L’église médiévale de Saint-Jean d’Aureilhan à Béziers
L’église médiévale de Saint-Jean d’Aureilhan à Béziers
* Chercheur rattaché à l’UMR 5140 Archéologie des Sociétés Méditerranéennes (34970 Lattes).
Chargé d’Études à l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives.
P. 57 à 65
Les agglomérations languedociennes ont annexé ces trente dernières années plus de surface qu’elles n’en ont jamais occupé depuis leur fondation. A l’image d’un diaphragme en phase de respiration continue, l’urbanisation expansive de ses campagnes périphériques bouleverse dans leurs fondements les rapports séculaires que la ville entretenait avec ses propres limites et les obligations qui en découlaient en matière économique et sociale (figures 1 et 2). Des établissements, jadis éloignés du centre-ville et impliqués dans les activités que permettait et favorisait cet éloignement, se trouvent désormais couverts par de nouveaux quartiers qui ne conservent que rarement des éléments des formes d’occupation qui les ont précédés.
Au cœur d’un lotissement dont les maisons ont consommé les dernières parcelles de friche piégées entre un centre commercial et les hauts immeubles de la « banlieue » sud, les ruines d’une église semblent aujourd’hui assiégées à l’extrémité d’un court plateau couvert de constructions récentes (figure 3). Les lieux ont bien changé depuis le règne des derniers rois carolingiens. Aussi déconcertant qu’il y paraisse aujourd’hui, le bâtiment de culte est le dernier témoin de l’un des plus importants centres domaniaux parmi ceux localisés dans la zone auréolaire polarisée par la ville médiévale.
Histoire du site
La fréquentation durant l’Antiquité de la lisière sud du plateau de Montimaran est avérée dés les années 1960. A la suite de travaux agricoles, des mobiliers céramiques (tuiles, amphores, vaisselles de cuisine et de table…) ont été recueillis à la surface de plusieurs parcelles de vignes situées aux abords d’une ancienne propriété viticole qualifiée de « métairie de Saint-Jean-d’Aureilhan » sur le cadastre napoléonien. Les artefacts apparaissent suffisamment nombreux et concentrés pour que l’auteur de la découverte conclue dès cette date à la présence d’un établissement occupé durant les six premiers siècles de notre ère.
Les sites archéologiques ont leur histoire propre. Dans le cas biterrois, celle des habitats inscrits dans l’ancienne couronne périurbaine, aujourd’hui consumée, trouve sa précocité particulière dans les travaux précurseurs de Gilbert Fédière qui publie dés 1970 la liste, la chronologie et la localisation des habitats que ses prospections lui ont permis de recenser dans les campagnes périphériques (Fédière, 1970). Lorsque l’article paraît, certains des gisements cités n’existent déjà plus et ont fait place aux immeubles sans qu’aucune attention ne leur ait été accordée – sinon celle impuissante de leur inventeur.
C’est au début des années 1990 que les parcelles prospectées quelque trente ans plus tôt font l’objet de nouvelles investigations qui s’intéressent désormais à l’aspect médiéval de l’occupation des lieux. A la suite de l’observation de photos aériennes, Laurent Vidal et Laurent Schneider revisitent le site et constatent la présence de nombreux tessons de céramique grise qu’ils attribuent aux IXe-XIIIe siècles et associent à un habitat dont le lieu de culte est très vraisemblablement celui conservé dans les murs de la métairie proche.
La véritable mesure de l’importance du gisement médiéval sera la conséquence indirecte de l’urbanisation progressive du plateau. En septembre 1991, une première enquête d’archéologie préventive est mise en oeuvre sur le site du futur Centre Hospitalier Général (Pomaredes, Ginouvez, 1991). L’opération initie une longue série qui en compte désormais près d’une dizaine, et dont l’échéance a coïncidé, voilà maintenant trois ans, avec la déclaration d’un ultime projet immobilier 1.
