Les archives de la famille Grasset-Morel : des sources inédites pour l’histoire locale
Les archives de la famille Grasset-Morel :
des sources inédites pour l’histoire locale
Assistant de Conservation du Patrimoine
sous-Direction des archives anciennes et hospitalières Archives Départementales de l’Hérault
p. 285 à 291
Introduction
En 2006, la famille Grasset-Morel a souhaité déposer aux Archives départementales de l’Hérault ses archives familiales, jusque-là conservées dans le grenier du château de Lansargues. Elle a ainsi fait le choix de la conservation et de la mise à disposition des chercheurs de dix mètres linéaires d’archives privées remontant au XVIe siècle.
Ce dépôt a donné lieu à un classement selon les normes archivistiques internationales : un répertoire numérique détaillé de ce fonds, coté 157 J, est désormais consultable en salle de lecture ainsi que sur le site Internet des Archives départementales de l’Hérault (archives.herault.fr).
Structure du fonds
Le fonds Grasset-Morel regroupe les archives de plusieurs familles héraultaises, progressivement rassemblées grâce aux alliances familiales qui se sont succédées pendant près de quatre siècles, jusqu’au député de l’Hérault Pierre Grasset-Morel, décédé en 1967.
Après un premier classement effectué par l’érudit Louis Grasset-Morel au début du XXe siècle dans le cadre de ses recherches généalogiques et d’histoire locale, le travail a été repris et complété par les Archives départementales. Les archives Grasset-Morel sont désormais classées en deux grands ensembles.
Le premier concerne les archives familiales. Celles-ci ont été structurées selon les différentes branches familiales : Grasset-Morel, Bédaride, Vedel, Servière, Morel, Chaix et Granier. Toutes ont en commun de s’être établies, au cours de leur histoire, à Lansargues, où elles ont procédé à des alliances matrimoniales. Pour chacune des familles, les archives sont regroupées par couple, réunissant pour chacun documents personnels (état civil, comptabilité, correspondance) et professionnels (archives de député, de médecins, de militaires, d’avocat, d’érudit et de charges officielles diverses sous l’Ancien régime).
Le deuxième ensemble concerne la gestion du domaine agricole dit de La Chicanette à Lansargues. Depuis le XVIIIe siècle, chacune des familles a constitué et exploité un patrimoine qui, par une politique foncière d’achats, de ventes et d’échanges, s’est progressivement consolidé en une propriété relativement importante. Les titres de propriétés, les documents relatifs aux travaux et modifications apportés aux bâtiments, ainsi que les archives de gestion et d’exploitation, permettent d’apprécier les apports respectifs des générations antérieures à la famille Grasset-Morel, qui en assure l’exploitation tout au long du XXe siècle.
Histoires de familles
La première famille représentée est la famille Grasset-Morel. Il s’agit d’une branche de la famille Grasset, auquel le patronyme Morel a été adjoint à partir de 1885, à la demande de l’érudit montpelliérain Louis Grasset : ce dernier souhaitait ainsi rendre hommage au baron Morel, oncle de sa mère (157 J 4).
