Lac du Salagou, lac de Naussac :
Mémoires des dernières vallées englouties d’Occitanie.
Comparaisons au XXe siècle en France et à travers le monde.

Compte-rendu de la conférence d’Armelle FAURE *

* Anthropologue, docteur EHESS. Auteur de
« 100 témoignages oraux des cinq grands barrages de la Dordogne »,
EDF, Archives du Cantal et Archives de la Corrèze, 2016.

[ Texte intégral ]

La première partie de cette approche comparative présente les cas les plus connus à travers le monde de la construction de « grands barrages » afin de mieux identifier les caractéristiques des politiques publiques mises en œuvre. Les déplacements de population, engendrés par la réalisation de ces grands travaux, et leur réinstallation dans d’autres espaces de vie constituent l’objet de l’étude proposée.

Le continent Africain

En Afrique, le grand barrage d’Assouan demeure le cas le plus remarquable pour le sauvetage du patrimoine culturel matériel. Les nations ont répondu à l’appel de l’UNESCO pour sauver de l’engloutissement Abou Simbel et Philae, ainsi que vingt-cinq autres temples nubiens. La province nubienne en Égypte et au Soudan est engloutie sous les hautes eaux du lac Nasser, sur plus de 500 kilomètres de longueur. Des travaux gigantesques ont été réalisés : découpage des temples et leur réinstallation sur le plateau à 60 mètres du site primitif, creusement de la montagne, construction d’une falaise artificielle, reconstruction des façades et des chambres…Vingt cinq temples ont été sauvés, mais il en reste encore plus d’une cinquantaine sous le niveau du lac ! Ce travail colossal a été précédé par une campagne archéologique sans équivalence à ce jour. Il a été rendu possible grâce à une coopération internationale, scientifique et technique de grande ampleur.

Le sauvetage du patrimoine archéologique de la Nubie est une prouesse extraordinaire. Cependant, il n’y a pas eu de conservation, pour les peuples déplacés, d’une continuité rituelle, voire d’un attachement symbolique, en osmose avec les monuments transférés. La réinstallation de ces temples n’a donc pas atténué le choc engendré par la destruction de leur patrimoine culturel « immatériel », ce bien étant le plus important à leurs yeux. Ce sont les liens sociaux et la vie autour de leur production traditionnelle dans les palmeraies qui ont perdu le sens du vivre ensemble.

Les temples d'Abou Simbel
Fig. 1 - Les temples d'Abou Simbel
Répartition des indigènes en Amazonie. © ARTE Mikäel CUCHARD
Fig. 2 - Répartition des indigènes en Amazonie.
© ARTE Mikäel CUCHARD

Une grande partie des habitants de la Nubie se sont trouvés déracinés, contraints à l’exode par la montée des eaux et la submersion de leurs villages. Plus de 90 000 personnes ont été déplacées dans de nouveaux villages, exilées dans un habitat dépourvu de vie sociale. La lecture des rapports d’études « ex-post »,permet de savoir ce que ces populations déplacées regrettent le plus : la culture collective des palmiers avec un système d’irrigation complexe autour des « norias » 1. Ils regrettent les fêtes du partage annuel de la récolte des palmeraies, dont la répartition reflétait une connaissance minutieuse, et quasi notariale, de la vie sociale autour de l’eau et du rôle de chaque famille dans l’entretien des palmiers-dattiers. Tout ce mode de vie a été détruit par l’aménagement d’espaces irrigués modernes, où le salariat domine. En outre, on relève toutes les conséquences environnementales majeures causées par ce grand barrage, parmi lesquels la perte de la fertilité des sols due aux crues du Nil. Cette carence est aujourd’hui compensée par un usage accru d’engrais…

L’Amérique du sud

Le deuxième cas de cette présentation internationale se porte en Amazonie brésilienne, avec le barrage très controversé de Belo Monte sur le fleuve Xingu. Il succède, parmi les « ouvrages géants » d’Amérique du sud, appelés aussi des « méga-barrages », au barrage d’Itaipu situé à la frontière du Brésil et du Paraguay. Belo Monte est le plus important ouvrage de la dizaine de barrages prévus le long du fleuve Xingu, dont l’objectif est de favoriser l’exploitation minière en fournissant l’énergie électrique nécessaire.