Un mal pour un bien, si l’on peut dire. Le site de Saint-Jean-d’Aureilhan compte aujourd’hui parmi les habitats ruraux du Moyen Âge médian les mieux documentés non seulement du biterrois, mais également du Languedoc. Près de 15 hectares ont été à ce jour explorés qui ont révélé les ingrédients essentiels d’une communauté rurale établie dans un territoire agricole façonné à sa mesure et desservi à sa convenance. C’est au lieu de culte de cet habitat que nous allons plus particulièrement nous intéresser.
Un carrefour
Il y a encore une vingtaine d’années, le tènement qui abrite le bâtiment de culte montrait les éléments, plus ou moins bien entretenus, d’un système viaire particulier dont la seule présence laissait présager l’existence d’une destination disparue ; un sentier et des routes de vignes qui rayonnaient vers un centre alors vide, comme autant de branches d’une étoile toujours visible bien qu’éteinte (figure 4).
L’itinéraire est-ouest qui conduisait vers les abords de l’église aujourd’hui ruinée a été étudié en 1991 lors de la première intervention. Son état était à l’époque celui d’un chemin encaissé, envahi par les ronces, qui n’autorisait la circulation que des seuls piétons. La chaussée était pourtant large à l’origine de plusieurs mètres et permettait depuis le Moyen Âge, peut-être dés l’Antiquité, le cheminement des véhicules tractés et des personnes vers une ville distante de 3 kilomètres – soit à peine quelques heures pour un aller-retour à pied ou au moyen d’un charroi.
L’ensemble des grands centres domaniaux établis à la périphérie de la cité médiévale respectera à son égard un même éloignement relatif dont les quelques inconvénients, notamment l’accessibilité, seront compensés par l’entretien d’un bon réseau viaire. A la ville et à son suburbium correspondait une trame de routes et de chemins dont certains brins sont encore aujourd’hui imprégnés d’une forme de raideur héritée de la trame orthogonale d’origine antique.
L’église médiévale
Le bâtiment, tel qu’il est aujourd’hui conservé, consiste dans une haute salle rectangulaire séparée en deux travées, dont une travée de chœur ouverte à l’est sur une abside semi-circulaire couverte en cul-de-four (figure 5).
La caractéristique de la construction actuelle est d’être dépourvue de fermeture sur son côté occidental – à l’image en quelque sorte d’une tour ouverte à la gorge. Avant l’intervention archéologique, les deux murs gouttereaux semblaient encore attendre la mise en œuvre d’un mur pignon dont aucune empreinte au sol n’était en mesure de garantir qu’il ait été un jour élevé.
Au premier regard, et malgré les nombreuses atteintes portées aux maçonneries durant la période contemporaine, la qualité et l’homogénéité de l’appareil ressortent comme une évidence. La mise en œuvre est régulière, et le matériau utilisé exclusif. Les assises mesurent une hauteur moyenne de 30 cm et alignent des pierres de taille issues du calcaire coquillier exploité depuis l’Antiquité sur les premiers contreforts des basses vallées de l’Orb et de l’Aude. Tant au dehors qu’en dedans, l’ensemble dénote une grande sobriété. Aucune décoration architecturale ne vient distraire le regard. Aucun ornement ne rompt la simple géométrie des lignes verticales et des fuyantes superposées aux arêtes des piliers et à la corniche placée à la naissance du couvrement.
La morphologie générale de l’église de Saint-Jean-d’Aureilhan, sa nef unique, son répertoire stéréotomique, enfin le profil brisé de sa voûte et des deux arcs doubleaux qui en assurent la stabilité, plaident pour la reconnaissance d’un ouvrage du deuxième âge roman languedocien. L’ensemble pourrait ainsi renvoyer à la seconde moitié du XIIe siècle, voire aux premières décennies du siècle suivant.
Les résultats de la fouille
Le premier résultat du diagnostic archéologique prescrit en 1998 sera la résolution du problème posé par l’absence du mur pignon occidental 2 (figure 6). Tout simplement, et aussi surprenant que celui puisse paraître au premier abord, l’ouvrage est absent parce qu’il n’a jamais été mis en œuvre. Mais pour autant, et là se trouve toute la singularité du site, l’église de Saint-Jean-d’Aureilhan n’est pas une construction inachevée.