Louis Grasset, puis Grasset-Morel (1843-1912), est connu pour ses recherches historiques qui en font l’un des historiens majeurs de Montpellier et de ses alentours à la fin du XIXe siècle. Ses archives conservent de nombreuses notes prises à l’occasion de ses longues recherches aux Archives départementales et municipales. On y trouve aussi le manuscrit corrigé de l’ouvrage Lansargues : une villette de la baronnie de Lunel, édité en 1903 ainsi que plusieurs cartes annotées des sixains de Montpellier, qui ont été par la suite reproduites dans son livre Montpellier, ses sixains, ses îles, ses rues, ses faubourgs, publié en 1908 (157 J 7). Sa bibliothèque, intégralement conservée (157 J 8-17), permet de mieux saisir les centres d’intérêts d’un membre de l’élite intellectuelle montpelliéraine de cette période. Par ailleurs, son implication dans la rédaction des statuts de l’œuvre du Prêt Gratuit, institution philanthropique de Montpellier vers 1896, a donné lieu à la collecte d’une documentation historique relatives aux monts de piété (157 J 6), qui mériteraient une étude plus poussée pour l’histoire de l’assistance dans notre région à l’époque moderne. Enfin ses récits de voyages nous donnent des descriptions précises des monuments et des paysages du département à la fin du XIXe siècle, comme par exemple celui concernant le village et l’abbaye de Saint-Guilhem-le-désert en 1882 (157 J 6 ; voir document annexe)
Pierre Grasset-Morel (1908-1967) est expert ingénieur agronome, et devient maire de Lansargues et député de l’Hérault de 1958 à 1962. Délaissant sa carrière administrative dès 1949, il s’illustre comme directeur de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA). Ses nombreuses interventions lors des congrès de la fédération, aboutissant souvent à des propositions de lois, se multiplient dès lors qu’il est élu député de l’Hérault en 1958. Il s’investit alors principalement dans le cadre législatif du domaine européen : la spécificité de la viticulture, la mise en place du marché commun, et la reconnaissance de l’enseignement agricole, sont des thèmes qui font l’objet de nombreuses notes et recherches documentaires témoignant de son investissement à la fois personnel et professionnel (157 J 31-41). Parallèlement, il s’illustre dans l’administration de la Compagnie Nationale d’Aménagement de la région du Bas-Rhône et du Languedoc, qui a contribué à moderniser les équipements agricoles de l’Est du département. L’aboutissement le plus notable de ce projet est l’aménagement du lac de Salagou en 1959 (157 J 34). Ses nombreuses notes, dont certaines sont la base d’interventions politiques importantes, contribuent à mieux cerner la personnalité et les idéaux d’une personnalité politique forte des débuts de la cinquième république dans l’Hérault.
Il convient de noter que plusieurs documents de ce fonds familial peuvent également constituer des sources intéressantes pour l’histoire de la scolarité dans le département, depuis le XIXe siècle jusque vers 1950. Ainsi les archives scolaires de Louis Grasset-Morel au lycée impérial de Montpellier (157 J 4), de son fils Oswald Grasset-Morel pendant son cursus primaire et secondaire (157 J 19), puis de son petit-fils Pierre Grasset-Morel à l’occasion de ses études supérieures (157 J 21), contiennent des copies, dictées, compositions et cahiers riches de témoignages illustrant l’évolution de la pédagogie et de l’enseignement.
La famille Bédaride s’est alliée aux Grasset-Morel à la suite du mariage d’Emilie Bédaride avec Amédée Grasset-Morel. Les archives de cette famille portent surtout sur le développement du port d’Aigues-Mortes, où plusieurs générations ont vécu depuis le XVIIe siècle. Exerçant la charge de consul de la ville à partir de 1740, Antoine Bédaride (1701-1777) a conservé dans ses archives professionnelles des copies de franchises, exemptions et privilèges de la ville remontant à 1541 (157 J 63).
Ses descendants Pierre (1725-an X), Antoine (1755-1793) et Jean-Antoine Bédaride (1766-1831) héritent de la charge de gardes des salins de Peccais : leurs archives comportent ainsi plusieurs registres de comptabilité quotidienne de ce domaine royal, comprenant par exemple des devis pour travaux d’aménagement des quais (157 J 63, 68 et 72). Malgré une émouvante lettre adressée aux députés de l’Assemblée nationale sur le devenir des salines en 1790, Pierre Bédaride sera contraint par la Révolution à s’établir à Lansargues pour se consacrer à la gestion foncière de ses domaines.
Il est à noter que les archives personnelles de cette famille, riches en comptabilité domestique et correspondances (157 J 65-70), constituent une source importante pour l’étude de la vie quotidienne à Aigues-Mortes et Lansargues pendant les décennies qui ont précédé la Révolution française.
Jean-Antoine Bédaride ayant épousé Elisabeth Morel, la branche familiale Morel rejoint l’arbre familial peu après la Révolution. Cette famille est originaire de Lansargues : ses membres ont exercé des charges dans la municipalité. Pierre Morel est nommé chirurgien du bureau de charité de Lansargues dès 1736. Sa comptabilité professionnelle énumère avec une grande précision tous les soins (saignées notamment) administrés aux familles locales pendant plusieurs décennies (157 J 90). Son fils, homonyme, exerce quant à lui les fonctions de greffier et garde des archives de la ville pendant toute la deuxième moitié du XVIIIe siècle : plusieurs procédures contre les consuls, et un récolement en date de 1772, montrent bien l’importance que prend dès lors la conservation des documents officiels de la ville (157 J 91). Il est à noter que plusieurs pièces d’archives importantes (dont des délibérations municipales inédites à ce jour), apparemment prélevées des archives communales de Lansargues dans ce contexte professionnel, ont été réglementairement réintégrées à celles-ci, déposées aux Archives départementales de l’Hérault (127 EDT).
