superpose la représentation du paysage à ce lieu, comme je l’ai fait pour la rue de la Chaussée d’Antin ? À vrai dire, je n’en sais rien et j’imagine mal qu’un enquêteur puisse le dire à ma place. À partir de quels indices ? Le paysagiste propose, mon regard dispose mais je ne suis pas très sûr de savoir toujours en quels termes. »

En définitive, notre époque se caractérise, tout au moins dans les pays développés, par une banalisation du regard esthétisant porté sur l’espace qui nous entoure. La référence aux œuvres d’art pour rendre compte de la manière dont l’œil moderne saisit tel ou tel fragment de notre espace de vie, devient de moins en moins nécessaire lorsque se généralisent les pratiques sociales qui tendent à confronter en permanence les regards de spectateur que nous portons sur notre environnement aux innombrables images accumulées de « sites remarquables ». Ce qui devient fondamental, c’est la façon dont chacun, en photographe amateur, construit son cliché et transforme en paysage intéressant le fragment d’espace qu’il saisit dans son objectif. La multitude indéfinie des photographes qui arpentent le monde fait avancer chaque année le nombre des paysages offerts à la contemplation de tous. Les photos de Google Earth dessinent ainsi une géographie mondiale des paysages au rythme des avancées touristiques : d’immenses espaces vides de paysages existent encore, en Sibérie ou en Amazonie par exemple.

Pont reliant les deux bâtiments des Galeries Lafayette, rue de la Chaussée d’Antin. (© Cliché L. Bertrand, 1995).
Fig. 8 Pont reliant les deux bâtiments des Galeries Lafayette, rue de la Chaussée d’Antin.
(© Cliché L. Bertrand, 1995).
Paysage tout aussi improbable que celui de Meudon proposé par A. Kertezs. Dans les deux cas, noter la composition en portique.

Que faire du paysage ?

Le paysage tel qu’il vient d’être défini désigne un certain type de relation à l’espace, une façon particulière d’appréhender l’espace dans lequel nous nous situons ou qui s’offre à nos yeux. Il faut donc convenir que les individus ou les groupes sociaux qui habitent ou observent un espace quelconque le perçoivent selon des catégories mentales diverses, et que ces perceptions multiples loin de n’être que des abstractions intellectuelles, engagent nécessairement des pratiques analysables comme des usages, individuels ou collectifs, de l’espace. La mise en paysage de fragments plus ou moins nombreux, plus ou moins vastes de l’espace s’accompagne donc de pratiques propres aux contemplateurs de ces paysages, et entre dans des rapports complexes, éventuellement concurrentiels ou incohérents avec les pratiques sociales liées à d’autres usages du même espace.

Pour compléter le tableau, il faut également prendre en considération le fait que, tout comme l’espace paysagé s’appuie sur des schèmes esthétiques et un savoir artistique plus ou moins diffus, d’autres modes d’appréhension de l’espace commun s’organisent autour de théories géographiques, économiques, écologiques, urbanistiques, etc.

Il ne s’agit pas du tout de rouvrir les débats philosophiques sur nos conceptions de l’espace, depuis Aristote jusqu’à la phénoménologie contemporaine, en passant par Descartes et Kant. Bien plus modestement, pointer dans l’attirail conceptuel – ou simplement terminologique – des disciplines modernes, l’usage qui est fait de la notion de « paysage » aux côtés des autres catégories les plus courantes.

La construction esthétique des paysages s’oppose à la supposée naturalité de l’espace. Les points de vue multiples sur l’espace entrent en concurrence, armés qu’ils sont par les disciplines qui en font leur objet privilégié. Il n’est donc pas sans intérêt d’examiner comment le point de vue esthétique s’affronte à celui des géographes, historiens, écologistes, ou ingénieurs-aménageurs.

L’espace, pour autant qu’il s’appréhende comme donnée objective, se décline à différentes échelles et selon des perspectives propres à chaque discipline scientifique, grâce à une multiplicité de catégories empiriques, qui sont peut-être tout aussi bien des types d’objets occupant le monde. Catégories ou objets sont par nature instables et flous dans leurs contours et leurs limites. Bernard Debarbieux en a fait brillamment la démonstration à propos de l’objet géographique « montagne ». Que le même terme désigne indistinctement le massif du Mont Blanc, la « montagne de Reims » au sud de la ville, et la « montagne Ste Geneviève » à Paris fait hésiter sur l’usage précis auquel la géographie devrait se cantonner pour en faire un véritable « objet géographique » 12. Ce genre de difficulté sémantique atteint la plus grande part du lexique existant pour désigner les catégories spatiales, et l’introduction du « paysage » dans la terminologie des sciences de l’espace n’arrange rien.

Un lexique minimal suffit à mettre en évidence la variété des termes spatiaux dont disposent les spécialistes.

La géographie se réfère ainsi aux régions, qui peuvent être aussi bien des ensembles supranationaux plus ou moins souples (régions tropicales ou désertiques, région méditerranéenne…) que des divisions infranationales (la grande question, autour de 1900, des délimitations pertinentes des régions en France). Elle partage avec l’histoire et le droit l’usage du territoire comme entité administrative support de pouvoirs et d’actions d’aménagement. Centres et périphéries sont aussi des catégories-clés de la géographie dans sa recherche de structuration de l’espace.

L’histoire fait des pays le cadre presque naturel de ses récits nationaux, et lorsqu’elle se teinte de préoccupations locales, des terroirs et des petits pays hérités d’un lointain passé dialectal ou ethnique.

L’écologie se préoccupe des milieux, qui peuvent être détaillés en écosystèmes, comme unités d’analyse des interactions entre organismes vivants, végétaux, animaux et humains.

L’archéologie, dans sa pratique la plus courante, est attachée à la notion de site, qui délimite l’espace de fouille et d’étude caractérisé par la présence de traces matérielles et d’objets témoins d’une présence humaine passée.

D’autres termes spatiaux émargent à l’action publique dans sa fonction administrative, tels que la zone et son complément le zonage, consubstantiels aux opérations d’urbanisme ou d’aménagement lorsqu’elles cherchent à délimiter des spécificités fonctionnelles : zone industrielle, zone résidentielle, etc.

Moins normalisés et d’un usage plus restreint, on peut aussi penser aux lieux et leur antonyme les non-lieux, parfois utilisés dans une perspective évaluative et critique 13.

Ces quelques éléments lexicaux n’ont rien d’exhaustif 14. Tels quels, ils suffisent pourtant à montrer la richesse du vocabulaire spatial disponible. La question est donc de comprendre pour quelle raison ces disciplines ont toutes à des degrés divers, intégré la notion de paysage dans leurs analyses, et de savoir si elles en ont tiré quelque profit.

La réponse ne peut venir qu’à l’issue de multiples investigations sur les usages effectifs du terme lors de recherches disciplinaires. Un simple comptage de statistique lexicale, rendu possible par la généralisation des techniques de numérisation et d’indexation des écrits scientifiques et techniques, ne suffirait pas : constater la prolifération moderne du mot « paysage » nous laissera sur nos interrogations quant à sa pertinence.

Dans les limites succinctes de cet article, il me paraît plus simple de proposer une hypothèse d’ensemble, assortie de quelques illustrations significatives à défaut d’être déterminantes.

Le recours au terme de paysage dans l’exercice des disciplines « scientifiques » 15 s’insère dans une démarche commune de description – aussi précise et rigoureuse que possible – d’une situation donnée, et de la détermination des causes intellectuellement raisonnables ayant entraîné cette situation. Qu’il s’agisse d’un plissement de terrain, de l’organisation écologique d’une mare, de la silhouette d’une chapelle en ruine perdue dans la forêt, ou de la succession de commerces et de hangars à l’entrée d’une ville, nous sommes dans tous les cas devant un fragment d’espace situé et daté qui demande explication, et que le géologue, le biologiste, l’historien-archéologue ou le géographe-urbaniste tenteront d’éclairer.

Ces quatre types de lieux – parmi cent autres – peuvent aussi, éventuellement, être vus comme des paysages, si un œil sensible vient à les observer. Et peuvent-ils aussi être saisis dans la catégorie « paysage » par les spécialistes qui les analysent rationnellement ?

