Le diocèse de Montpellier et l’immigration après 1945 - l’expérience de l’aumônerie espagnole
Le diocèse de Montpellier et l’immigration après 1945 :
l’expérience de l’aumônerie espagnole
* Docteure en Histoire
P. 179 à 191
Le vignoble a fait de la grande plaine héraultaise une terre d’immigration. Commencée à la fin du XIXe siècle, celle-ci a évolué par cycles en fonction des guerres ou des crises économiques. Ce fut longtemps une immigration saisonnière de proximité, rythmée par les travaux de la vigne, surtout par les vendanges, avec l’apport majoritaire des « gavachs » ainsi qu’on nommait les Auvergnats en Languedoc. Après la venue de réfugiés politiques en 1939 et la guerre, les migrations économiques reprirent. Il s’agissait encore de voisins mais étrangers, venus de l’Espagne meurtrie et ruinée par la guerre civile. La pastorale des étrangers apparut comme une nécessité à l’évêque Jean Duperray nommé en 1947 à la tête du diocèse. Il créa une « Aumônerie espagnole », une initiative sans précédent et sans équivalent en France. L’arrivée dans les années 1960 de nouveaux flux de travailleurs, issus du Maghreb, porteurs d’une autre culture, mit la structure religieuse à l’épreuve surtout quand se produisit la crise des années 1970. Cependant, les successeurs de Mgr Duperray poursuivirent cette œuvre qui s’inscrivait dans la ligne voulue par le Concile de Vatican II.
The Diocese of Montpellier and immigration after 1945: The experience of Spanish chaplaincy
The vineyards made the large plainlands of l’Hérault a land of immigration. Starting at the end of the 19th century, it evolved in cycles according to wars or economic crises. It was for a long time a seasonal immigration of proximity, punctuated by the work of the vines, especially by the grape harvest, with the major contribution of the « gavachs » as the Auvergnats were called in Languedoc. After the arrival of political refugees in 1939 and the war, economic migration resumed. The immigrants were still neighbours but foreigners, who came from Spain bruised and ruined by the civil war. The pastoral care of foreigners appeared as a necessity for Bishop Jean Duperray, who was appointed in 1947 as head of the diocese. He created a « Spanish Chaplaincy », an initiative unprece-dented and unparalleled in France. The arrival in the 1960s of new flows of workers from the Maghreb, bringing another culture, put the religious structure to the test especially when the crisis of the 1970s occurred. However, Bishop Duperray’s successors continued this work, which was in line with the Second Vatican Council.
La diocèsi de Montpelhièr e l’immigracion aprèp 1945 : l’experiéncia de l’almoinariá espanhòla
Lo vinhairés a fach de la granda plana d’Erau una tèrra d’immigravion. Començada a la fin del XIXen sègle, aquesta a mudat per cicles en foncion de las guèrras e de las crisis economicas. Foguèt longtemps un immigracion sasonièra de proximitat, ritmada pels trabalhs de la vinha, mai que mai per las vendémias, amb l’apòrt majoritaris dels “gavaches”, coma se nommavan los Auvernhats en Lengadòc. Aprèp la venguda dels refugiats politics en 1939 e la guèrra, las migracions economicas tornèron. Se trachava encara de vesins, mas estrangièrs, venguts de l’Espanha macada e roïnada per la guèrra civila. La pastorala dels estrangièrs apareguèt coma una necessitat a l’evesque Jean Duperray nommat en 1947 al cap de la diocèsi. Creèt una “almoinariá espanhòla”, una iniciativa sens precedent e sens equivalent en França. L’arribada dins las annadas 1960 d’un flus novèl de trabalhaire, eissits del Maghreb, portaires d’una autra cultura, metèt l’estructura religiosa a l’espròva, mai que mai quand se produguèt la crisi de las annadas 1970. Pr’aquò, los successors de Monsénher Duperray perseguiguèron aquela òbra que s’inscriviá dins la linha volguda pel Concili de Vatican II.
L’Hérault qui comptait plus de 500 000 habitants en 1926 n’en avait plus que 471 429 en 1954 : la stagnation des années 1930 puis une perte de l’ordre de 40 000 personnes due à la guerre 1 avaient annulé les gains antérieurs. En 1965, l’étranger était Espagnol. Si on avait dénombré en 1962 plus de 516 000 habitants, c’est grâce à l’apport de 40 500 étrangers, dont 36 000 sud-européens d’origine espagnole, italienne, portugaise. Les Espagnols étaient près de 32 000 sur ce total, soit 78,6 %. Il s’y ajoutait 25 700 naturalisés, les plus nombreux habitant le Biterrois. L’hispanisation de l’ouest héraultais était déjà avérée. Fig. 1.
En 1962, les Maghrébins étaient encore peu nombreux : 1 285 Algériens de confession musulmane qui seraient 6 340 en 1982. Les Tunisiens, respectivement 174 et 1 012. Les Marocains n’étaient encore que 158 en 1962. Mais les accords franco-marocains de 1963 leur donnèrent des facilités d’accès et des droits égaux à ceux des travailleurs français concernant les salaires, les congés, le chômage. Aussi, en 1982, on compta 11 660 Marocains dans l’Hérault et presque 20 000 en 1990, près de deux fois plus que les Espagnols.
