Le pouvoir de nommer

Richard Vassakos, La République des plaques bleues

Les noms de rues républicains en Biterrois,
1870-1945, un affrontement symbolique.

Éditions du Mont, Cazouls-lès-Béziers, 2018, 319 pages

En 1938, lors de leur second mandat, les élus municipaux de Béziers, sous l’autorité du maire radical Auguste Albertini, mettent en œuvre une réforme dénominative des rues de leur ville qui a pour effet de modifier un tiers des appellations données en 1904. Dans ce nouveau corpus, les saints reprennent toute leur place, les scientifiques entrent massivement alors que les personnages républicains les plus sociaux comme Gracchus Babeuf ou Pauline Rolland disparaissent purement et simplement. Situation paradoxale si l’on considère que trente quatre ans plus tôt le maire était déjà un radical. Mais c’est le contexte qui a changé. En effet, l’édile a été élu député en 1936 contre le candidat du Front populaire et il est très hostile à l’engagement des Radicaux dans une alliance qu’ils renversent d’ailleurs cette même année 1938 à la chambre des députés pour gouverner avec la droite. Républicain, certes mais de quelle République est-il question ? S’intéresser au sort de deux petites plaques bleues de la ville de Béziers relèverait alors d’une histoire connectée à celle, houleuse, des années 1930, en France, en Europe et au-delà, comme nous le suggère l’ouvrage de Richard Vassakos, publié en 2018 aux Éditions du Mont dont est extrait cet épisode (pages 86-87).

En 1938, lors de leur second mandat, les élus municipaux de Béziers, sous l’autorité du maire radical Auguste Albertini, mettent en œuvre une réforme dénominative des rues de leur ville qui a pour effet de modifier un tiers des appellations données en 1904. Dans ce nouveau corpus, les saints reprennent toute leur place, les scientifiques entrent massivement alors que les personnages républicains les plus sociaux comme Gracchus Babeuf ou Pauline Rolland disparaissent purement et simplement. Situation paradoxale si l’on considère que trente quatre ans plus tôt le maire était déjà un radical. Mais c’est le contexte qui a changé. En effet, l’édile a été élu député en 1936 contre le candidat du Front populaire et il est très hostile à l’engagement des Radicaux dans une alliance qu’ils renversent d’ailleurs cette même année 1938 à la chambre des députés pour gouverner avec la droite. Républicain, certes mais de quelle République est-il question ? S’intéresser au sort de deux petites plaques bleues de la ville de Béziers relèverait alors d’une histoire connectée à celle, houleuse, des années 1930, en France, en Europe et au-delà, comme nous le suggère l’ouvrage de Richard Vassakos, publié en 2018 aux Éditions du Mont dont est extrait cet épisode (pages 86-87).

S’appuyant sur des sources publiques et privées variées, issu d’une maitrise d’histoire soutenue en 2000 à l’université Paul Valéry de Montpellier III sous la direction de Christian Amalvi, ce livre est enrichi de presque vingt années de recherches que l’auteur a menées in situ sur le sujet et qui ont donné lieu à une thèse de doctorat pionnière, soutenue en 2015.

En faisant des odonymes – les noms de voies et carrefours – son objet de recherche, R. Vassakos creuse de façon riche et singulière, le sillon relativement récent mais foisonnant, d’illustres prédécesseurs comme son précurseur Maurice Agulhon, dans les années 1970, ou de Jean Marie Guillon qui sont deux historiens partageant avec l’auteur de très fortes attaches méridionales. La présence d’un article consacré au sujet dans le tome 2 des Lieux de Mémoire, La Nation, dirigé par Pierre Nora en 1997 érigea le sujet en thème incontournable de l’histoire culturelle et mémorielle. Pourtant c’est bien davantage à un voyage d’histoire politique que l’historien convie ses lecteurs.