Poursuivons les investigations dans le domaine de la géographie, grande utilisatrice de la catégorie de « paysage », en compagnie de Bernard Debarbieux, déjà cité. Cherchant à éclairer les replis de la démarche disciplinaire qui est la sienne, il suggère la notion d’effet géographique : « on propose de désigner comme « effet géographique » le processus par lequel l’identification d’un objet spatial et son inscription dans une catégorie d’objets similaires rend possible et efficace le déploiement d’un ensemble d’actions concrètes sur la matérialité de cet objet ou de certains de ses éléments, actions qui tendent à conforter l’objet dans son statut. » 16 Soit, à l’origine possible d’un effet géographique, cet objet spatial particulier qu’est l’image-paysage. Cette image, inscrite dans la catégorie paysage, est-elle bien un objet géographique ? On pourrait argumenter en faveur de cette hypothèse au motif qu’elle produit des effets de type géographique (par ex. des aménagements de l’espace visant à protéger la qualité du paysage). Encore faudrait-il que la géographie soit en mesure de définir et d’identifier les images-paysages. Or il ne semble pas que ce soient des géographes en tant que tels qui opèrent cette identification (qui prononcent le « je te baptise paysage », ou à tout le moins, « je te reconnais comme paysage »). Dans le texte cité, Debarbieux raisonne sur des « objets spatiaux » ou géographiques plus ou moins classiques (île, Europe, montagne, ville…) ou nouveaux (péri-urbain, rurbain, ville-pays…) que la géographie est à même d’identifier comme tels au moyen de ses propres outils d’analyse. Mais il semble bien que l’objet spatial « paysage » soit beaucoup plus rétif à se laisser saisir.

Je voudrais prendre comme cas d’école la démarche du géographe toulousain Roger Brunet 17 qui pouvait écrire en 1974 :

« Certaines définitions du paysage nous paraissent exagérément extensives. Des géographes, conscients de ce que le paysage n’est qu’un aspect d’une réalité infiniment plus riche, tendent à y inclure des flux, des processus, et toutes sortes de facteurs d’explication. C’est confondre un objet et la manière de l’étudier, ou un objet et le système qui l’inclut ; c’est prendre un mot pour un autre, une notion pour une autre et le paysage pour l’espace, voire la région. » Malgré ce, Brunet avec la plupart de ses collègues s’accorderont à faire du paysage une réalité : « Pourtant, les formes et le contenu d’un paysage peuvent être l’objet d’une analyse objective : un taux de couverture forestière se mesure, comme se mesurent une densité de fermes au kilomètre carré, une pente, une dimension de champ, une hauteur de façade, etc. Qu’on soit aveugle ou poète, impressionniste ou cubiste, n’affecte pas le paysage. Certes, et incontestablement, le jugement que l’on porte sur un paysage – et par conséquent l’intérêt ou les désastres provoqués par telle ou telle transformation du paysage -, comme la perception qu’en ont les hommes (mais quels hommes ? quels groupes ?) sont des sujets passionnants, riches d’implications pour le géographe. Mais c’est là un autre thème, un autre objet d’étude. On ne gagnera rien à vouloir réduire l’un à l’autre. On posera donc que le paysage est très précisément et tout simplement ce qui se voit. »

Pourtant, l’apparente simplicité de cette définition lapidaire est immédiatement battue en brèche par son auteur même dès les pages suivantes. Roger Brunet se propose en effet d’étayer sa définition par le recours à plusieurs cas exemplaires – très divers : une crue de la Garonne à Agen, la place du Vieux Marché de Varsovie, la Montagne de Reims, un hypermarché. On accordera volontiers à l’auteur qu’Agen sous les eaux, ou une grande place urbaine sont des paysages recevables et dignes d’être peints ou photographiés. Plus problématique déjà est la montagne rémoise, au sud de la ville, qui s’étend sur un vaste périmètre englobant plusieurs dizaines de villages, et organisée de nos jours en parc naturel régional. Mais dans tous les cas, le phénomène crucial réside dans « ce que voit » le géographe, qu’il soit à Agen, à Reims ou à Varsovie. Que « voit » Roger Brunet à Reims de ce vaste ensemble dénommé montagne, même s’il grimpe jusqu’à la table d’orientation située au sommet du mont Sinaï ? Une multitude de « signes », en vrac et parmi bien d’autres : le signe de la propriété privée spéculative et de la demande de bois, la satisfaction (ou la crainte) procurée par la vue de l’expansion de la ville et du vignoble de Reims, un obstacle aux communications, un terrain d’expérience pour l’aménagement… Quant à l’hypermarché (où qu’il soit situé), Roger Brunet y voit en particulier « l’image du choix, du gain de temps, de l’économie (même si tout cela est faux éventuellement), un spectacle, voire une fête, souvent associés au weekend (samedi); et, aussi, la volonté de puissance des groupes financiers, une menace pour le petit commerce, le signe déplorable de la « civilisation de la consommation » et de la standardisation », tous phénomènes qui excèdent largement le spectacle du bâtiment en tôle ondulée ou des alignements de boites de conserve. (Fig. 9)

Sortie de magasin d’un centre commercial (04 00501), juin 1993. (© Dominique Auerbacher, OPNP).
Fig. 9 Itinéraire n° 4, Nord-Pas-de-Calais (Dreal). Henin-Beaumont - Sortie de magasin d’un centre commercial (04 00501), juin 1993. (© Dominique Auerbacher, OPNP).
Que voit-on devant un hypermarché ?

Il importe assez peu pour mon propos que ces analyses soient ou non pertinentes économiquement ; par contre, il est clair que ce ne sont en rien des « paysages » visibles, mais des constructions intellectuelles à partir de tout un faisceau d’indicateurs disparates, depuis des plans cadastraux jusqu’à des décisions administratives en passant par des compilations de données économétriques qui sont les manifestations de structures socio-économiques excédant et débordant de toutes parts le paysage offert à notre regard. Brunet en convient d’ailleurs : « une « analyse de paysage » au sens strict paraît sans objet : elle aurait pour effet de limiter volontairement l’information. On ne lit pas un livre en cachant la moitié des pages. Quand Wieber ou Bertrand 18 disent faire une analyse de paysage, même « globale », ils introduisent en fait des données telles que la profondeur des sols, la pluviosité, etc. qui ne sont pas des éléments du paysage – et c’est une attitude saine, c’est même bien la seule féconde. Ils n’étudient pas des paysages, mais des structures, voire des systèmes. ». Où se nichent donc les paysages comme possibles objets géographiques ? En définitive, conclut Brunet, « une confusion vient de ce qu’on n’établit pas clairement une distinction entre ce qui est paysage et ce qui est structure de paysage et élément de structure spatiale. Ce que le géographe étudie en réalité, « les faits » si l’on veut, ce sont les éléments des structures. Certains d’entre eux, et certains seulement, sont apparents dans le paysage. On peut sans doute partir d’eux pour accéder à la connaissance des sites et des systèmes spatiaux, et l’on a besoin d’eux : ils sont à la fois des objets, et des signes ; mais ils ne suffisent pas. »

Pour en finir avec le paysage des géographes, voici ces quelques lignes signées conjointement par Jean-Robert Pitte 19 et Sylvie Brunel 20 : « Les géographes s’attachent particulièrement à la notion de « paysage ». Or le paysage du géographe, c’est la façon dont la société humaine a choisi de modeler son environnement. De grands géographes comme Élysée Reclus ou Albert Demangeon pensaient que la notion d’environnement était synonyme de celle de « milieu géographique ». (…) Le relief, l’eau du ciel et de la terre, les sols, la couverture végétale, le climat… tous les éléments du paysage qui étaient auparavant étudiés de manière séparée (…), les géographes les étudient aujourd’hui globalement, car ils savent que des interrelations fondamentales lient ces différents éléments. À l’écosystème ils préfèrent ainsi le géosystème, ce qu’un autre géographe Jean Tricart, appelle « l’épiderme de la terre ». Les géosystèmes sont toujours anthropisés ou aménagés, car au cœur des territoires s’inscrit la société. Et derrière la photographie apparente, qui fait que nous allons identifier un paysage, le trouver beau ou laid en fonction de nos goûts et de notre culture, s’inscrit en réalité le film de toutes les façons dont les sociétés humaines ont agi sur ce paysage : le géosystème s’inscrit dans la durée, il porte témoignage du passé, celui de la planète, de l’histoire géologique, climatique, comme celui de l’humanité. » 21 On ne saurait mieux dire comment le paysage, auquel les géographes sont si attachés, s’éclipse aussitôt qu’évoqué au profit de l’environnement ou du milieu. Car derrière l’apparence du paysage, il y a la réalité profonde du géosystème.

