Nouvelles remarques sur le sceau conventuel de Saint-Guilhem-le-Désert au XIIIe siècle
Nouvelles remarques sur le sceau conventuel
de Saint-Guilhem-le-Désert au XIIIe siècle
* Professeur d’Études romanes, Department of Romance Studies, Morrill Hall,
Cornell University, Ithaca, NY 14853, USA.
Dans un article récent 1, Martin de Framond a édité un nouvel exemplaire du sceau de 1244 (1245, nouveau style) 2 que j’eus le bonheur de découvrir en 1989 aux Archives départementales de Vaucluse (fig. 1-2) 3. Puisque cet auteur ignorait que j’avais étudié ce sceau médiéval dans deux articles parus en 1990 et 1993 4, je me propose de montrer comment nos travaux se complètent et de résoudre en même temps les difficultés soulevées par l’iconographie ecclésiastique du sceau.
Le nouvel exemplaire date de 1284. Tirée de la même matrice que le sceau de 1245, l’empreinte trouvée par de Framond aux Archives départementales de l’Aveyron 5 est plus usée mais mieux conservée à certains égards que l’exemplaire plus ancien et lui a permis de reconstituer les légendes des deux faces du sceau et d’identifier le personnage représenté au revers de celui-ci.
Il est certain à présent que si on résout les abréviations, le revers du sceau (fig. 2) porte la légende + sigillum 6 conventus Sancti Guillelmi « sceau de la communauté monastique de Saint-Guilhem » au lieu de + sigillum conventus monasterii Sancti Guillelmi « sceau de la communauté du monastère de Saint-Guilhem », lecture que j’avais proposée dans mes articles en me fondant sur l’emploi répété de l’expression conventus monasterii dans le document auquel le sceau de 1245 est appendu et sur d’autres sceaux d’abbayes bénédictines 7. Ne voyant que + sigillum… Guillelmi « sceau de… Guillaume » à l’avers du sceau (fig. 1), j’avais pensé qu’il s’agissait probablement d’une version abrégée de la légende utilisée au revers 8. Aujourd’hui, grâce à la découverte de de Framond, nous savons qu’il faut lire + sigillum sancti Guillelmi 9 « sceau de saint Guillaume ». Comme l’a signalé de Framond, les deux légendes désignent, d’une part, l’assemblée des moines et, d’autre part, saint Guillaume en personne, tenu ici pour le propriétaire de l’abbaye 10. De tels sceaux de saints sont assez rares, mais on peut ajouter aux deux exemples bourguignons cités par de Framond 11 un sceau de 1238 provenant de l’abbaye Saint-Pierre de Montmajour. Ici on voit à l’avers le sceau de saint Pierre et sur l’autre côté le sceau du chapitre de Montmajour 12.
Le revers de ce sceau nous intéresse à plus d’un titre, car l’abbé y est représenté et, à côté de lui, le prieur, tenant de la main droite un faisceau de verges, symbole de la discipline monastique, et de la main gauche, un livre, à l’instar du prieur au revers du sceau conventuel de Saint-Guilhem-le-Désert mais à la différence que le prieur de Saint-Guilhem apparaît à mi-corps et émerge de nuées qui ont disparu du sceau endommagé de 1245 (fig. 2). Il s’agit donc, comme le pense de Framond, d’un mort au paradis et, plus précisément, d’une représentation de Guillaume d’Orange en saint, ce qui signifie, selon de Framond, que nous n’avons pas affaire à un prieur. Cet auteur reconnaît, néanmoins, que la solution proposée n’est pas complètement satisfaisante. Si le personnage habillé d’une robe à capuchon et coiffé d’une barrette 13 n’a pas l’office de prieur, comment expliquer la présence du livre et des verges ? Avec une certaine hésitation, de Framond avance l’hypothèse suivante : le livre indiquerait que le saint fondateur de l’abbaye est confesseur, et les verges évoqueraient la palme du martyre dans le but d’assimiler Guillaume autant que possible à une catégorie de saints particulièrement prestigieuse 14.
Pour éclaircir cette énigme iconographique, il suffit de se reporter à un antiphone qui figure à plusieurs reprises dans les livres liturgiques de l’abbaye aux XIVe et XVe siècles
Christi miles, Guillerme inclite,
Qui vicisti mundum mirifice,
Sis director vite monastice
Apud Deum, pro quo magnifice
Militasti 15.
Ces vers peuvent se traduire ainsi : « Chevalier du Christ, illustre Guillaume, qui as triomphé admirablement des choses de ce monde, sois le directeur de la vie monastique auprès de Dieu, pour qui tu as combattu glorieusement ». Le vainqueur des ennemis de la foi, représenté sur le sceau équestre du saint (fig. 1), est devenu le prieur céleste, et ce prieur ne cesse de servir de guide aux moines de son abbaye d’après le répons suivant, conservé dans deux manuscrits liturgiques du XIVe siècle : « Alme princeps Guillelme, dirige servos tuos, alléluia, in viam mandatorum Dei » 16. « Bon prince Guillaume, disent les moines, mets tes serviteurs, alléluia, dans la voie des commandements de Dieu ».
