Mai 68 à Montpellier : un mouvement étudiant réformateur et déterminé

* professeur d’Histoire-Géographie, chercheur, Membre du GERME
(Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants)

Mai 68, d’hier à aujourd’hui

Le mouvement de Mai 68 continue aujourd’hui de susciter beaucoup d’interrogations et d’étonnement. Ainsi, la formule de Nicolas Sarkozy, qui avait déclaré en avril 2007, en pleine campagne présidentielle, vouloir « liquider Mai 68 », source selon lui de beaucoup de maux dont souffrirait la France d’aujourd’hui, ne semble pas être en phase avec l’opinion publique. En effet, d’après un sondage réalisé les 6 et 7 Mai 2008 par le CSA pour le compte de L’Humanité/N VO, sur les 1 006 personnes interrogées, 78 % considèrent que Mai 68 constitue « une période de progrès social » et 86 % estiment même que les événements ont fait avancer les choses « plutôt dans le bon sens » en ce qui concerne l’égalité hommes/femmes, ou encore 78 % dans l’amélioration de la protection sociale. Si l’intérêt historique de tels sondages doit bien évidemment être nuancé, cette enquête est très instructive parce qu’elle nous montre à quel point ces événements ont marqué les consciences. Certains sociologues se risquent même à affirmer que depuis ce printemps, la vie quotidienne des Français est changée, tant sur la manière de penser que d’éduquer ses enfants, ou encore dans les rapports au sein de l’entreprise.

Il est d’ailleurs à noter que les événements de 68 occasionnent l’une des plus grandes grèves que le mouvement ouvrier français ait jamais connue. En effet, les trois millions de grévistes en 1936 représentaient 25 % de la population active (dans laquelle on ne comprend pas les paysans) de l’époque, or les près de neuf millions de grévistes au printemps 68 correspondent à 53 % de la population active 1. Ainsi, par la puissance de la contestation de la société de consommation et du pouvoir gaulliste, par l’ampleur de la grève qui demeure la plus importante de l’histoire de France, par les bouleversements occasionnés, de l’« irruption de la jeunesse » comme l’affirme Edgar Morin, à la réforme des Universités par la loi Faure (novembre 1968), en passant par les changements durables des rapports sociaux (professeur/étudiant, patron/ouvrier, homme/femme, vieux/jeunes etc.), le mouvement social de mai-juin 1968 semble être un événement majeur dans l’histoire économique et sociale de la France contemporaine.

C’est pourquoi l’étude de Mai 68 en province, et tout particulièrement dans une ville universitaire comme Montpellier, demeure une entreprise intéressante quant à la connaissance historique. Pourtant, un examen approfondi de la question fait apparaître un vide relatif sur cette période. En effet, il est à noter que la plupart des ouvrages publiés sur les événements de Mai adoptent un point de vue essentiellement parisien et prennent rarement le mouvement dans sa globalité et sa diversité. Les études en province relatives à cette période demeurent bien marginales. D’ailleurs rien n’a jamais été publié sur cette époque en Languedoc-Roussillon. Pourtant Montpellier est déjà une grande ville universitaire. Est-ce à dire que Mai 68 fut un épiphénomène dans la région et que l’Université montpelliéraine abrite à l’époque un microclimat conformiste ? De plus, le mouvement étudiant a été peu analysé, alors qu’une exégèse semble indispensable pour la compréhension de ce printemps agité à Montpellier. Si bien que Gérard Cholvy constate que « cette période attend son historien » 2. Seule une table ronde organisée par La Gazette de Montpellier 3, dans le cadre de la Comédie du Livre, le 31 mai dernier, a essayé de faire le point sur les connaissances relatives à cette période. L’objectif de cet article est donc de contribuer, partiellement, à combler un vide historique sur cette époque.

Précisions sur les méthodes de travail

Pour réaliser cette étude, un travail aux archives départementales fut nécessaire. L’examen du Midi Libre d’octobre 1965 à juillet 1969 permet de se faire une idée globale de l’atmosphère et des événements de 1968, tout au moins sur ce qui est apparu au grand jour. Mais, à cause de la grève, sa parution est suspendue pendant une quinzaine de jours (du 20 Mai au 06 juin), ce qui limite d’autant ses apports. Ensuite, l’analyse de journaux plus thématiques comme des revues syndicales de l’UGEM-UNEF ou de la FEN, ou bien politiques 4 permet d’affiner les informations. Toutefois, il convient de préciser que les sources contenues aux archives départementales de l’Hérault sont d’un intérêt inégal car beaucoup de manques sont à déplorer dans les cartons. En outre, l’Université Paul Valéry s’est doté récemment d’un service des archives performant qui possède des sources précieuses mais pour l’heure en cours d’étude et d’analyse.

En ce qui concerne les sources d’archives privées, quelques difficultés sont apparues. En effet, une certaine suspicion règne chez les anciens militants qui hésitent quelque peu à bien vouloir ouvrir leur jardin secret à un œil extérieur. Quoiqu’il en soit, quelques uns ont bien voulu mettre à disposition leur source privée, notamment Alain Marchand, aujourd’hui décédé, qui disposait d’une véritable mine d’or sur la période, ainsi que Raymond Huard.

Enfin, pour terminer, les entretiens avec les militants de l’époque constituent une information incontournable pour la connaissance des événements. En effet, leur témoignage permet de confirmer ou d’infirmer les informations véhiculées dans la presse, et surtout apportent des détails et des anecdotes absents des divers articles écrits sur ces événements dans la région. L’apport de ces souvenirs reste tout à fait primordial, d’autant plus que les journaux régionaux passent souvent très vite sur l’organisation interne de la grève, sur les modalités d’occupation des facultés, etc. Néanmoins, la mémoire pouvant parfois défaillir ou bien la subjectivité l’emporter sur la réalité, des informations contradictoires ont pu parfois être apportées. Une confrontation des entretiens avec les informations délivrées par la presse s’est révélée nécessaire, ainsi qu’une comparaison avec d’autres types de sources, notamment des tracts ou des manuscrits rédigés en cette période troublée.

Montpellier, capitale universitaire régionale

Montpellier est une des toutes premières villes universitaires de France par rapport à sa population totale (23 000 étudiants pour 140 000 habitants à la fin des années 1960). Le nombre d’étudiants est en croissance constante, notamment à la faculté des Lettres avec une multiplication par deux des étudiants en quatre ans, et par quatre en dix ans, phénomène qui pose un problème évident de locaux. Ajouté à cela le manque d’enseignants qui se fait cruellement ressentir. En effet, le rapport entre les enseignants et les enseignés est de 1/41 dans cette Faculté 5, contre 1/27 à la faculté des Lettres dAix en Provence par exemple. La situation dans les autres établissements de la ville n’est guère plus favorable, témoignage flagrant de l’inadéquation entre l’engagement financier de l’Etat et la volonté affichée d’ouvrir l’Université. D’autres problèmes s’affirment également. Une barrière financière et sociale perdure à l’entrée de l’Université. Ainsi les jeunes issus de milieu agricole restent sous-représentés dans les facultés, comparativement à leur prédominance dans la région. En outre, les étudiants demeurent sous tutelle financière et morale de leurs parents et réclament une véritable émancipation dans la société. Tout cela contribue à détériorer le climat dans les facultés et favorise une contestation globale du système.

Dès lors, Mai 68 est-il un mouvement à « haut degré d’imprévisibilité » 6 ou bien existe-t-il des éléments annonciateurs d’un conflit en gestation ? Il convient également de s’interroger sur les raisons pour lesquelles un mouvement d’une telle ampleur s’est déclenché dans une ville comme Montpellier où il y a très peu d’ouvriers et dont la tradition de lutte n’est pas une caractéristique. Dès lors, l’influence parisienne détermine-t-elle les évènements ou, au contraire, est-ce le ras-le-bol général qui motive les étudiants contestataires ?

Affiche sur la place de la jeunesse (source BNF)
Fig. 1 Annexe 2 : Affiche sur la place de la jeunesse (source BNF). Cette caricature témoigne d'un état d'esprit largement répandu dans la jeunesse de l'époque. Le général, devenu président, incarne alors une société sclérosée qui laisse peu de place à l'expression politique des moins de 21 ans, âge de la majorité. Cette affiche symbolise ainsi les pesanteurs de la société française de plus en plus mal acceptées par une frange croissante de jeunes de l'époque.

