L’énigme de l’affaire Marissal (1944)

* Docteur d’Etat en histoire

Si vous avez l’occasion de passer devant le bel immeuble du 2 rue Stanislas Digeon qui jouxte la rue Foch, proche du palais de Justice, à Montpellier, entrez dans la cour et vous apercevrez sur l’un des murs la plaque commémorative suivante. (Fig. 1)

DANS CET IMMEUBLE A VÉCU
LE DOCTEUR A. MARISSAL
MORT POUR LA FRANCE
DISPARU TRAGIQUEMENT LE 4 MAI 1944
DANS L’ACCOMPLISSEMENT
DE SON DEVOIR PROFESSIONNEL.

Qui était le Docteur Arthur Marissal ? Pourquoi sa disparition tragique a-t-elle suscité autant de polémiques ?

Hommage au Docteur Marissal
Fig. 1 - Hommage au Docteur Marissal

Le Docteur Arthur Marissal, né le 26 octobre 1895 à Lille était un éminent pneumologue, spécialiste de la tuberculose. Il créa le premier dispensaire antituberculeux situé rue Auguste Broussonet à Montpellier ainsi que les antennes de Sète, Clermont-L’hérault et de Lodève. Sa renommée professionnelle, sa capacité d’écoute, son humanité à l’égard de ses patients en faisaient un médecin très estimé. En 1939, lors de la déclaration de la guerre, il fut mobilisé en sa qualité de capitaine de réserve et nommé Médecin-chef à Lunel, puis à Perpignan. Lors de l’occupation allemande, il prit le risque avec sa famille d’héberger un temps la famille juive Weissman et leur enfant avant de la confier au collège de l’Enclos Saint-François à Montpellier, puis une jeune juive d’origine polonaise Dora Leder. Discret, efficace, le docteur participait à des activités de résistance, multipliant notamment de faux certificats médicaux en faveur des appelés au Service du Travail Obligatoire. (Fig. 2)

Le Docteur Arthur Marissal
Fig. 2 - Le Docteur Arthur Marissal

Montpellier, au mois de mai 1944 1

Au mois de mai 1944, la tension politique est vive à Montpellier. Les actions des résistants se multiplient dans le département de l’Hérault. Les autorités vichystes en place redoutent de nouveaux coups de main. Les mois précédents, l’Intendant régional de police Pierre Marty et sa sinistre brigade ont multiplié les arrestations, les actes de répression et réussi à s’introduire avec leurs agents doubles dans les milieux de la Résistance. Depuis le 15 avril, Marty a permuté son poste avec son collègue Charles Hornus de Toulouse.

L’intendant régional de police ou du maintien de l’ordre est un haut fonctionnaire. Il dirige tous les services de police 2. Il s’appuie sur la Milice créée le 30 janvier 1943 par Pierre Laval, une police politique et paramilitaire, une force de maintien de l’ordre contre les Résistants qualifiés de terroristes. Elle est reprise en main au début de 1944 par Joseph Darnand. Sa montée en puissance selon les historiens Robert Paxton et Stanley Hoffmann, marque la fascisation finale du régime de Vichy. La loi du 20 janvier 1944 a autorisé la Milice à constituer des cours martiales sommaires : trois juges, tous miliciens, siègent anonymement et prononcent en quelques minutes des condamnations à mort exécutables immédiatement. Un des chefs locaux, Charles Cordier, commande les miliciens cantonnés à la caserne de Lauwe de Montpellier. (Fig. 3)

La caserne de Lauwe
Fig. 3 - La caserne de Lauwe

Ce jeudi 4 mai 1944, le docteur Marissal a invité plusieurs convives dans la salle à manger de son grand appartement du premier étage pour y célébrer le 43e anniversaire de son épouse Hélène avec laquelle il est marié depuis vingt-quatre ans. Il y a autour de la table trois de ses fils, Gérard, étudiant en médecine, Daniel, élève au Lycée Lakanal, Jean, le plus jeune, âgé de treize ans, ainsi que Suzanne, l’épouse de Jacques qui est enceinte. Son mari est au STO. Après le repas, chacun vaque à ses occupations et le docteur reprend ses consultations.