Le premier résultat du diagnostic archéologique prescrit en 1998 sera la résolution du problème posé par l’absence du mur pignon occidental 2 (figure 6). Tout simplement, et aussi surprenant que celui puisse paraître au premier abord, l’ouvrage est absent parce qu’il n’a jamais été mis en œuvre. Mais pour autant, et là se trouve toute la singularité du site, l’église de Saint-Jean-d’Aureilhan n’est pas une construction inachevée.
Huit sondages ont été ouverts au contact et à la périphérie immédiate du bâti daté du XIIe siècle. Menées jusqu’au substrat géologique, les observations stratigraphiques ont permis de constater que les murs en moyen appareil ne dessinaient pas les élévations d’une église à part entière, mais qu’ils répondaient à la seule volonté de développer vers l’est un premier sanctuaire jusqu’alors ignoré. Les architectures romanes ne correspondaient donc pas à une création ex nihilo et ne témoignaient pas plus de la reconstruction complète d’un édifice obsolète.
Un premier lieu de culte occupait donc l’extrémité est de la terrasse avant le XIIe siècle, mais l’ouvrage a été détruit sans doute à l’époque moderne. A l’inverse, les architectures liées à son agrandissement ont, elles, survécu, sans doute en raison de la qualité bien meilleure de leur structure et de son adaptabilité à la transformation des lieux en cave à vin à la fin du XVIIIe siècle 3.
Que connait-on de la morphologie de la première église de Saint-Jean-d’Aureilhan ? Concrètement, peu de choses. Plus, si l’on extrapole et si l’on sollicite les connaissances acquises, à ce jour, sur l’architecture préromane du Languedoc. On sait, tout d’abord, que le bâtiment du premier millénaire comportait une nef rectangulaire, longue dans œuvre d’au moins 9 m, pour une largeur, toujours intérieure, d’environ 5 m. On a vu que les deux longs murs de l’église du XIIe siècle s’arrêtaient brusquement vers l’ouest – plus précisément, à peine plus d’un mètre après le piédroit de l’avant-dernier arc doubleau. Or, l’interruption des ouvrages ne concerne que leur élévation. Leurs fondations respectives se poursuivent encore sur une longueur de près d’1 mètre, puis s’aboutent avec un ouvrage préexistant et plus large d’une quarantaine de centimètres (figures 7 et 8).
La structure du premier lieu de culte contre laquelle vient s’adosser la maçonnerie romane est large d’environ 1,80 m et sa hauteur conservée ne dépasse pas 0,70 m. Réalisée en tranchée pleine, elle réunit des blocs bruts et des pierres de taille remployées, liés par une argile abondante. Le mur désormais en question est également une fondation. Il est doté d’une structure soignée et puissante, à laquelle le liant, bien que dépourvu de chaux, ne donne pas moins une cohésion remarquable. Seule détonnent les dimensions hétérogènes des matériaux utilisés dans les parements. Un net accroissement se fait jour ainsi à l’extrémité est de l’ouvrage, là où se produit le contact avec la maçonnerie de l’église du XIIe siècle. La tête du mur emploie des parallélépipèdes en calcaire gréseux de gros module 4.
Pierres et argiles ont été suivies sur une longueur de 5 m. Elles disparaissent ensuite brutalement, proies d’une spoliation qui a également touché le mur pignon ainsi que le mur en retour vers l’est. C’est désormais la tranchée d’épierrement de l’ouvrage qui permet de suivre le tracé du premier bâtiment. L’église préromane ne conserve aucun vestige de sol. A une date non connue, la surface jadis couverte par le sanctuaire a fait l’objet d’un terrassement. Elle avoue aujourd’hui une altitude inférieure d’au moins cinquante centimètres à celle du niveau de fréquentation originel (figure 9).
Les seuls témoignages relatifs à l’occupation du premier site sont des sépultures mises au jour aux abords extérieur du mur gouttereau nord (figure 10). Les constructions funéraires – l’une d’entre elles est coupée par la tranchée de fondation du mur en moyen appareil – sont privées de leurs pierres de couverture et consistent dans des coffres oblongs composés de moellons bruts 5.