L'écho assourdi de l'UNEF

LUGEM (Union Générale des Etudiants de Montpellier, membre de l’UNEF) s’oppose à l’AGEM-FNEF (association affiliée à la Fédération Nationale des Etudiants de France) sa rivale de droite. Malgré un très vaste champ d’action, le nombre d’adhérents de l’UGEM reste réduit. En effet, la crise du syndicalisme étudiant, latente depuis 1964, entraîne une réelle défection de l’organisation. Ainsi, quelques centaines d’adhérents seulement composent l’UGEM avant la rentrée 1967, et encore, bon nombre d’entre eux prennent la carte uniquement pour pouvoir bénéficier d’avantages sur les polycopiés. Regroupant à peine 5 % des étudiants montpelliérains, le syndicat atteint la proportion la plus faible jamais vue. Toutefois son influence reste très significative. En effet, les diverses réunions d’informations programmées par l’organisation connaissent une affluence importante d’étudiants qui dépasse largement le cadre de ses adhérents. Ajoutons à cela le fait que les mots d’ordre de grève lancés par l’UNEF restent très suivis, entre 70 et 95 % de grévistes dans les facultés de Sciences ou de Lettres. Ainsi, même s’ils n’y adhèrent pas volontiers, les étudiants font confiance à l’UGEM en ce qui concerne la défense de leurs droits.

L’une des façons de connaître sa réelle représentativité est d’observer les diverses élections qui ponctuent la vie universitaire. Il existe notamment les élections des délégués « Capitant », sorte de délégués étudiants par année de filière et qui siègent dans des commissions paritaires avec les professeurs. Dans la réalité, ils n’ont qu’un rôle très limité. Les Corpos UGEM sont majoritaires aux élections annuelles à la fac de Lettres et Sciences Economiques (environ 60 % des voix), par contre elles sont largement battues dans les facultés de Pharmacie, Droit ou Médecine. Mais les plus importantes de toutes sont celles du bureau étudiant de la MNEF. Le taux de participation qui s’élève entre 20 et 30 % demeure très faible. Les résultats des suffrages des urnes en décembre 1966 voient une large victoire de l’AGEM-FNEF mais des irrégularités commises dans le scrutin en provoquent l’annulation.

Le faible nombre de militants, le manque de formation de ses cadres et sa mise en minorité dans les joutes électorales laissent l’impression dune réelle « crise » de l’UNEF. Le 20 avril 1967, partant de ce constat, le bureau de l’UGEM démissionne. La situation du syndicat devient alors des plus critiques.

La politisation du milieu étudiant

La politisation du milieu étudiant n’arrange pas les choses. Champ naturel d’action de l’ensemble des militants de gauche, l’UGEM est tiraillée par les divers courants qui la composent et la prise de sa direction reste un enjeu majeur pour beaucoup. Les communistes (UEC) succèdent à la « gauche syndicale » en avril 1967, au grand dam des socialistes unifiés (ESU/PSU). Terrain miné de l’intérieur, l’UGEM est affaiblie et paralysée par ces luttes politiques internes.

Il convient en premier lieu d’exposer la situation particulière des « chrétiens engagés » qui sont un petit noyau de militants dans les facultés montpelliéraines. N’appartenant à aucune formation politique stricto sensu, ils représentent un cas atypique dans le microcosme étudiant mais n’en exercent pas moins un pouvoir d’attraction non négligeable. Ils s’activent dans le Comite Viêt-Nam, qu’ils ont créé, ainsi que dans l’UGEM-UNEF, où ils disposent de diverses responsabilités. En fait, la notion de « chrétiens engagés » recoupe essentiellement les étudiants appartenant à des mouvements comme la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) et surtout la JUC (Jeunesse universitaire chrétienne), qui est ouvertement révolutionnaire et tiers-mondiste, en « solidarité avec les luttes que poursuit le mouvement prolétarien et se rattache au courant socialiste dans son ensemble » 7.

Les socialistes se regroupent à partir de 1965 dans la FGDS (Fédération de la Gauche Démocratique et Socialiste), composée par la SFIO (Section Française de l’internationale Ouvrière) et divers clubs, et dirigée par François Mitterrand. La structuration de la Fédération dans les facultés passe par le MJS (Mouvement de la Jeunesse Socialiste) dont le bulletin héraultais Brèches informe et coordonne leur activité, ils appuient les revendications de l’UGEM et incitent leurs adhérents à soutenir le syndicat. Pourtant il semble que ces proclamations restent à l’état de vœux pieux. En effet, les militants du MJS sont peu nombreux (moins de cinq dans la ville) et âgés généralement d’une trentaine d’années, ils sont en fin de cursus universitaire et exercent une activité quasi nulle dans le milieu étudiant.

La situation est bien différente pour les jeunes communistes. Affaiblis par des scissions, les étudiants communistes n’en sont pas moins très influents, notamment grâce à PUGEM-UNEF dont le secrétaire général est un de leurs adhérents. En témoigne l’élection d’un bureau homogène proche de l’UEC à la Corpo des Lettres fin juin 1967. Disposant d’une cinquantaine d’adhérents, ils constituent la toute première force politique étudiante de la ville, avant la rentrée d’octobre 1967, d’autant plus qu’ils sont quasiment la seule formation à apparaître publiquement (par voie d’affichages, distribution de tracts…). Ils vitupèrent contre « les provocateurs gauchistes divisant la classe ouvrière ». À cause de leur attitude sectaire 8 à l’égard des formations politiques situées à leur gauche et persuadés d’incarner « le seul parti authentiquement révolutionnaire », les communistes se « bunkérisent » et se coupent de toute une frange radicalisée de la jeunesse.

Entre la gauche traditionnelle et l’extrême gauche naissante, un tout petit mouvement (une centaine de personnes en France) fait figure d’intermédiaire. Non constituée en organisation politique, c’est une sorte de tendance syndicale autonome dans l’UNEF, justifiant ainsi leur dénomination de « gauche syndicale ». Il s’agit en fait d’animateurs critiques dans l’UEC qui, mis sur la touche après le congrès de 1965, décident de continuer de militer syndicalement. Cette tendance demeure très influente, malgré sa faiblesse numérique (moins d’une dizaine d’étudiants) à Montpellier. En fait son processus d’apparition est un peu particulier. Regroupés autour d’un journal lycéen local Motus, les rédacteurs devenus étudiants en 1963 décident de rejoindre l’UNEF. Communistes critiques, ils se sentent « proches des Temps Modernes, entre le PCF et Jean-Paul Sartre » 9 et se rapprochent de la tendance gauche syndicale parisienne. Militants actifs, ils deviennent rapidement les principaux dirigeants de l’UGEM-UNEF. Ainsi, de 1963 à septembre 1967, ils participent à la plupart des bureaux de direction de l’UGEM ou de ses Corpos. Ils président d’ailleurs le syndicat de 1965 jusqu’à avril 1967. Ayant une influence inversement proportionnelle à leur nombre, les militants de la gauche syndicale sont une singularité du paysage politico-syndical montpelliérain.

En ce qui concerne le PSU (Parti Socialiste Unifié) fondé en avril 1960, il est le produit de dissidents de la SFIO. À partir de 1967, Michel Rocard préside et anime ce parti. Les ESU (Etudiants Socialistes Unifies) en constituent l’antenne étudiante plus ou moins autonome. Dès janvier 1967, ils contrôlent le bureau national de l’UNEF ainsi que celui du SNE Sup., si bien qu’il est permis d’affirmer que les socialistes unifiés exercent une influence prépondérante dans les universités françaises. Mais la situation à Montpellier est quelque peu différente. En effet, si les ESU sont relativement nombreux (une trentaine) et répartis sur toutes les facultés, ils délaissent quelque peu le syndicalisme étudiant jusqu’à la rentrée d’octobre 1967, afin de se consacrer à la lutte contre l’impérialisme américain. Ils militent alors dans le CVN (Comité Vietnam National) et tiennent des meetings sur la question. Favorables à un socialisme autogestionnaire, tiers- mondistes et contestant « l’université bourgeoise », les ESU sont en phase avec les préoccupations d’une partie de la jeunesse, car ils incarnent une espèce de médiation entre la gauche traditionnelle et l’extrême gauche groupusculaire. Ainsi les ESU deviennent-ils l’organisation la plus influente dans l’université montpelliéraine de l’avant 68.