Vers seize heures, sa belle-fille vient le prévenir qu’un policier insiste pour le rencontrer. Sa présence est souhaitée au jardin voisin du Peyrou pour examiner un homme sérieusement blessé. Le médecin vêtu de sa blouse blanche sort de son cabinet et va à la rencontre d’un jeune policier vêtu d’un costume marron et d’un chapeau mou de même couleur. Il lui présente sa carte professionnelle établie au nom de Roger Darnay, inspecteur de Sureté de la police régionale d’État et lui demande s’il est bien le Dr Marissal. Estimant qu’un chirurgien serait plus utile, le docteur s’approche du téléphone pour appeler un confrère, quand brusquement, le visiteur sort de sa ceinture un revolver de 11mm de marque Balester-Molina et lui tire sept balles dans l’abdomen, le bras et la cuisse. Le malheureux s’effondre sous les yeux de sa belle-fille terrorisée et de son fils Jean qui voit l’assassin ouvrir la porte d’entrée et dévaler les escaliers. (Fig. 4)

Colt 11mm utilisé dans les maquis
Fig. 4 - Colt 11mm utilisé dans les maquis

Jean sort alors sur le balcon qui domine la cour intérieure, se saisit d’un pot de fleurs et vise la tête de l’agresseur. Le sang coule sur son visage. Il parvient à saisir sa bicyclette posée contre le mur de la rue Digeon et prend la fuite. Il retrouve sa chambre dans le quartier des Aubes où l’attendent trois camarades. Ceux-ci le pansent, dissimulent sa blessure sous un béret et il va rendre la bicyclette 10, rue du Pila St Gély à une dame Milhe qui le lui a prêtée, sans l’informer de ce qu’il a fait. Pendant que l’on s’affaire autour du docteur très grièvement blessé, son plus jeune fils court vers le poste de police le plus proche, place Chabaneau pour solliciter du secours. Arthur Marissal allongé sur un matelas, conscient de son état est emporté en toute hâte dans la camionnette de l’un de ses patients à l’hôpital Saint Eloi dans le service de chirurgie du professeur Massabiau. Le professeur Soubeyran prévenu, demande l’ouverture du bloc opératoire afin de tenter de ralentir les hémorragies. Mais la religieuse de garde s’y oppose sans l’autorisation de son patron, ce qui suscite l’indignation de Madame Marissal. Le docteur de plus en faible, après avoir déclaré au policier qui l’interroge, qu’il ne se connait pas d’ennemi, décède quelques instants plus tard. Son corps est alors ramené à son appartement. Ses obsèques ont lieu en l’église Sainte Anne en présence des représentants des autorités civiles, religieuses et universitaires. Sa dépouille est déposée dans le caveau familial au cimetière Saint Lazare.

La vie reprend tristement son cours dans l’appartement du 2, rue Digeon dans l’attente des conclusions de l’enquête. Deux questions se posent : Qui a assassiné le Docteur Marissal et pourquoi ?

La police publie sans aucun résultat, un communiqué pour demander à la population de signaler toute jeune personne qui aurait une plaie à la tête.

A la suite de la disparition de son père, Jacques, le fils aîné, a reçu l’autorisation de quitter le STO pour retrouver sa famille à Montpellier et sa jeune femme. Elle accouche quelques semaines plus tard. Il veut mener sa propre enquête et sollicite un entretien du chef de la Milice locale, le Docteur Hoarau. Celui-ci l’informe le 27 juin, que la Gestapo a arrêté un jeune homme, Raoul Batany, âgé de dix-huit ans. Il a avoué être l’auteur du meurtre. L’information stupéfiante qu’un résistant ait pu abattre un autre résistant conduit le fils aîné du docteur à prendre une décision aussi redoutable que dangereuse. Pour venger son père, il entre dans la Milice le 1er juillet.

Raoul Batany (1926-1944)
Fig. 5 - Raoul Batany (1926-1944)

Qui est Raoul Batany ? (Fig. 5)

Selon ses aveux consignés dans l’audition conduite par le commissaire Cottreel 3, Raoul Batany déclare être né le 26 janvier 1926 à Clamart dans une famille de cinq enfants. Il est le plus jeune. Son père, comptable assure-t-il est mort quand il a eu sept ans. Sa mère réside à Paris, 11, rue N.-D des Champs et l’une de ses sœurs, Madeleine demeure à Bordeaux, 18, rue de Paveil. En fait, celle qui assure être sa sœur et qui défendra sa mémoire, semble avoir été sa mère. Née en 1908, elle aurait été séduite par un médecin cubain qui l’abandonna après lui avoir laissé une importante somme d’argent. Elle disparut en novembre 2000 au foyer des anciens combattants de Blaye en Gironde dont elle était devenue la présidente. Elle est inhumée à Clamart.

En 1939, Raoul habite Bordeaux et est admis à l’âge de 14 ans, à l’École professionnelle de Tarbes. A la suite du 11 novembre 1942, jour de l’invasion de la zone libre par les Allemands, il manifeste ses sentiments gaullistes en dessinant avec trois de ses camarades une croix de Lorraine sur le drapeau qui flotte au mât de son école. Ce qui lui vaut d’être renvoyé et suspendu de toutes les écoles professionnelles pour avoir refusé de prêter serment de fidélité au maréchal Pétain.