Belo Monte enrichit le thème du « patrimoine culturel immatériel », ce bien commun irremplaçable, car il aborde la thématique des peuples autochtones et indigènes 2. Ce thème est important aussi en Asie du sud-est, où les réservoirs sont souvent construits dans les montagnes peuplées de minorités ethniques. Les peuples amérindiens Kayapo, Jaruna et d’autres, avec à leur tête le fameux chef Raoni, ont combattu ce barrage pendant des décennies. Ainsi, étudier les barrages conduit à observer et comprendre la résistance des peuples déplacés par l’engloutissement de leurs territoires. Face à la mobilisation des populations, les États, dans la majorité des cas, répondent par une répression souvent violente.

Les peuples indigènes vivent des ressources primaires, issues des rivières et de la forêt. La pêche, la chasse, les produits forestiers et les jardins composent leurs ressources vivrières principales. Il leur est impossible de s’adapter rapidement à un autre mode de vie et à son environnement économique. Du point de vue des politiques publiques, le droit international 3 inclut la reconnaissance de leurs usages coutumiers sur les territoires de chasse et de pêche, ainsi que l’accès à leurs sites sacrés. Il en est de même de leur propriété intellectuelle sur leurs arts et sur leurs biens culturels et matériels 4.Ces droits garantissent un partage équitable des bénéfices issus des ressources de leurs territoires, qu’elles soient minières, forestières, de savoirs locaux, de pratiques pharmacologiques ou artistiques. Le déplacement des populations autochtones réclame donc une ingénierie anthropologique fine dont le but est de les faire revivre économiquement et socialement après la perte de leur environnement biologique. Cette intervention peut contraindre les politiques publiques à différer la construction des barrages, lorsque la vulnérabilité des peuples indigènes est reconnue, sans que le projet puisse proposer de solution alternative viable.

Quelques chiffres pour le barrage de Belo Monte : la digue est terminée depuis 2010, une partie des 18 turbines produit de l’électricité depuis 2016. Avec une puissance de 11 Gigawatts, cette centrale est la 4e au monde au moment de sa conception. On estime le coût de l’aménagement à 11 milliards de $. Le chantier a mobilisé 20 000 ouvriers. Les effets environnementaux négatifs sont importants, et viennent aggraver la rupture de continuité biologique due au sectionnement du fleuve en tronçons. En outre, comme dans tous les lacs artificiels, les arbres pourrissent et dégagent du méthane, un gaz à effet de serre qui contribue au réchauffement climatique.

La Chine

Le troisième cas développé dans cette présentation internationale est celui du barrage des « Trois Gorges » sur le YangTsé en Chine. Cet aménagement est gigantesque dans ses différentes dimensions, puisqu’il compte 34 turbines hydroélectriques pour 18.200 Mégawatts de puissance installée (en comparaison, le barrage de Tignes, en France, a 400 MW de puissance installée avec 4 turbines, pour une hauteur de chute comparable, et une digue 400 mètres). La digue du barrage des « Trois Gorges » s’étend sur 2.330 m. Un escalier de 17 écluses et un ascenseur à bateaux permettent de naviguer sur les 660 kilomètres du lac. Un aménagement du transport par bateaux est prévu, à terme, entre Shanghai et Chongqing sur 2.400kilomètres !

Au plan humain, le gigantisme est atteint par le nombre de personnes déplacées, soit entre 1,2 et deux millions d’habitants. Il s’agit du plus vaste déplacement d’Hommes programmé par un État dans l’histoire mondiale. Gigantesques également sont les villes d’accueil, comme Chongqing (34 millions d’habitants) et Wuhan (22 millions), toutes deux construites sur le Yang Tsé. Le gigantisme se retrouve aussi dans le nombre de rapports socio-économiques et environnementaux produits par les chercheurs de tous les pays du monde. La sociologue et sinologue française Florence Padovani décrit la complexité des situations rencontrées par les familles déplacées et réinstallées, en fonction du lieu d’accueil géographique et de la situation des personnes à l’intérieur des familles, par âge et par genre, ainsi qu’en relation avec leurs métiers initiaux. Pr. Florence Padovani montre que, arriver à côté de Shanghai lorsqu’on a été déplacées dans l’île de Chongming sur l’estuaire du Yang Tsé permet, pour les jeunes générations, une bonne adaptation internationale, car elles démarreront tout de suite dans les meilleures écoles du pays. Au contraire, arriver dans une cité reculée de la Mongolie intérieure pose d’immenses difficultés d’intégration et d’adaptation aux réinstallés. Le cas des Trois Gorges est emblématique, car il permet de développer la plupart des thèmes socio-économiques liés à un déplacement de population :

Le fleuve Yantsé traverse la Chine d’Est en Ouest
Fig. 3 - Le fleuve Yantsé traverse la Chine d’Est en Ouest [Crédit : http://www.chine-informations.com/]
  1. Attractivité économique de la zone du chantier,
  2. Explosion du nombre de nouveaux métiers,
  3. Transformation rapide et drastique des paysages et des économies,
  4. Disparition du monde rural au profit d’immenses cités ouvrières et de gigantesques zones de service,
  5. Développement du tourisme, marginalisation et atomisation de certaines populations, etc.