Située davantage à l’extrême gauche, la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) est créée en avril 1966 à la suite de l’exclusion d’un certain nombre de contestataires de l’UEC. D’obédience plus ou moins trotskiste, composée quasi exclusivement d’étudiants, la JCR constitue avant tout une sorte d’école de formation pour les futurs cadres du mouvement étudiant. À Montpellier, rapidement, un noyau d’une quinzaine de personnes se constitue, reparti pour l’essentiel à la faculté des Lettres et à la faculté de Droit. À noter que ces militants ne proviennent pas de l’UEC, mais de la JUC, avec laquelle ils sont en rupture 10. L’organisation montpelliéraine a une orientation assez spécifique. En effet, elle se définit avant tout comme « guévariste et tiers-mondiste », avec une référence à Trotsky seulement en toile de fond. Ils débattent et théorisent, mais apparaissent peu publiquement. En décalage avec l’orientation nationale, la JCR montpelliéraine s’en distingue encore par son désintérêt à l’égard du syndicalisme étudiant. En effet, dès 1966 ils décident de ne plus militer à l’UGEM, tout en restant adhérents formellement, afin de se consacrer à la solidarité avec les mouvements révolutionnaires du Tiers Monde, Ils s’investissent alors totalement dans le Comite Viêt-Nam National, en soutien direct à la lutte d’indépendance que mène le FNL (Front National de Libération). Minoritaire numériquement, la JCR n’en demeure pas moins très influente, notamment à travers le CVN quelle dirige et grâce aussi à ses militants aguerris et reconnus dans leur faculté.

Les prochinois ou maoïstes existent également à Montpellier. Ils se regroupent dans le PCMLF (Parti Communiste Marxiste Léniniste de France), petite organisation fondée par Jacques Jurquet en 1967 et qui publie un journal hebdomadaire L’Humanité Nouvelle. Issu dune scission du PCF, considéré comme trop réformiste, le PCMLF véhicule un discours très dogmatique et se veut garant dune certaine orthodoxie idéologique marxiste, contre les déviations de Khrouchtchev. Une relation étroite avec les dirigeants de Pékin est même privilégiée, à tel point qu’il devient la seule organisation maoïste reconnue officiellement par l’ambassade de Chine. Mais avec moins d’une quinzaine de jeunes dans la région, son influence avant 68 dans le milieu universitaire demeure assez faible. Condamnant tour à tour le gauchisme, « les sales trotskistes et autres ennemis réactionnaires », ainsi que le PCF dont la ligne est « droitière et révisionniste », les militants du PCMLF se retrouvent quelque peu isolés dans les facultés.

Caricature parue dans la revue de la JCR Avant-Garde jeunesse, Octobre 1967
Fig. 2Annexe 3 : Caricature parue dans la revue de la JCR Avant-Garde jeunesse, Octobre 1967 (source privée) Caricature tiers-mondiste, où le GI a fort à faire avec les vietnamiens, avant de devoir affronter les opposants intérieurs puis sud américains. L'impérialisme américain est battu en brèche et la plupart des organisations de gauche et même au-delà mobilisent sur ce thème. Cette caricature témoigne d'un état d'esprit largement répandu dans la jeunesse de l'époque. Le général, devenu président, incarne alors une société sclérosée qui laisse peu de place à l'expression politique des moins de 21 ans, âge de la majorité. Cette affiche symbolise ainsi les pesanteurs de la société française de plus en plus mal acceptées par une frange croissante de jeunes de l'époque.

Ainsi, la gauche universitaire, composée de multiples facettes, entretient une agitation permanente. Il ne faut toutefois rien exagérer et l’idée selon laquelle les facultés de l’avant Mai seraient des pépinières de gauchistes enragés doit être réfutée. En effet, un comptage approximatif permet d’établir qu’il y a moins de 150 étudiants qui militent politiquement. En comparaison des 22 000 étudiants que compte la ville de Montpellier, le nombre parait tout à fait dérisoire (il est à noter toutefois, que cette proportion correspond peu ou prou à la moyenne nationale qui compte environ 4 000 militants pour 500 000 étudiants, soit là aussi moins de 1 %) 12.

Les luttes étudiantes avant Mai

Les conditions dans lesquelles s’effectue la rentrée de 1967 provoquent un certain désarroi chez les étudiants. En effet, aux problèmes récurrents du manque de place et de professeurs, s’ajoute la réforme Fouchet qui entraîne d’importants bouleversements dans les enseignements. Malgré les appels de l’UGEM-UNEF, seul un meeting d’une centaine de personnes se déroule pour protester, tandis qu’à Paris s’effectue la plus importante manifestation étudiante depuis la guerre d’Algérie. Les questions universitaires semblent pour l’heure ne pas intéresser les étudiants, alors que la guerre du Viêt-Nam suscite une véritable solidarité. Le CVN, dirigé localement par la JCR, organise une rencontre à laquelle participent près de 1 200 Montpelliérains. Fin 1967, une manifestation en faveur du FNL vietnamien dégénère même en violentes bagarres qui opposent jeunes et forces de l’ordre. Ainsi apparaissent des signes évidents dune radicalisation toujours croissante de la jeunesse estudiantine.

L’agitation gagne même les cités universitaires. Les motivations essentielles de ces remous sont la remise en cause du règlement intérieur qui interdit par exemple la réunion de deux étudiants de sexe opposé dans une même chambre, ainsi que la revendication pour les résidents d’avoir une plus grande responsabilité dans la gestion de la vie de la Cité-U. La FRUM (Fédération des Résidences Universitaires de Montpellier) favorise cette prise de conscience et maintient un état d’ébullition permanent. Au début du mois de février, des slogans inscrits à la peinture noire ornent les chaussées et les bâtiments universitaires. Ils ont pour thème « Accès libre aux Cités » ou encore « Pour un véritable équilibre sexuel ». Des incidents dans une Cité-U nécessitent même l’intervention de la police. Point d’orgue de la mobilisation, un meeting, dont l’assistance est évaluée à 2 000 participants, soit 50 % des résidents en Cité-U et 10 % des étudiants de Montpellier, ce qui est considérable. Après trois semaines de conflit, le mouvement s’essouffle lorsque le gouvernement accepte d’assouplir le règlement intérieur. Cette radicalité et cette volonté d’aboutir constituent, à bien des égards, la genèse de ce qui suit au mois de Mai.

De l'explosion du Mouvement...

Les événements du 22 mars à Nanterre sont l’occasion pour l’UGEM-UNEF de réactiver l’agitation dans l’université montpelliéraine. Tracts, affiches, interventions en amphi expliquent et justifient les actions des trublions nanterrois. Cette relative effervescence reflète une grande attention vis à vis des nouvelles de la capitale. Ainsi, les affrontements aux abords de la Sorbonne du vendredi 3 mai provoquent l’indignation de tout le microcosme militant. En réunion pour l’UNEF à Paris, les ESU montpelliérains suivent, incrédules, ces incidents. Ecourtant leur réunion syndicale, ils repartent précipitamment. Cette présence de délégués de 1’UGEM a pour conséquence de réduire considérablement le décalage habituel entre Paris et province. En effet, dès le lundi à 8 H, les ESU entrent dans les amphis pour en témoigner. Un « comité du 6 mai », composé de quelques personnes se met en place. À 9 H, la plupart des cours sont annulés à la fac des Lettres, et à 10 H 30 le bureau du doyen est occupé. Tout comme à la faculté des Sciences, commence alors une grève sur le tas. Il est à noter que ces deux facultés sont parmi les premières de France à entrer dans la grève (hors région parisienne). La plupart des organisations politiques d’extrême gauche profitent de ces troubles pour effectuer leur première apparition publique et politique. Désormais, il s’agit de mettre en pratique des théories longtemps débattues en cercle fermé et restreint. Leur audience sen trouve décuplée. Seule l’UEC parait réservée sur la marche à suivre. Rapidement le mouvement étudiant fait tache d’huile.

Affiche/tract annonçant le meeting au Triolet en février 1968 (source archives Université Paul Valéry).
Fig. 3Annexe 4 : Affiche/tract annonçant le meeting au Triolet en février 1968 (source archives Université Paul Valéry). Affichette rédigée à la main, preuve de moyens rudimentaires pour les étudiants de la FRUM et de I'UGEM. Pourtant, le meeting annoncé fut un succès aussi important qu'inespéré.