De même que Brunet ne peut tenir jusqu’au bout sa définition du paysage comme « ce qui se voit », il semble possible de poser que les faits de structure, sous-jacents à la surface visible, commandent l’essentiel des investigations et des systèmes d’explication, et pas seulement en géographie. À peu près partout se retrouvent les usages « exagérément extensifs » des paysages.

Dans le milieu des historiens, la vogue du paysage s’impose également, comme en fait foi la publication de plusieurs recueils universitaires dans notre région. J’ai retenu trois titres publiés à Toulouse et à Perpignan entre 1998 et 2012, que les lecteurs peuvent consulter puisqu’ils sont disponibles sur internet 22. Ils mobilisent un grand nombre de chercheurs autour du thème général de la construction des paysages ruraux méridionaux, particulièrement au Moyen-Âge.

La thèse d’Aline Durand sur les paysages languedociens est typique de l’introduction du terme de « paysage » dans une recherche somme toute classique : « J’ai tenté de comprendre la genèse médiévale des paysages languedociens. (…) Autrement dit, je me suis efforcée de suivre et de cerner la capacité des paysans médiévaux à transformer un environnement végétal donné, au demeurant pas forcément « naturel » au sens premier et strict du terme, souvent en état d’équilibre ou de stabilité relative (climax), en un ou des agrosystèmes. (…) L’importance accordée aux systèmes de cultures et aux écosystèmes trouve un écho dans le plaidoyer de G. Bertrand pour une histoire écologique de la France rurale. » Le travail considérable de croisement statistique des données recueillies, qu’elles soient classiques comme les compoix ou les sources notariales, ou innovantes comme les traces d’archéobotanique, se donne pour objectif explicite de rendre compte du passage d’un environnement végétal plus ou moins sauvage à un agrosystème raisonné : quel bénéfice d’intelligibilité attendre en introduisant le paysage dans ce processus historique ? D’autant que l’auteur, concluant sur la nouvelle situation du monde rural au seuil du XIIe siècle, avance imprudemment que « le parcellaire aussi s’uniformise en s’atomisant : le dessin des champs et des vignes est plus homogène, plus régulier. Forme nouvelle de l’essor agraire, la gestion du paysage se rationalise et s’intensifie23 : l’arboriculture fruitière, seule ou en association, se développe ; l’arbre utile est entretenu et planté. (…) « Bâtisseurs de paysages« , les paysans languedociens l’ont sans aucun doute été. On ne peut qu’être frappé par l’extrême cohérence des structures agraires : les liens entre le semis humain, les systèmes de cultures et l’architecture des cellules de production sont organiques, déterminants : l’imbrication constante entre les écosystèmes et les constructions agraires façonnent un paysage vivant, compromis permanent entre l’évolution de la société et les nécessités biogéographiques. (…) Il reste donc encore beaucoup à faire pour comprendre l’écosystème médiéval. » Ce qu’Aline Durand décrit, c’est une structure socio-économique dans sa phase d’équilibre systémique : faut-il en conclure que les paysans du XIIe siècle sont des ingénieurs-paysagistes ?

Nous trouvons un usage tout aussi hasardeux du paysage dans l’Introduction qu’Aline Rousselle donnait au recueil collectif consacré aux acteurs du paysage rural 24. L’auteure, spécialiste de l’Antiquité, hésite manifestement à s’engager dans une voie « paysagère », et préfère parler de l’espace rural, terrain plus sûr : « Une histoire de l’espace rural devrait aboutir à des descriptions dynamiques d’un ensemble comprenant aussi bien les terres cultivées que les habitats groupés ou isolés (modes d’occupation du sol), et que les zones sans cultures, qui, exploitées ou non, ne sont jamais de véritables déserts. (Il paraît difficile de maintenir les appellations « paysage rural » et « paysage naturel », sauf de façon très conventionnelle, pour différencier les zones cultivées des zones forestières, steppiques ou autres, pourtant bien dépendantes de l’homme.) » Mais le paysage disparaît très vite de son propos, pour être remplacé par une analyse du rapport à la nature : « Du fait que la notion romantique du paysage est absente des descriptions de campagne dans les textes géographiques anciens, on a conclu trop vite que le sentiment de la nature n’existait pas. Il y est pourtant vif parfois. (…) Si le paysage n’est pas la nature mais le sentiment que nous en avons, comment dire que la civilisation grecque est une civilisation « sans paysage » ? » Pour accroitre la confusion, Aline Rousselle s’engage dans une supposée dimension religieuse des paysages, qui est de fait un repérage spatial des lieux sacrés. « Il est certain que les sanctuaires, païens puis chrétiens, ont été des marqueurs importants de l’espace rural. (…) Le nombre des sanctuaires ruraux de la Gaule défie les tentatives de répertoires. À la campagne comme en ville, nombre de repères spatiaux avaient un caractère religieux : limites, passages, bornages. (…) Le paysage comporte des points remarquables qui appellent et fixent les signes religieux. Prenons pour exemple l’étude menée en Espagne par William Christian. La moitié des 360 sanctuaires ruraux chrétiens contemporains qu’il a recensés se trouvent associés à des hauteurs, un cinquième à des arbres ou des buissons, un cinquième à des sources, un sixième à des grottes. » Pour conclure, Aline Rousselle remarque que « à défaut de trouver suffisamment d’information dans les descriptions anciennes, nous pouvons, comme Belon, utiliser le paysage comme sa propre source documentaire (traces de cadastres, archéologie) surtout pour les époques mal documentées. Des programmes de prospection, par l’archéologie extensive, sont bien avancés dans le Roussillon où les repérages de témoins depuis la préhistoire jusqu’au bas Moyen Âge ont déjà permis des localisations d’habitats, et la détermination de périodes d’occupation et de périodes d’abandons. » Entre sanctuaires ruraux et localisations d’habitats, le paysage s’est éclipsé, ou si l’on préfère, dilué dans les divers accidents de l’espace.

L’ouvrage dirigé par Jean-Loup Abbé aux Presses universitaires du Midi et consacré à la construction des paysages méridionaux25 s’efforce pour sa part de prendre au sérieux l’objet « paysage » dans la recherche historique. Dans son Avant-propos, l’organisateur du colloque organisé à Carcassonne en mai 2008, avance deux propositions :

  • L’objet du questionnement et du débat, c’est le paysage tel qu’il est, tel qu’il se construit, mais aussi tel qu’il est perçu ; la construction mentale, autant que l’édification physique.
  • L’intérêt porté au paysage est d’abord une préoccupation des sociétés actuelles. En effet, le paysage est un enjeu. Tout à la fois protégé, menacé, transformé rapidement, il est devenu une composante des politiques territoriales, quelle qu’en soit l’échelle. Il est aussi, et pour cela, dans une bonne mesure, un sujet d’études dont se sont emparées les sciences qui travaillent sur les dynamiques spatiales et temporelles. »

Jean-Loup Abbé est bien conscient de l’historicité du paysage, mais on ne sait trop si l’intérêt nouveau des historiens résulte de la nouveauté de l’objet (ce qui expliquerait pourquoi les historiens plus anciens ne s’en sont pas préoccupés), ou si le paysage « tel qu’il est » (sa naturalité ou son objectivité) n’est devenu problématique (un enjeu social) que récemment, ce qui entraine les sciences sociales à l’étudier. L’ambiguïté est réelle, et tient essentiellement au postulat d’une naturalité du paysage, longtemps immuable (?) et devenu brusquement changeant (??).