Il entre alors en contact avec Charrier, alias Pagès, un avocat, compagnon de Pierre Dumas, chef régional du Mouvement Combat et cherche à passer clandestinement en Espagne, mais sans succès, les passeurs ayant été arrêtés. Revenu à Tarbes, il loge dans un hôtel et se met à la disposition de Charrier dont il devient pendant trois mois au début de l’année 1943, l’agent de liaison pour la région de Toulouse. Charrier l’envoie alors à Lyon où il entre au service du M.U.R régional (Mouvement uni de la Résistance). Il a une nouvelle carte d’identité au nom de Robert Rivière, habitant, 5, rue du Creuset à Lyon.

Il arrive à Montpellier au mois de juillet 1943 pour rejoindre Charrier qui vient d’y être affecté, mais celui-ci se fait arrêter par la Gestapo. Batany a une nouvelle identité. Il se fait appeler Leclerc, et habite rue Ramon Llul dans une chambre louée clandestinement par Aubert, 27 ans, secrétaire régional du M.U.R. Il devient son adjoint. Au mois de septembre, il s’installe à Nîmes sous le nom de Pierre Fournier et y réside au 18, rue de la Plateforme.

En janvier 1944, toujours sous le nom de Fournier, il habite à Béziers, au bureau de tabac, le Camélia, avenue de la République. Fin avril, il démissionne de sa fonction d’adjoint d’Aubert et souhaite s’engager dans les corps francs de Torcatis, alias Bouloc, résistant communiste catalan qui opère dans la région de Carmaux. (Fig. 6)

Louis Torcatis, alias Bouloc (1904-1944)
Fig. 6 - Louis Torcatis, alias Bouloc (1904-1944)

Ils se rencontrent dans l’Aveyron à l’hôtel Moderne, proche de la gare de Séverac le Château. Bouloc est disposé à l’engager comme chef d’équipe dans sa police du maquis, s’il est en mesure de faire ses preuves, c’est-à­dire abattre un milicien.

Batany rentre à Montpellier et dévalise le 2 mai avec trois jeunes envoyés par Bouloc, la mairie de Lunel pour se procurer des cartes d’alimentation pour la jeunesse.

Le 30 avril, il a rencontré aux pieds des escaliers qui conduisent à l’Esplanade un dénommé Pierre, 28-30 ans, de taille moyenne, de corpulence faible qui lui est présenté par Aubert qui le connait bien. Pierre lui remet une liste de 80 miliciens à abattre, parmi lesquels se trouvent le Dr Hoarau, chef de la Milice locale et… Arthur Marissal. Il copie les adresses et rend la liste à Aubert, le lendemain de sa rencontre avec Pierre.

Le 4 mai, il emprunte la bicyclette de Madame Milhe et se présente vers seize heures, à l’appartement du médecin. Il l’abat devant sa belle-fille et son plus jeune fils. Pourquoi ?

Sa déposition est explicite : « Si j’ai abattu le Dr Marissal, c’est uniquement parce qu’il figurait sur la liste des miliciens… et parce qu’il fallait que j’abatte quelqu’un avant ma prise de commandement. Je n’avais jamais vu le Docteur Marissal avant le jour où je l’ai exécuté. Je n’avais jamais entendu parler de lui, je n’avais aucune rancune personnelle à l’égard de ce médecin. J’ai appris par la suite que c’est par erreur que le docteur figurait sur cette liste. J’ai su qu’il n’appartenait pas au mouvement milicien, de ce fait, je regrette d’avoir abattu Marissal qui n’appartenait pas à la Milice 4. »

On aurait aimé que l’enquêteur soit plus curieux pour avoir des réponses aux interrogations suivantes. Le nom Marissal était-il en tête de liste ? Pierre le lui a-t-il suggéré ? Il semble que le Dr Hoarau, bien protégé, eût été une cible trop difficile à atteindre. S’attaquer à un médecin inoffensif comportait moins de risques.

Le lendemain du crime, à neuf heures du matin, Batany et ses camarades s’embarquent dans une Citroën, traction avant en passant par Castelnau, St Martin de Londres, Aniane, Lodève, Albi pour retrouver Bouloc. Ils le rencontrent entre le 8 et le 10 mai à Séverac le Château dans un café en face de la gare. Batany rend compte de sa mission. Il vient de faire ce qui lui a été demandé, abattre un milicien. Peu importe lequel. Ni Bouloc, ni Batany ne connaissent le Dr Marissal.

Le soir même, les jeunes gens repartent pour Carmaux. Sur la route, ils forcent un barrage allemand à Luc la Primaube. Batany est blessé au mollet gauche. Ils arrivent à Carmaux le 11 au matin et partent se cacher dans une ferme où Batany soigne sa blessure. C’est là qu’ils apprennent la mort de Bouloc, le 18 mai dans les faubourgs de Carmaux. Trahi, menotté dans le dos, il a tenté de s’enfuir, mais blessé grièvement dans le dos par les hommes de la brigade de l’Intendant Marty, laissé pour mort, il informe ses camarades du danger qui les menace et meurt le lendemain matin à l’hôpital Sainte-Barbe.