À l’initiative de l’UGEM et du SNE Sup, une manifestation parcourt le centre ville le 7 mai. L’ampleur de la mobili­sation, avec 3 000 participants, étonne 13. Les banderoles indiquent non seulement une solidarité avec les Parisiens « Libérez nos camarades » mais aussi des préoccupations d’ordre universitaire : « Non à un enseignement passif », « Droit à la critique ». Les violents affrontements de la capitale qui se produisent dans la nuit du 10 au 11 mai entraînent un durcissement et une extension du conflit. En effet, le lendemain, la faculté de médecine, l’école d’agronomie et les classes préparatoires se mettent en grève. Les slogans prennent une tonalité plus politique « Halte à la répression », « De Gaulle au musée ». Grâce à une intersyndicale qui groupe CGT, CFDT, FO, UNEF et FEN, le mouvement s’élargit. Celle-ci appelle à une journée d’action prévue pour le 13 mai. Les parents d’élèves (FCPE), la Ligue des Droits de l’Homme et les CAL (Comités d’Action Lycéens) soutiennent l’initiative. Cette journée commence par une grève largement suivie qui paralyse la vie économique de la région. Puis une foule compacte de 15 000 personnes environ se rassemble sur la place de la Comédie 14. Il s’agit d’une des mobilisations les plus importantes que Montpellier ait jamais connues à cette date. Des drapeaux rouges sont brandis, quelques bribes de l’internationale retentissent. Un communiqué unitaire précise qu’il faut « lutter pour imposer la démocratisation de l’Université, l’élargissement des libertés syndicales et démocratiques ainsi qu’une politique de progrès social ». À travers l’Université, c’est désormais la société dans son ensemble qui doit être remise en cause. Mais, pour l’heure, personne n’évoque une éventuelle poursuite de la grève, à l’exception toutefois du milieu universitaire.

À la faculté des Sciences, après un long débat, les enseignants et les étudiants décident de former « une assemblée constituante », chargée d’élaborer de nouvelles structures de gestion et de fonctionnement de la faculté. Pendant ce temps, les cours sont assurés presque normalement dans les facultés de Droit, Médecine et Pharmacie, mais une réelle agitation y devient perceptible. En effet, en fac de Droit/Sciences Economiques, se tient une AG entre professeurs et étudiants, à l’initiative du doyen, qui rassemble près d’un millier de participants et qui décide la création prochaine d’une assemblée de faculté composée de professeurs, d’assistants mais aussi d’étudiants dans le but de traiter les différents problèmes qui existent. Dès le 14 mai, les étudiants de la faculté des Lettres souhaitent en assemblée générale « que les examens de la session de juin soient reportes sine die » et demandent que « l’assemblée constituante » dont le projet de création s’élabore, soit la seule compétente pour fixer la période d’examen. Le 15 mai, l’AG de la faculté de Médecine, « en présence de 1 500 étudiants » 15 vote une motion qui reporte la première session des examens au mois d’octobre. Les médecins en formation considèrent que c’est une condition nécessaire pour entreprendre un véritable travail de refonte des études médicales. En faculté des Sciences, la même préoccupation anime les étudiants dès le début du conflit et, comme précédemment, une AG prend position pour un passage des épreuves en octobre. En fait, cette question du report des examens constitue un des premiers points de désaccord dans le mouvement. Si les étudiants demeurent en majorité favorables à ce report, le corps enseignant quant à lui se divise sur cette question. Là encore, ce sont les jeunes assistants et maîtres assistants, ou bien les professeurs les plus engagés qui soutiennent cette demande. Garder les dates prévues pour les sessions aboutirait à interrompre le travail entamé sur la refonte des études et de l’Université et beaucoup pensent qu’il faut, au contraire, encourager et soutenir cette réflexion en levant momentanément cette épée de Damoclès qui plane sur les étudiants mobilisés.

Tract du comité ouvrier/étudiant (source privée)
Fig. 4Annexe 5 : Tract du comité ouvrier/étudiant (source privée). L'une des préoccupations principales des étudiants reste la jonction avec le monde du travail, condition nécessaire à un hypothétique changement politique. L'inquiétude du chômage et de la réforme de la Sécu alimentent les ressentiments dans ce tract distribué probablement autour du 10 mai et dont l'influence du PSU est perceptible dans la phraséologie.

... vers la grève générale

C’est alors que la grève se généralise. Les trains s’arrêtent, le courrier n’est plus distribué, les hôpitaux sont touchés et les quelques usines (comme Gelbon) cessent le travail, même celles où n’existe aucun syndicat.

Dès le 18 mai, un comité intersyndical se crée afin de coordonner et d’organiser le mouvement. Au 21 mai, toute la vie économique de Montpellier est paralysée avec plus de 18 000 grévistes. Pour tenter de désamorcer la crise, de Gaulle recourt au vieux remède du référendum. Réunis autour d’un poste de radio, les étudiants saluent ce discours par des railleries et des chants révolutionnaires. Par contre, le protocole des accords de Grenelle entraînent leur division. Tandis que l’UEC considère qu’il s’agit dune « incontestable victoire », les ESU se montrent déçus et l’extrême gauche dénonce une trahison. Toutefois, à l’exception des facs de Droit et de Pharmacie, le mouvement se poursuit et aucun cours n’est dispensé ni dans les facultés ni dans les lycées. La rumeur du départ de De Gaulle pour Baden-Baden provoque l’enthousiasme des plus radicaux. Le Grand Soir semblait se rapprocher. Certains s’interrogent même sur la légitimité de passer aux armes. Le 30 mai, une grande manifestation se déroule, et tout en conservant un caractère revendicatif habituel, prend un aspect plus politique, avec une attaque plus directe du pouvoir gaulliste. Ainsi, en quelques jours, la contestation a largement dépassé son cadre originel. L’Université montpelliéraine s’en trouve bouleversée, aussi bien dans son fonctionnement que dans son ossature.

La structuration du mouvement 16

La grève se structure dans chaque fac à partir d’assemblées générales (AG), dans lesquelles se décident les actions et les revendications des étudiants. Paradoxalement, malgré des débats parfois houleux voire conflictuels, les amphis restent bondés, au moins jusqu’au 30 mai, pendant des AG qui peuvent durer souvent plus de 2 H, preuve que le mouvement de grève est très suivi et légitime pour une bonne partie des étudiants, ce qui lui assure une certaine représentativité. Plus habitués à la prise de parole en public, les syndicalistes et les militants politiques étudiants interviennent fréquemment et déterminent la marche à suivre. Les allocutions des responsables de l’UGEM, par exemple, font l’objet de réunions préparatoires la veille. L’impression dominante est qu’il s’agit en fait d’une poignée de leaders qui haranguent les foules et qui gagnent l’assistance selon la qualité de leurs interventions. L’organisation des manifestations y est décidée dans la matinée, puis, lorsque le comité intersyndical 17 de la ville est créé, c’est lui qui décide de la marche à suivre. Les animateurs de la grève négocient alors avec la police le parcours du défilé.

À partir de l’AG naissent des comités d’action (CA) qui structurent le mouvement. Certains se constituent sur des bases corporatives et par filières (CA de philosophie, CA de Géographie…), d’autres sont plus politiques (le CLEOP par exemple, « comité de liaison étudiant/ouvrier/paysan » qui entreprend des tournées dans les villages environnants pour débattre avec la population). Diverses commissions permettent également d’organiser le travail des grévistes. Une « commission presse » rédige des textes et des communiqués qu’elle apporte ensuite au Midi Libre. Enfin, des affiches du mouvement sont produites par une commission qui met en place un atelier de sérigraphie en faculté des Sciences, en relations étroite avec des étudiants des Beaux Arts.

La faculté des Lettres devient en quelque sorte le quartier général du mouvement. Les intersyndicales de la ville s’y réunissent quotidiennement, et ce, pendant une quinzaine de jours, signe d’une entente cordiale entre le monde du travail et le milieu universitaire 18 ; les AG inter-facultés aussi. Pendant près de deux mois les facultés sont auto-gérées par les étudiants.