En 1952, Pie XII, dans la constitution Exsul familia avait invité les catholiques à bien accueillir les migrants en mémoire de l’exil de la Sainte Famille 2. Il pensait aux millions de réfugiés, victimes du grand conflit mondial. En 1962, les migrations étaient redevenues économiques. Pendant le Concile de Vatican II, en avril 1963, l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII, en affirmant que tous les hommes, de toutes confessions, peuvent légitimement se rendre à l’étranger et s’y fixer, car la terre est le bien commun de la grande famille humaine, fit de l’émigration l’un des droits de l’Homme. Cela impliquait des devoirs pour l’accueillant : respect des convictions religieuses, des cultures d’origine, des besoins matériels fondamentaux. En 1965, la constitution pastorale de Paul VI, Gaudium et Spes, promulguée le dernier jour du concile, confirma la nouvelle doctrine de l’Église romaine : « À l’égard des travailleurs en provenance d’autres pays [… ] on se gardera soigneusement de toute espèce de discrimination en matière de rémunération ou conditions de travail ». Il s’agissait de faciliter l’insertion des étrangers et de les considérer non comme des instruments de production mais comme des êtres humains. Le but n’était pas de leur imposer l’intégration : le concile repoussa deux amendements proposés par douze évêques qui souhaitaient que les étrangers aient à collaborer à leur insertion.
Dans l’Hérault, note Gérard Cholvy 3, l’Église était restée plus proche de la bourgeoisie que de la classe ouvrière, et par tradition, l’aide aux migrants, très limitée, revenait surtout aux organisations charitables. L’initiative du diocèse de Montpellier faisait exception.
Les semailles du diocèse de Montpellier
Nommé en 1947, Jean Duperray fut d’abord coadjuteur de Mgr Brunhes avant de lui succéder en 1949. Mgr Brunhes avait été maréchaliste et conservateur. Fig. 2.
Avec Mgr Duperray, les orientations du diocèse furent profondément modifiées. Les problèmes sociaux ne lui étaient pas étrangers. Il avait publié en 1939 un ouvrage sur « La question sociale », et avait été résistant pendant la guerre. Dès son arrivée dans l’Hérault, il fut frappé par les conditions de vie réservées aux immigrés. À l’arrivée des trains de vendangeurs, la plupart des Espagnols, presque tous sans contrat et sans logis, dormaient dans la gare. En 1948, avec l’aide d’un prêtre issu de l’immigration espagnole, Blaise Gimenez, il créa pour eux un dispositif d’accueil à Béziers.
Gimenez a témoigné de la nécessité d’agir : « Sur les quais de la gare, dans toutes les salles, au-dehors sur le trottoir, de 10 heures du soir jusqu’à 5 heures du matin, des hommes, des femmes, des enfants, entassés les uns sur les autres, essaient de dormir à même le ciment. Et à chaque arrivée du train une nouvelle vague encombrée de sacs, de paniers, de valises et d’enfants, vient grossir le lot primitif. Désormais notre conscience, elle non plus, ne dort pas tranquille… » 4.
Mgr Duperray 5 fonda une « Aumônerie espagnole » qu’il confia à Blaise Gimenez. Les locaux de l’aumônerie, proches de la gare de Béziers, sont aujourd’hui ceux de la Cimade. Fig. 3.
Le curé Blaise Gimenez, né en 1916 en Castille, avait une expérience personnelle des difficultés des migrants. Il avait sept ans quand son père était venu vivre et travailler en France avec ses six enfants. Ce fut près de Bédarieux, dans un four à chaux. Blaise échappa au sort paternel grâce à l’école presbytérale de St Guilhem-le-Désert et au petit séminaire de Montpellier. Ordonné prêtre en 1940, d’abord chargé de la paroisse de Loiras-du-Bosc dans l’arrondissement de Lodève, il allait se consacrer à l’aumônerie jusqu’à sa mort en 1983 avec le soutien fidèle du diocèse. Mgr Cyprien Tourel successeur en 1957 de Jean Duperray, avait assisté à l’exil républicain de 1939 quand il était vicaire à Sète et, mobilisé, fait prisonnier, avait échappé à la vague maréchaliste du clergé. Dès 1950, Mgr Duperray l’avait associé, en tant que vicaire général, à la pastorale des migrants. Fig. 4, 5.
Désormais, les étrangers furent accueillis par le service social de l’aumônerie et aidés dans leurs démarches administratives. Trois autres prêtres furent recrutés dans les deux décennies qui suivent la création de l’aumônerie. D’abord un prêtre venu d’Espagne, l’abbé Manuel Zaldua et trois religieuses missionnaires espagnoles. Puis deux Jocistes 6 d’origine espagnole. L’un, Paco Huydrobo, arrivé en France en 1939 à 7 ans, dans une famille communiste, avait été mineur au Bousquet d’Orb durant six ans. Venu au catholicisme, il avait été ordonné prêtre en juin 1957 à Camplong. L’autre, Antoine Novalès, apprenti aux usines Fouga de Béziers avait fait partie des ouvriers résistants. Arrêté à 16 ans en avril 1944 par la Gestapo, déporté, il avait survécu. Sa conversion était l’œuvre de la Mission ouvrière Saint Pierre et Saint Paul, une mission apostolique fondée en 1955 dans le midi de la France. Novalès avait été ordonné prêtre à Béziers le 25 mai 1958 7. L’aumônerie fut soutenue aussi par des laïcs, Français et Espagnols : surtout par l’AFIH (Aide Française aux Immigrés de l’Hérault), née le 30 juin 1952, largement initiée par l’abbé Gimenez dans sa paroisse, et qui était dirigée par le docteur Granier 8. L’AFIH assuma une grande part du travail social que l’abbé Gimenez devait distinguer de son effort pastoral. Ce fut une réussite. En avril 1968, les Espagnols de Montpellier dirent à Mgr Tourel leur désir de voir créer dans leur ville un foyer analogue à celui de Béziers.