Désemparés, Batany et ses amis quittent Carmaux, s’attardent à Villefranche de Panat pendant une dizaine de jours. N’ayant reçu aucune nomination officielle de chef d’équipe régionale de la police des maquis, Batany rejoint Montpellier où il arrive au volant d’une voiture Citroën le 27 juin, chez Madame Milhe pour y rencontrer et recruter deux jeunes dont l’un se fait appeler Henri Saint Pierre.

Il leur donne rendez-vous le 29 juin à neuf heures à la passerelle Rimbaud. C’est alors que l’un d’eux passe derrière lui, sort un revolver, lui donne l’ordre de lever les mains et lui dit : « Tu nous as trahis, nous allons examiner cela tout à l’heure ». Batany pense à une méprise. Il se laisse désarmer du revolver qu’il porte à la ceinture. Deux individus cachés à proximité approchent et le conduisent dans un garage de l’armée allemande, route de Nîmes. Il vient de tomber dans un guet-apens. Comme il cherche à s’enfuir, un coup de crosse derrière la tête lui fait perdre connaissance. Il est alors conduit à la villa des Rosiers, siège de la Gestapo où il est interrogé par les services secrets allemands.

Comme il n’a pas agressé les troupes d’occupation, la Gestapo le remet le 17 juillet à l’Intendant régional de police Hornus qui le fait incarcérer à l’hôtel de police de la rue Georges Clemenceau pour interrogatoires. Il est auditionné les 18 et 19 juillet par le commissaire Cottreel, chef de la section de police de Sureté de Montpellier en vertu d’une commission rogatoire du juge d’Instruction Douysset.

Le jeune Jean Marissal est alors convoqué par la police à la prison 5 de la rue de la 32e pour identifier l’assassin présumé. Il n’a aucune peine pour le reconnaître. Le jeune homme, correctement vêtu, porte effectivement une cicatrice à la tête. Madame Jacques Marissal qui lui a ouvert la porte de l’appartement le reconnait également sans aucune hésitation. (Fig. 7)

Caserne de la 32ème - Le couloir des cellules
Fig. 7 - Caserne de la 32ème - Le couloir des cellules

Le 2 août, le commissaire divisionnaire informe le Procureur de la République que sur ordre de l’Intendant régional du Maintien de l’Ordre, le prévenu n’a pas pu être conduit devant le juge d’instruction Douysset, mais placé à la disposition du commissaire Pierre Tisseyre, commandant la Délégation régionale des Renseignements généraux de Montpellier rattachée à la Milice. Ses bureaux sont installés dans la Maison Astier, place de Castries 6. Tisseyre et son adjoint Tortora l’interrogent avec une avalanche de coups, puis le conduisent en voiture dans les cellules de la caserne de Lauwe où est cantonnée la Milice. Enfermé dans une cellule, Batany reçoit plusieurs fois la visite de l’aumônier, l’abbé Benoît. Ce dernier affirme l’avoir vu correctement vêtu.

La situation dans Montpellier devient alors de plus en plus dangereuse à cause des bombardements aériens successifs avant et après le débarquement des forces alliées en Normandie du 6 juin 1944. Celui du 27 mai a eu pour cible l’aérodrome de Fréjorgues. Le 5 juillet, la gare de triage, les 17 août et 24 août 1944, le pont de Pavie (Castelnau-le-Lez) ont été ciblés.

La ville est en effervescence. Les mouvements de résistance stimulés par l’avancée des troupes alliées redoublent leurs actions pour chasser l’occupant et les collaborateurs. Un nouveau préfet régional, Auguste Michel, a été nommé le 10 juillet avec un préfet délégué pour Montpellier, le milicien Jean-Paul Reboulleau. Il s’attend au pire et suggère à la famille Marissal de quitter la ville pour échapper à d’éventuelles représailles. Sur la pression de son fils Jacques, la veuve du Dr Marissal qui ne se sent pas concernée, consent à contre cœur à quitter la ville avec sa famille dans les fourgons de la Milice en pleine débâcle. C’est alors une longue et pénible errance à travers la France jusqu’à son retour à Montpellier au printemps de l’année 1945.

A Montpellier, les événements se sont précipités. Le 17 août 1944, le comité départemental de Libération donne mission aux FFI de passer par tous les moyens à l’attaque contre les troupes d’occupation. Le même jour, après un simulacre de jugement d’une Cour Martiale, Charles Cordier ancien sous-officier de la Légion étrangère et son camarade Vinas, tous les deux miliciens, brisent la serrure de la porte de la cellule de Raoul Batany à coups de hache. Ils le sortent et Cordier l’abat d’une balle de revolver 6,35 dans la tête, dans la cour de la caserne. Le corps est enterré dans la cave à charbon.