A-t-on transformé Guillaume en prieur céleste avant 1245 ? Cette conception du rôle de Guillaume n’a laissé aucune trace dans les manuscrits pertinents qui nous sont parvenus, à savoir les sacramentaires gellonais du XIe siècle et de la fin du XIIe 17, l’Historia miraculorum, rédigée entre 1031 et 1048 18, et la Vita sancti Willelini, dont le plus ancien manuscrit date de la fin du XIe siècle ou du début du XIIe 19. De Framond attribue la création de la matrice du sceau à 1245 ou aux quelques dizaines d’années qui ont précédé cette date 20 et la transformation semble avoir eu lieu à la même époque.
De Framond prétend que ce sceau fut remplacé dès 1303 par un petit sceau rond 21, mais d’après les inventaires de Douët d’Arcq et de Bedos, le petit sceau est celui du village de Saint-Guilhem-le-Désert 22 plutôt que celui de l’abbaye. Étant donné que nous possédons la matrice du sceau du XVIIe siècle, le sceau médiéval fut remplacé à cette époque au plus tard. De Framond ignorait l’existence des matrices des sceaux conventuels des XVIIe et XVIIIe siècles, qui sont conservées toutes les deux au Musée Languedocien de Montpellier 23.
Le côté équestre du sceau du XIIIe siècle appelle quelques remarques. Premièrement, le cornet du cavalier fait allusion au cor de chasse noir des armoiries de la principauté d’Orange au XIIIe siècle. Deuxièmement, les jongleurs occitans chantaient les exploits de Guillaume al Cor Nier (« au cor de chasse noir ») et de Guillaume al Corb Nas (« au nez aquilin ou retroussé »), dont le nez ressemblait quelque peu au cor héraldique 24. Quant à l’épithète au Cornet, elle n’est pas aussi ancienne que le croit de Framond. Les poètes ne s’en servent jamais dans les chansons de geste françaises, où Guillaume est toujours al Corb Nes (même sens que al Corb Nas) ou al Cor(t) Nes (« au Court Nez »), mais du Cornet et au Cornet sont attestés dans des textes orangeois dès le XVIe siècle 25. Troisièmement, les moines semblent avoir voulu établir une distinction héraldique entre l’abbaye et la principauté d’Orange en accordant à Guillaume les armoiries ecclésiastiques qu’il méritait après avoir fondé une Abbaye. De Framond ne cherche pas à expliquer les deux petits triangles qui se distinguent près du bord supérieur de l’écu de Guillaume sur le sceau de 1245, mais il s’agit, à mon avis, de deux morceaux triangulaires de la couronne d’un lion rampant dont j’ai cru apercevoir les traces en regardant le sceau de très près avant le moulage. Du XIIIe au XVIIIe siècle, ce lion rampant, parfois couronné, apparaît sur l’écu de Guillaume, qui est également celui de l’abbaye 26.
Le seigneur légendaire d’Orange est devenu le seigneur de l’abbaye et le prieur céleste des moines, el sceau du XIIIe siècle résume sa carrière militaire et monastique.
Notes
1. « Le Sceau conventuel de Saint-Guilhem-le-Désert au XIIIe siècle », dans Saint-Guilhem-le-Désert dans l’Europe du haut Moyen Age: actes de la table ronde d’août 1998, éd. Claudie Amado et Xavier Barral i Altet (Montpellier, 2000), p. 263-268.
2. Avignon, Archives départementales de Vaucluse, 36 J 235, n° 6, sceau appendu à l’hommage prête par Giraud Amic pour la seigneurie de Châteauneuf-de-Gadagne à Guillaume de Roquefeuil, abbé de Saint-Guilhem, et aux moines de l’abbaye le 16 des calendes de février 1244 (et non le 14 des calendes, renseignement erroné que de Framond (« Le Sceau conventuel », p. 266, n. 3) a dû tirer du registre du Service des Sceaux aux Archives nationales. Si l’année commençait à Noël, cet acte fut dressé le 17 janvier 1244, mais si elle commençait à Pâques ou le 25 mars, jour de l’Annonciation, le document date de 1245. Malheureusement, il nous manque un point de repère pour déterminer le style de datation.
3. Archives nationales, moulages St 8241 et St 8241 bis.
4. Alice M. Colby-Hall, « Guillaume d’Orange sur un nouveau sceau médiéval de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert », Olifant, 15 (1990), 3-13 et 2 planches hors texte, et idem, « Guillaume d’Orange, l’abbaye de Gellone et la vache pie de Châteauneuf-de-Gadagne », Études sur l’Hérault, N.S., 9 (1993), 5-21.
5. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 267, photo.