La partie est du lieu de culte originel – le chœur sans aucun doute – a donc été détruite au XIIe siècle lors de la mise en chantier du deuxième bâtiment. Le plan complet du premier édifice demeure ainsi un sujet de conjecture, mais la modestie des mises en œuvre, l’étroitesse de la nef, et la chronologie dans laquelle s’insère l’ensemble, invitent à la restitution d’un chevet quadrangulaire. D’autres constructions du même type et du même gabarit sont connues dans, ou la périphérie de l’agglomération actuelle (figure 11). Elles témoignent du choix de cette solution architecturale dans le cadre de modestes communauté rurales situées, comme Saint-Jean-d’Aureilhan, à la proximité plus ou moins immédiate de l’agglomération carolingienne.
Le lieu ne sera pas ici de s’arrêter longuement sur le sujet des églises régionales dont la nef ouvre à l’est sur une pièce de plan carré. Il suffira de rappeler que ce parti morphologique est caractérisé par la volonté de distinguer extérieurement le chœur et la nef, et qu’il trouve deux de ses plus anciennes occurrences sur les sites de Séviac, à Montréal du Gers (32), et de Pampelune, à Argelliers (34). Dans les deux cas, les églises concernées sont attribuées aux Ve-VIe siècles (Lapart, Paillet, 1996 ; Schneider, Pellecuer, 2005). On le voit donc, le plan vraisemblablement adopté à Saint-Jean-d’Aureilhan est relativement précoce. Pour autant, il semble qu’il soit nécessaire d’attendre les VIIIe-Xe siècles pour que le « prototype » soit, si l’on peut dire, produit en série et que l’on puisse, dès lors, réellement parler de modèle architectural. On présagera alors que sa diffusion est non seulement le contrepoint d’un changement dans les pratiques liturgiques, mais également la conséquence d’un besoin d’équipement né de la structuration croissante et couvrante des communautés villageoises. Il ne faudra pas sous-estimer, dans ce contexte là, le rôle de vecteur de formes joué par les grandes églises abbatiales qui fleurissent durant la période carolingienne dans de nombreuses régions du Languedoc ; on pense à Saint-Michel-de-Cuxa (Pyrénées-Orientales), on pense également à Saints-Pierre-et-Paul de Caunes-Minervois (Aude) 6.
L’un des rares ouvrages récemment fouillés en Languedoc, et attachés à une chronologie, est celui de Saint-Sébastien-de-Marièges à Aniane (Schneider, 1995). La construction est là donnée entre la fin du VIIe et le début du IXe siècle 7. On peut également citer le cas des églises de Saint-Martin-de-Castries (Hérault) et de Saint-Nazaire-de-Marissargues à Aubais (Gard), qu’Agnès Bergeret et Mathieu Ott datent, respectivement, de la fin et du courant du VIIIe siècle (Bergeret, 2006 et alii ; Ott, 2005) 8.
Une église à chevet carré, publié dés 1981 par Joseph Giry existe encore 1,8 km au sud de Saint-Jean-d’Aureilhan (Giry, 1983 ; Mazeran, 1989). Relevant de la villa de Campagnan, mentionnée à la fin du Xe siècle, elle portait le vocable de Saint-Saturnin et desservait un groupe d’habitations avant d’être rattachée, au début du XVe siècle, à la paroisse de la cathédrale Saint-Nazaire de Béziers (d’après Mazeran op. cit. p. 68). Ses dimensions sont plus modestes que celles reconnues à Saint-Jean-d’Aureilhan, mais sa morphologie et sa structure sont sans doute proches, sinon identiques.
Les textes
L’église – ou plutôt les deux églises récemment absorbées par l’agglomération contemporaine – desservait, on l’aura compris, un habitat dépourvu de postérité. Cet habitat nous en connaissons l’histoire, tout au moins les lignes essentielles, grâce à un dossier de textes relativement fourni.