Pour creuser ces ambiguïtés, j’utiliserai la très significative contribution de Jean-Michel Minovez 26 sur « Le paysage industriel et sa perception dans le Midi de la France, XVIIIe-XXe siècle ». Il faut rendre grâce à l’auteur de réhabiliter – et de vouloir introduire dans l’analyse historique – des composantes sensibles des paysages généralement négligées, telles que les sons et les odeurs, tellement présents dans les activités industrielles, et qui ne peuvent qu’enrichir la palette des sensations paysagères 27. Mais en faisant du paysage-perçu par le regard un simple accessoire, très secondaire, du seul paysage qui vaille, assimilé à la structure géographique ou au système industriel (ce qui nous ramène à Roger Brunet) 28, Minovez ne peut que déplorer la cécité des observateurs. Lorsque géographes et historiens s’accordent pour nommer « paysages » les formes structurelles telles que « districts industriels », « systèmes productifs localisés » ou « territoires de l’industrie », ils construisent des modèles-types qui négligent et sous-estiment la variété des situations. Il convient donc de réintroduire une dose de paysagisme sensible dans ces analyses rationnelles, au risque de ne plus savoir en quoi consistent réellement les paysages. L’abstraction paysagère structurelle ou systémique s’entrechoque avec les images paysagères saisissant le détail des situations : « qu’est-ce qui peut permettre de dire que la bonneterie des Hautes-Pyrénées existe jusqu’en 1870 sans percevoir les flux des ouvrières à domicile qui se rendent chez les marchands pour y amener leur ouvrage ? Comment percevoir les milliers d’artisans du Pays d’Olmes et de Castres qui tissent à domicile sans penser au bruit assourdissant des navettes volantes et des battants ? Comment ne pas penser que la présence des teintureries se mesure d’abord par les variations de couleur des rivières au rythme du déversement des effluents à l’odeur âcre ? »

Outre qu’il s’agit probablement d’une question d’échelle entre micro – et macro -, on peut répondre à Jean-Michel Minovez que le travail à domicile s’inscrit dans les livres de comptes des entreprises, ou que la qualité des eaux est connue par des relevés systématiques ; même à grand renfort de documents photographiques, rien dans tout cela qui puisse raisonnablement s’interpréter comme des paysages 29. Les revendications méthodologiques de l’auteur appellent bien plutôt à un enrichissement de l’histoire économique et sociale par des investigations ethnographiques.

Observer les paysages

Il serait fastidieux de répéter ces analyses à propos de chaque discipline, d’autant que les conclusions sont voisines : en archéologie ou en écologie, la mise en évidence de phénomènes structurels sous-jacents est l’objectif commun (« il n’y a de science que du caché »), et un site de fouille ou un écosystème ne gagnent probablement rien de significatif à être convertis en paysages.

La situation est toute autre pour une discipline récente qui se donne comme objet spécifique le paysage en tant que tel. Entre jardiniers et architectes, les concepteurs-paysagistes occupent une situation singulière en tant que porteurs de « projets de paysage » 30. Pour autant, l’objet-paysage semble bien n’être défini que comme le lieu de rencontre de multiples dimensions : le champ du paysage serait à l’intersection de la recherche sur les milieux et l’environnement, ou encore sur l’espace, les territoires et les sociétés humaines. Ne craignant pas la démesure, Pierre Donadieu peut écrire que « Le paysage est une notion relationnelle, un entre-deux qui crée le sens des étendues et des lieux visibles. C’est pourquoi il se présente comme un outil de passage entre le visible et l’invisible, entre l’objectif et le subjectif, entre la science et l’art, entre l’écologique et le symbolique, entre les espaces vus et vécus, entre le matériel et le spirituel, entre la totalité et les parties, et surtout entre la connaissance et l’action » 31. Probablement faut-il voir là les effets d’une tension entre la tentative de construire une théorie générale du paysage, propre à asseoir une discipline scientifique nouvelle et ambitieuse, et l’attitude pragmatique attachée aux projets paysagers.

Pour rendre un peu plus opératoire la discipline des paysagistes, peut-être faut-il aller chercher comment une institution telle que l’Observatoire photographique national du paysage (OPNP), créé en 1989 32, sélectionne ses objets 33.

Suivons, pour ce faire, les analyses de Frédérique Mocquet, architecte qui travaille sur les implications des Observatoires photographiques. Il faut tout de suite insister sur deux points de rupture avec les théories scientifiques que nous venons d’évoquer. D’une part, la pratique effective de l’Observatoire (qu’il soit national ou décliné dans de multiples agences régionales liées à tel ou tel territoire) rompt avec le partage institué entre paysages remarquables (grands sites, patrimoine, secteurs protégés, etc.) et paysages ordinaires « sans qualités », ce qui corrobore les analyses de Gérard Lenclud. (Fig. 10a et Fig. 10b)

Louis Daguerre (1787-1851) : Boulevard du Temple (1839) (Coll. particulière).
Fig. 10a Louis Daguerre (1787-1851) :
Boulevard du Temple (1839)
(Coll. particulière).
Rue F. Debergue (09000501), février 1997 (© Cl. Anne Favret et Patrick Manez, OPNP. Photographie originale en couleurs).
Fig. 10b Itinéraire n° 9, Montreuil-sous-Bois, créé en 1997.
Rue F. Debergue (09000501), février 1997 (© Cl. Anne Favret et Patrick Manez, OPNP.
Photographie originale en couleurs).
Une tradition discontinue entre Daguerre (1839)
et l’Observatoire du Paysage (1997) scrutant l’envers du décor.

Et d’autre part, le choix de la technique photographique (la prise de vue depuis un point d’observation précis, à hauteur d’homme) permet de retrouver la définition artistique de la peinture de paysage, et de dissiper le brouillard sémantique induit par l’indétermination spatiale des paysages géographiques. Les Observatoires utilisent des méthodes de collecte de séries photographiques : soit sur des itinéraires et des cheminements déterminés, soit par « reconduction » de prises de vues identiques à différents intervalles de temps, créant ainsi des variations paysagères (Fig. 11a et 11b) qui font entrer les paysages dans un processus d’objectivation sensible. Les productions des Observatoires sont des banques de données paysagères qui peuvent concerner les vues « classiques » d’espaces ruraux de pleine nature aussi bien que des centres urbains anciens patrimoniaux, mais elles jouent un rôle certainement plus novateur quand elles s’intéressent à l’entre-deux des zones périurbaines.

Saint-Paul-et-Valmalle, avant et après l’A75 (02002301), novembre 1992.
Fig. 11a Saint-Paul-et-Valmalle,
avant et après l’A75 (02002301),
novembre 1992.
Saint-Paul-et-Valmalle, avant et après l’A75 (02002303), octobre 1995.
Fig. 11b Saint-Paul-et-Valmalle, avant et après l’A75 (02002303), octobre 1995. (Itinéraire n° 2, département de l’Hérault (CAUE), créé en 1992).
(© Cl. Raymond Depardon, OPNP).
L’estafilade blanche apparue au flanc de la côte de la Taillade
rappelle la tranchée de chemin de fer de Cézanne.

Ainsi des Paysages usagés réunis par l’Observatoire du GR2013 qui serpente dans l’agglomération marseillaise : il s’agit bien de « documenter et faire découvrir la richesse et la diversité d’espaces injustement disqualifiés, relever les frottements entre ville et nature, renouveler les représentations culturelles de ces espaces, produire les archives d’un territoire en devenir, documenter l’inscription d’un chemin dans un paysage. » 34 (Fig.12)

Il semble bien que ces Observatoires photographiques, qui opèrent à différents niveaux territoriaux (souvent des Parcs régionaux ou des Communautés de communes), indépendamment de leur degré d’implication dans des politiques d’aménagement, contribuent au premier chef à diffuser une culture de la vision paysagère auprès des populations concernées 35. Une exposition de séries photographiques par des artistes professionnels contribue à légitimer la banalité des paysages vécus et à modifier la perception des habitants sur leur environnement quotidien. (Fig. 13) Des pratiques touristiques « innovantes » peuvent venir se greffer sur ces territoires négligés, qui font accéder à des paysages non conventionnels : ainsi de ces excursions « hors des sentiers battus » dans les quartiers Nord de Marseille 36.

C’est ainsi que pourrait naître une esthétique des paysages ordinaires, selon la formule empruntée à Pierre Sansot, observateur sensible et attentif du monde d’en bas, « gens de peu » et paysages communs 37.

Geoffroy Mathieu : La promenade du milieu 2014-2015 (© cliché G. Mathieu et Collectif SAFI).
Fig. 12 Geoffroy Mathieu : La promenade du milieu 2014-2015
(© cliché G. Mathieu et Collectif SAFI).
Un périple autour de Marseille, dans la lignée du GR2013, met en évidence les espaces interstitiels entre ville et campagne, typiquement « sans qualité ».
Le Palais et le Sentier, 2013 (© cliché G. Mathieu).
Fig. 13 Le Palais et le Sentier, 2013
(© cliché G. Mathieu).
Exposition itinérante dans le cadre des projets associés au GR2013.