Mais la part la plus importante des archives de la famille Morel concerne le baron Joseph Pierre Dominique Guillaume (1763-1834). Il fait sa première campagne dans l’armée des Pyrénées orientales en 1793-1795. Il est promu colonel du 25e régiment d’infanterie légère en 1805, avant d’obtenir le titre de baron de l’Empire en 1808. Sa longue carrière militaire est bien documentée : en plus de ses titres et décorations (157 J 92-93), ses archives professionnelles comptent des registres de garnison, des instructions de sa hiérarchie, ainsi que des plans de plusieurs places fortes tenues à l’occasion ses campagnes dans le Sud-Est de la France (Exilles, Barraux-en-Dauphinois, Tournous). Des cartes des étapes mises en place à travers le pays à cette époque donne un aperçu de la situation de la défense nationale à cette époque. Enfin une carte indique les victoires françaises de 1792 à 1815. Il s’agit d’une documentation précieuse pour qui veut étudier l’histoire militaire des périodes révolutionnaires et impériales (157 J 95-97).
Les archives de son frère Fulcrand Morel (1781-1837) concernent quant à elles la vie quotidienne d’un pharmacien de Lansargues de la première moitié du XIXe siècle : recettes pharmaceutiques, plaque professionnelle et comptabilité permettent d’en apprécier les différents aspects, jusqu’à l’étiquette à apposer sur les flacons contenant « l’Eau de fleurs d’oranges du Sieur Morel à Lansargues » (157 J 98-100).
Le mariage de Marie Morel avec Jean Servière explique la présence des archives de la famille Servière dans ce fonds. Les Servière constituent une importante famille de notables de Lansargues. Guillaume Servière père a exercé la charge de juge de paix au lendemain de la Révolution. Son fils, homonyme, fait quant à lui son service militaire pendant la campagne de Catalogne : la correspondance presque quotidienne qu’il envoie à son père, racontant à la fois le déroulement des opérations auxquelles il a participé, donne également une vision au jour le jour des idées et espérances entretenues au sein de l’armée révolutionnaire, avant qu’il ne s’établisse comme officier de santé à Lansargues (157 J 105).
Une autre famille implantée durablement à Lansargues s’allie aux précédentes avec le mariage de Jeanne Granier et Pierre Morel, le garde des archives évoqué plus haut. Il s’agit de la famille Granier. Composée principalement de propriétaires et d’exploitants agricoles, elle se distingue notamment par un prêt accordé aux consuls en 1730 afin de procéder à la construction de l’église de Lansargues (157 J 102). Fulcrand Granier est également fermier des terres relevant de la commanderie de Saint-Christol (Ordre de Malte) : une partie de l’économie agricole locale a servi à financer des activités de croisade en Mer Méditerranée (157 J 103).
Les deux dernières familles, unies plus tardivement aux autres, sont originaires d’autres régions.
Il s’agit tout d’abord de la famille Vedel, qui vient du Gard. La mobilité autorisée par les carrières militaires, juridiques et ecclésiastiques explique que ses membres aient pu s’illustrer dans plusieurs localités, exerçant les charges de capitaine d’Aspères (157 J 81), de prieur de Saint-Martin de Corconac (157 J 84), ou encore de curé de Foix dans l’Ariège (157 J 83). Gabriel de Vedel, avocat au Parlement de Toulouse, s’établit à Lansargues dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où sa fille Marie-Anne épouse Pierre Bédaride.
La famille Chaix vient quant à elle de Briançon. Les premiers membres de cette lignée exercent les fonctions de lieutenant de Villard-Saint-Pancrace à la fin du XVIIe siècle (157 J 76), puis d’avocat au bailliage de Briançon et de capitaine des milices briançonnaises (157 J 76-77).
Jean-François Marie Barthélémy Chaix (1760-1852), officier au régiment de Saintonge, devient à la Révolution commissaire de la municipalité du canton de Villard Saint-Pancrace, avant d’être nommé sous-préfet de Briançon en 1800. La chute de l’Empire oblige son fils Barthélémy-Emile Chaix (1798-1892) à émigrer en Louisiane pendant une trentaine d’années 157 J (85), avant de revenir s’installer en 1850 à Montpellier, où sa fille Maria épouse Louis Grasset.