La villa de Aureliago est mentionnée pour la première fois dans une charte du Livre Noir de Béziers datée de 918 (CB 17). L’acte évoque également une église dédiée à saint Jean-Baptiste et l’on présagera que le lieu de culte est déjà à cette date, outre l’équipement religieux indispensable de l’établissement, l’un de ses principaux éléments constitutifs. Dans les actes du VIIIe et du IXe siècle, le mot villa ne porte pas le même sens que celui dans lequel on l’entend aujourd’hui. Il désigne, alors, une surface physique dont les limites sont reconnues, autrement dit bornées, et dont l’usage est réservé à une communauté. Il s’agit, en quelque sorte, d’un terroir cultivé qui peut abriter, à l’origine, plusieurs points d’habitats et plusieurs cimetières (Bourin, Durand, 1994).
Rapidement, c’est à dire dés la première moitié du Xe siècle, de nouvelles locutions – in ipsa villa et in villa […] vel in ejus terminium – dénoncent, si l’on peut dire, un remaniement de la sémantique. On ne parle plus de la villa, mais du territoire de la villa. Désormais, le mot ne désigne plus une surface, mais un point. Le changement est donc important et les historiens s’accordent à l’interpréter comme la conséquence d’une modification dans le mode d’occupation des sols. L’habitat n’est plus diffus, mais concentré – ou en voie de l’être. Il est temps de parler désormais d’une polarisation des activités domestiques autour d’un point fort du territoire, une église ou une tour le plus souvent. Dans le cas de Saint-Jean-d’Aureilhan, cette forme de cristallisation semble déjà consommée en 983. Un nouvel acte du cartulaire de Béziers nous apprend que le terminium de la villa est alors subdivisé en « quartiers » possédant chacun son propre toponyme : in loco ad ipsos ulmos et in loco vocant ad ipsa valle (CB 44).
Le document qui fait état de la villa Aureliago comporte deux intérêts. Le premier est d’ordre chronologique et apporte un terminus ante quem à la présence du regroupement aux abords de la cité carolingienne. Le deuxième concerne directement la raison d’être de l’habitat. Les termes de l’acte conservé dans le cartulaire du chapitre Saint-Nazaire font clairement allusion à un contexte apprisionnaire : Tructildus et son fils Fulcherius donnent à l’église de Béziers huit parts des terres qu’ils possèdent depuis trente ans in comitatu et territorio Biterrensi (CB n° 17, p. 12) 9. Plusieurs fondations du même type sont mentionnés dans le biterrois et concernent à chaque fois l’accueil de populations qui fuient l’Espagne musulmane et trouvent en Gothie des terres qui leurs seront définitivement concédées à l’échéance de trente années de mise en valeur.
Les interventions archéologiques qui ont accompagné l’urbanisation du site à partir du début des années 1990 permettent de reconstituer les grandes lignes de l’occupation des lieux depuis le changement d’ère 10. Les résultats des fouilles montrent que les Hispani sont casés au IXe siècle sur des terres qui étaient cultivées durant les Ier-VIe siècles (Ginouvez, 1993). Alors exploitées dans le cadre d’établissements péri-urbains, ces terres participaient d’un système agricole doté d’une trame cadastrale, de solutions de drainage et d’une desserte efficace articulée à partir d’un réseau de routes entretenues.
Les sols qui sont confiées aux réfugiés sont très vraisemblablement incultes (là réside l’un des termes du marché). Pour autant, ils ne sont pas vierges d’investissement. Les mêmes données archéologiques attestent d’une continuité des activités agricoles dans le courant de l’Antiquité tardive ; un secteur de forge a même été observé environ 100 m au nord-ouest du lieu de culte. Si le devenir du site jusqu’au VIe siècle dispose ainsi de quelques éléments d’éclairage, il est plus difficile de savoir ce que devient la terrasse durant le haut Moyen Âge. Les différentes opérations réalisées depuis ces vingt dernières années n’ont pas révélé d’aménagement ou de mobilier céramique qui fasse état d’une occupation durant les VIIe et VIIIe siècles. Il sera toujours possible d’objecter que la totalité de la surface du site archéologique n’a pas été fouillée, l’image n’en restera pas moins convaincante d’un terroir qui a perdu, alors, tout ou large partie de sa trame agricole.