Politiques paysagères et conflits d’usages

Ainsi que le montre bien Yves Luginbuh 38, le tourisme élitiste du Club Alpin Français et du Touring Club de France sont à l’origine de la Loi de 1906 sur la protection des sites et monuments naturels. La préoccupation paysagiste qui s’y exprime prend sa source dans un sentiment esthétique, tout autant littéraire que pictural. À l’encontre des préoccupations économiques du monde agricole qui prône le déboisement à outrance et la mise en production des terres, les élites urbaines recherchent les émotions procurées par le contact avec la nature sauvage de la forêt profonde, et l’illusion d’immobilité pérenne qu’elle fait naître. « Aimer les arbres, c’est aimer la Patrie » lance un forestier, Jacquot, en 1911 39.

Les politiques paysagères se sont longtemps concentrées – et se perpétuent encore largement aujourd’hui – sur une ligne de partage entre « paysages remarquables » et le reste du territoire.

Aux premiers la reconnaissance et la protection des autorités (cela va des Ministères concernés, de la Culture ou de l’Environnement aux collectivités locales) qui établissent un cordon sanitaire visant à assurer l’authenticité et le maintien en l’état de la zone élue. Les Parcs Naturels régionaux ou nationaux, les Grands Sites, les Secteurs protégés urbains sont ainsi appelés au statut de paysages de référence. L’élection se paie de contraintes définies par des chartes ou des règlements d’urbanisme. Il en va ainsi du Parc Naturel du Haut-Languedoc, à cheval sur l’Hérault et le Tarn, des sites remarquables du Salagou, dans le centre Hérault ou de Navacelles en limite du causse du Larzac. Particulièrement significative est la situation de Montpellier, dont le centre historique ancien (« l’écusson ») a été classé secteur sauvegardé en 1967 à l’initiative de la municipalité Delmas : les contraintes fortes sur la rénovation des immeubles anciens et l’aménagement des places et voies de circulation ayant eu pour contrepartie l’abandon à peu près total du reste de la ville aux lois du marché.

« Certains représentants des services compétents en matière de classement de sites reconnaissent en effet la difficulté de gérer des paysages protégés par la loi et de leur conserver l’aspect pour lequel ils ont été classés. Il convient d’ailleurs de préciser que les sites classés sont au nombre de 2.500 environ en France, certains pouvant s’étendre sur plusieurs centaines d’hectares, alors que d’autres concernent des espaces extrêmement limités ; à la diversité des superficies s’ajoute celle des types de sites, souvent liés à la présence d’un monument historique ou d’une curiosité naturelle et cette variété complique leur gestion. La protection et la réhabilitation des paysages se posent comme des actions visant à fixer une image répondant à une esthétique académique élitaire et entrant en opposition avec le jeu multiple des acteurs de l’évolution de l’espace, pour lesquels le paysage est un cadre quotidien transformé par leurs activités économiques, sociales et culturelles. » 40

À définition univoque des « paysages remarquables », politique de protection simple, dans la mesure où ce sont les mêmes autorités légitimes qui désignent les paysages et les sauvegardent. La situation se complexifie lorsque se brouille, puis s’efface la frontière entre les paysages à protéger et l’espace commun ordinaire : tout le territoire devient paysage potentiel. Que signifie alors l’impératif de sauvegarde ? Cette conjoncture historique exige probablement une profonde révision des politiques de gestion de l’espace, rendue nécessaire par l’inflation des pratiques paysagères.

L’impératif paysager est, à l’évidence, intimement lié au développement du tourisme. La première grande vague touristique, contemporaine de la IIIe République, des chemins de fer et de l’automobile, a jeté sur les routes une population socialement privilégiée et avide de loisirs « distinctifs » : immersion dans la nature, recherche du pittoresque, découverte du patrimoine culturel ou historique, mais aussi désireuse de sensations fortes procurées par l’exploration des montagnes, des grottes, des gorges dangereuses… Et ces premiers touristes armés de leur appareil photographique ont immédiatement généré des aménagements des territoires ainsi investis, sous forme de moyens de communication ou de voies d’accès, de lieux d’accueil hôteliers, de fléchages et de panneaux indicateurs, tous destinés à faciliter l’approche par ce nouveau public des « points de vue » remarquables qui leur étaient offerts.

Encore une fois, la mise en paysage du territoire n’est pas un phénomène naturel ou universel : elle est socialement et culturellement déterminée. Les populations qui s’adonnent à ce type de pratique (se déplacer pour voir des paysages qui leur plaisent) se sentent légitimées à le faire. La bourgeoisie aisée du XIXe siècle qui se lance à la découverte de l’espace commun ne fait qu’aiguiser sa sensibilité, exercer son jugement, diversifier ses expériences, en un mot manifester sa supériorité. Et la généralisation du tourisme de masse, tout au long du XXe siècle, n’affaiblit pas cette légitimité paysagère, mais au contraire l’étend à de nouvelles couches sociales 41. La petite bourgeoisie cultivée, amateur de randonnées pédestres et de photographie, pèse à son tour de tout son poids pour imposer la satisfaction de ses goûts paysagers.

Dans les deux cas (tourisme élitiste et tourisme de masse), il semble possible de parler d’appropriation de l’espace par ses visiteurs.

L’appropriation de l’espace est un enjeu majeur de toute société. Mais le partage entre espaces privés et espace public, fondé dans le droit de la propriété, ne suffit probablement pas pour notre propos. Une autre forme de bipartition peut s’avérer utile, celle à l’intérieur même de l’espace public, entre ses déclinaisons au singulier et au pluriel. Thierry Paquot 42 prend soin de distinguer l’espace public, lieu symbolique des confrontations politiques et des débats d’idées, des espaces publics, lieux géographiques ouverts au public, tels que les places, les parcs, les rues et certains bâtiments communs comme un hôtel de ville et par extension des espaces commerciaux ou de loisirs.

Ce sont ces espaces publics, lieux physiques partagés collectivement, qui nous intéressent ici. Ainsi que l’écrit Paquot, « ces espaces publics (…) mettent en relation, du moins potentiellement, des gens, qui s’y croisent, s’évitent, se frottent, se saluent, conversent, font connaissance, se quittent, s’ignorent, se heurtent, s’agressent, etc. Ils remplissent une fonction essentielle de la vie collective : la communication. Ils facilitent l’urbanité élémentaire et reçoivent, comme un don anonyme et sans réciprocité attendue, l’altérité. C’est dans les espaces publics que le soi éprouve l’autre. C’est dans ces espaces dits publics que chacun perçoit dans l’étrangeté de l’autre la garantie de sa propre différence. » 43 (p. 7).

Un grand nombre d’endroits très divers relèvent de ces lieux publics, mais pour chacun d’eux, « l’essentiel ne réside aucunement dans le statut juridique de ce territoire pratiqué par un ensemble d’individus isolés ou en groupe à un moment donné, mais par cette activité elle-même qui fait « collectif » et confère à cet endroit une dimension sociale et publique. » Par exemple, quand « les habitants « se paient » une soirée en ville, il faut donc que celle-ci ressemble à l’image rêvée d’une ville pédestre et ludique. Peu importe alors que les espaces publics soient privés ou non, ils servent avant tout à prouver l’authenticité de la mise en spectacle de cette soirée urbaine. » Ce qui est vrai des centres villes peut très certainement s’étendre à toutes sortes d’espaces mis également en spectacle. Il faut donc considérer que la mise en paysage d’un espace offert aux regards est une pratique potentiellement collective. Ce qui devient public, ce sont à la fois les espace visibles, ce lac sillonné par des voiliers, ce village niché dans la vallée, ces escarpements sauvages où se devinent des mouflons, cette place urbaine à l’ordonnancement classique ; et le point, ou toute une série de points d’observation, les belvédères d’où l’œil de multiples curieux, promeneurs, randonneurs, touristes, les contemplent, s’en saisissent en allant de points de vue en points de vue disponibles – c’est à dire mis à disposition. De fait, et sans en avoir toujours conscience, ces espaces publics sont des espaces partagés.