Le domaine familial
Tout au long du XXe siècle, la famille Grasset-Morel a exploité un vaste domaine viticole appelé La Chicanette. Il rassemble des biens situés dans plusieurs communes de l’est de l’Hérault : Lansargues, Vendargues, Mudaison et Lunel-Viel. Un plan géométrique du domaine, dressé en 1877, en détaille la composition. Il représente chacune des parcelles, et restitue la situation du château de Lansargues dans la topographie de cette commune voisine de Montpellier à cette époque (157 J 121).
La deuxième partie du fonds Grasset-Morel concerne plus spécifiquement la constitution progressive et l’exploitation de ce patrimoine familial. Les titres de propriété, les documents relatifs aux travaux et modifications apportés aux bâtiments, ainsi que les archives de gestion et d’exploitation, permettent d’apprécier les apports respectifs des générations antérieures aux Grasset-Morel, qu’il s’agisse des familles Servière (157 J 110), Granier (157 J 111), Morel (157 J 112-116), Bédaride (157 J 117-118), et Grasset (157 J 119-120).
La mise en valeur des parcelles se fait soit par le recours à des baux emphytéotiques concédant les terrains moyennant une redevance annuelle, soit par une exploitation directe. Actes d’achat, d’échange et de vente peuvent être utiles pour reconstituer la topographie des environs de Lansargues sur près de trois siècles consécutifs.
La partie la plus conséquente des archives du domaine concerne son exploitation par la famille Grasset-Morel (157 J 121-145). Assurée directement à partir de 1884, elle est documentée par une série presque complète de relevés hebdomadaires des recettes et dépenses, énumérant les noms des ouvriers agricoles saisonniers employés pour les vendanges. Ces documents permettent de retracer les activités quotidiennes sur le domaine : on y trouve même la mention d’un meeting politique à Montpellier à l’occasion des évènements viticoles de 1907 (157 J 126). Ces activités sont illustrées également par quarante négatifs photographiques sur plaque de verre. Datant des années 1930, ils montrent les différentes étapes des vendanges, de la récolte dans les vignes jusqu’à la mise en foudre à la cave de Lansargues, en passant par les pressoirs. Les opérations de labourage et de sulfatage ont également fait l’objet de photographies. Il s’agit d’une source iconographique inédite à ce jour (157 J 148-151).
Les derniers dossiers concernent le développement du domaine par Pierre Grasset-Morel à partir de 1955 (157 J 140-147). Les archives relatives à la mécanisation progressive de l’outillage, et au recours à un personnel saisonnier d’origines géographiques diverses, permettent de restituer l’exploitation agricole dans le contexte socio-économique de l’après-guerre.
Enfin, plusieurs documents sont relatifs aux travaux entrepris par les dernières générations sur le château de Lansargues et ses annexes : la construction des murs de délimitation de la propriété par le baron Morel dans les années 1830, l’entretien du parc, le creusement du puits et l’installation des foudres dans la cave sont renseignés par les devis et pièces comptables (157 J 117-119).
Conclusion
Le fonds Grasset-Morel ouvre de larges perspectives de recherche dans le domaine économique, juridique, politique, médical, voire militaire de notre département pendant les trois derniers siècles. Il s’inscrit dans la lignée des fonds privés entrés aux Archives départementales depuis plus de deux siècles, et qui apportent un autre éclairage sur l’histoire du département que celui donné par les archives d’origine publique. Les premiers fonds d’archives de familles entrés aux Archives départementales furent ceux saisis sur les émigrés sous la Révolution (sous-série 1 E). Les fonds privés entrent aujourd’hui par don ou dépôt aux Archives départementales grâce à la générosité de particuliers, d’entreprises ou d’association. Recevoir des archives familiales aussi complètes que celles de la famille Grasset-Morel est rare. Un don cependant a fait entrer peu après le fonds Grasset-Morel celui d’une autre famille de notables héraultais, la famille Mourgue de Marsillargues, dont l’un des membres fut ministre de l’Intérieur de Louis XVI, et qui fera l’objet d’un prochain article.
Annexe
Récit de voyage à Saint-Guilhem-le-Désert
par Louis Grasset-Morel (1882).
Archives départementales de l'Hérault, 157 J 6.