6. De Framond (« Le Sceau conventuel », p. 266) écrit siguillum. Ce doit être une faute d’impression.
7. Colby-Hall, « Guillaume d’Orange sur un nouveau sceau », p. 5 et « Guillaume d’Orange, l’abbaye de Gellone et la vache pie », p. 10 ; p. 14, n. 77 ; p. 15-16 (édition du document de 1245).
8. Colby-Hall, « Guillaume d’Orange sur un nouveau sceau », p. 5 et « Guillaume d’Orange, l’abbaye de Gellone et la vache pie », p. 10.
9. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 266.
10. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 264
11. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 264 ; p. 266, n. 11-12.
12. Louis Blancard, Iconographie des sceaux et bulles conservés dans la partie antérieure à 1790 des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, édition in-folio, Marseille, 1860, t. I, 224, n° 17; t. II, pl. 91, n° 4.
13. Le personnage n’a pas la tête nue comme l’indique de Framond (« Le Sceau conventuel », p. 265). Cf. les sceaux de trois abbés de Saint-Guilhem dans Colby-Hall, « Guillaume d’Orange, l’abbaye de Gellone et la vache pie », p. 8, fig. 1-2 ; p. 9, fig. 7.
14. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 265-266.
15. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 19 (XIVe siècle), Bréviaire de Gellone, p. 733, col. 1 ; ms. 20 (XVIe siècle), In festo S. Guillelmi de Desertis. fol. 134 r° et ms. 24, Bréviaire de l’an 1486, fol. 146 v°, 163 r°. Sur les dates de ces manuscrits, voir Aimé-Georges Martimort, « Répertoires des livres liturgiques du Languedoc antérieurs au Concile de Trente », Cahiers de Fanjeaux, 17 (1982), p. 62-63.
16. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 19, p. 740, col. 2 et ms. 20, fol. 149 v°.
17. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 18 (XIe siècle) et ms. 22 (fin du XIIe siècle). Sur les dates de ces manuscrits, voir Martimort, « Répertoires », p. 61.
18. Acta sanctorum Bollandiana, mai, t. VI, 822-26 et Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 16, fol. 210r,-216r. Sur la date de composition de l’Historia miraculorum, voir Victor Saxer, « Le Culte et la légende hagiographique de saint Guillaume de Gellone », dans La Chanson de geste et le mythe carolingien : mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, t. II, 572-76 ; 587-88, n. 27-43.
19. Acta sanctorum Bollandiana, mai, t. VI, 811-20, et Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 16, Lectionnaire de l’office, fol. 189 v°-205 r°. A la suite de Jean Porcher (Dix siècles d’enluminure et de sculpture en Languedoc : Toulouse, Musée des Augustins 1954-55, exposition organisée par Jean Porcher et Paul Mespié, 2e éd., Toulouse, 1954, p. 21, n° 22), Martimort (« Répertoires », p. 62) date ce manuscrit des environs de l’an 1100.
20. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 263.
21. De Framond, « Le Sceau conventuel », p. 263.
22. Louis-Claude Douët d’Arc, Archives de l’Empire : inventaires et documents : collection de sceaux, t. II, Paris, 1867, p. 366, n°5675, et Brigitte Bedos, Corpus des sceaux français du Moyen Age, t. I : Les Sceaux des villes, Paris, 1980, p. 456, n°615.
23. Pour des photos d’empreintes faites avec ces matrices, voir Robert Saint-Jean, « Une abbaye de l’ancien diocèse de Lodève Saint-Guilhem-le-Désert », dans Un diocèse languedocien : Lodève, Saint-Fulcran, dir. Jean Mercadier, Millau, 1975, p. 133, photos 21-22 ; Saint-Guilhem-le-Désert et sa région, nouvelle édition, Millau, 1986, p. 6 (sceau du XVIIe siècle) et Jean-Claude Richard, « Armoiries et blasons de quelques abbés de Gellone », dans Saint-Guilhem-le-Désert au Moyen Age : nouvelles contributions à la connaissance de l’abbaye de Gellone, table ronde mai 1995, Millau, 1996, p. 260, fig. 2-3.
24. Alice M. Colby-Hall, « L’Héraldique au service de la linguistique le cas du cor nier de Guillaume », dans Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Xe Congrès international de la Société Rencesvals pour l’Étude des Épopées romanes, Strasbourg 1985, Senefiance, 20-21, Aix-en-Provence, 1987, t. I, 383-97.
25. Alice M. Colby-Hall, « Guillaume au Court Nez et les premiers historiens d’Orange », dans Studies in Honor of Hans-Erich Keller, éd. Rupert T. Pickens, Kalamazoo, Western Michigan University, Medieval Institute Publications, 1993, p. 151-64.
26. Pour plus de détails, voir Colby-Hall, « Guillaume d’Orange sur un nouveau sceau ». p. 5-13 et fig. 1, et Richard, « Armoiries et blasons », p. 253-54 ; 257-58, n. 4-7 ; 260, fig. 1-5.