Il ne s’agit pas pour autant de postuler la restitution d’une terre recolonisée par la forêt. Si effectivement la terre est abandonnée depuis plusieurs siècles, on peut néanmoins penser que les éléments structurants du parcellaire antique n’ont pas totalement disparu. C’est sûrement le cas de certaines routes et chemins, ça l’est également de certains grands fossés collecteurs, fussent-ils partiellement colmatés. Il est tout à fait possible que les anciennes terres cultivées aient servi de pâture dans le cadre d’un usage des sols dans lequel alternaient des périodes de reforestation contrôlée, motivées par le revenu d’un approvisionnement de la ville en bois de chauffe ou en petit bois d’ouvrage.
Avant le changement de millénaire, un embryon de regroupement occupe donc l’un des points attractifs du terroir de la villa. La question est bien sûr de savoir où se trouve ce point dans le terminium concédé aux réfugiés espagnols. On pense immédiatement aux abords de l’église dédiée à saint Jean-Baptiste – circuitus ecclesie ; les textes restent silencieux à ce sujet, mais il semble difficile, a contrario, de souscrire à la restitution d’un bâtiment éloigné des habitants dont il assure les obligations cultuelles, surtout sur un site dont la fondation s’est faite spontanément.
Aucune des fouilles réalisées sur le site n’a permis de localiser l’habitat carolingien fondé par les Hispani. Les interventions ont montré la présence abondante de silos attribués aux IXe-XIIIe siècles, ainsi que celle de fossés dessinant la trame d’un parcellaire résolument médiéval qui ne laisse aucun doute sur la reprise en main agricole des terres. Des maisons ont été également découvertes, mais elles sont relativement tardives et doivent être associées à la dernière phase d’occupation du site, dans le courant du XIIIe siècle.
Étant donné la carence d’observations formelles, deux hypothèses coextensives seront par conséquent retenues. La première suggèrera d’identifier la première église établie sur la vieille terrasse au bâtiment de culte des réfugiés espagnols. La seconde proposera de restituer l’habitat recherché dans la périphérie immédiate de cette même église – en tout cas cette amorce de regroupement que l’on peut inférer de la distinction villa/terminium après le changement de millénaire 11.
Qu’en est-il alors de la construction romane ? Faut-il voir sa mise en chantier répondre aux seules contraintes inhérentes à une croissance de la population, ou, plus simplement, à un changement dans les goûts architecturaux ? Nous ne le croyons pas. Il semble que la motivation soit ailleurs et doive être recherchée du côté des chanoines de l’église cathédrale. En 1110, Stephanus Udalgerius donne à Sainte-Marie-de-Cassan des masates situés à Aureilhan (Cartulaire de Béziers, op. cit., acte 94) 12. Mais c’est l’évêque de Béziers, saint Guiraud, ancien prieur du monastère situé sur l’actuelle commune de Roujan, qui donnera l’église biterroise à la communauté fondée, vers 1060, par plusieurs clercs de l’église Saint-Nazaire. Confirmée par une bulle du pape Adrien IV, datée de 1157 (Gallia Christiana, VI, inst. cc138), la donation fera de l’église un prieuré des religieux de Cassan, et elle le restera jusqu’en 1790. Changé en prieuré, le bâtiment ecclésial survivra, en l’occurrence, à l’abandon du village installé vraisemblablement à ses abords immédiats.
L’hypothèse qui sera défendue ici attribue la construction romane aux chanoines de Cassan : dès lors qu’ils sont propriétaires de l’église biterroise, les clercs se trouvent dans l’obligation d’agrandir la petite église originelle afin de pouvoir y siéger lors de leurs déplacements et des échanges qu’ils ne manquaient pas d’avoir avec le chapitre cathédral ; dans cette idée, la partie de l’église ajoutée au XIIe siècle n’est autre, finalement, qu’un chœur de stalles maladroitement abouté à une nef préexistante.