Notes prises après une excursion faite le 30 mars 1882 avec le club alpin.
Une course doublement intéressante est celle de Saint Guilhem du désert, qui n’a qu’un défaut, c’est d’être longue, bien que la distance à parcourir ne dépasse pas 40 ou 45 km. Mais point de voie ferrée qui abrège la distance et une route qui monte et descend à chaque instant. Partis de Montpellier à 4 heures (?) du matin, nous n’arrivons à l’entrée des gorges de Saint Guilhem, près de Saint Jean de Fos, qu’à 8 heures ?, encore avons-nous bien marché, de l’avis des gens compétents ! Nous avons parcouru un pays très aride à partir de Celleneuve ; nous avons traversé successivement Montarnaud, Argeliers,Puéchabon.
Après un voyage en omnibus, on reprend avec plaisir l’usage de ses jambes. L’Hérault débouche de la gorge de Saint Guilhem sous un pont à trois arches, que l’on fait remonter au XIe siècle. Il est d’une conservation parfaite, grâce aux travaux d’entretien qui ont été faits. Il est jeté sur un gouffre que l’on dit sans fond et nommé le gouffre noir, à cause de la coloration de l’eau. Une route très carrossable conduit à Saint Guilhem. Elle a été taillée dans la muraille de rochers de la rive droite. La gorge très resserrée laisse dans le fond de l’Hérault un lit des plus tourmentés : aussi les rochers corrodés par les ondes écumantes forment des méandres les plus bizarres. On rencontre bientôt le moulin de Clamouse, qu’alimente une source (Fons Clamosa) qui sort du rocher, passe sous la route et fait mouvoir les meules du moulin. Quand il a plu les eaux ne se contentent pas de sourdre du fond du bassin, mais coulent d’une ouverture du rocher et tombent en cascade. On peut pénétrer dans cette ouverture et on rencontre une grotte au fond de laquelle coule une rivière, origine de cette source. Le trajet jusqu’à Saint Guilhem paraît être de trois kilomètres. Nous le faisons sans nous en apercevoir, nos regards se fixant sur tout ce qui nous entoure. Deux anciens moulins attirent l’attention, l’un a encore son ancienne tour, poste avancé de Saint Guilhem. Ils dépendaient de l’abbaye.
Bientôt nous arrivons à la vieille cité que domine au sommet de son rocher le château ruiné du Géant ou du Verdus, qui complète le système de défense de la ville abbatiale. A travers des rues étroites nous parvenons à la place de l’église. Les maisons vieilles et sans styles, semblent avoir voulu conserver des souvenirs de l’abbaye, car beaucoup montrent, encastrées dans leurs murs des fragments de chapiteaux, de colonnes ou de sculptures dérobés au monastère. Après avoir repris nos forces dans un café voisin établi sous une longue voûte, nous allons visiter le cloître.
Que de ruines ! De ce très beau cloître à deux étages superposés, dont celui du bas remontait au IXe siècle, avec sa belle sévérité romane, et celui du haut datait du XIIe siècle et offrait un des plus beaux produits de l’architecture ogivale, d’une très grande variété de détails, il reste bien peu de choses. C’est à peine si quelques arcades romanes sont encore debout, au nord et à l’ouest. La voûte de la galerie n’existe plus. On prétend que si l’on veut voir les restes du cloître de Saint Guilhem, il faut les chercher dans les environs, et surtout à Aniane. La révolution a démoli le cloître, et le vandalisme a profité des matériaux comme pierre à bâtir. On voit l’ancien mur du réfectoire perpendiculaire au clocher de l’Eglise, et la salle capitulaire placée vis-à-vis, qui était séparée du chœur de l’église par la sacristie. Il en reste les quatre murs, les voûtes en ont été démolies. Au dessus existait un étage qui a du être ajouté postérieurement. Dans le préau du cloître on voit encore la source, veuve de sa belle fontaine, transportée à Aniane je crois, et le vivier où les moines tenaient leurs provisions de poissons. Ça et là gisent par terre des débris de sculptures, des chapiteaux et de colonnes : faibles vestiges d’une splendeur passée ! Il reste un grand bâtiment, du 17e ou 18e siècle, voûté dans sa partie basse, et desservi au premier étage par un bel escalier. Ce devait être dans les derniers temps l’habitation des religieux : un grand couloir règne sur toute sa longueur et dessert des chambres spacieuses qui devaient être les cellules des moines. Quelques meubles épars ça et là dénotent même un certain bien-être dans l’existence. Peut être sont-ce les témoins du passage des abbés commanditaires [sic] qui, avant la Révolution, étaient princes de l’Eglise.