Chaque lieu a une fonction précise, des salles étant réservées pour les CA, d’autres pour les organisations politiques. À noter que la grève étudiante s’effectue sans piquets de grève (en particulier en Lettres) puisque les discussions ont rapidement convaincu d’annuler les cours, faute d’élèves ou d’enseignants. Au sujet de l’apparence festive de cette occupation, une image d’Epinal voudrait que le folklore l’emporte sur la contestation et que la grève se transforme en une espèce d’orgie romaine. Certes, quelques couples se rencontrent sur les pelouses de la faculté, des dynamiques sexuelles s’enclenchent parfois, mais d’une manière générale, tout cela reste bien sage. Un jour, Manitas de Platas, célèbre chanteur gitan de Camargue improvise des concerts dans les amphis ; une autre fois, c’est Hugues Auffray, invité par des étudiants, qui s’exprime en AG, et entonne quelques morceaux de son répertoire. Mais à part cela, il n’y a rien de bien extravagant. L’occupation des facultés la nuit s’effectue donc avec une certaine retenue. De la faculté de Médecine où ils sont une dizaine à dormir, jusqu’à celle des Lettres où ils sont plus d’une centaine, cette occupation nocturne, motivée par la crainte que la police n’occupe la fac comme à la Sorbonne, se poursuit sans grand débordement, contrairement à ce que prétendent les opposants au mouvement qui voudraient ainsi le discréditer. Un service d’ordre d’une cinquantaine de personnes, composé notamment par des cheminots, se met en place pour éviter des provocations extérieures. Ainsi, après la rumeur d’une attaque par Occident, ils passent une nuit sur le toit de l’amphi principal de Paul Valéry en compagnie d’une dizaine de jeunes ravis et fiers d’avoir les prolétaires à leurs côtés. Pour le ravitaillement alimentaire, se met en place une sorte de cantine populaire en liaison avec la paroisse protestante et des collectes s’effectuent auprès de paysans conciliants. Quant à l’essence nécessaire pour pouvoir circuler et ravitailler l’ensemble des piquets de grève, elle est fournie, entre autre, par le comité d’occupation d’une société pétrolière de Frontignan. Ainsi, une organisation efficace et une grande solidarité des Montpelliérains assurent la pérennité du mouvement.

À partir de l’AG naissent des comités d’action (CA) qui structurent le mouvement. Certains se constituent sur des bases corporatives et par filières (CA de philosophie, CA de Géographie…), d’autres sont plus politiques (le CLEOP par exemple, « comité de liaison étudiant/ouvrier/paysan » qui entreprend des tournées dans les villages environnants pour débattre avec la population). Diverses commissions permettent également d’organiser le travail des grévistes. Une « commission presse » rédige des textes et des communiqués qu’elle apporte ensuite au Midi Libre. Enfin, des affiches du mouvement sont produites par une commission qui met en place un atelier de sérigraphie en faculté des Sciences, en relations étroite avec des étudiants des Beaux Arts.

La faculté des Lettres devient en quelque sorte le quartier général du mouvement. Les intersyndicales de la ville s’y réunissent quotidiennement, et ce, pendant une quinzaine de jours, signe d’une entente cordiale entre le monde du travail et le milieu universitaire 18 ; les AG inter-facultés aussi. Pendant près de deux mois les facultés sont auto-gérées par les étudiants.

Chaque lieu a une fonction précise, des salles étant réservées pour les CA, d’autres pour les organisations politiques. À noter que la grève étudiante s’effectue sans piquets de grève (en particulier en Lettres) puisque les discussions ont rapidement convaincu d’annuler les cours, faute d’élèves ou d’enseignants. Au sujet de l’apparence festive de cette occupation, une image d’Epinal voudrait que le folklore l’emporte sur la contestation et que la grève se transforme en une espèce d’orgie romaine. Certes, quelques couples se rencontrent sur les pelouses de la faculté, des dynamiques sexuelles s’enclenchent parfois, mais d’une manière générale, tout cela reste bien sage. Un jour, Manitas de Platas, célèbre chanteur gitan de Camargue improvise des concerts dans les amphis ; une autre fois, c’est Hugues Auffray, invité par des étudiants, qui s’exprime en AG, et entonne quelques morceaux de son répertoire. Mais à part cela, il n’y a rien de bien extravagant. L’occupation des facultés la nuit s’effectue donc avec une certaine retenue. De la faculté de Médecine où ils sont une dizaine à dormir, jusqu’à celle des Lettres où ils sont plus d’une centaine, cette occupation nocturne, motivée par la crainte que la police n’occupe la fac comme à la Sorbonne, se poursuit sans grand débordement, contrairement à ce que prétendent les opposants au mouvement qui voudraient ainsi le discréditer. Un service d’ordre d’une cinquantaine de personnes, composé notamment par des cheminots, se met en place pour éviter des provocations extérieures. Ainsi, après la rumeur d’une attaque par Occident, ils passent une nuit sur le toit de l’amphi principal de Paul Valéry en compagnie d’une dizaine de jeunes ravis et fiers d’avoir les prolétaires à leurs côtés. Pour le ravitaillement alimentaire, se met en place une sorte de cantine populaire en liaison avec la paroisse protestante et des collectes s’effectuent auprès de paysans conciliants. Quant à l’essence nécessaire pour pouvoir circuler et ravitailler l’ensemble des piquets de grève, elle est fournie, entre autre, par le comité d’occupation d’une société pétrolière de Frontignan. Ainsi, une organisation efficace et une grande solidarité des Montpelliérains assurent la pérennité du mouvement.

Affiche du PSU sur le pouvoir au peuple (source BNF).
Fig. 5Annexe 6 : Affiche du PSU sur le pouvoir au peuple (source BNF). Dessins reprenant le principal slogan du PSU : l’« auto-gestion » (terme utilisé par la suite lors des luttes des années 1970). Contestation des différentes hiérarchies en place, à tous les nivaux de la société et remplacement par une gestion directe des intéressés. Toutefois, peu de personnes (et d'étudiants en particuliers) ont une idée claire de ce « pouvoir au peuple », des moyens de l'exercer ou même de l'obtenir. Avoir les soviets sans le goulag en quelque sorte, espoir utopique mais aux contours très vagues…

Pour une réforme de l'Université : réflexions et actions

Ce travail collectif, étudiants, assistants et professeurs, avec des objectifs communs, permet au mouvement d’élaborer de nouvelles structures pour les facultés de Montpellier. Il est d’ailleurs à noter que trois facultés sur cinq adoptent une nouvelle forme d’assemblée et de conseil de direction de la faculté. Il s’agit des facultés de Droit/Sciences Economiques, Lettres et Sciences. Il s’agit là d’une autre des spécificités du mouvement dans la région.

L’exemple de la faculté des Lettres est tout à fait symptomatique de cet état d’esprit. Le 17 mai 1968, une assemblée extraordinaire de la faculté, réunie sous la  présidence du doyen Laubriet, « rassemble tous les enseignants de la fac et intègre en son sein une soixantaine de délégués de l’AG des étudiants ». Sur proposition du SNE Sup, l’assemblée adopte à la majorité des 2/3, le principe de création dune « assemblée de réorganisation », qui se compose de 30 professeurs, 10 maîtres de conférences, 40 maîtres assistants ou assistants, 10 personnels administratifs et 40 étudiants. Ces derniers sont élus au scrutin de liste à la proportionnelle, sous contrôle de l’administration 19. Des commissions strictement paritaires cette fois-ci se mettent en place, et les CA étudiants obtiennent une sorte de droit de veto sur toutes les décisions prises.

Deux commissions se réunissent immédiatement, l’une dite « des examens » afin de définir les modalités de délivrance des diplômes pour l’année universitaire 1967-1968. L’autre dite « des structures », mandatée pour élaborer un projet de refonte générale de la faculté et pour en définir les modes de gestion durant la période intermédiaire. Elles sont toutes deux composées par dix enseignants, dix étudiants et cinq délégués du personnel. Ces membres sont élus par leur collège respectif au sein du comité provisoire de gestion.

Bon d'essence délivré par le comité de grève de Frontignan (source privée).
Fig. 6Annexe 7 : Bon d'essence délivré par le comité de grève de Frontignan (source privée). Ce document demeure fort rare. C'est un bon d'essence de 20 litres octroyé à une étudiante, le 28 mai 1968 par le comité de grève de la société pétrolière Mobil, alors que la région et la France entière se trouvent paralysées, en panne de carburant. Celui-ci est signé par les syndicats de salariés CGT, CFDT et FO, preuve que l'union syndicale à Montpellier est une réalité. En outre, ce bon est contresigné par Luc Banet, président de l'UGEMUNEF, nouvelle démonstration d'une entente cordiale et d'une réelle solidarité entre le monde du travail et les étudiants dans l'Hérault.