Ce n’est qu’en 1958 que l’Espagne s’inquiéta de la communauté des exilés : les séminaristes, les religieuses, les prêtres envoyés en France étaient choisis à Madrid par la Commission épiscopale des migrations : « Il a fallu attendre près de 60 ans avant que l’Église d’Espagne fournisse une assistance religieuse à ses fils », a noté Gérard Cholvy qui a souligné à ce propos qu’il en allait de même pour l’Église d’Italie qui elle aussi condamnait avec mépris l’émigration. Gimenez a vu dans ce désintérêt une cause de la déchristianisation dans ce milieu de migrants.
Les efforts de cette aumônerie anticipent les directives romaines des années 1960 : pourvoir aux besoins matériels, respecter les cultures d’origine, s’attacher sans condition à leur apporter une indispensable aide matérielle.
À partir de 1957, l’aumônerie assura l’accueil à la gare de Béziers pour 15 000 à 19 000 vendangeurs chaque année. Puis elle le fit à Sète et à Montpellier. Mgr Tourel parlait en 1961 de 30 000 vendangeurs espagnols venus pour trois semaines. Fig. 6, 7.
Aménager un local pour l’accueil fut la première exigence. L’aumônerie diocésaine installée à Béziers aux 14 et 16 rue de la Rotonde devint le foyer des migrants espagnols. À partir de 1954, les Espagnols eurent un bulletin de liaison, Nuestro Hogar 9. Ce journal informait les travailleurs de leurs droits (citons des articles comme : « Droits et obligations des vendangeurs » ou « L’Église est avec les travailleurs »). L’aumônerie cherchait aussi à pallier les difficultés administratives. Fig. 8, 9.
En Espagne, un certificat de baptême servait encore de pièce d’identité. Obtenir d’autres pièces de l’État-civil n’était pas gratuit et exigeait de longues formalités, et il fallait traduire les documents. Gérard Cholvy a rappelé qu’en 1916 un prêtre, l’abbé Tomas, avait réussi à obtenir la régularisation de 127 unions 10. Mais les problèmes demeuraient. Le consulat espagnol exigeait 12 francs par pièce dans les années 1950, ce qui favorisait la circulation des faux. Gimenez envoyait les intéressés à la mairie de Port-Bou, à la frontière, avec l’aide financière de la Conférence de St Vincent de Paul. Ces difficultés ne cessèrent qu’avec l’arrivée à Béziers d’un nouveau vice-consul en 1956. L’association d’aide et l’aumônerie obtinrent en 1960 au terme de deux ans de démarches l’obligation pour chaque employeur de délivrer aux saisonniers un contrat de travail. Dès lors, pour la plupart des saisonniers, le voyage fut remboursé, travail et rémunération assurés. Pour protéger les vêtements des arrivants, souvent les seuls qu’ils possédaient, on demanda aux employeurs de leur procurer des tabliers de travail. L’application de ces nouvelles dispositions ne fut pas facile à obtenir. Fig. 10.
L’action culturelle fut un autre volet de l’intervention de l’aumônerie : il en fut ainsi des cours d’alphabétisation, et de l’ouverture d’une bibliothèque. Une salle de spectacle fut aménagée à Béziers au 16 rue de la Rotonde, et Pablo Casals accepta le patronage du groupe artistique qui en disposait. Dans les villages, on organisa des fêtes. Quand arrivaient les vendangeurs, la salle de spectacle devenait alors un dortoir, et abrita jusqu’à 300 personnes. Fig. 11.
La mission pastorale visait à réconcilier les Espagnols avec l’Église. En 1962, il n’y avait eu que 10 % de vendangeurs espagnols pour assister aux 64 messes des vendanges héraultaises. L’Évêché fit procéder le 23 novembre 1962 à une grande enquête qui coïncida avec le recensement de l’INSEE et l’ouverture du Concile. Tous les fidèles présents à la messe dominicale furent questionnés sur leur pratique religieuse 11.
Ce questionnaire et les rapports des prêtres ont permis le recensement des « messés » selon les lieux, l’âge, le sexe, les catégories socio-professionnelles. Le dépouillement, qui distinguait Français et étrangers, fait en corrélation avec celui de l’enquête INSEE, avec les mêmes codes, dura trois ans. Pour la population autochtone, le taux des « messés » était relativement faible (à Montpellier, 570 « messés » sur 5 347 étrangers, soit 11 %, contre 20 % pour les autochtones). Chez les étrangers catholiques encore majoritaires, la pratique religieuse se limitait de 16 à 35 %. Parmi les étrangers (très majoritairement Espagnols), la pratique dominicale allait de 5 % dans l’ouest héraultais (325 « messés » à Béziers sur 5 957 résidents étrangers) à 20 % dans les hauts cantons de la zone sub-cévenole (60 « messés » sur 306 étrangers).
La pratique dans le diocèse était généralement limitée aux grands événements de la vie, mariages et enterrements. Quant à la population déracinée qui avait du mal à comprendre et à se faire comprendre, elle ne reconnaissait plus « sa » religion : les offices en Français, une liturgie plus sobre qu’en Espagne, l’absence de leçons de catéchisme à l’école, tout la déroutait 12. Une communauté catholique allogène présente toujours, par la langue, par la liturgie, par des traditions votives, des aspects qui la différencient de la communauté d’accueil. A partir des années 1960 et 1970, les commissions épiscopales et les conseils pastoraux s’efforcèrent de mieux prendre en compte ces différences culturelles. L’aumônerie recommanda l’instauration d’offices bilingues.