Cet exemple montre aussi un grand nombre d’erreurs à éviter dans l’organisation sociale et culturelle de la zone de départ comme dans la programmation de la zone d’arrivée pour les déplacés. Beaucoup de ces thèmes sont illustrés dans ses films par le cinéaste primé Jia Zhang Ke 5.

La Chine organise à nouveau un immense déplacement de populations avec le programme hydraulique monumental de transfert des eaux du sud vers le nord. Le « Grand Canal », appelé également « Projet de déviation des eaux du Sud au Nord », est une infrastructure ambitieuse et coûteuse, dans l’esprit des « Nouvelles Routes de la Soie » en cours d’élaboration pour relier différentes zones commerciales du monde à la Chine. La planification à grande échelle est déjà mise en œuvre en matière de transport, par l’autoroute Beijing-Shenzen, et l’auteure de cette conférence a travaillé sur une portion des lots de construction, pour la Banque Mondiale, avec les populations déplacées dans les provinces du Henan et du Hebei.

Un savoir anthropologique fondamental

Ces trois exemples pris à travers le monde, par leur gigantisme, montrent que la question sociale des déplacements causés par les « grands barrages » est importante et complexe. Les effets de ces déplacements et des programmes de réinstallations ne sont pas toujours des succès, malgré la teneur des politiques publiques et des cahiers des charges. Dans les grands principes de ces politiques internationales 6, les populations déplacées et réinstallées doivent, au minimum, se retrouver dans une situation économique et sociale équivalente à celle qu’elles avaient avant le déplacement. L’objectif social, qui n’est pas toujours atteint, est d’obtenir une amélioration de leur situation. Si l’objectif de l’infrastructure mise en place (réservoir, hydroélectricité, irrigation, autoroute, port, aéroport, etc.) est bien d’améliorer la qualité de vie à l’échelle nationale, il ne faut pas oublier l’échelon local, qui se trouve souvent dans une zone rurale éloignée des centres de décisions…

On remarque, après cette brève présentation internationale, que la dimension humaine est très importante pour les populations déplacées.

En France

Au cours du XXe siècle, la France a dû entreprendre de grands travaux d’aménagement dans les vallées, avec l’objectif de fournir de l’hydroélectricité à l’échelle nationale, pour l’irrigation, pour les réservoirs d’eau potable, pour l’énergie des usines, ou encore pour améliorer le transport par chemins de fer (ex : barrages de la SHEM sur la Dordogne et dans les Pyrénées). Pour cela, elle a aménagé une quarantaine de vallées et détruit de nombreux villages habités, des hameaux, des fermes, ainsi que quelques chefs-lieux de communes. Comment les opérations de déplacement des populations de ces vallées se sont-elles déroulées en France ? Cette conférence insiste sur les cas bien connus de Tignes et de Serre-Ponçon, en ajoutant celui moins connu de Bort-les-Orgues, ainsi que les quatre autres grands barrages de la Haute-Dordogne.

« Tignes » est un géant, il est le plus haut barrage de France avec ses 180 mètres de hauteur. Comme pour Bort-les-Orgues, les expropriations et la construction de ce barrage ont démarré après la guerre. Les habitants de Tignes se sont défendus contre les expropriations. Les responsables en charge des acquisitions foncières n’ont pas installé de relations de confiance, ni mis en place une communication claire, ni d’institutions de recours. On ne peut pas parler de « bonne gouvernance ». En conséquence, tout a été mal vécu et a laissé place à de la rancœur, par manque de transparence :

  1. Les acquisitions foncières dites « à l’amiable »,
  2. Le transfert des archives,
  3. La destruction de l’église et des maisons,
  4. Le transfert des tombes du cimetière, et
  5. Le départ des habitants…