Celui-ci a un fonctionnement assez simple. Tout d’abord, le doyen et les assesseurs restent membres de droit de cette nouvelle assemblée. Elle ne peut d’ailleurs ni les révoquer, ni les élire. Les propositions des commissions paritaires sont soumises au comité. En cas d’acceptation, ces propositions ont force de loi et s’appliquent immédiatement ; en cas de rejet, le débat se renouvelle en commission et des amendements ou contre-projets peuvent s’effectuer. Dans les commissions provisoires, aucun vote ne peut avoir lieu si l’un des deux collèges (étudiants ou enseignants) décide à l’unanimité de refuser d’y prendre part. La communauté universitaire, ainsi réunie, adopte une série de mesures et de revendications. Elle déclare irrecevable « toute réforme de l’Université à laquelle la Faculté n’aurait pas été associée » et demande une loi cadre qui entérine la validité et l’autonomie de ses nouvelles structures. Un texte voté par l’assemblée reconnait la liberté d’expression et de réunion syndicale et politique au sein même de la faculté, et propose la mise à disposition de locaux réservés à cet effet. Au sujet des bourses, il y a la volonté de réviser tous les dossiers de demande afin d’en permettre un octroi plus facile et à un taux supérieur.

Ainsi, la grande majorité des étudiants et des enseignants s’engagent de concert dans la voie d’une autonomie de fait et d’une transformation de l’Université, par la mise en place de nouvelles structures et l’introduction de la parité dans les assemblées décisionnelles.

Vers le reflux de la mobilisation

Après maintes tergiversations, De Gaulle décide de dissoudre l’Assemblée Nationale. L’allocution du Président est radiodiffusée à la fac des Lettres à travers les haut-parleurs. Mais dès la fin de l’annonce, la faculté se vide subitement. Avec les élections, le jeu légaliste reprend ses droits, le pouvoir n’est plus à prendre, et une majeure partie des étudiants ne se sentent plus concernés par ce nouveau type de combat.

Le lendemain, en écho à la grande manif gaulliste sur les Champs Elysées, deux manifestations défilent dans le centre ville. La première est organisée par les conservateurs montpelliérains (UDVe, UJP…) ; la seconde qui s’affirme à la fois anti-gaulliste et anti-marxiste, se compose du microcosme fascisant montpelliérain. Les deux cortèges sont distants de quelques mètres, ne se confondant jamais. Avec plusieurs milliers de manifestants, la mobilisation gaulliste est importante, mais reste bien en deçà des défilés du mois de mai. Des pancartes témoignent de l’inquiétude ambiante : « Paix en France » ou encore « Assez de violence ». Une contre manifestation organisée par l’UNEF tourne aux combats de rue brefs mais violents, opposant étudiants et néo-fascistes. Il s’agit là d’un tournant dans le mouvement de Mai.

En effet, le début du mois de juin voit resurgir les étudiants conservateurs. Ces derniers avaient quitté les facultés car ils sentaient que leur audience resterait très faible en cette période d’agitation tous azimuts. Mais, avec le discours de De Gaulle, ils se convainquent que le vent tourne et tentent alors de reprendre position. La création d’« un comite d’action des jeunes pour la défense de la République » a même lieu dès les premiers jours de juin. Dans un communiqué, ils invitent à se joindre à eux « tous les jeunes désireux de participer à la lutte contre le communisme totalitaire, et de sauver les libertés républicaines ». En outre, à partir de la mi-juin, la décision définitive et officielle de reporter les examens en octobre est prise par les diverses assemblées nouvelles, créées pendant la grève. Le comité provisoire de gestion de la faculté des Lettres entérine ce report le 7 juin. Les facultés de Médecine et de Sciences font de même le 15 juin. Seules les facultés de Pharmacie et de Droit/Sciences Èconomiques n’adoptent pas cette position. Beaucoup d’étudiants considèrent alors qu’ils n’ont plus de raison de rester mobilisés sur les facultés et partent pour les plages environnantes. À noter que l’une des revendications de mai était de reporter les examens afin que chacun puisse participer aux discussions sur la réforme de l’Université. Or, l’obtention de ce report provoque l’effet inverse de celui escompté. Désormais, seuls quelques jusqu’au-boutistes demeurent encore présents dans les facs.

Le 12 juin, le gouvernement décide d’interdire toute manifestation de rue pendant la campagne électorale et dissout également des organisations politiques dont la JCR, le PCMLF et l’OCI qui sont présentes à Montpellier. Devenues illégales, ces organisations ne peuvent plus apparaitre publiquement et leurs militants basculent dans une semi-clandestinité, craignant une rafle. En outre, avec la campagne électorale, les ESU qui dirigent l’UGEM, quittent eux aussi les facultés pour promouvoir leurs candidats. L’UEC adopte une démarche similaire. Dans les villages autour de Montpellier, il s’agit d’expliquer ce qui vient de se passer en mai et surtout de n’effrayer personne. Ainsi les facultés se vident de leurs militants les plus expérimentés.

D’une manière globale, les résultats de ces élections montrent que le PCF perd des voix (20 % en 1968 contre 22,5 % en 1967) et la FGDS également. Seul le PSU, à gauche, parvient modestement à progresser de 2,20 à près de 4 %. La droite gaulliste sort renforcée du premier tour avec près de 44 % des voix. La tendance reste la même à Montpellier. À noter que la participation est plus forte qu’en 1967, avec un taux de 79 % dans la capitale héraultaise. L’appel au boycott des organisations d’extrême gauche dissoutes na donc pas eu d’effet significatif, ni dans la région, ni en France. Il convient également de préciser que beaucoup de jeunes ne peuvent pas voter puisque la majorité reste à 21 ans. Le résultat des élections doit donc être nuancé. Quoiqu’il en soit, le deuxième tour voit l’arrivée d’un véritable raz-de-marée gaulliste. La gauche se trouve laminée et les tentatives de poursuivre la lutte comme au mois de mai tournent court très rapidement. Toutefois le mouvement perdure sous d’autres formes.

Université d'été, université populaire

Les débats au sujet de l’avenir des enseignements et sur la réforme des études prennent le pas sur l’agitation tous azimuts. Certains étudiants décident alors, sous l’impulsion de l’UGEM, de consacrer une partie de leurs vacances à l’organisation d’une Université d’été. Montpellier n’est pas la seule ville où une telle expérience voit le jour, mais c’est là qu’elle a été la plus aboutie. Ces Universités d’été doivent se tenir dans les facultés occupées « afin de montrer la détermination des étudiants d’ouvrir encore plus largement la faculté aux travailleurs » 20. L’objectif est de remettre les choses à plat et de faire un bilan critique des événements de mai. Ainsi se déroulent des débats, des conférences diverses ou des séminaires. Quelques professeurs y participent également. Ainsi, les facultés sont utilisées durant l’été comme un lieu d’expérimentation de nouvelles méthodes pédagogiques, de formation politique, « tout en leur donnant un caractère de centre permanent de débats, d’information vers l’extérieur et d’activité culturelles » 21.

Le programme de l’Université d’été est un foisonnement d’idées. Chaque semaine un sujet différent est traité. La première semaine se déroule une tentative d’analyse économique et politique sur le mouvement de Mai ; la semaine d’après, s’organise un débat sur l’agriculture française et le socialisme. À la faculté des Sciences, ont lieu des discussions plus politiques avec par exemple l’étude du Mannifeste du parti communiste de Karl Marx programmé sur deux journées. À cela s’ajoute le comité de liaison étudiants-ouvriers-paysans (CLEOP) qui organise des réunions d’information, des expositions, des projections de films à la faculté et dans les villages environnants. Mais un arrêté ministériel vient perturber cet activisme.