L’ethno-sociologue Maryvonne Gentil-Laurans 13 a étudié le cas de Capestang, village de l’ouest héraultais qui comptait 2 900 habitants en 1962, dont 816 étaient de nationalité ou d’ascendance espagnole. Les Espagnols, arrivés en trois vagues migratoires à partir de la fin du XIXe siècle, avaient été attirés par la monoculture de la vigne qui produisait du vin de qualité courante. Dans les années 1960 et 1970, parmi les immigrants souvent venus de Valence ou de Murcie, tous n’étaient pas des saisonniers. Leur vœu était d’accéder au foncier. Les Espagnols épargnaient, achetaient un lopin, et grâce à la coopérative créée en 1936, échappaient à l’emprise des propriétaires, surtout s’ils achetaient ou bâtissaient leur maison. Leur évolution sociale suscitait critiques et jalousie. Maryvonne Laurans rapporte le témoignage d’une capestannaise de 70 ans : « Ils achetaient, ils achetaient, parce que quand même, ils sont fiers, c’est pas du tout comme les Français, ils sont différents de nous sur le plan des achats, il faut qu’ils paradent. C’était un entraînement les uns les autres. Ils sont venus en conquérants, il leur semblait qu’ils allaient tout occuper, tout prendre ». La plupart des Espagnols étant athées et anticléricaux, ils ont été accusés de contribuer à la déchristianisation des autochtones. À Capestang, seuls les grands propriétaires, détenteurs d’une vingtaine de grands domaines – les « campagnes » –, se réclamaient du catholicisme et étaient pratiquants. Ils employaient par centaines des ouvriers agricoles. S’ils appréciaient chez leurs domestiques les signes d’« une catholicité fervente », leurs ouvriers agricoles, eux, n’allaient pas à la messe. Ils travaillaient beaucoup – y compris le dimanche, seul jour où ils pouvaient travailler pour eux. Sur ce dernier point, il en était de même pour les ouvriers espagnols sur la quasi totalité du département de l’Hérault.
Il exista une concurrence entre les ouvriers : les Français se réservaient la taille et le greffage et laissaient aux Espagnols le labour et le défonçage, bien plus pénibles. On affectait des stéréotypes dévalorisants au prolétariat espagnol mal rémunéré, assigné à de rudes tâches, méprisé. Certains viticulteurs, la retraite venue, préféraient l’arrachage de leur vigne à la vente à un Espagnol. Et l’endogamie demeura la règle dans cette période. Pourtant, après la deuxième guerre, l’accueil des Espagnols s’améliora peu à peu, grâce à deux facteurs très salutaires dans la lutte contre les criants abus des propriétaires : le contrôle agricole, et l’action de l’aumônerie espagnole, particulièrement l’effort personnel de Blas Gimenez. Celui-ci était respecté parce que son action était reconnue jusque dans les rangs des « rouges ».
Si l’on reprend l’exemple de Capestang, ce qui a pu faciliter le combat du père Blas, qui s’est souvent montré plus efficace que les structures syndicales pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles dans les grands domaines viticoles appelés les « campagnes », c’est que ses injonctions venaient d’un homme d’église. Or dans la structure sociale capestanaise, un des signes de distinctions caractérisant la classe des grands propriétaires fonciers, qui employaient par centaines des ouvriers agricoles, était leur catholicisme pratiquant. Ils ne pouvaient pas se montrer absolument réfractaires aux changements de traitements revendiqués en faveur des Espagnols sans trahir ouvertement leur foi.
À partir de 1973, pour créer des liens entre migrants (catholiques) et autochtones, Gimenez les convia chaque année, en mai ou en juin, à une fête au camping de Baldy près d’Agde : c’est le « Día de la amistad de los Espaňoles y Portugueses, y demás emigrantes del Herault » (ces derniers à partir de 1976). L’évêque Louis Boffet, coadjuteur en 1975 puis évêque en 1976 assistait toujours à cette fête œcuménique qui s’inscrit dans le tournant spirituel des années 1970. L’encyclique de Paul VI Nostra aetate promulguée en 1965 proclamait que sur la terre tous les peuples formaient une seule communauté. L’Église catholique s’efforçait aussi à « la compréhension mutuelle » par le dialogue avec les Musulmans. Mais ni les fêtes à Baldy ni le pèlerinage annuel à Lourdes conduit par Mgr Tourel puis par Mgr Boffet ne les concernait. Fig. 12, 13.
Tout pays d’accueil offre son propre rituel, familial ou religieux. Malgré les efforts des évêques en faveur de la liturgie 14, les étrangers catholiques eurent du mal à intégrer l’Église locale. Mais beaucoup appréciaient les fêtes religieuses qui, ponctuellement, restituaient l’atmosphère espagnole. Le diocèse favorisa donc une approche anthropologique : les fêtes sont des temps de convivialité qui facilitent l’échange et l’adaptation mutuelle. La participation des curés à des fêtes largement profanes créa des liens entre leur Église et l’étranger de tradition chrétienne.
Une petite commune de l’est héraultais, Mauguio, située à la périphérie sud de Montpellier, a adopté cette démarche. Ce bourg comptait environ 4 000 habitants au début des années 1960 et 10 000 vingt ans plus tard. Il s’y trouvait l’une des communautés espagnoles les plus importantes de la région.