Les 19 et 20 août, les troupes allemandes évacuent la ville. Le 22 août, le résistant Jacques Bounin nommé depuis le mois de mai par le gouvernement provisoire de la République française, commissaire régional de la République, avec autorité sur les départements de l’Aude, de l’Aveyron, du Gard, de l’Hérault, de la Lozère et des Pyrénées orientales tente d’imposer son autorité dans une ville où les tensions s’exaspèrent.

Les personnalités du régime de Vichy, des miliciens, des collaborateurs sont arrêtés. Le 25 août, un ultime combat oppose les troupes FFI à Montferrier aux Allemands qui décrochent et prennent la fuite.

Le 27, Gilbert de Chambrun alias Lieutenant-colonel Carrel, chef régional des FFI entre dans Montpellier. Le lieutenant-colonel Villiers, alias Leroy est nommé commandant du régiment de la place d’armes de la ville 7. Le 29, les troupes de la première division du général Brosset et le 8e régiment des chasseurs d’Afrique entrent dans la ville.

Le 30 août, une cour martiale présidée par le lieutenant-colonel Leroy tient sa première séance. L’ex préfet Jean-Paul Reboulleau et le chef milicien Charles Cordier sont condamnés à mort et fusillés dans les fossés de la citadelle le 1er septembre. Du 30 août au 13 septembre, cent trois personnes sont jugées. Soixante et treize sont fusillées en présence d’une foule attirée par ce genre de spectacle 8. Puis, peu à peu avec la restauration de l’ordre républicain, le calme revient.

La responsabilité de Raoul Batany dans le meurtre du docteur est indéniable comme l’établissent deux jugements successifs en 1946 et 1947, le qualifiant de fait de guerre. 9

Parallèlement, une messe solennelle est célébrée à la cathédrale Saint Pierre par l’évêque de Montpellier pour le repos de l’âme du jeune lieutenant FFI, cité à l’ordre de l’armée, décoré de la Croix de Guerre, de la Légion d’honneur. Il reçoit la Médaille de la Résistance le 25 septembre 1949.

Polémique

Exhumé quelques jours après, la Justice ordonne une autopsie du corps de Batany confiée aux professeurs de la Faculté de Médecine de Montpellier, Mourgues-Molines, Vidal et Lapeyrie. Leur rapport déposé au Parquet général indique : « Le corps ne porte aucun signe de torture, la balle bien visible à la radiographie a pénétré par la bouche pour se fixer dans la région du cervelet. La mort n’a pu être qu’instantanée ».

Le 7 septembre, le journal Midi Libre donne une version quelque peu différente. « On a retrouvé dans la boîte crânienne une balle de 6,35, mais cette blessure, d’après les experts médicaux, ne fut pas suffisante pour entraîner la mort immédiate. Batany, enterré vivant succomba par asphyxie, du reste son corps comportait lui aussi, des traces d’ecchymoses consécutives aux tortures subies ».

Apparait alors le début de la polémique qui va connaître de multiples rebondissements.

Jean Marissal qui défendit avec passion la mémoire de son père s’indigne dans son Mémoire d’un pot de terre 10 contre cette assertion en contradiction avec le rapport officiel des experts. Dans une lettre écrite au directeur du journal Le Monde en date du 10 octobre 1969, le professeur Édouard Mourgues-Molines, délégué régional de la Résistance pour la santé, l’un des trois experts de l’autopsie du corps de Raoul Batany écrit les phrases suivantes : « Je suis bien placé pour le dire. Batany n’a pas reçu deux coups de feu successifs. L’unique balle qui l’a atteint, n’a pu que le tuer sur le coup. Il est impossible qu’il ait été enterré vivant. ». Pour trancher définitivement entre les deux versions, il faudrait se reporter au rapport d’autopsie. L’ennui, c’est que celui-ci est introuvable dans le dossier des archives.

En 2009, deux pompiers Pierre Dumont et Jean Tavallot font paraître aux éditions Lacour un ouvrage consacré au capitaine Guizonnier, résistant, torturé et assassiné à Montpellier par les miliciens dans la cour de la caserne de Lauwe le 14 août 1944. Un témoignage le confond avec Batany.

La quête de la vérité

Daniel Marissal, un autre fils du docteur, avocat près de la Cour d’appel de Madagascar, dépose auprès du Procureur de la République la demande d’information contre X, N°1974, le 3 mai 1954. Le 2 juin, le commissaire Max Maurance sous couvert d’une commission rogatoire en date du 11 mai du Juge d’Instruction Bouet adresse son rapport au commissaire divisionnaire, chef du service régional de la police judiciaire.

Il produit une lettre écrite par Elie Vinas dans sa prison. Il a assisté Charles Cordier lors du meurtre de Batany 11. Celui-ci affirme qu’au cours d’un interrogatoire musclé, l’ex-chef des corps francs Martel, se serait vanté d’avoir donné l’ordre à Batany d’abattre « le père Marissal ».