En effet, sous la pression du ministère de l’Intérieur, le doyen de la faculté des Lettres décide de fermer la faculté le 7 juillet et la police se charge de l’évacuation des lieux, sans incident. Cette décision suscite un tollé de protestation. Il faut préciser que l’ouverture de la faculté, en été, avait été prise par le comité provisoire de gestion, dans lequel siégeait le doyen en personne. La contestation la plus vigoureuse reste sans nul doute celle des deux assesseurs qui démissionnent de leurs fonctions. Paul Valéry ferme donc ses portes et l’Université d’été na plus de siège. Finalement, les Frères Dominicains prêtent spontanément leur salle de rencontres, située à proximité, pour que des réunions puissent s’y tenir. Ainsi le projet continue, mais sous de nouvelles formes.

Affiche sur le retour à la normale avec les éléctions (source BNF).
Fig. 7Annexe 8 : Affiche sur le retour à la normale avec les éléctions (source BNF). Beaucoup sont déçus de la tournure que prennent les événements : la reprise du travail s'effectue progressivement, les élections se déroulent normalement (la plupart des jeunes contestataires ne pouvant voter) et finalement le grand changement (voire le Grand Soir) semble devoir disparaître avec les premiers jours de Juin.

L’Université d’été, devenue « Université Populaire », reprend la première quinzaine d’août.

Conçue comme le contraire de « l’Université bourgeoise », elle doit être selon l’UNEF le lieu où l’on « apprend autre chose que des connaissances qui seront utilisées par le capitalisme » 22. LUGEM trouve pour l’organiser le soutien de la CFDT, tandis que la CGT « se livre à un véritable boycott » 23. L’objectif reste de rassembler des étudiants, des enseignants, des ouvriers et des paysans, et pour y parvenir, des réunions ont lieu à Nîmes pour toucher plus directement le milieu ouvrier, à Sérignan-Plage pour les estivants et à Béziers pour le monde agricole. Toutefois, à l’exception du débat avec Jacques Sauvageot, dirigeant national de l’UNEF, le nombre de participants n’atteint pas l’affluence escomptée, avec à peine plus de 150 personnes à chaque manifestation. Le nombre d’ouvriers ou de paysans présents reste quant à lui dérisoire. L’expérience de Montpellier témoigne des difficultés qu’éprouvent les militants étudiants pour associer à leurs travaux des personnes étrangères au monde universitaire.

L'itinéraire des militants

Une idée très répandue tend à affirmer que les anciens militants de 68 seraient devenus aujourd’hui les chantres du conformisme ambiant. Ils n’auraient même jamais réellement cru en leur phraséologie révolutionnaire, si bien que « la transition de l’ultra gauchisme au conformisme des années 1980 est moins un revirement qu’une continuité: personne ne fait réellement le deuil d’idéaux soutenus du bout des lèvres » 24. Dès lors, Mai 68 n’aurait constitué qu’un feu de paille dans la vie de ces contestataires, une crise d’adolescence en quelque sorte. Ce poncif, alimenté par l’exemple du revirement idéologique d’anciens militants, ne repose pourtant sur aucune étude réellement approfondie, mais prétend se justifier grâce à une généralisation abusive. Alors, qu’en est-il dans la Région ?

Cette étude se base sur des entretiens, réalisés sur plusieurs années, avec plus d’une trentaine d’anciens militants (soit environ 20 % des militants de l’époque) et ventilés dans la plupart des organisations politiques. Force est de constater que les anciens contestataires de 68 ont professionnellement plutôt bien réussi. En effet, 50 % d’entre eux sont aujourd’hui enseignants, dont certains professeurs d’Université. Ils sont également 20 % à avoir une profession libérale. À cela s’ajoutent des fonctionnaires, des travailleurs sociaux, des animateurs culturels etc. Il y a donc peu de notables, ou en tout cas, aucun qui s’affiche en tant que tel. D’une manière générale, ils occupent un emploi qui leur assure un niveau social élevé. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’ils ont été des étudiants studieux et parfois brillants. Toutefois, beaucoup partagent le sentiment d’avoir subi un barrage politique dans l’évolution de leur carrière professionnelle.

Dans le domaine politique, il est étonnant de constater que rares sont ceux qui oeuvrent encore dans les mêmes organisations qu’en 1968. Les raisons de leur départ restent fort diverses. Quoiqu’il en soit, tous les militants de l’époque s’affirment aujourd’hui encore de gauche, plus ou moins proche de la social-démocratie, avec même une forte minorité (35 %) se déclarant toujours d’extrême gauche. Toutefois la plupart des soixante-huitards ne concrétisent leur sensibilité politique que par le vote, puisque seuls 17 % d’entre eux conservent une carte dans une organisation politique. La plupart de ceux qui continuent à militer s’orientent vers l’action humanitaire (les ONG notamment), ou vers un travail de proximité dans des quartiers populaires. Mais 68 % affirment ne plus militer, si ce n’est à l’occasion de manifestations ponctuelles. Leur décision peut s’expliquer par le désenchantement qui a prévalu après l’échec évident de toute tentative de transformation globale du système.

Affiche pour l'université populaire (source BNF).
Fig. 8Annexe 9 : Affiche pour l'université populaire (source BNF). Cette affiche montre encore une fois la volonté d'unir toutes les classes sociales, en particulier celles considérées comme exploitées (paysans avec faucille et ouvriers avec marteau, classes révolutionnaires par essence selon la théorie marxiste), et de prolonger la contestation de Mai dans les facultés en été, pour mieux rebondir à la rentrée.

Pour la quasi totalité d’entre eux, Mai 68, et plus largement leur passé militant, reste une expérience fondatrice de leur vie. À l’inverse d’une idée généralement admise, les anciens contestataires de Mai ne renient pas leur engagement passé, bien au contraire celui-ci est affiché et brandi avec fierté. En outre, personne ne considère qu’il constitue un feu de paille dans leur itinéraire personnel. Par exemple, tel étudiant qui se destinait à devenir pasteur, troque l’habit de révérend pour le bleu de travail de l’ouvrier. Les événements de Mai ont donc joué un rôle de révélateur, et marquent toujours les consciences.

Ainsi, que les militants de 1968 disposent ou non d’une reconnaissance professionnelle aujourd’hui, qu’ils soient ou non animés toujours de la même flamme contestataire, force est de constater que les poncifs de type « Sur les barricades en 1968, au Rotary Club en 2008 » ne tiennent pas. Certes, l’examen des itinéraires montre une évolution évidente dans le parcours politique et militant, pour autant, aucun d’entre eux ne rejette son passé et Mai 68 incarne pour la plupart une expérience fondatrice.

Le mouvement de Mai 68 n’est pas aussi imprévisible et incompréhensible que certains ont voulu le laisser croire. En effet, la crise générale de l’Université et les remous provoqués par l’UNEF ou les organisations politiques d’extrême gauche forment un contexte favorable pour l’émergence d’un conflit majeur. En outre, s’il apparait que l’influence des événements parisiens demeure prépondérante dans le déclenchement du conflit à Montpellier, elle s’estompe lorsque le mouvement prend de l’ampleur. Loin d’être un simple écho assourdi de Paris, le mouvement dans la région demeure représentatif et légitime pour beaucoup. Ainsi, la mobilisation reste massive pendant tout le mois de Mai, ayant ses propres dynamiques, en particulier celle de la réflexion approfondie pour une réforme globale de l’Université. Dès lors, du 6 mai jusqu’aux premiers jours du mois d’août, le mouvement montpelliérain a fait preuve d’une détermination réelle et d’une volonté de réformes, davantage que de révolution, sans pour autant sombrer dans des débordements romantiques.

La rentrée d’octobre 1968 voit la mise en place de la réforme Faure, qui reprend à son compte un certain nombre des revendications de Mai, notamment en ce qui concerne la représentation étudiante dans les conseils d’Université ainsi que la pluridisciplinarité des études, avec la création de trois Universités. D’ailleurs, compte tenu de la rapidité avec laquelle cette loi a été votée, il est fort probable que les conseillers de Faure se soient largement inspirés des travaux de réflexion effectués à Montpellier ou ailleurs. L’après Mai se caractérise aussi par une croissance exponentielle des effectifs politiques (surtout pour l’extrême gauche, par exemple la JCR, pourtant dissoute, a un nombre de militants multiplié par dix) et syndicaux (UGEM) ce qui a pour effet de maintenir une certaine agitation dans les facultés. Les militants étudiants deviennent plus radicaux (contestation globale de la société, revendications régionalistes et occitanisme révolutionnaire) et adoptent des formes d’action plus violentes, en témoigne l’invasion de l’Université des Lettres par les CRS en 1972. La Révolution semblait approcher ; beaucoup ont alors tenté de s’en convaincre.