Pour finir
Le devenir du regroupement nous échappe quelque peu dans le courant des Xe-XIIIe siècles. Non pas que la villa Aureliago – dite aussi souvent villa Aureliaco – n’apparaisse plus dans les textes – nous avons des mentions du lieu-dit Aureilhan en 993, 995, 1157, 1123, 1151, 1154 et 1173 – mais simplement parce que ces évocations n’apportent aucun renseignement sur la topographie, voire l’importance du bâti.
Une chose est quasiment assurée, la présence d’un village sur le site n’excède pas la fin du XIIIe siècle. C’est du moins ce que tendent à insinuer les prospections et les fouilles menées sur le site depuis le début des années 1990. Tout porte à croire que la villa d’Aureilhan fait partie des 54 établissements biterrois – parmi 256 recensés pour la période carolingienne – qui sont abandonnés avant le début du XIVe siècle (Bourin, 1987, p. 65-66). Il semble que le rôle négatif joué par le pouvoir épiscopal dans l’échec d’une partie des villae qui lui appartenaient ne soit pas négligeable. En effet, l’évêque et le chapitre Saint-Nazaire ne participeraient que tardivement aux mutations qui affectent les établissements du biterrois dès la fin du XIe siècle (Cheyette, Duhamel-Amado, 1983).
Au XVIIe siècle, alors qu’elle assure une fonction paroissiale en charge des propriétés rurales situées à l’entour, l’évêque de Béziers Clément de Bonzy visite l’église de Saint-Jean-d’Aureilhan. Il est reçu par Jean Ruaret, prebstre et prieur dud. lieu, résidant actuellement en icelluy. Le bâtiment ne semble pas alors en très bon état : le presbytère (le chœur) se trouve dépavé en plusieurs endroits. … A la nef de lad. église du costé de l’Evangile il y a un autel avec une Image de la Vierge Marie tenant un petit Jésus en bosse qui a le bras tronsonné…Au dessus des fons baptismaux il y a une tribune de boys, les postz de laquelle partye sont pourries de l’eau qui provient d’une lucarne…Du costé du jardin dud. prieur (au nord ?), la murailhe de l’église se trouve entre ouverte à demi, à cause d’une porte qui a esté anciennement, qu’on a fermée en entier… (Bulletin de la Société Archéologique de Béziers, 3e Série, Tome V).
La date exacte à laquelle l’église est partiellement détruite pour être remaniée en chai reste inconnue, mais elle doit être située entre 1790 et 1872. Cette dernière année est celle, en effet, d’une publication de Louis Noguier dans laquelle nous apprenons que l’église est déjà « une cave meublée de tonneaux ». L’auteur, précise que le lieu de culte est « demeuré néanmoins à peu près entier et forme un rectangle long de 17 mètres et large de 9 mètres 25 centimètres » (Noguier 1872).
Toujours selon Louis Noguier, « chaque année, la fête patronale et une foire qui lui avait valu le nom de St-Jean-des-Annels (des Anneaux), attiraient en ce lieu une foule considérable ». Saint-Jean-des-Anneaux était encore le nom de la propriété viticole détruite à la fin de l’année 1992. Son vin de grenache était semble-t-il réputé.
Conclusion
Jadis située dans une auréole de dynamisme née des besoins de la ville médiévale, l’église de Saint-Jean d’Aureilhan trouve aujourd’hui sa place dans un quartier nouveau de la ville de Béziers, qui témoigne d’un changement profond dans l’usage de sols jusqu’à présent affectés à un usage agricole.
Le lieu de culte trouve son origine dans l’accueil d’une communauté d’origine espagnole sur des terres certes incultes, mais inscrites dans une vieille trame foncière dont les éléments structurants étaient sans doute toujours viables. L’habitat s’est effacé dans le courant du XIIIe siècle au profit d’une simple métairie, et le bâtiment communautaire a survécu au reflux grâce à de nouvelles affectations paroissiales, ainsi qu’à la prise en charge du chapitre de la cathédrale propriétaire des lieux à partir de la première moitié du XIIe siècle.