Michel Mollet, alias Martel, ancien chef des groupes francs de l’Hérault, successeur de Robert Louis, dit Rivoire à la tête des GFL et ancien subordonné de Torcatis, purgeait alors une peine de prison de travaux forcés infligée par le Tribunal militaire de Marseille pour trahison. Interrogé, il reconnut que Batany était un agent de liaison d’un autre chef de la Résistance, mais affirma être étranger à la mort du Dr Marissal.

En outre, Mollet était connu pour être un hâbleur et un menteur. Ayant prétendu avoir exécuté un agent de la résistance, le juge le confondit en lui présentant sa victime supposée. « Il est à peu près certain que Pierre s’identifie avec le Grand Pierre ou encore Pierre Berger, adjoint de Rivoire aux Corps francs. Selon Rivoire, Pierre aurait été un agent de Mahren des services secrets allemands ».

Pourquoi Pierre aurait-il inscrit le nom d’Arthur Marissal sur la liste ? L’aurait-t-il nommément désigné ? Dans ce milieu particulièrement trouble du printemps 1944 à Montpellier où les agents de Vichy se sont infiltrés parmi les Résistants, certains ont supposé que l’assassinat d’un notable sans reproches par un corps franc aurait pu provoquer une indignation légitime parmi les Montpelliérains.

François Rouan (1914-1992), ingénieur, témoigne le 11 mai 1954 : « Pendant l’occupation, j’étais responsable militaire du maquis Bir-Hakeim dont un des groupes était stationné dans la région de Clermont-l’Hérault (Mourèze). J’y ai connu le jeune Batany. A la fin de mars 1944, il a demandé à rejoindre les Corps francs de Bouloc. Je m’y suis opposé mais j’ai été contraint d’accepter sur ordre supérieur du chef régional du maquis qui à ce moment était Martel. Quelques jours après le meurtre, Batany est revenu au maquis. Il n’était pas fier de son action. Je pense pour ma part que l’acte exécuté par Batany n’a été fait que sur ordre. Son chef direct à l’époque était Rivoire. Il ne devait recevoir d’ordre que de ce dernier. »

Pour Germain Boniface, un ancien déporté, Robert Louis, alias Rivoire, était un agent de Mahren. Il aurait cherché par l’intermédiaire de Pierre, à provoquer la Milice en faisant abattre l’un des leurs par la Résistance.

Rivoire nia avoir dit que c’était Mahren qui avait établi la liste. En revanche, il connaissait bien Aubert. Arrêté après la guerre, Rivoire fut condamné à mort par la Cour de Justice de Toulouse en 1948, puis gracié.

Résumons

Le Dr Marissal, un résistant discret, s’est trouvé sur une liste de miliciens à abattre. Il a été tué par le jeune résistant Raoul Batany le 4 mai 1944. Celui-ci a été assassiné à son tour par le milicien Charles Cordier, le 17 août 1944, dans la cour de la caserne de Lauwe lors des combats pour la libération de Montpellier.

Deux fils du médecin, Jacques et Daniel Marissal en âge de combattre, voulant venger leur père, prennent alors la décision pour le moins irréfléchie d’entrer dans la Milice au moment où elle sombre dans la débâcle. Jean Marissal âgé de treize ans à l’époque ne supporte pas que l’on considère l’assassin de leur père comme un héros. Il cherche alors inlassablement qui a eu intérêt à le manipuler.

Torcatis alias Bouloc a bien demandé à Batany de tuer un milicien, mais celui-ci ne lui a pas précisé de nom.

Dans sa déposition au commissaire Cottreel, Batany ne dit pas comment il a « choisi » le nom d’Arthur Marissal sur la liste, pur hasard ou sur commande ?

Pierre Berger, alias Pierre, agent de Mahren a été arrêté, jugé à Toulouse et fusillé en 1948 en même temps que l’ex-intendant Pierre Marty.

Pour François Rouan, Batany n’a pu exécuter son acte que sur ordre de son chef direct, Rivoire (Robert Louis) chef des G.F.L. Or Rivoire, agent double en prison à Montpellier entre le 17 février et le 6 mai 1944 pour fait de résistance n’a pas pu utiliser Batany.

Martel, (Michel Mollet) successeur de Rivoire, agent double lui aussi, n’est pas fiable dans ses déclarations. Il purge une peine de prison de travaux forcés.

Aubert (Martin) secrétaire du comité départemental de l’Hérault du M.U.R (Mouvement uni de la Résistance) disposait de trois agents de liaison dont Raoul Batany. Il l’a bien mis en contact avec Pierre. Celui-ci lui a remis la liste que Batany a copiée et rendue à Aubert le lendemain.