Les immigrants étaient venus surtout de Lorca et de Murcia, dès le début du XXe siècle, puis, en nombre, après la première guerre mondiale : des ouvriers agricoles, bienvenus dans les domaines viticoles, rizicoles, et les manades. Contrairement à Lorca où la sécheresse est un fléau chronique, l’eau abonde à Mauguio. Dans les années 1960, maraîchage et riziculture attirèrent un nouveau flux d’Espagnols, de moins en moins dépaysés. Fig. 14.
Un témoignage recueilli par l’anthropologue François Bousquet 15 : « Mes parents sont arrivés dans les années 1960, avec les grands parents. Ils venaient de Lorca. Les grands parents venaient pour fuir la dictature. La région de Lorca était vraiment la région oubliée d’Espagne, ici c’était l’eldorado. Là- bas, les maisons avaient le sol en terre battue à l’intérieur, il n’y avait pas l’eau courante. Ils ont rejeté l’Espagne. La première chose que ma mère a entendue était « espagnole de merde ». Mes parents parlent français sans accent espagnol. Ils disaient : « devenez plus français que les Français » ». À Mauguio comme à Lorca, on célébrait la fête mariale le 15 août.
Avec la mort de Franco en 1975 la religion se libéra de l’empreinte franquiste et les Espagnols immigrés participèrent sans trop de réticences à la fête votive – mais en transformant ses pratiques. À Mauguio, la fête de la Vierge dure encore huit jours et compte une course camarguaise. À Lorca aussi, des fêtes taurines accompagnent les célébrations religieuses. À Mauguio, à l’origine, on mettait en cercle des charrettes et on y lâchait un taureau paré de cocardes, de rubans, dont les jeunes « raseteurs » 16 devaient s’emparer. Dans les années 1960, les Espagnols ont proposé de lâcher 4 à 6 taureaux à la fois dans une rue du village. Ainsi fut adopté ce qu’on nomme l’encierro espagnol. Quant à l’hommage à la Vierge qui se déroule en deux temps, il évolua sous l’influence espagnole : jusque dans les années 1950, sa statue était sortie en procession. On faisait le tour du village par la circulade avant de revenir à l’église. Les Espagnols introduisirent à la fin de l’office le coro rociero 17, un chant magnifique sur le modèle andalou. Puis vint l’idée d’une fête qui dirait la bonne entente de tous les melgoriens autour de ce culte de la Vierge. Ce fut la Romeria del encuentro. Une petite statue de la Madone, la Virgen de las Huertas, ramenée de Lorca, est portée depuis en procession jusqu’à la route des étangs, sans prêtres, par des participants souvent vêtus de costumes andalous. L’office est suivi par tous. Le curé, dans les années 1990 était un Espagnol, le père Casas, fils d’un républicain arrivé en1939. La Romeria célèbre un accueil réussi, une adaptation d’exception, sans victoire culturelle d’une communauté sur l’autre. Fig. 15.
Cette dévotion à la Vierge se retrouve alors dans bien des lieux, car si la religion a peu de place en Languedoc, tant chez les autochtones que chez les immigrés, il subsiste, avec Marie, tout un panthéon de saints protecteurs. Mais « la religion éclairée est souvent absente », constatent les membres du clergé catholique 18. Il reste que par le maintien ou l’expansion des fêtes religieuses, les Espagnols, accusés de contribuer à la déchristianisation des populations locales, ont aidé à maintenir la sociabilité religieuse, et ont aussi donné des prêtres au diocèse. L’influence de la pastorale initiée par Mgr Duperray a été efficace dans l’ouest héraultais. La religion a été un facteur de convivialité. Si en deux générations les Espagnols « disparaissent » littéralement, leur influence démographique et culturelle est une évidence. Entre le flux de la Retirada et l’hispanisation de la fin du siècle, il y a le travail acharné d’ouvriers démunis et méprisés, les efforts d’accueillants, l’évolution des mentalités.
Cependant, à Pézenas le 26 septembre 1973 des prêtres, des religieuses et des laïcs, réunis pour mesurer les effets de la pastorale, en constatèrent les limites. Un prêtre parla du peu d’assiduité aux offices : « Nous les accueillons dans nos églises. Ils n’ont qu’à y venir […] Pourquoi dire la messe à des gens qui en Espagne n’y vont pas ? Qui ne sont pas évangélisés ? ».
Parmi les présents, il y avait des prêtres vendangeurs très critiques : « Nous sommes contre des formes paternalistes et folkloriques dans lesquelles nous classons l’accueil tel qu’il est fait et les messes en série des vendanges […] nous sommes pour la libération jusqu’à la disparition de l’émigration qui est une injustice […] on ne peut être vraiment présents aux vendangeurs qu’au ras du sol, en vendangeant, en vivant, en souffrant avec eux. Le reste, messes sentimentales et folkloriques, réunions aux relents paternalistes, ne sert à rien » 19. C’était l’écho de la théologie de la Libération que dans les années 1970, en France comme en Espagne – surtout en Andalousie –, ces prêtres tentaient de vivre.