Aujourd’hui, l’église conserve dans ses murs, ceux visibles, mais aussi ceux enterrés, les deux principales solutions architecturales données à sa longue fréquentation. Un premier lieu de culte, totalement dérasé, correspond sans doute à l’ouvrage édifié au IXe siècle par les Hispani, accueillis avec le consentement du nouveau pouvoir carolingien. Probable-ment détruite lors de la transformation des architectures en cave de vinification à la fin du XVIIe siècle, la mise en oeuvre initiale a été agrandie au XIIe siècle avec la construction romane qui demeure seule aujourd’hui en élévation.
A bien des égards, l’église et le site de Saint-Jeand’Aureilhan racontent une histoire dont la trame n’est que le contre-calque de celle vécue par la proche ville dont ils ont longtemps formé l’un des principaux satellites vivriers. En cela, ils sont un jalon important dans le fil des relations que les agglomérations médiévale, moderne, et contemporaine ont entretenues avec une campagne périphérique qui n’est plus, aujourd’hui, un véritable lieu de ressource, mais un simple support indifférencié de lotissement et de zones d’activités commerciales.
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POMAREDES (H.), GINOUVEZ (O.), Sauvetage archéo-logique au lieu-dit Saint-Jean d’Aureilhan sur la commune de Béziers. Rapport de fouille dactylographié, Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales, Service Régional de l’Archéologie du Languedoc-Roussillon, 1991.
SCHNEIDER (L.), PAYA (D.), avec la coll. de FABRE (V.), « Le site de Saint-Sébastien-de-Maroiol (34) et l’histoire de la proche campagne du monastère d’Aniane ». Archéologie Médiévale, C.N.R.S. Éditions, 25, 1995, p. 133-181.
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Notes
1. Fouille du Service Archéologique de Béziers dirigée par Elian Gomez.
2. L’opération a été prescrite par le Service régional de l’Archéologie en raison d’un projet de restauration du bâtiment qui n’a malheureusement jamais abouti.
3. La structure de la seconde église, faite de pierre de taille, a sans doute motivé sa propre conservation, alors que celle de l’ouvrage primitif, plus hétérogène, n’a pas convaincu le nouvel aménageur de mériter la même attention.
4. 0,80 x 0,50 x 0,64 cm et 1,23 x 0,48 et 0,56 m.
5. Dans deux cas, les corps ont été partiellement fouillés et témoignent d’un dépôt en décubitus, la tête à l’ouest.
6. Deux églises abbatiales où la présence d’un chevet carré est attestée.
7. Étudiée par Laurent Schneider dans le cadre d’un travail consacré à l’habitat du haut Moyen Âge dans la vallée de l’Hérault.
8. Dans le cas de Saint-Martin-de-Castries la datation est celle du premier lieu de culte parmi les trois successifs reconnus sur le site.
9. Une notice de la Gallia Christiana, cependant invérifiable, date l’arrivée des réfugiés espagnols du règne de Louis le Pieux (814-840) Gallia Christiana, 2, p. 411.
10. Des traces plus anciennes ont été découvertes. Attribuables au néolithique final nous ne les prendrons pas en considération étant donné le sujet qui nous occupe. Les diagnostics, puis les fouilles, ont été réalisés par l’Afan jusqu’en 2003, puis par Inrap. A partir de 2005 le relais a été pris par le Service Archéologique municipal de Béziers dirigé par Élian Gomez.
11. Les fouilles relativement récentes réalisées sur le site de Saint-Sébastien de Marièges par Laurent Schneider ont montré que l’église pré-romane desservait, dans un premier temps, une communauté éclatée en plusieurs petits habitats établis à quelques centaines de mètres du sanctuaire et du cimetière qui lui était associé (Schneider 1995).
12. Le prieur étant religieux et chanoine de Cassan serait présenté à l’évêque par le prieur du monastère. Si l’évêque agréait le candidat il lui donnait les pouvoirs d’administrer les sacrements (Barthès, sans date, p. 4). Les informations historiques que nous utilisons ici proviennent d’un travail que nous a confié Henri Barthès, que nous remercions, quelque temps avant le début de la fouille : BARTHES (H.).- Brèves indications historiques sur Saint-Jean d’Aureilhan. Annexe n°1 au projet de réhabilitation du site, Ville de Béziers, 1998.