Selon la déposition du journaliste Albert Marsal, le 19 mai 1954, Aubert utilisait Batany pour ses liaisons avec Gilbert de Chambrun, alors chef régional des M.U.R. Au moment d’interroger Aubert en 1954, il était trop tard. Il était parti au Maroc, à Casablanca. Le juge n’a pas jugé utile de poursuivre son enquête. C’est bien dommage.

Le lieutenant-colonel Carrel (comte Gilbert de Chambrun), chef des FFI de la région du Languedoc Roussillon surnommé le marquis rouge par le Compagnon de la Libération, le général Chevance-Bertin 12 en raison de ses idées progressistes et de sa proximité avec les communistes était bien placé pour diligenter une enquête sur le meurtre du docteur. Il ne l’a pas fait et n’a jamais répondu aux demandes de son fils. 13 (Fig. 8)

Gilbert de Chambrun (1909-2009)
Fig. 8 - Gilbert de Chambrun (1909-2009)

Le Dr Arthur Marissal, personnalité connue à Montpellier pour sa compétence professionnelle, catholique fervent, n’avait rien d’un marxiste. Aurait-on alors cherché à éliminer un éventuel concurrent non communiste susceptible d’entrer en politique à Montpellier après la guerre ? Voilà une autre hypothèse partagée par certains.

Faute de témoignages probants, on ne peut toujours pas dire qui a ordonné d’inscrire le nom d’Arthur Marissal sur la fameuse liste. La disparition des acteurs de cette triste époque rend la chose de plus en plus difficile.

Une satisfaction cependant pour la famille Marissal. Le Ministère des Anciens Combattants par sa décision N° 123608VC en date du 21 mars 1975 a reconnu qu’Arthur Marissal était « Mort pour la France ».

Le combat de Jean Marissal (1931-2012)

Dernier fils du docteur, traumatisé par le meurtre dont il a été le témoin à l’âge de treize ans, Jean Marissal, médecin comme son père, a eu un double objectif :

Trouver celui qui a fait inscrire le nom de son père sur la liste. On ne peut le lui reprocher. Il ne s’est pas compromis avec la Milice comme ses deux frères. Le plus jeune a été condamné à neuf mois de prison aux Baumettes par le Tribunal militaire de Marseille. L’aîné a été jugé à Montpellier le 19 février 1946. Compte tenu du mobile de son engagement, venger la mort de son père, et de sa faible implication dans des actions miliciennes, la famille attendait un verdict modéré. Il n’en fut rien. Jacques Marissal fut avec d’autres accusés, condamné à mort. Par la suite, la sentence fut commuée à dix ans de prison. Quelques mois plus tard, jugé pour atteinte à la sûreté de l’État, le Tribunal militaire de Marseille lui rendit la liberté, considérant qu’il avait été surtout victime de la mort tragique de son père. Le 5 juillet 1960, le général de Gaulle, président de la République signa un décret de grâce amnistiante à son égard.

Compte tenu des circonstances défavorables. Jean Marissal a appelé son combat « Le pot de terre contre le pot de fer. »

Les cérémonies commémoratives des événements du mois d’août 1944 qui impliquaient Batany, eurent pour effet de l’exaspérer. Il ne manqua jamais l’occasion de protester par la plume et par des gestes ostentatoires.

A la demande des organismes de la Résistance locale, la tradition s’était établie à la caserne de Lauwe devenue l’École de l’Intendance militaire, de rendre un hommage solennel aux morts de l’École lors du baptême annuel de la promotion des élèves officiers. Le drapeau s’inclinait devant la stèle qui comporte cinq noms victimes de la Milice, dont celui de Batany. C’était plus que pouvait supporter Jean Marissal. En 1962, il martela le nom de l’assassin de son père sur la stèle et récidiva son geste le samedi 22 août 1965. Cette fois, la stèle se brisa.

L’incident entraîna des poursuites judiciaires. Jean Marissal qui exerçait les fonctions d’urologue à la clinique Saint Roch fut interpellé et présenté à un juge d’instruction qui ordonna son incarcération immédiate. Son avocat, Maître François Delmas, alors maire de Montpellier le fit libérer le lundi matin, un jour avant la naissance de sa seconde fille.

Il y eut un procès à la suite de la plainte de la Résistance locale et de l’Armée pour destruction d’un monument d’intérêt public. Le tribunal le condamna à deux mois de prison avec sursis et à une amende. La presse communiste se déchaîna contre lui. « Avec un cynisme odieux, un collaborateur, le Dr Marissal a outragé publiquement l’idéal qui animait ceux qui ont fait pour lui le sacrifice de leur vie 14. ».Il reçut des menaces de mort par lettre émanant « de fils et de filles de fusillés. » Le 2 septembre 1965, la Marseillaise, journal communiste récidiva en précisant que le « Docteur Arthur Marissal avait été tué sur ordre d’un agent de la Gestapo infiltré dans les rangs de la Résistance ».