Elle ne toucha que faiblement l’épiscopat français 20. Mgr Orchampt, évêque auxiliaire de Montpellier, trancha en ces termes : « La tâche de l’Église en France, c’est de leur proposer l’Eucharistie, le reste ne nous regarde pas ». Chargé à Montpellier de la pastorale des jeunes et de l’œcuménisme, Mgr Orchampt constaterait encore dès l’année suivante à Angers la gravité de la crise qui menaçait alors l’unité du clergé 21. Par ailleurs, la gestion de l’aumônerie devenait de plus en plus difficile et l’opinion était partagée. Le rapport pour 1974 de l’Association laïque d’aide aux migrants décrit une sociologie complexe et hétérogène, avec de nouveaux arrivants mais aussi des SDF, des malades, des détenus à leur sortie de prison.
Accueillir « l’autre »
Le dispositif d’accueil des étrangers, très innovant, mis en place par le diocèse, avait été conçu en fonction des composantes traditionnelles de l’immigration latine. Mais l’expansion urbaine (Montpellier passe de 118 864 habitants en 1962 à 197 231 en 1982) et l’aménagement du littoral languedocien (la mission Racine est créée en 1963), supposaient l’importation d’une main-d’œuvre abondante. Ce fut l’objet des accords-franco-marocains de 1963. Fig. 16, 17.
Ainsi se forma la communauté étrangère la plus importante. Suzana Dukic 22 a repris des éléments de la recherche sur les exils marocains faite par Boumad Brahim et Jean-Marie Miossec en 1988 pour le Bulletin de la Société languedocienne de géographie, « Espaces maghrébins en Languedoc-Roussillon » : « Le couloir sud-atlasique marocain du Dadss et du Todrha […] et la vallée du Ziz […] sont dans la zone d’attraction prioritaire de Montpellier ainsi que le Saïs de Meknès, Béziers compte surtout sur l’oriental marocain (Oujda) et le couloir de Taza. » Il y a chez les Marocains, plus dépaysés que les Espagnols, un désir de retrouver un « entre-soi ».
Les pires difficultés, dans tous les domaines, étaient en effet celles des Maghrébins. Ils bénéficiaient des mêmes services sociaux et culturels que tous les autres immigrés, mais subissaient un rejet plus marqué. En 1972, une religieuse en a témoigné : « Ahmed met une annonce dans Midi Libre pour avoir un logement ; six réponses plus favorables les unes que les autres. Il part joyeux et se présente ; les six se récusent. « Pour vous, il n’y a rien ». « C’est loué depuis ce matin ». « C’est 700 francs par mois ». Dès qu’on me voit, c’est fini, dit-il » 23.
À Montpellier, un groupe œcuménique de catholiques et de protestants étudiait les problèmes de l’immigration maghrébine dans la ville et une association de soutien aux travailleurs migrants affiliée à la Fasti 24 recherchait les points de convergence entre Musulmans et Chrétiens. À Béziers, l’aumônerie espagnole avait fait siens les principes de Vatican II : « Les migrations doivent contribuer à réaliser le plan de Dieu sur l’unité de la famille humaine » 25. On accueillait les migrants sans distinction d’origine ou de religion. Quand arrivèrent les vendangeurs de 1974, le foyer-hôtel de l’aumônerie, au 16 rue de la Rotonde, hébergea jusqu’à 22 ethnies…Pourtant le nombre des Espagnols diminuait (moins 10 %). En fait, la mission d’aide sociale se poursuivait aux dépens de la mission apostolique.
Le prosélytisme était par principe exclu. La quête spirituelle n’était pas le premier souci des Musulmans confrontés à de lourds problèmes matériels. L’abbé Gimenez a évoqué leur comportement dans son rapport de novembre 1972 : « En ce qui concerne les Musulmans, la masse est ignare et sans appétit religieux ; une minorité cependant observe le Ramadan, quelques-uns même lisent le Coran et invoquent Allah ». L’opinion catholique se montrait divisée, tant sur les choix de l’aumônerie que sur ceux du Vatican. Les déchirures de la guerre d’Algérie avaient provoqué chez beaucoup rancune et rejet vis-à-vis des Algériens, et par extension de tous les Maghrébins. L’aumônier évoquait aussi « une campagne de xénophobie étalée sur 9 articles d’un journal régional » 26. Il s’agissait du Midi Libre, et elle ne visait pas clairement les Maghrébins. Le niveau de tolérance est toujours lié à l’état de l’économie. Depuis1968, surtout dans les zones industrielles, les problèmes des immigrés se politisaient 27. En septembre 1972 la circulaire Marcellin-Fontanet attisa les conflits : désormais, les cartes de séjour seraient attribuées sous deux conditions : posséder un contrat de travail d’un an au moins et bénéficier de l’attribution d’un logement « décent ». Les expulsions qui commencèrent en octobre 1972 provoquèrent un mouvement national de protestation : des grèves de la faim dans les églises. À Montpellier, il fut initié par des étudiants tunisiens 28. Un petit groupe de 6 Tunisiens et 4 Marocains – des ouvriers du bâtiment –, firent la grève de la faim pendant 13 jours dans la cathédrale St Pierre. Fig. 18.
Le Midi Libre du 29 mars relata l’événement et l’édition du 30 décrivit une « échauffourée entre immigrés africains, jeunes gauchistes et rapatriés ». Les rapatriés diffusèrent un tract : « Halte aux envahisseurs ». L’Action catholique ouvrière de Montpellier apportait son appui aux immigrés. Mais des lettres de fidèles adressées à l’évêché déploraient « la mansuétude des autorités ecclésiastiques » et le journal du Secours catholique, Messages, titra en janvier 1973 « Immigration sauvage ou immigration contrôlée », un éditorial signé par Georges Rocheau, directeur des Migrations du Secours catholique, approuvant le dispositif Fontanet.