Heureusement que l’église n’a pas eu le même sort que le cloître. Mais avant d’y entrer, admirons du dehors son chevet d’une élégante sévérité, avec sa rangée de fenêtres bouchées, entre deux cordons de dents de scie. L’église forme la croix latine, a trois absides et deux absidioles correspondant aux nefs latérales, surmontées d’une arcature avec trois fenêtres : deux rondes et celle du milieu en forme de croix. L’abside principale est éclairée par trois fenêtres à colonnettes. Chaque abside est aussi éclairée par trois ouvertures plus petites. Les chapiteaux rappellent l’époque Carolingienne. L’appareil est petit et régulier. Cette partie semble dater du IXe siècle.
La voûte de l’église paraît postérieure : quoique romane, elle est élancée. Le chœur et les transepts ont été modifiés et ceux-ci ont été ornés d’un appareil différent de celui du chœur et le porche a été ajouté après coup. La partie inférieure doit être du XIe siècle. La partie supérieure, qui forme une tour carrée, paraît ne dater que du XVIe ou XVIIe siècle. Dans l’abside principal on remarque un autel du style XVIIIe siècle qui jure avec la sévérité de l’église. Il est d’un grand travail et remarquable dans son genre. On distingue aussi un autre monument de ce siècle : l’orgue, qui surmonte la porte d’entrée et qui ne put être terminé à cause de la Révolution. Dans l’abside du côté nord, plus grande que celle du midi, on admire l’autel antique de Saint Guilhem : il est en marbre blanc sculpté et incrusté de verres de couleurs. Malheureusement on l’a modernisé en lui adaptant un tabernacle et des gradins pour la croix et les flambeaux. Dans cette abside ont été recueillis les richesses sculpturales trouvées dans l’église : la pierre tumulaire de l’abbé de Saint Guilhem Bernard de Bonneval, mort en 1317, gravée en creux, d’une parfaite conservation ; le sarcophage des sœurs de Saint Guilhem, Albane et Bertrannne, sculpté en bas relief et des fragments d’un travail très remarquable.
Après avoir visité ces richesses archéologiques, nous voulons jouir du pittoresque sauvage et grandiose de ce désert de Gellone, qui séduisit le vaillant général de Charlemagne, Guilhem, dont il n’est pas besoin de rappeler l’histoire si connue. Au nord-ouest, la vallée est fermée par un cirque de rochers gigantesques, au pied desquels se trouve la source du Verdus qui, après avoir traversé Saint-Guilhem se jette dans l’Hérault. Un chemin de lacets conduit au sommet des rochers, dont l’un appelé Bissonne (à cause de l’écho qu’il reproduit) semble à l’entrée du cirque le gigantesque gardien de la vallée. L’effet est grandiose et en cheminant, on ne cesse de se retourner pour admirer la majesté du paysage. La route, à sa plus grande hauteur, est consolidée par des contreforts en maçonnerie, supportés par deux ponts qui, du bas, semblent deux fenêtres. De là le nom de Fénestrètes donné à cet endroit. Le château du Géant qui, à notre arrivée semblait si élevé, nous le dominons complètement. Il nous paraît bien bas. En continuant notre route de montagne, accessible seulement aux bêtes de somme, nous nous trouvons sur l’autre versant de la montagne dans un bois de pins rabougris, aux formes diverses et tourmentées, effet du vent qui doit souffler avec fureur dans cette gorge. Ce sont les pins de Montpellier. En face de soi se présente majestueusement le rocher de la Sérane. Mais il faut reprendre le chemin qui nous a conduit dans ce bois et revenir à Saint Guilhem. La descente est raide, mais facile et nous revenons après une marche de quatre heures.
Sur la place de l’église nous retrouvons nos omnibus, dans lesquels nous nous encaquons. En partant, nous admirons le riche chevet de l’église, la pittoresque ville de Saint-Guilhem et nous parcourons vite cette gorge pour suivre le chemin de Gignac, où nous dînons. Nous ne prenons pas la même route que le soir. De Gignac nous suivons le chemin de Lodève à Montpellier, et après force secousses nous rentrons chez nous à dix heures du soir.