A la fin de sa vie, Jean Marissal écrivit : « En tâchant d’oublier les tristes conséquences qui en découlèrent pour les Miens et pour moi, il m’est possible d’accorder à Batany un certain pardon pour l’acte qu’il a commis dans une période exceptionnelle où la vie n’avait que peu de valeur. Je veux bien admettre qu’il ait été trompé par des chefs méprisables, mais je ne peux accepter l’image que ceux-là mêmes ont essayé de lui donner de « héros et martyr » car il n’est ni l’un, ni l’autre… » 15.

Depuis 1945, la Résistance à l’occupant et à la collaboration est glorifiée à juste titre. Mais de nombreuses victimes innocentes, inhérentes à son combat restent le plus souvent dans l’ombre. L’histoire dépassionnée de cette période n’est pas encore écrite comme s’il y avait le risque de découvrir des documents, des faits susceptibles d’écorner la légende. Trop de passions et de haines se sont déchaînées en guerre civile avec la libération de la France en 1944. On est surpris que la vie politique de Montpellier entre 1939 et 1945 fasse encore si peu l’objet de travaux universitaires.

Mais la mémoire des hommes inscrite dans les faits et conservée dans nos archives finit toujours par remonter à la surface. Peu importe les années ! Comme l’a écrit Marcel Aymé, si la vérité ne sort pas du puits où on l’a enfouie, c’est qu’elle a peur de se mouiller. Espérons que des historiens audacieux et chanceux sauront aller la chercher et la faire éclater.

NOTES

1. Les éléments de cette journée proviennent des témoignages de Jean Marissal, jeune fils du docteur, alors âgé de treize ans, et de l’audition de Raoul Batany devant le commissaire enquêteur Cottreel en date du 19 juillet 1944, dossier 796W40, aux archives départementales de l’Hérault.

2. Son siège se trouvait rue Clemenceau, en face du lycée qui porte le même nom. Il a été détruit et remplacé par un parc d’attraction pour enfants.

3. ADH, dossier 796 W 40.

4. Id., audition du 19 juillet 1944.

5. La caserne a été détruite et remplacée par l’immeuble de la maison de la Mutualité, 88, rue de la 32e à Montpellier.

6. Pierre Tisseyre sera condamné à mort par contumace le 14 avril 1945.

7. Lieutenant-colonel Villiers dit Leroy. Promu lieutenant-colonel le 20 août 1944 par Gilbert de Chambrun, chef régional FFI, confirmé par le général Cochet, délégué militaire pour la zone sud. Nommé par ce dernier, le 2 septembre, commandant de la subdivision de l’Hérault et commandant d’armes délégué de la place de Montpellier. Président de la Cour martiale et président du Tribunal militaire, siégeant à Montpellier.

8. Les décisions des Cours martiales à partir du mois d’août sont classées dans les archives de l’Hérault. En revanche celles des Cours martiales vichystes du premier semestre de l’année 1944 qui réunissaient des « magistrats » désignés d’office ont mystérieusement disparu. Ont-elles été détruites pour des raisons inavouables ?

9. Recueil Dalloz 1947, p 482 et recueil Dalloz 1950, p 577.

10. Jean Marissal, Mémoire d’un pot de terre contre le pot de fer, déposé aux archives de l’Hérault.

11. Vinas fut fusillé après jugement en 1946.

12. Général Maurice Chevance-Bertin, « (1910-1996), Compagnon de la Libération, chef des FFI pour le Sud-Ouest et le Centre, 20 000 heures d’angoisse », Robert Laffont, 1990.

13. D’après Hélène Chaubin, Gilbert de Chambrun entra à la tête des FFI le 27 août 1944 à Montpellier avec un projet révolutionnaire : « Nous ferons la révolution avec les communistes. Ce sera une révolution totale […] http://histoire-contemporaine-languedoc-roussillon.com/Bio%20Chambrun.html. Les Cours martiales FFI siégèrent à Montpellier et à Béziers jusqu’au 15 septembre. Les FFI avaient constitué des milices patriotiques rétribuées qui procédaient à des réquisitions et à des arrestations. Elles furent dissoutes le 28 octobre 1944. Le commissaire de la République nommé par le GPRF, Jacques Bounin, et le préfet Weiss éprouvèrent les plus grandes difficultés à établir un pouvoir civil. Bounin eut l’habileté de convaincre les généraux de Lattre et Cochet (qui commandait les FFI de zone sud) de se rendre dans l’Hérault. Malgré tout, les relations de Jacques Bounin avec Gilbert de Chambrun restèrent courtoises.

14. Le quotidien La Marseillaise, du 27 août 1965.

15. Additif à Mémoire d’un pot de terre contre le pot de fer.