Tout a été fait en catastrophe ! Il n’y a pas eu de village d’accueil construit, seulement l’aménagement tardif du quartier des Boisses. Les sabotages en 1946 et 1947 ont montré une forme directe de combat de la part des habitants, y compris par le poète José Reymond dont on recommande les deux livres : « Tignes, mon village englouti » et « Tignes, je me souviens ». Il a fallu envoyer un bataillon de gendarmerie pour protéger le transfert des défunts enterrés dans le cimetière, et pour opérer le déplacement des archives municipales. La dispersion des 450 habitants s’est faite dans la douleur. Elle a provoqué la colère et le désarroi. Ce qui est encore ressenti par les générations descendantes. Tignes, comme tous les autres barrages, montre que l’on ne peut pas étudier les déplacements des populations sans aborder le thème crucial des formes de résistance et de leur organisation locale, ainsi que la répression mise en œuvre par les pouvoirs en place. L’exemple de Tignes, dispersé et submergé en 1952, a servi d’expérience aux habitants des autres vallées en cours d’aménagement. Mais l’échec de leur combat pour obtenir de meilleures conditions « d’exil » a été vécu durement par les expropriés des autres barrages situés en France. Il faut constater que de nombreuses vallées ont été vidées de leurs habitants et submergées en même temps, provoquant un exil sans assistance, ou très peu assisté, de milliers de personnes à travers le pays.

On peut citer le barrage de Bort-les-Orgues avec un nombre d’exilés aussi important que celui de Tignes (environ 500 personnes ont quitté la vallée entre 1946 et 1952). L’exemple est identique pour des déplacements d’importance plus locale, tels les barrages « à peu près contemporains » de Vassivière, Couesque, le Chastang, Enchanet, Grangent, Castillon et Génissiat, puis celui de Grandval.

Une difficile transplantation

Pour les barrages français, la plupart des familles qui ont subi l’acquisition foncière « à l’amiable » et sont parties, comme elles le disent « par la force des choses », ont été accueillies par les réseaux familiaux. Mais certaines familles d’essence locale n’avaient personne hors de leur terroir. L’un des témoins de mon étude (voir note 1), explique que, à cause de leur déni familial, leur famille était restée jusqu’au dernier moment sur place. Elle a dû partir à la recherche d’une ferme très loin de l’Auvergne. L’accueil pour des fermes potentiellement à vendre se faisait à des centaines de kilomètres de là, dans l’Allier, le Cher ou la Haute-Loire. Les déplacés étaient reçus sur le pas de la porte, les fermiers leur disant : « Nous savons que vous êtes les expropriés du barrage. Nous voulons bien vendre notre ferme, mais nous ne partirons pas. Nous continuerons à l’exploiter ». Cette simple phrase résume les difficultés de ces éleveurs lancés dans des régions où ils ne connaissaient personne, où ils devenaient brutalement des étrangers, eux qui vivaient sur leur terroir auvergnat ou corrézien depuis parfois plus de sept générations. Jamais ni leurs parents ni eux-mêmes n’avaient pensé qu’un jour il faudrait quitter ce terroir dans lequel ils investissaient, génération après génération. Toutes leurs stratégies économiques, matrimoniales, et tous leurs savoirs agricoles pour améliorer et augmenter la surface des terres léguées par les parents s’écroulaient. L’un des 100 témoins a pleuré en parlant d’un autre exproprié « dont la terre était plate comme un jardin », à cause de décennies, et peut-être de siècles, de travail pour obtenir les meilleurs rendements. Cet investissement sur le terroir avait autant pour objectif les résultats comptables que d’obtenir l’admiration et le respect de tous, c’était leur fierté paysanne. « Le barrage de Bort-les-Orgues n’a jamais été inauguré », disent la plupart des témoins interrogés pour souligner leur rejet de ces mauvais souvenirs. Par comparaison, le barrage-voûte de Saint-Etienne Cantalès, un autre « barrage Coyne » du nom du fameux ingénieur français, alors qu’il était construit dans une autre vallée auvergnate toute proche, sur un affluent de la même Dordogne, a été inauguré par le général de Gaulle avec son invité le roi du Maroc. Peu de fermes avaient été submergées.