L’appareil défensif de l’État s’affermit avec la suspension de l’immigration en 1974 et la loi Bonnet de janvier 1980 contre l’immigration clandestine 29. Car l’immigration n’était plus indispensable à l’activité économique. Jusqu’en 1981, les mesures gouvernementales parfois contradictoires, toujours complexes, exprimaient un désir irréalisable : celui d’en finir avec l’immigration extra-européenne. Fig. 19.
Des saisonniers qui parfois avaient acheté au Maroc pour 800 ou 1 000 Francs un contrat de quelques mois ne voulaient repartir qu’après avoir constitué un pécule suffisant 30. Comme la circulaire Fontanet interdisait la prolongation du séjour, un climat de tension s’était installé ; le parti communiste, la CGT, la CFDT, la FEN manifestaient en faveur des travailleurs étrangers. Le 5 janvier 1975, 8 immigrés entamèrent une nouvelle grève de la faim au centre culturel des Dominicains de Montpellier. Seule, la presse communiste s’en fit l’écho 31. Fig. 20.
Le 8 janvier 1975, le temple protestant de la rue Maguelonne fut investi par environ 300 personnes dont 150 grévistes de la faim étrangers rejoints par 150 prêtres, pasteurs, religieuses, et par des laïcs, dont des étudiants et des universitaires au nom du droit d’asile. Le 11 janvier, à 6h, tous furent expulsés du temple par des CRS et des Gardes mobiles. Le Conseil régional Cévennes-Languedoc-Roussillon de l’Église réformée alerta son Conseil national qui publia un communiqué de protestation contre l’intervention dans le temple. Le pasteur Michel Freychet, le 12 janvier, fit une prédication en ces termes : « Nous avons souvent peur de l’autre parce qu’il est différent, n’a pas la même couleur, le même langage. C’est cette peur qui suscite dans une société l’aversion, le racisme, la tyrannie… » 32. Fig. 21.
Les autorités catholiques ne pouvaient garder le silence. Une Montpelliéraine catholique présente dans le temple écrivit à Mgr Tourel le 13 janvier : pourquoi n’était-il pas intervenu ? C’est seulement le 19 janvier que l’évêque appela à une semaine de prière universelle pour l’unité des chrétiens et déclara faire sienne la prédication du pasteur Freychet. Entre temps, le 14, le Conseil d’État avait partiellement abrogé la circulaire Marcellin-Fontanet.
Les migrants commençaient à avoir accès aux études universitaires. L’Académie de Montpellier leur délivra en 1970-1971 45 bourses d’études 33. En 1973, Montpellier se plaçait en tête, devant l’Île-de-France, avec 17,72 % des bourses pour les étrangers. Les plus nombreuses allaient aux Espagnols (près de 2 000) ; environ 270 avaient été attribuées à des Tunisiens, 240 à des Marocains 34. Certains universitaires soutenaient la cause des immigrés. On compte parmi eux le grand mathématicien Alexandre Grothendiek, fils d’anarchistes juifs réfugiés en France en 1936 35. Le 10 mai 1978, il écrit à Alice Saunié-Seité ministre des Universités : il se dit prêt à cesser toutes directions d’études pour protester contre une ordonnance faisant un délit de l’aide à tout étranger en séjour irrégulier.
En cette période de crise, l’immigration était devenue un facteur de troubles. En 1980, un tract adressé à l’évêque circulait à Montpellier : « Mon cher Monseigneur, il est très facile de faire des sermons ex cathedra mais vous devriez héberger chez vous les immigrés ou vivre en HLM entouré de ces adorables personnes que vous aimez tant. » Vols, viols, drogue étaient souvent imputés aux immigrés 36.
Malgré les tensions qui affectaient les milieux catholiques, l’évêque Louis Boffet, coadjuteur en 1975, évêque en 1976, participa clairement au tournant spirituel des années 1970. Selon l’encyclique Nostra aetate promulguée en 1965 par Paul VI, tous les peuples forment une seule communauté. L’Église catholique, avec les musulmans, s’efforçait à « la compréhension mutuelle », donc au dialogue. Mais les efforts conjugués de l’Église et des partis de gauche (en 1979, le député socialiste Bayou et le député communiste Balmigère correspondent avec l’évêque Boffet à propos du statut des étrangers) eurent peu d’effet.
Malgré la protection de l’évêché, la dernière décennie du vicariat diocésain de Blaise Gimenez fut tourmentée. En avril 1975, à la veille du voyage de Valéry Giscard d’Estaing en Algérie, la porte du foyer-hôtel de l’aumônerie fut détruite par un plasticage. Blaise Gimenez était malade et en butte à l’hostilité d’un prêtre espagnol chargé du foyer de Sète depuis 1969 qui ambitionnait de lui succéder au vicariat diocésain. Ce prêtre, Michel Cistero, critiquait le travail de Gimenez : il fait des immigrés, disait-il, de perpétuels assistés. Blaise Gimenez lors d’une réunion régionale accusa Cistero de pratiquer « la lutte des classes qui est anti-évangélique ». Il critiqua ses liens avec l’ACO 37 et lui dit « Je vous ignore. Vous ne faites pas d’aumônerie. Vous faites une église parallèle. Votre chef est à Paris » 38. Cistero choisit de rentrer en Espagne. Les foyers de Béziers et de Sète continuèrent à accueillir les migrants. Le successeur de Cistero, Pilar Casas, y demeura 13 ans puis laissa la responsabilité à un Tunisien, Omar Chouaikhi. Gimenez, en juillet 1982, se rendit en Espagne dans le diocèse de Ciudad Real qu’il avait quitté à 7 ans avec ses parents afin d’y trouver un successeur. Mgr Boffet écrivit à l’évêque de Ciudad Real en Janvier 1983 : lui aussi souhaitait la venue d’un prêtre mais son projet n’était pas celui de Blaise Gimenez puisqu’il désirait l’installer à Montpellier dans un quartier de migrants après une formation à Paris. Une réponse favorable lui arriva le 7 juin. Le choix s’était porté sur un prêtre de 34 ans, Luis Iñiguez, venu naguère dans l’Hérault pour des vendanges.