Une situation fréquente de tension dans le partage d’un espace commun apparaît lors des conflits entre promeneurs et chasseurs. Les premiers, à la recherche de paysages paisibles, se heurtent aux seconds à l’affût de gibier improbable. Il est assez clair que de nos jours, les citadins venus se reposer à la campagne bénéficient, pour quantité de raisons, d’une légitimité sociale très supérieure à celle des villageois arc-boutés sur leur droit de chasse depuis la Révolution et la fin des privilèges seigneuriaux. Les conflits de coexistence sur un même territoire se résoudront, avec l’extension de la rurbanisation, par la victoire probable des esthètes citadins et l’amertume ou la rage rentrée des ruraux.

C’est ce type de conflits d’usage dans lesquels interviennent les pratiques paysagères qu’il convient d’observer, et de prendre en compte dans les politiques d’aménagement et d’occupation du territoire.

Mais l’appropriation de l’espace peut s’opérer selon des modalités plus subtiles. Considérons donc l’expérience d’un groupe de promeneurs (peut-être des Japonais découvrant la France, aussi bien que des citadins venus de la ville voisine passer une journée à la campagne) qui découvrent, au détour du sentier, un vaste panorama déroulé jusqu’aux confins brumeux à plusieurs kilomètres de distance. La question est : le tableau offert à leurs regards correspond-ils à leurs attentes de beauté et d’harmonie, et sinon, comment se manifeste leur déception ? Le paysage eût été parfait, et digne d’être photographié, si ce n’était cette autoroute bruyante qui barre la plaine, au second plan, et aussi à gauche, où s’entrevoyait un vieux village lové dans un repli de terrain, l’énorme hangar en tôle jaune pisseux qui gâche tout, et enfin, sur la ligne de crête à droite, une rangée d’éoliennes pourtant peu visibles mais qui font hurler certains membres du groupe, qui ne voient plus qu’elles.

Voici donc tout un pan de territoire que ce groupe de promeneurs s’estime justifié à disqualifier – et d’ailleurs deux d’entre eux rédigeront quelques lignes acerbes sur le cahier de doléances du premier office de tourisme rencontré. Ils estimeront que les « responsables » locaux (pour le hangar agricole) ou peut-être régionaux (pour les éoliennes) ou même nationaux (pour l’autoroute) se plaisent à saccager le patrimoine dont ils ont la garde et à dénaturer leur environnement.

De l’Europe au local

Plus personne ne peut esquiver la question paysagère dès lors que les institutions européennes l’ont prise en charge, et ont engagé les Etats membres autour d’une Convention signée en 2000 44. Les attendus de ce texte fondateur sont particulièrement intéressants. La Convention se donne une définition du paysage («  »Paysage » désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ») extrêmement large qui englobe la totalité du territoire. Cette omniprésence est confirmée par l’article 2 sur le champ d’application de la Convention, qui stipule qu’elle « porte sur les espaces naturels, ruraux, urbains et périurbains. Elle inclut les espaces terrestres, les eaux intérieures et maritimes. Elle concerne, tant les paysages pouvant être considérés comme remarquables, que les paysages du quotidien et les paysages dégradés. »

Si tout est paysage en tant qu’espace perçu par une population, sur quel type d’intervention est-il pensable de légiférer ? Rien de moins, considère le Conseil de l’Europe, que d’en assurer « la protection, la gestion et l’aménagement », au motif que le paysage est reconnu juridiquement comme « composante essentielle du cadre de vie des populations, expression de la diversité de leur patrimoine commun culturel et naturel, et fondement de leur identité. »

L’introduction de la notion d’identité collective des populations risque de se montrer problématique en se confrontant aux fluctuations de fait de l’organisation de l’espace. La logique de conservation, de préservation d’un patrimoine hérité ne va-t-elle pas se heurter aux impératifs socio-économiques par nature évolutifs ? Le législateur semble bien avoir eu conscience de cet écueil, en réintroduisant une hiérarchie entre paysages. Les États-membres sont en effet invités à identifier des paysages « qualifiés » « en tenant compte des valeurs particulières qui leur sont attribuées par les acteurs et les populations concernés. » Alors pourront être mises en place des politiques paysagères en formulant « des objectifs de qualité paysagère pour les paysages identifiés et qualifiés, après consultation du public. »

C’est ainsi qu’il est possible de considérer, par exemple, la création des parcs régionaux, ou l’activité de conseil des CAUE (conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) auprès des collectivités locales 45.

La logique sous-jacente de cette politique paysagère tient dans la croyance (espoir ? conviction ? assurance ?) en un équilibre « harmonieux » entre contraintes divergentes. Les diverses instances d’intervention en matière paysagère – en particulier les collectivités territoriales – vont devoir s’efforcer de concilier les objectifs des « populations concernées », tout en s’efforçant de définir des « paysages de qualité ». (Fig. 14a et 14b)

S’ouvre ainsi un champ d’analyse considérable qui croise les politiques d’intervention économiques, touristiques, patrimoniales, environnementales, tout en mettant le paysage au centre des préoccupations. Il ne s’agira alors que d’un « point de vue », parmi d’autres possibles et tout aussi légitimes, mais qui trouvera sa cohérence dans cette préoccupation paysagère de plus en plus prégnante.

Montblanc : Rénovation de la place du Château vieux (© cliché O. Fayolle).
Fig. 14a Montblanc :
Rénovation de la place du Château vieux
(© cliché O. Fayolle).
Le Crès : Rénovation de la place du marché (© Ville du Crès).
Fig. 14b Le Crès : Rénovation de la place du marché (© Ville du Crès).
Politique de qualification des sites urbains : une forme de banalisation des paysages ?

Conclusion

La thèse défendue dans cet article pose que la notion de paysage se révèle pertinente lorsqu’on la cantonne à son acception première, celle d’un fragment d’espace qui mérite d’être représenté et gardé en mémoire pour ses qualités sensibles. Les paysages illustrent la beauté du monde : il suffit de savoir les « voir » pleinement, c’est-à-dire de laisser affleurer les émotions que peuvent faire naître même les plus modestes et les plus ingrats d’entre eux.

Si cette thèse, dans sa radicalité, mérite d’être défendue, elle déclenche alors d’innombrables conséquences, à la mesure de sa force propre. Il convient certainement de s’interroger sur le sens, la signification profonde de cette fièvre paysagère (celle-ci même qui envahit les sciences sociales et naturelles, et qui guide pour une large part les maelstroms touristiques). La théorie (et la pratique) paysagères demandent donc d’être incorporées dans des systèmes d’interprétation plus vastes.

Dans cette recherche du sens, je retiendrai deux directions qui ouvrent des perspectives transdisciplinaires, et qui serviront de conclusion.

Il n’a pas échappé à la vigilance du lecteur que les développements de la théorie paysagère défendue ici flirtent dangereusement avec un relativisme esthétique assumé : si tout est (potentiellement) paysage, alors tous les paysages se valent, et s’estompe la distinction entre paysages remarquables et espaces ordinaires. Récusée l’échelle de valeurs qui encense les centres villes monumentaux et dédaigne les banlieues platement banales ; récusée, de fait, toute échelle de valeurs entre l’étang de ville d’Avray (Fig. 1) et la « zone » marseillaise (Fig. 13) : tout ce voyage pour ça ! Récusée aussi la hiérarchie des goûts – ces goûts dont on est censés ne pas discuter, mais qui s’imposent pourtant dans la discussion et sont à l’origine de bien des conflits. On voit bien que pointe le bout du nez des débats politico-idéologiques très actuels sur le centre et la périphérie, la France d’en haut et celle d’en bas. Ou peut-être faut-il plutôt y voir l’actualisation d’un débat voisin entre le passé glorifié et le présent déclinant. C’était mieux avant ! Parce que les paysans prenaient soin de leur paysage, parce que les constructions villageoises étaient « naturellement » harmonieuses, parce que les entrepôts des premiers capitalistes ressemblaient à des palais et non à des hangars sordides « montés » au moindre coût. La perte de l’harmonie dans notre espace vécu est un thème récurrent aujourd’hui, qu’il faut certainement prendre au sérieux – c’est-à-dire avec le temps de l’étude et de la réflexion.