Les Auvergnats autour de Riom-ès-Montagne et les Corréziens n’ont pas pu se remettre économiquement de la perte du chemin de fer, avec la suppression du passage du « Parisien ». Ce train de Béziers-Toulouse à Paris « montait » pendant la nuit tous les produits laitiers, les bœufs des marchés à bestiaux et les coupes de bois, extraits de ces villages ruraux très productifs. Le marché parisien était ouvert, les filières bien organisées, il assurait la prospérité de tout l’arrière-pays. Un lien social et économique intense sur la vie locale s’est instauré pendant 70 ans grâce à ce chemin de fer, avec ses nombreuses petites gares et l’animation festive de ses auberges de fond de vallées. Les gares de Mialet, Port-Dieu et Singles, à une vingtaine de kilomètres d’écart les unes des autres, permettaient une activité intense avec les industries alors nombreuses de Bort-les-Orgues (tanneries, abattoirs, etc.). Il s’agissait aussi de livrer le poisson, les fruits et légumes primeurs du fond de la vallée jusqu’aux restaurateurs de la Bourboule, ou dans les hôtels des cures thermales du Puy-de-Dôme. On peine aujourd’hui à imaginer ce que fut, il y a soixante-dix ans, l’intensité de la vie locale de la Haute-Dordogne. Certes, les barrages ne sont pas la cause de l’inactivité et de la déprise rurale actuelle, mais les barrages ont provoqué en quelques années, non seulement le silence de la rivière « harnachée », mais aussi le silence des activités économiques.

Une ouverture économique... de circonstance

Les barrages peuvent toutefois agir localement comme des accélérateurs de l’économie locale, partout, sur tous les continents. Par exemple, la construction d’un grand barrage réclame des centaines d’ouvriers (c’était surtout vrai à l‘époque d’après-guerre, mais aujourd’hui la technologie fait appel à moins de main-d’œuvre). Il y avait près de deux mille ouvriers sur le grand chantier de Bort-les-Orgues. Cette activité intense du chantier a créé des commerces locaux, des cantines, des logements, des cités. D’autres métiers les ont accompagnés : abattage des arbres, leur transport, leur transformation, etc. De nouveaux métiers se développent et permettent aux populations locales de moderniser ou d’échanger leur savoir-faire. Puis, brutalement, à la fin du chantier, se produit ce que les ingénieurs appellent « l’effet falaise ». Il n’y a pratiquement plus d’emplois, car le fonctionnement et la maintenance hydro-électrique réclament peu de monde, quelques dizaines de personnes suffisent à l’intérieur d’un barrage, surtout aujourd’hui lorsque tout est piloté à distance. Bort-les-Orgues vit en partie dans la nostalgie du grand chantier.

Des familles ont su, en revanche, abandonner le monde rural et profiter des formidables opportunités d’emplois qu’ont offert les barrages et leurs constructions pendant 30 ans en France. Encore fallait-il que la famille accepte qu’un garçon abandonne le milieu paysan pour aller dans l’industrie. Ceux qui l’ont fait ont pu bénéficier d’une belle carrière, puis d’une bonne retraite. Parmi les « 100 témoins… », certains sont fiers d’avoir pu s’émanciper de familles nombreuses et très pauvres du fond des gorges de la Dordogne. Ils ont pu mener une carrière à Électricité de France, grâce aux formations internes et aux conseils avisés de leurs directeurs. Ainsi, ils ont échappé à la pauvreté qui les menaçait s’ils étaient restés sur place dans les hameaux démunis des gorges.

Ce que j’ai appelé « accélérateur des dynamiques économiques locales » induit par les barrages était sensible également à l’intérieur des foyers, lorsque le chef de famille exerçait un métier dont l’activité allait progressivement diminuer et disparaître. Prenons pour exemple Port-Dieu, le chef-lieu de la commune très dynamique où vivaient trois cents personnes avant la seconde guerre mondiale. Ce chef-lieu de commune a été détruit et submergé en 1951, en amont du lac de Bort-les-Orgues. Ce village est connu pour la joie de vivre de ses habitants et pour leur ouverture d’esprit. Au moment de sa destruction, les chefs de famille exerçaient des métiers qui allaient disparaître ou se transformer drastiquement (meuniers, forgerons, maréchaux-ferrants, charrons, sabotiers, garde-barrières pour le chemin de fer…). C’était la fin de la guerre, la fin d’une longue période de privation, et on n’anticipait pas les changements inéluctables dans la dynamique des métiers et leur modernisation. Il faut bien souligner que la disparition de ces activités, leur obsolescence, a été progressive dans les villages aux alentours qui n’ont pas été submergés. Un chef de famille du même âge, qui n’habitait pas le village submergé de Port-Dieu, pouvait finir ses jours tranquillement en diminuant progressivement son activité. Mais un chef de famille exproprié, forcé à l’exil, perdait à la fois brutalement son réseau social et l’exercice de ce métier voué à l’extinction. Il ne pouvait pas refaire sa clientèle ailleurs, où on ne le connaissait pas. Il y avait 17 cafetiers à Port-Dieu ! À la destruction de Port-Dieu, on se retrouvait du jour au lendemain sans activité, ni ressources, ni proches voisins. Voilà pourquoi les « gens de la vallée » ont fait part de leur « détresse »en quittant le bord de la Dordogne. Ils ont exprimé leur profonde nostalgie et le grand sentiment d’injustice vécu par leurs familles brutalement « arrachées » à la fois au terroir, au réseau social et à leurs activités 7.