Affiche sur les prolongements espérés de Mai 68 (source BNF).
Fig. 9Annexe 10 : Affiche sur les prolongements espérés de Mai 68 (source BNF). Mai 68 semble devoir être une « répétition générale » (titre d'un ouvrage paru aux éditions Maspéro à l'automne 1968), une sorte de révolution de Février 1917, en attendant celle d'Octobre. Le vent de la révolution devrait alors emporter le « vieux monde ». A défaut d'ouragan, les années 1970 sont effectivement agitées, à Montpellier comme en France, en Italie ou encore aux Etats-Unis.

Annexe 1 : Chronologie de Mai 68 en France et à Montpellier

14 février 1968            Meeting au Triolet pour demander une réforme du règlement intérieur de la cité U.
Succès, avec près de 2000 participants
(plus de la moitié des résidents).

22 mars                        Faculté de Nanterre occupée par les étudiants. Création du « Mouvement du 22 Mars » à la suite de l’agitation dans les cités U.

Jeudi 02 mai                Fermeture de la faculté de Nanterre.

Vendredi 03                  Meeting à la Sorbonne. Evacuation très musclée par la police, arrestation massive d’étudiants. Emeutes au quartier latin.
Les ESU de l’UNEF Montpellier sont en réunion à Paris et assistent au matraquage.

Lundi 06 mai                Les ESU passent dans les amphis pour témoigner. À 9H, la plupart des cours sont annulés; à 10H30, le bureau du doyen est occupé. Grèves votées en Lettres et Sciences.
Paul Valéry est une des premières facultés de France en grève.
Fondation du « Comité du 06 mai » qui regroupe tous les contestataires et dans lequel l’UNEF se fond pour faciliter la mobilisation.

Mardi 07                       Manifestation de 3 000 personnes.
Succès étonnant pour l’Unef et le Sne-Sup.

10 au 11 mai                 Nuit d’émeute au quartier latin : « nuit des barricades ». 400 blessés.

Samedi 11                    Facultés de médecine, école d’agronomie et classes prépas en grève.

Lundi 13 mai               Grève générale et manifestation unitaire large.
Intersyndicale (CGT, CFDT, F0, FEN, UNEF) appelle à une mnanf qui rassemble 15 000 personnes, un des plus grands rassemblements dans la ville à l’époque.

Mardi 14                       Sud Aviation est occupée. Les ouvriers séquestrent la direction.
Création d’une « assemblée constituante » à Paul Valéry pour élaborer des nouvelles structures de gestion et de fonctionnement à la fac.

Mercredi 15                 Grève à l’usine Renault Cléons. Théâtre de l’Odéon occupé.

Samedi 18                     Création d’un comité intersyndical (Cgt, Cfdt, Unef, Fen…).
Il se réunit quotidiennement à Paul Valéry.

Lundi 20                       La grève se généralise. La France est paralysée. 18 000 grévistes à Montpellier.

Vendredi 24                  De Gaulle annonce la tenue d’un référendum (assez confus et finalement jamais effectué) pour désamorcer la crise.
Le discours est retransmis en direct dans l’amphi principal. Railleries et chants révolutionnaires retentissent à la fin de l’intervention présidentielle.
Manifestation à laquelle participent les viticulteurs et la FNSEA, mais sur des revendications corporatives.

Lundi 27 Mai               Protocole des accords de Grenelle proposé. Rejet de la base. Meeting Charléty : « tout est possible ! ».

                                      Division du mouvement : UEC considèrent que c’est un succès pour les travailleurs ; ESU restent sceptiques ; JCR et PCmlf et diverses gauches critiques dénoncent une trahison.
Première réunion de l’Assemblée constituante : 30 profs/maîtres de conf. ; 30 assistants/maîtres-assistants ; 30 étudiants ; 10 administratifs.

Mercredi 29                  De Gaulle disparaît à Baden Baden. Manif CGT pour un « gouvernement populaire ».

Jeudi 30                        Manif intersyndicale contre le gouvernement Pomnpidou et surtout contre le « vieux » président.
De Gaulle revient et annonce la dissolution de l’Assemblée nationale.
Manif d’environ 400 000 personnes à Paris en soutien au général.

Vendredi 31                  Manif de soutient à De Gaulle. Deux cortèges distincts : un gaulliste, l’autre d’extrême droite (à la fois anti gaulliste et anti marxiste).
Bagarres avec des étudiants de l’Unef venus en contre-manif.

Mardi 04 Juin               Reprise progressive du travail dans les entreprises.

Vendredi 07 Juin           Examens officiellement reportés en Lettres.
Développement des « comités d’action » de filières pour transformer l’enseignement.

Mercredi 12                  Manifestations interdites et dissolution des groupuscules d’extrême gauche.
Les facultés se vident des militants expérimentés (en campagne électorale ou en planque pour éviter les arrestations).

Lundi 17                      Sud Aviation, première entreprise en grève en France (depuis le 14 Mai) reprend le travail en totalité.

23/ 30 Juin                   Elections législatives. UDR (parti gaulliste) remporte la majorité absolue. La gauche qui recule en voix, est laminée en sièges à l’Assemblée.
Participation en hausse avec 79 %.
Mêmes résultats électoraux.

Début juillet                 Décision de créer une université d’été ou université populaire ouverte à tous, conçue comme l’antithèse de l’« université bourgeoise ».

07 Juillet                      Le doyen Laubriet décide de fermer la fac des Lettres.
La police évacue les lieux sans heurts.
Démission des deux assesseurs pour dénoncer cette décision.
L’université d’été continue ses travaux à la « salle des rencontres » prêtée par les frères Dominicains, située à proximité.

Début Août                   « Université populaire » décentralisée est organisée par l’Unef, avec l’aide de la CFDT.
Réunions à Nîmes, Sérignan-plage et Béziers.
Èchec et faible assistance.

B. : Les événements concernant Montpellier apparaissent ainsi.

Notes

   1.Chiffres exposés par Alain Delale et Gilles Ragache, in La France de 68, Paris, Seuil, 1978, page 88.

   2.In De la Faculté des Arts à l’Université Paul Valéry, Montpellier, UPV, 1994.

   3.A laquelle l’auteur de ces lignes a participé.

   4.Comme Tribune du Languedoc, mensuel du PSU, ADH, côte 861.

   5.Chiffres avancés par le SNE Sup dans FEN 34, janvier 1967.

   6.Michel Winock, La Fièvre hexagonale, Calmann-Lévy, Paris, 1986, p. 361 à 367.

   7.Extrait du manifeste de la JUC, cité par Paul Virés dans Brèches, n°4, janv/fév 1966.

   8.Confirmation par divers témoins, toutes tendances confondues.

   9.Entretien avec Jacky Tuloup, leader de cette mouvance.

 10.Témoignage de Paul Alliés, leader de la JCR.

 11.[Appel manquant] Tract du PCMLF du 6 mai 1968, archives personnelles de Raymond Huard.

 12.Chiffrage établi au cours d’une table ronde réunissant entre autre J. Sauvageot et A. Monchablon au colloque organisé par le GERME à Reims en janvier 2008.

 13.Toulouse, ville au plus grand nombre d’étudiants, ne voit défiler « que » 2 000 personnes.

 14.Midi Libre, 14 mai 1968.

 15.Midi Libre, 16 mai 1968.

 16.Des développements sur ce sujet sont à paraître prochainement dans un ouvrage collectif coordonné par le GERME, aux éditions Syllepses.

 17.Celui-ci réunit les syndicats ouvriers (CGT, CFDT et FO), enseignants (FEN), étudiants (UNEF), lycéen (CAL), ainsi que la FCPE et la LDH.

 18.Confirmation par Luc Banet, président de l’Ugem, militant ESU.

 19.Toutes ces informations sont tirées de Textes votés par l’assemblée de réorganisation et autres documents, archives personnelles de R. Huard.

 20.L’Ètudiant de France, Juillet/Août 1968.

 21.Témoignage de Nicolas Daure, militant ESU.

 22.Ibidem.

 23.Déclaration de l’Unef, in Midi Libre, 24 août 1968.

  24.Pascal Bruckner, « Les tentations de l’individualisme », in Magazine littéraire, hors série, 1996.