Un récent billet d’humeur publié dans un quotidien régional et signé d’un Conservateur honoraire du patrimoine, s’émeut à propos du surgissement dans le paysage arlésien du centre culturel LUMA : « Que dire de cet ovni architectural sur le site des anciens ateliers de la SNCF qui avaient su, eux, garder une modestie des volumes aux abords de la cité antique. Une œuvre d’un architecte vieillissant… cette démesure s’impose à la ville mais aussi à tout le territoire dont la platitude rend visible cet édifice de toutes parts… la tour de Franck Gehry laissera une trace indélébile dans le paysage urbain arlésien… on ne devrait pas laisser imposer sa dictature aux architectures passées qui avaient su se marier pour nous livrer une identité urbaine si harmonieuse. » 46 Il est probablement nécessaire, mais pas suffisant, de remarquer que les mêmes réactions ont accueilli l’érection de la tour Eiffel en 1889, écrasant de sa verticalité l’horizontalité des bords de Seine 47. Depuis lors, la tour s’est insérée dans le paysage parisien : On s’habitue à tout, même au « vertigineusement ridicule ». Faut-il en rire ou en pleurer ? (Fig. 15)

La Tour LUMA conçue par Frank Gehry en Arles. (© cliché Iwan Baan).
Fig. 15 La Tour LUMA conçue par Frank Gehry en Arles. (© cliché Iwan Baan).
La verticalité de la tour dans le paysage antique horizontal.

Un autre thème de réflexion émerge de ces analyses paysagères, celui du règne moderne des images. La littérature sur les formes culturelles du capitalisme moderne, post-moderne ou hyper-moderne est abondante, composée d’essais venant régulièrement alimenter la « critique radicale » du système. La place grandissante des images, et en particulier par écrans interposés (ce qui est le cas de la plupart des photographies de paysages) dans la vie quotidienne de nos contemporains a fait l’objet de plusieurs publications de l’essayiste Gilles Lipovetsky 48. Assez curieusement, l’auteur a négligé le phénomène paysager dans ses analyses du rapport aux images. Pourtant, la production gigantesque de photographies illustre mieux que le cinéma ou les programmes de télévision « l’esthétisation du monde » par des millions d’amateurs qui se vivent comme des artistes, au moins le temps du déclic. L’analyse des paysages-images prend donc place, très naturellement, dans les études, plus englobantes, de la « société du spectacle ». Particulièrement en France qui fait du tourisme une activité économique majeure, la mise en spectacle du pays est la modalité première du processus généralisé de muséification à finalité touristique : labellisation des « villages fleuris », des « plus beaux villages de France », festivals patrimoniaux sur le modèle du « Puy du Fou », prolifération des initiatives locales, toutes les ressources naturelles ou culturelles sont mises en scène pour attirer le plus vaste public possible 49. Les paysages sont au cœur de cette évolution, et il n’est pas étonnant qu’ils soient devenus dans le même temps un « thème porteur » pour les sciences sociales et environnementales. L’économie touristique en fait une grande consommation, puisqu’elle établit un rapport très particulier entre le réel (les conditions effectives de vie dans les espaces parcourus) et les représentations spectaculaires (les images) qu’elle s’en donne. La notion même de « société du spectacle », pour complexe et confuse qu’elle soit, ne cesse de remuer la conscience contemporaine. Depuis près de 60 ans et la parution du livre éponyme de Guy Debord, la critique sociale s’appuie peu ou prou sur ce monument ambigu et toujours célébré 50. Le jeu continu entre système et anti-système manifeste surtout les capacités de récupération par le capitalisme des critiques qui lui sont opposées 51, et il y a là, très probablement, une des causes des impasses politiques dans lesquelles se trouve le tourisme paysager : par exemple, comment accepter et vivre la muséification généralisée des espaces enpaysagés ?

ANNEXE

Mort et naissance d’un paysage : le Salagou

Dès la fermeture des vannes, on avait été aimanté par la montée des eaux. On s’attroupait au bord sans cesse reculé du lac. On ne savait plus trop où on habitait, tant le paysage à l’orée des villages changeait. Les routes peu à peu étaient noyées, le relief aplani, les couleurs tantôt assombries tantôt délavées par l’eau étalée parfois boueuse et poussive, parfois claire et vive comme une simple rivière un peu lascive, mais déterminée.

Du jour au lendemain, on n’a plus vu la nationale. On se dépêchait de vendanger les vignes encore au sec.

Dans toute la vallée, c’était la nouvelle promenade dominicale familiale, on allait voir avancer l’eau. Beaucoup de voitures étaient garées près des rives neuves, chaque semaine déplacées.

Un dernier orage et l’eau soudain est montée si vite que les derniers habitants de Celles ont dû déménager en urgence. On est venus regarder le va-et-vient des barques de l’armée, dans une ambiance embarrassée de curiosité et d’émotion mêlées. On s’était installé sur les ruffes en haut du village. On se taisait. On ne savait pas si c’était beau ou pas, c’était juste bouleversant. Il y avait une famille qui refusait de partir, cloîtrée dans sa maison entourée par les eaux. Les soldats venus les repêcher manu militari avaient conduit de force le père, la mère, les enfants et la grand-mère sur le rivage. L’armée psychopompe évacuait les sinistrés, les sauvait, les expulsait. Il n’y avait aucun bruit sauf celui des rames et de la petite pluie persistante à la traîne de l’orage. Depuis les gradins de la ruffe détrempée, on avait l’impression très désagréable d’être des voyeurs, d’être témoins du malheur de ces gens sans pouvoir faire quoi que ce soit. On essayait vainement d’imaginer les sentiments qu’ils pouvaient éprouver, sous la pluie, traversant quelque chose comme l’exil, la perte.

Chaque fois que l’on reviendra à Celles, on pensera à ces gens-là, même si on ne les connaissait pas. On ne saura pas ce qu’ils sont devenus, on se souviendra qu’il y avait beaucoup de monde à les regarder partir, à contempler leur évacuation. On ne sera pas très fier d’y avoir été.

On ira au lac comme on va au cimetière, on ira prier, on ira se souvenir. (…)

Et puis, il y a aussi tous les autres souvenirs, pas seulement ceux des morts : tous les souvenirs de la vie d’avant le lac, dont on ne sait que faire, s’il faut les honorer ou les laisser s’effacer avec le temps. C’est sur cette mémoire-là que l’on viendra se recueillir en venant au lac. Pour certains juste une enfance, une adolescence, pour d’autres toute une moitié de vie, une vie entière.

Dans quelques années, le cimetière deviendra la nouvelle place du village, une place léchée par le lac, avec quelques bancs à l’ombre d’arbres neufs, des mûriers. Pendant les travaux d’aménagement, ma sœur et moi, en visite à Celles, nous trouverons au bord du chantier une molaire réapparue en surface. Nous la choierons longtemps comme un trésor secret et mystérieux, sans savoir pourquoi ni comment elle se sera trouvée là : nous ne connaîtrons pas l’histoire du lac avant de voir la photo des dernières vendanges sur la table de nuit de nos parents.

[Emmanuelle Pagano, Saufs riverains, Paris,
P.O.L éditions, 2017, pages 180-181]

Lac du Salagou (© cliché Georges Souche).
Fig. 16 Lac du Salagou (© cliché Georges Souche).
« Dans toute la vallée, c’était la nouvelle promenade dominicale familiale, on allait voir avancer l’eau. » (Emmanuelle Pagano).

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NOTES

1. Pour reprendre le titre d’un article d’Yves LUGINBÜH qui propose un excellent panorama des analyses contemporaines sur le paysage (disponible sur internet).

2. Alain Roger, philosophe de formation, est l’auteur, en particulier, d’une anthologie de textes contemporains, La théorie du paysage en France, 1974-1994, et d’un Court traité du paysage dans lequel il défend sa thèse de l’artialisation du paysage.

3. Serge Briffaud, docteur de l’Université de Toulouse pour une thèse sur « Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards », est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Bordeaux.

4. BRIFFAUD 2019.

5. WILDE 1914, « Le déclin du mensonge », pp. 1-58.

6. GOMBRICH, Ernst. H. (1983) [1953]. « La théorie artistique de la Renaissance et l’essor du paysage », L’écologie des images, Paris : Flammarion, cité par BRIFFAUD 2019.

7. Alain Roger cite une page de La recherche du temps perdu qui exprime le point de vue du narrateur : « Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt (…). Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux. » (Le côté de Guermantes).

8. Cité par ROGER. Il s’agit d’une correspondance de Cézanne avec le Docteur Gachet.

9. Témoignage de Jean Renoir dans son livre consacré à son père Pierre-Auguste Renoir, mon père, Gallimard, collection Folio, 1981.