Un barrage emblématique

Le barrage de Serre-Ponçon dans les Alpes du Sud est bien différent parce que cet immense aménagement a une vocation multiple. Les économistes pourront trouver un ratio positif dans le tableau « coût-bénéfices » des impacts sociaux, soixante ans après sa construction. Le lac de Serre-Ponçon est la plus grande retenue d’eau d’Europe (volume d’eau stocké :1,27 milliard de m3, surface du lac : 28 km², soit 2.800 hectares) et il irrigue plus de 100.000 hectares de terres agricoles et de plantations fruitières en aval. C’est un long barrage en terre et enrochement de 630 mètres de longueur en crête. La centrale hydroélectrique est l’une des plus puissantes de France à l’époque (350 MW), elle a été mise en service en 1960. Immédiatement, sans attendre la destruction du village de Savines, un viaduc ou pont de 900 mètres de long a été construit pour maintenir le trafic intense de cette région de passage vers l’Italie. Serre-Ponçon a provoqué le plus important déplacement de population en France, 1 500 personnes ont quitté la vallée et leur foyer. La plupart des déplacés ont rejoint leurs familles plus au sud, car l’économie locale était en lien permanent avec les villes et villages de Provence où sont écoulés les produits issus de l’agriculture locale. Ces réseaux commerciaux et sociaux anciens s’appuient sur des alliances matrimoniales qui ont permis aux déplacés d’arriver en Provence sans être des « exilés », car ils étaient déjà liés socialement au milieu. Comparativement à Tignes et aux exilés de Bort-les-Orgues, les souvenirs familiaux peuvent conserver celui d’un arrachement au terroir, mais ils ne sont pas entachés des douloureux sentiments d’un exil. Les finances municipales enrichies par les taxes de l’hydroélectricité, ainsi que les activités nautiques et touristiques, ont rapidement créé des emplois pour ceux du nouveau village de Savines-le-Lac, et dans la ville d’Embrun. Aujourd’hui le tour du lac est très bien aménagé. Le plan fixe d’Embrun, isolé par un mini-barrage, conserve un lac permanent pour les jeux nautiques.

Pour le barrage de Serre-Ponçon, la douleur est encore ressentie par les habitants du monde rural d’Ubaye, pour la perte de leur vallée, isolée par la neige une partie de l’année. Au remplissage du lac, en 1961, 9 kilomètres de la vallée d’Ubaye sont engloutis et le village d’Ubaye est complètement rasé. Son cimetière a été reconstruit en hauteur, avec une petite chapelle où se rassemblent toujours une fois l’an, pour un grand pique-nique, les anciens habitants et leurs descendants, soit environ 200 personnes.

Naussac et le Salagou

La troisième et dernière partie de cette conférence vient à l’échelle de l’Occitanie, pour aborder les vallées englouties de Naussac et du Salagou.