L’auteur rappelle que l’usage de donner des appellations de personnages considérés importants par les autorités et donc ayant valeur exemplaire, naît au XVIIIe siècle. Il est, dès le début, un pouvoir régalien, progressivement encadré par la loi, rapidement dévolu aux communes sous le contrôle des préfets. Il se développe sous la Révolution française et explose sous la IIIe République dans le contexte d’une urbanisation galopante et de l’instauration conquérante du nouveau régime. Ce sont ses dernières limites temporelles que R. Vassakos a naturellement choisies pour son étude, en y incluant cependant le régime de Vichy et la Libération dans un déroulement en trois parties d’égales importances, abondée d’une bibliographie conséquente. De fait, l’odonymie de 1870 à 1945 s’impose à la fois comme un révélateur symbolique particulièrement fort de l’implantation de la République en Biterrois aux côtés des monuments comme les statues, parce que visible en tout temps et en tout lieu, mais aussi comme un outil dont les élus usent abondamment pour conquérir politiquement les territoires sous leur autorité. Les plaques bleues mettent ainsi partout – ou presque – en noms évocateurs le nouveau régime politique.

La première partie présente les cadres de référence et dresse un état des lieux, au propre et au figuré. Outre des considérations personnelles – pour étudier aussi finement le maillage des voiries, il faut physiquement les fréquenter –, le choix du territoire organisé administrativement en deux arrondissements, puis un seul à partir de 1926, polarisé par la ville de Béziers, se justifie par sa réelle valeur heuristique. En effet, les 150 villes et bourgs, plus que villages, qui le composent non seulement donnent une riche matière à analyse mais ils s’accroissent rapidement à la faveur de la prospérité viticole, créant autant de quartiers et de rues à nommer – 200 dans la seule ville de Béziers alors à son apogée entre 1870 et 1914. Par ailleurs, l’enracinement républicain y est précoce ce qui lui vaut d’être considéré comme le cœur d’un « Midi rouge », radical et volontiers anticlérical dans lequel cependant il existe des « poches de résistance », appartenant au Midi blanc, un territoire certes royaliste mais surtout très catholique qui trouve son puissant relais dans le journal quotidien l’Éclair. Le professeur Jean Sagnes, qui a préfacé l’ouvrage, rappelle que Villeveyrac, surnommée « la Vendée blanche », certes un peu en marge du Biterrois, n’a pas connu de noms de rues républicains avant 1945. Cette situation de « combat » apparaît donc propice aux affrontements et donc aux questionnements historiens, soulignant que, non, la dénomination des rues n’est pas un acte tranquille, on ne baptise pas une voie Jean Jaurès ou Louis Blanc comme on la baptise « chemin de la mer ». L’ouvrage fourmille d’exemples qui n’ont rien de la simple anecdote.

Les édiles s’entendent partout sur les grandes valeurs du nouveau Régime qui lui aussi d’ailleurs à droit fréquemment à sa voie ou à sa place. Naîssent alors les rue du Progrès, de la Liberté, de la Fraternité, de l’Égalité – qui mène souvent au cimetière – ou même parfois de la Solidarité. Mais ce sont avant tout les noms des grands hommes qui scintillent sur ces plaques bleues de l’espace bâti.(On pourrait d’ailleurs interroger la forme, rectangulaire, et surtout la couleur outremer, visiblement unificatrices dans l’hexagone.) Mêlant approches statistique, diachronique et synchronique, R. Vassakos dégage quelques lignes de force pour répondre. Ce sont les hommes politiques plus que les militaires, les écrivains plus que les autres artistes, et enfin les scientifiques, qui s’installent sur le podium d’un panthéon qui reste résolument national. Mais si on retrouve au final peu de figures locales ou régionales, à l’exception notable de Pézenas entre les deux-guerres, certaines ont l’avantage de faire syncrétisme en « cochant toutes les cases ». Ainsi, par leur ancrage méridional, le socialiste pacifiste tarnais J. Jaurès et le grand résistant fondateur du CNR natif de Béziers, Jean Moulin, sortent-ils, de loin, numériquement mais aussi spatialement (beaucoup de places pour le premier, d’avenues pour le second), grands gagnants de ces dénominations. Certains noms, plus rares, ont à voir aussi avec l’histoire locale sans que cela soit d’évidence. Ainsi le grand boulevard Camille Saint-Saëns doit-il son nom au fait que le musicien ait eu comme mécène un riche propriétaire biterrois qui organisait des spectacles lyriques dans les arènes, donnant à la ville une réputation nationale voire au-delà (page 25). De plus, les dénominations ne sont pas régulières dans le temps. Certains faits ou évènements génèrent plus que d’autres des vagues de changements ou d’apposition de plaques. Il en va ainsi de la longue naissance de la IIIe République qui par ricochet commémore la Révolution française et en particulier la 1ère République ainsi que la IIe et la résistance au coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte. Les décès des grands hommes, la commémoration de la 1ère Guerre mondiale et enfin les changements politiques, qu’il s’agisse de la poussée radicale anticléricale au début du XXe siècle, socialiste d’après guerre et enfin de l’installation puis de la chute de Vichy de 1941 à 1945 génèrent également d’importants ballets de dénominations.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse aux facteurs des dénominations et à leurs modalités. On apprend ainsi que les édiles doivent faire avec les pressions de multiples groupes d’influence, partis ou hommes politiques et associations militantes comme la très active Libre-pensée, qui agissent par requêtes ou pétitions par voie directe ou de presse. Mais au final, ce sont les élus qui décident, et ils s’emploient à utiliser massivement l’odonymie pour appuyer leur politique, enraciner les valeurs républicaines et combattre leurs opposants parfois de façon provocatrice, jubilatoire voire indélicate, c’est selon, ce qui donne lieu à quelques passages savoureux. Telle rue, par exemple, qui longe l’église du bourg est ainsi dénommée « Émile Combes ». Les baptêmes peuvent être individuels, faisant souvent l’objet d’une manifestation publique, ou, à partir du début du XXe siècle, collectifs. Offensivement, les mairies débaptisent – des noms de saints par exemple comme à Agde en 1909 – ou, plus fréquemment, elles nomment de nouvelles voies. Ces plaques qui se multiplient pour mailler densément le territoire géographique et donc social des bourgs peuvent dès lors être considérées comme des vecteurs de propagande municipale d’autant plus efficaces qu’elles sont peu couteuses dans un budget communal – c’est un autre apport du livre que de s’intéresser à l’aspect économique du sujet – même si certaines municipalités renoncent, faute de moyens.