10. Ce commentaire du tableau de Monet, signé Catherine Rosane est disponible sur le site internet https://profondeurdechamps.com/2013/03/08/monet-et-les-gares/ (consulté le 26 août 2021)

11. LENCLUD 1995.

12. DEBARBIEUX 2001 ; DEBARBIEUX, FOURNY 2004.

13. L’ethnologue Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Son article « RETOUR SUR LES « NON-LIEUX ». Les transformations du paysage urbain », Communications, 2010-2 n° 87, rappelle que « Le couple lieu/non-lieu est un instrument de mesure du degré de socialité et de symbolisation d’un espace donné. »

14. Il suffit pour s’en convaincre, de consulter Les mots de la géographie de Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry, ou de plonger dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, de plus de 1 000 pages, dirigé par Jacques Lévy. Les dictionnaires sont aussi l’occasion de vérifier la difficulté d’un accord sur le sens des mots d’une discipline.

15. L’utilisation prudente des guillemets tend juste à ne pas entrer dans le débat hors de propos sur le degré de scientificité des disciplines évoquées, entre « sciences dures » et « sciences molles ».

16. Debarbieux 2004.

17. Né à Toulouse en 1931, il joua un rôle central dans la discipline géographique en France : fondateur de revues (L’Espace géographique et Mappemonde, disparues toutes deux au début des années 2000), il est à l’origine du groupement de recherche Reclus, installé à la Maison de la géographie de Montpellier jusqu’en 1997. L’article cité, « Analyse des paysages et sémiologie. Éléments pour un débat » a paru dans L’Espace géographique, n° 2, 1974, pp. 120-136.

18. Jean-Claude Wieber a soutenu une thèse en 1977 sur la dynamique érosive et la structure des paysages. Georges Bertrand est connu pour avoir conçu la méthode GTP (Géosystème, Territoire, Paysage), une méthode d’analyse des paysages.

19. Professeur à la Sorbonne, auteur en 1983 d’une Histoire du paysage français en 2 vol., chez Tallandier (5e édition, en 1 vol. en 2011).

20. Professeur à la Sorbonne, anciennement professeur à l’Université Paul Valéry de Montpellier.

21. PITTE 2010, « Regarder le monde en géographe ».

22. ROUSSELLE, MARANDET 1998 ; DURAND 2003 ; ABBÉ 2012.

23. C’est nous (GL) qui soulignons.

24. ROUSSELLE 1998, https://books.openedition.org/pupvd/28852.

25. ABBÉ 2012.

26. Jean-Michel Minovez est professeur d’histoire moderne à l’Université de Toulouse. Spécialiste de l’économie préindustrielle, il a consacré l’essentiel de ses recherches à l’industrie drapière dans le Sud-Ouest de la France.

27. Je renvoie le lecteur à la contribution sur le paysage sonore dans ce dossier.

28. Minovez : « La perception du paysage comme un « ensemble » géographique doté d’une structure et d’un fonctionnement propres est le fait de la systémique. »

29. Le bruit dans les ateliers relève effectivement des paysages sonores, qui réclament un traitement particulier. On peut imaginer une enquête ethnographique qui comprendrait des enregistrements sonores.

30. Aujourd’hui en France existent une École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille, un diplôme d’État de paysagiste et un doctorat en sciences du paysage. Consulter DONADIEU 2002 et 2009 ainsi que la revue électronique Projets de paysages, https://journals.openedition.org/paysage/.

31. DONADIEU Pierre, « Le paysage, un paradigme de médiation entre l’espace et la société ? », Économie rurale, n° 297-298, 2007, p. 5-9.

32. À l’initiative de la Mission du Paysage du Ministère de l’Environnement. À noter que cet observatoire prend directement la suite de la Mission photographique de la DATAR, dans une perspective donc d’aménagement du territoire.

33. Pour une vision d’ensemble de la question, cf. GUITTET 2017.

34. MOCQUET 2016-2.

35. Sur la méthodologie et les objectifs des Observatoires photographiques, voir BONACCORSI et JARRIGEON 2013.

36. GRAVARI-BARRAS 2015, HASCOET 2015.

37. SANSOT 1989. Pierre Sansot, philosophe et anthropologue qui enseigna à Grenoble et à l’université Paul Valery de Montpellier, et avait des attaches narbonnaises, s’est intéressé, dans une perspective phénoménologique, à l’urbanisme (Poétique de la ville, L’espace et son double…) et à la vie quotidienne (Les formes sensibles de la vie sociale, Les gens de peu, Jardins publics…). L’article cité rend bien compte de sa démarche.

38. LUGINBÜH 1989.

39. JACQUOT André, La forêt. Son rôle dans la nature et les sociétés. (Préf. de Marcel Prévost), 1911, Paris, Berger-Levrault, (cité par LUGINBÜH 1989).

40. LUGINBÜH 1989. Le chiffre de 2500 sites en France à l’époque, est passé en 2015 (source : Wikipédia) à près de 2700 sites classés et 4000 sites inscrits, pour un total de 2 500 000 hectares, soit 4 % du territoire.

41. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que le tourisme de masse est tout entier tourné vers des préoccupations paysagères esthétisantes. Passer quelques semaines de vacances sur une plage ensoleillée ou dans une station de sports d’hiver est, le plus souvent, dénué d’intérêts pour les paysages locaux, et obéit à d’autres logiques collectives.

42. PAQUOT 2009.

43. PAQUOT 2009, p. 7.

44. Les principaux documents européens sur le paysage sont disponibles sur internet à l’adresse : https://www.coe.int/fr/web/landscape/home.

45. À titre d’exemples des pratiques de politiques paysagères : Construire, réhabiliter, aménager dans le site classé de la vallée du Salagou et du cirque de Mourèze. Guide de recommandations de la Charte pour l’architecture, l’urbanisme et les paysages, CAUE 34, 2010, 142 p. ; Les couleurs de Frontignan La Peyrade. Un enjeu paysager et patrimonial, Exposition par le CAUE 34, 2018.

46. « Luma Arles » publié dans le courrier des lecteurs par Midi Libre du 9 août 2021, sous la signature de Xavier Fehrnbach.

47. Dès 1887, une lettre ouverte signée entre autres de Maupassant, Zola, Gounod ou Sully Prudhomme dénonce « une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare : Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. » (Source : Wikipedia).

48. LIPOVETSKY et SERROY 2007, 2013. Gilles Lipovetsky, agrégé de philosophie natif de Millau, s’est fait connaître dès 1983 avec son essai L’ère du vide sur l’individualisme contemporain. Les deux ouvrages récents publiés en collaboration avec Jean Serroy analysent le processus d’esthétisation du monde par la généralisation des images dans le « capitalisme artiste ».

49. La métaphore théâtrale de la « mise en scène » est utilisée avec profit dans une thèse sur les usages et la gestion des forêts, liant de multiples approches (géographique, historique, sociologique, psychologique…) : BOUTEFEU 2007.

50. La critique révolutionnaire du monde capitaliste par Debord et l’Internationale Situationniste n’a pas résisté à sa « récupération » lorsque, en 2009, l’État déclare « Trésor national » l’ensemble des archives de Debord rachetées par la BNF.

51. Il peut sembler au lecteur que nous nous éloignons un peu trop de mon propos initial. Les écrits situationnistes offrent pourtant une occasion de revenir à nos paysages, avec le concept de « dérive ». À l’origine, il s’agit pour Debord, qui s’intéressait de près aux modalités de la vie urbaine, d’imaginer une pratique de déambulation dans la ville surtout nocturne, proche de la flânerie, qui soit en mesure de casser les habitudes et de se confronter au hasard et à l’inconnu : « Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. » Cette pratique libertaire instaurée dans les années 1950 a rebondi depuis. J’ai découvert, sans grande surprise, qu’elle était reprise dans les méthodes de management entrepreneurial pour préparer les cadres à gérer l’incertitude (S. Bureau et J. Fendt, « La dérive « situationniste ». Le plus court chemin pour apprendre à entreprendre ? », Revue Française de Gestion, n° 223, 2012-4) : voilà pour la « récupération ». Mais on peut aussi en faire une alternative aux circuits touristiques étroitement balisés (une alternative au tourisme de masse ?). Et aussi poser la dérive comme un assouplissement des « itinéraires » mis en place par les Observatoires photographiques. Au lieu de fixer ceux-ci selon des objectifs prédéterminés, la dérive mue par les seules sensibilités « psychogéographiques » (Debord) des photographes laisserait toute sa place à la découverte de paysages inattendus (https://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html).