Le barrage de Naussac

Naussac était un chef-lieu de commune de la Lozère, situé à l’extrémité de l’actuelle région d’Occitanie, à proximité des départements de la Haute-Loire, de l’Ardèche et du Cantal. La ville voisine est Langogne. Naussac est le dernier village détruit et englouti de France. Le lac, de dimension modeste avec 8 kilomètres de long et moins de 1 000 ha, a été construit pour fournir de l’eau à l’étiage et refroidir les centrales nucléaires de la Loire. D’autres barrages, prévus dans le même objectif, n’ont pas été construits : les projets de Chambonchard, Serre de la Fare, Veurdre et Naussac 2 ont été abandonnés. L’opposition à ce barrage a été importante. Elle s’est concentrée sur les années 1976 et 1977, avec l’appui des ruraux bien organisés du Larzac voisin, porteurs du slogan « Volem viure al pais ». À peu près 150 personnes ont été déplacées, c’étaient en grande majorité des résidents permanents. On aurait pu espérer que les nombreuses expériences de vallées déjà englouties en France, depuis la Loi sur l’eau de 1919, que ce dernier village englouti engendrerait un déplacement de population bien organisé, mais il n’en a rien été. La Société chargée des acquisitions foncières, du déplacement et de l’aménagement laisse de piètres souvenirs. Juste avant la submersion, le déplacement des sépultures en septembre 1980 demeure un « horrible souvenir », tout autant que les bombes lacrymogènes des CRS. Du 25 au 27 octobre1980, les bulldozers ont détruit les maisons sous la protection de 6 cars de gardes-mobiles. Un nouveau village a été construit, un lotissement où ont été importées des pièces bâties « patrimoniales » importantes (une tour, le clocher de l’église, des grosses pierres taillées extraites des maisons détruites). Elles ont été utilisées sans harmonie architecturale. Les anciens villageois déplorent que le cahier des charges initial n’ait pas été suivi. De ce fait, le village n’a pas d’esprit, il demeure silencieux et sans vie, oubliant l’animation d’antan. Aspect positif, le nautisme se pratique toute l’année sur le petit lac, qui est isolé du lac principal par un petit barrage.

Affiche du Comité de défense de la Vallée de Naussac
Fig. 4 - Affiche du Comité de défense
de la Vallée de Naussac

Ce barrage interroge les habitants, car le bassin versant de ce lac est insuffisant pour le remplir, ce qui contraint à un système de pompage et turbinage coûteux vers et depuis l’Allier. Il semble qu’il ait aujourd’hui une vocation touristique qui satisfait les hôteliers et les campings au cours des deux mois ou trois mois d’été. Des représentations locales, il ressort que ce barrage a été coûteux socialement (par le déplacement forcé de plus d’une centaine de personnes),qu’il est coûteux économiquement par son mode de fonctionnement, et peu bénéfique pour l’environnement, sauf si l’on retient l’intérêt d’un réservoir d’eau dans le contexte du changement climatique global.

La barrage du Salagou

En Occitanie, d’autres lacs artificiels ont englouti des hameaux et des villages, et cette conférence est donnée à Octon, dans la vallée du Salagou où un barrage a été construit 10 ans avant celui de Naussac. Le Salagou est le dernier exemple de ma conférence, en hommage aux 50 ans du lac qui sont commémorés en cette année 2019. 50 habitants ont été déplacés pour céder la place au lac. Partout dans le monde, les terres des bords de rivière bénéficient des transferts sédimentaires transportés par les crues avant les barrages, et partout les terres de bas-fonds sont naturellement plus riches et mieux protégées que les terres plus hautes sur lesquelles on déplace les habitants, faute de pouvoir retrouver des terres basses disponibles. Au Salagou comme ailleurs, ce sont les meilleures vignes qui ont été submergées sur les communes de Liausson et d’Octon, ainsi que les terres les plus fertiles de Salasc et Mérifons. On peut s’interroger sur les objectifs de ce barrage. C’est un barrage en enrochements de basalte, avec masque d’étanchéité amont, en béton bitumeux d’une hauteur de 60 m. sur fondations et d’une crête de 350 m. C’est assez imposant, compte tenu de sa fonction utilitaire, que l’on peine à justifier, pour un lac de 100 millions de m3 d’eau et d’une surface de 700 hectares. Jusqu’à aujourd’hui, 50 ans après sa construction, le barrage sert peu à l’irrigation, et peu pour la production d’électricité, malgré la présence d’une microcentrale. Ce réservoir d’eau écrête les crues connues dans la micro-région. Le projet, construit par la Compagnie d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc, est attribué à Philippe Lamour « le père de la politique française d’aménagement du territoire ». Néanmoins il ne sert pas à l’irrigation, et les béals, ces petits canaux d’irrigation locaux, continuent à sillonner le Salagou et les villages comme avant. Toutefois, à cause du changement climatique, qui force à prévoir des périodes d’assèchement, les riverains des lacs artificiels, bâtis hier sans justification apparente, pourraient se réjouir de les avoir sur leurs territoires comme réserve d’eau. Pour le Salagou, comparativement, on ne connaît pas en France de cas similaires à la résilience de la commune de Celles. Pendant ma co-résidence d’anthropologue avec des artistes à la Maison du Banquet de Lagrasse, en 2018-2019 en Occitanie, nous avons planché sur le thème « En ruines ». Parmi les résultats de ma recherche, j’ai pu observer que les autorités n’aiment pas les ruines. Ce qui est vrai en France, en Occitanie, est vrai aussi ailleurs dans le monde. Les ruines dérangent les pouvoirs publics, qui préfèrent les raser pour des raisons de sécurité, et aussi pour effacer les traces de souvenirs qu’elles peuvent représenter lorsque les populations ont été déplacées sous la contrainte. Ce destin tragique a été imposé à un hameau du Salagou, Pradines resté en ruines après la construction du barrage. Le droit de raser les ruines a été donné en 1986 pour le tournage du film « Zone Rouge ».