La dernière partie interroge les nombreuses résistances. Il y a d’abord celles souvent coutumières des populations, liées au poids de l’histoire et de la tradition. Là, le recours aux témoignages oraux prend tout son sens pour contribuer à combler les trous mémoriels. C’est par exemple le cas de Fos dont tous les habitants ont rapidement oublié les noms des révolutionnaires octroyés pourtant officiellement à l’occasion du Centenaire de la Révolution française. Les résistances politiques de l’opposition, elles, connaissent leur apogée la plus violente sous le régime de Vichy. Mais cette dernière échoue face à l’adhésion ancienne désormais actée du modèle républicain et aussi face aux combats menés ; la Libération, où apparaissent quelques noms de communistes dont G. Péri et où les « poches blanches » tombent, achève le processus d’enracinement et de conquête.

Ce que démontre au final avec brio Richard Vassakos, c’est que l’odonymie est en Midi rouge, pour reprendre le titre d’une de ses études, une arme de « républicanisation » massive (1) formidablement efficace, et que les plaques bleues en sont autant de projectiles qui s’inscrivent dans les imaginaires sociaux quotidiens, individuels et collectifs, d’autant plus durablement qu’ils se retrouvent associés à la culture des grands hommes, diffusée par l’école ainsi que par une foule d’autres acteurs. Et c’est bien là l’originalité de la charge symbolique de cette pratique municipale qui construit de façon visuelle permanente les représentations mentales d’un dense tissu social qui se retrouve d’une commune à l’autre dans un vaste territoire régional qu’elle contribue à unifier.

Dans cette somme de savoirs si finement analysés, on excusera alors l’auteur d’avoir fait un peu trop rapidement des maires de Marseillan et Agde du début du XXe siècle, des socialistes alors qu’ils sont radicaux, tendance plutôt à gauche certes, et surtout d’avoir ignoré la question du genre. Pauline Roland est-elle écartée en 1938 des noms biterrois pour ses positions sociales ou paie-t-elle son identité de genre ? Même sans réponse, la question méritait d’être posée. L’odonymie apparait alors comme un autre révélateur symbolique, miroir grossissant de la mise à l’écart, sinon de l’invisibilité politique, sociale et culturelle des femmes, absentes du panthéon des « plaques de la renommée » du Biterrois républicain, comme elles le sont des figures puissantes de la République.

[référence de l’illustration :  http://editionsdumont.com/produit/la-republique-des-plaques-bleues/

NOTES

  1. Christian Amalvi, Céline Piot et Alexandre Lafon (dir.), Le Midi, les Midis dans la IIIème République, Nérac, Éditions d’Albret, 2012, pp. 35-52.