Blaise Gimenez mourut en août 1983. Lors de ses obsèques à la cathédrale St Nazaire de Béziers, on entendit un musulman lui rendre hommage au nom de sa communauté car l’aumônerie diocésaine lui avait constamment donné assistance et soutien social 39. Les locaux où vivait Gimenez rue de la Rotonde furent dévolus à une petite communauté de trois religieuses « missionnaires de l’Église ». Puis l’association protestante de la Cimade y installa son siège biterrois.
Conclusion
Le grand quotidien régional Midi Libre ignora en 1973 et 1975 les grèves de la faim des travailleurs immigrés. En 1973, toute son attention allait à la grève des lycéens pour le maintien du sursis militaire. Quant aux partis et syndicats de gauche, ils inscrivaient les droits des immigrés dans leurs catalogues de revendications sans jamais les considérer comme une priorité. L’opinion resta partagée. On mesure donc l’importance relative de l’initiative diocésaine d’accueil aux immigrés. Mgr Boffet qui consacra son message de Noël 1983 aux étrangers accueillis dans l’Hérault souhaita que leur soit accordée l’égalité complète des droits. Le 4 janvier 1984, dans une lettre à son évêque, un ingénieur montpelliérain, A. L., qui se disait « catholique très pratiquant » exprime son désaccord : « Les migrants se conduisant en marginaux, en violeurs, en assassins […] pour eux, pas de droit de vote, ce serait scandaleux. La mansuétude et la charité que l’on doit avoir pour son prochain ne doivent pas dégénérer en faiblesse coupable » 40. L’évêque le renvoya à l’Évangile ainsi qu’au discours de Jean-Paul II prononcé à Vienne le 13 septembre 1983 : « Je m’adresse d’abord à vous, chers travailleurs immigrés ». Un message qui allait bien au-delà d’une intention humaniste. Il allait jusqu’à la négation de la notion d’« étranger » puisque tout immigré devait être accueilli en tant que membre de la famille humaine. C’est la révision d’un imaginaire ancestral qui avait toujours défini l’immigré par ses différences.
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NOTES
1. CRDP Montpellier, Les étrangers en Languedoc-Roussillon, Données statistiques, 1945-1975.
2. COSTES, 1988.
3. CHOLVY, 1968.
4. Gimenez, « L’accueil aux immigrés », 1961, cité par CHOLVY, 1984.
5. DAUZET, LE MOIGNE, 2010.
6. Jocistes : membres de la JOC, jeunesse ouvrière chrétienne, une des branches de l’action catholique spécialisée, à côté de la JAC agricole ou de la JEC étudiante.
7. CHOLVY, 1984.
8. GRANIER, 1995.
9. Notre foyer.
10. CHOLVY, 2015.
11. A.D.H. 59J. Fonds de l’enquête diocésaine de Montpellier de 1962 sur la pratique religieuse.
12. Aumônerie espagnole. Rapport pour la visite « ad limina », 01/11/1972, Arc. Dioc.
13. GENTIL-LAURANS, 1995.
14. Mgr Tourel, « La liturgie dans notre vie chrétienne », lettre pastorale, La Semaine religieuse du Diocèse de Montpellier, n°7, 14 février 1959, 92 p.
15. BOUSQUET, 2011.
16. Un terme qui signifie : voleur, bandit. Le raseteur dépouille le taureau de ses trophées portés entre les cornes. Notons qu’à la fin du siècle beaucoup de raseteurs furent de jeunes Maghrébins.
17. Rocio signifie rosée. C’était une référence à cette eau dont les paysans avaient tant besoin.
18. CHOLVY, 2016.
19. Arch. Dioc., Aumônerie diocésaine des migr. 1973.
20. LE MOIGNE, SORREL, 2013.
21. PELLETIER, 2002.
22. DUKIC, 2014.
23. Arch.dioc. Revue Le Tiers-Monde chez nous.
24. Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés.
25. Pastoralis migratorum cura, septembre 1969.
26. Le Midi Libre a publié quotidiennement du 5 au 12 novembre 1972 des articles consacrés à la hausse de criminalité, imputée aux étrangers.
27. PITTI, 2001.
28. ZANCARINI-FOURNEL, 2002.
29. VIET, 1998.
30. Midi-libre 8 janvier 1975.
31. Marseillaise du Languedoc, 7 janvier 1975.
32. Archives diocésaines, 5F3, Le diocèse de Montpellier et les migrants.
33. WISNIEWSKI, 1971.
34. WISNIEWSKI, 1971.
35. CHAUBIN, 2015.
36. 5F3 Migrants, archives diocésaines.
37. Action Catholique Ouvrière.
38. Archives diocésaines. Réunion des prêtres et des religieuses à Montpellier sur la question des migrants, 26 janvier 1982.
39. Témoignage du Dr Raynaud, médecin de Gimenez.
40. 5F3, Arch. Dioc. Dossier Migrants.