Celles

La commune de Celles n’a pas été rasée. Les ruines de ses hauts murs et de ses anciennes bergeries voûtées ont été « mises en cage » derrière une protection grillagée. La commune a fini par récupérer son « foncier » par un transfert du Département après 41 ans de lutte. La deuxième génération, issue des 50 personnes déplacées, veut sortir des ruines et reconstruire le village, à partir d’un cahier des charges précis. Le Salagou n’est qu’à une heure trente de Montpellier et aurait pu devenir un lieu superbe pour des résidences secondaires, avec les ruffes rouges, la beauté des collines se reflétant dans le lac, et pour les activités nautiques. Ce n’est pas ce que veulent les responsables de la commune, ils/elles entendent reconstruire en respectant l’esprit du lieu, pour qu’il soit habité et animé toute l’année, en conservant la mémoire des paysans forcés de partir. Celles n’est pas le seul village de France a avoir été abandonné par la force du changement et il n’est pas le seul aujourd’hui à vouloir « sortir des ruines ». D’autres villages de montagne ont connu le même sort, le plus souvent parce que leur accès était devenu de plus en plus délicat en hiver, et ces villages revivent seulement l’été, avec l’envie – peut-être utopique – de revivre, à l’avenir, pendant toute l’année. On peut citer Héas dans le pays Toy des Hautes-Pyrénées, Chaudun dans les Hautes-Alpes, Clédat sur le Plateau des Millevaches en Corrèze, Le Poil, dans les Alpes de Haute-Provence, et Occi en Corse proche de Calvi. D’autres encore essayent d’insuffler une nouvelle vie à d’anciens villages des Cévennes, mais Celles est le village français le plus avancé dans sa démarche de requalification planifiée pour « sortir des ruines » et pour réellement revivre, comme l’a montré le succès des trois jours d’accueil autour des premiers nouveaux habitants les 20-22 et 23 septembre 2019, pour les 50 ans du départ des premiers habitants. Je veux terminer cette conférence sur une note positive, sur le renouveau de Celles, sur la volonté de résister et de renaitre dans une nouvelle vie locale. Les 50 ans du lac du Salagou en 2019 sont une grande fête, et un grand espoir pour tous ceux qui étudient les questions sociales autour des déplacements forcés liés aux grands barrages, à travers le monde et en France.

Celles. © A. Faure 2019
Fig. 5 - Celles. © A. Faure 2019

Conclusion

La dimension humaine est une part importante de la construction des grands barrages. Les réservoirs et les vallées englouties ont une histoire humaine, ici comme à travers le monde. N’oublions pas les familles déplacées, leurs peines, leurs colères et leurs résistances. La conférence a été suivie d’une présentation des photos prises dans la vallée du Salagou par Antoine Picard, photographe de la Drôme. Un pot amical a clôturé cette rencontre.

NOTES

1. Appareils destinés à élever l’eau des puits.

2. https://www.arte.tv/fr/articles/bresil-le-nouveau-souffle-des-luttes-indigenes-pour-lamazonie.

3. Les droits de ces peuples sont reconnus internationalement (Convention ILO 169 de l’OIT de 1969 etc.), même si toutes les nations n’ont pas ratifié les traités.

4. Protocole de Nagoya sur la diversité biologique, signé par 193 pays en 2010.

5. Jia Zhang Ke : Still Life, A Touch of Sin, Les Eternels (Films).

6. (pour la Banque Mondiale, agence de développement pionnière en ce domaine social, on utilise les politiques opérationnelles suivantes : OP 4. 12 Involuntary Resettlement and Displacement, OD 4. 10 Indigenous People, OP 4. 11 Physical Cultural Resources).

7. cf : Armelle Faure et Adelaide Maisonabe (photographe), Bort-les-Orgues, les mots sous le lac : Récits et témoignages d’avant le barrage, Toulouse, Éditions Privat, 2012.