Jean Nougaret et le Service de l’Inventaire
Jean Nougaret et le Service de l’Inventaire
* Conservateur général honoraire du patrimoine, inspecteur général honoraire de l’Inventaire
[ Texte intégral ]
Permettez-moi de dire, tout d’abord, que c’est un honneur de me trouver à l’invitation de votre société dans ce haut lieu de culture et d’érudition, qu’a fréquenté Jean Nougaret durant de si longues années, mais que c’est aussi avec une certaine appréhension que j’ai accepté d’évoquer sa carrière professionnelle à l’Inventaire, car il est toujours éprouvant de parler des amis disparus, surtout lorsqu’ils laissent un tel vide dans les domaines qui ont nourri l’essentiel de nos parcours. Et aussi, ne serait-ce pas la trahir que de limiter au seul champ de son activité professionnelle – si riche, si diversifiée et prenante soit-elle –, une personnalité qui a incarné durant des décennies une référence incontournable de la recherche en archéologie et en histoire de l’art du Languedoc ; une personnalité qui a répondu avec une disponibilité jamais démentie aux sollicitations de toute une communauté de chercheurs, d’historiens, d’érudits, d’étudiants, de membres de sociétés savantes ou de simples amateurs s’intéressant au patrimoine de notre région.
Cette ouverture aux autres, Jean l’a manifestée dès ses débuts dans la vie professionnelle, car comment ne pas se souvenir qu’il y a cinquante ans, il accueillait et guidait avec patience et gentillesse la jeune troupe d’étudiants que nous étions alors, dans la bibliothèque de l’Institut d’art et d’archéologie dont il avait la charge, sous la houlette du professeur d’histoire de l’art antique et d’archéologie, Hubert Gallet de Santerre ; institut qui se trouvait, alors, dans les locaux de l’ancienne faculté des Lettres, proche de la cathédrale Saint-Pierre. C’est à cette époque qu’il préparait son diplôme annexe d’études supérieures sur les bronzes figurés antiques conservés par la Société archéologique (marquant ainsi le début d’une longue fréquentation avec cette institution, et de durables amitiés), sous la direction de M. Gallet de Santerre. Ce dernier allait pour sa part, comme beaucoup d’universitaires historiens de l’art dans la plupart des régions de France, jouer un rôle non négligeable dans l’installation de la commission régionale de l’Inventaire en Languedoc-Roussillon.
Je me souviens encore qu’à la sortie des cours, Jean conviait le petit cercle amical, qui allait former le noyau initial de l’équipe d’inventaire, autour d’un café dans l’immense appartement qu’il occupait rue de l’Aiguillerie, à quelques rues de là, pour discourir sur nos disciplines, ou pour nous faire admirer un grand portrait de Cabanel sur lequel il travaillait, en précurseur qu’il était, et bien des années avant que l’art pompier du XIXe siècle ne sorte du purgatoire. Il préparait ainsi son diplôme principal, sur un sujet qui lui tiendra à cœur sa vie durant, sous la direction d’un autre de nos professeurs qui allait lui aussi jouer un rôle déterminant dans l’aventure montpelliéraine de l’Inventaire, Jean Claparède, chargé de cours d’histoire de l’art moderne à la faculté des Lettres, président de la Société archéologique et conservateur savantissime du musée Fabre.
C’est donc – après la fin de nos études – et en 1965, une année seulement après le décret instituant la création d’un Inventaire général, qu’est installée à Montpellier une des toutes premières commissions régionales d’Inventaire, celle de Languedoc-Roussillon, après la Bretagne et l’Alsace. À cette création participe notamment en effet le professeur Gallet de Santerre, en favorisant le recrutement de ses anciens étudiants – puisque j’étais la première nommée – et en influant sur la composition des membres de la commission régionale, dont il avait un court moment assuré la présidence.
Incontestablement, Jean Nougaret était alors parmi nous le meilleur connaisseur des richesses artistiques de cette région, qu’il avait commencé à sillonner en s’intéressant notamment à l’architecture médiévale, avec une prédilection pour le Biterrois d’où il était originaire, et en préparant avec son compatriote et ami André Burgos une publication sur « Les édifices romans dans la région biterroise : le prieuré de Saint-Pierre de Rhèdes (près de Lamalou) » ; mais surtout, il avait entrepris une considérable thèse sur « L’évolution urbaine et architecturale du XVIe à la fin du XVIIIe siècle » de Pézenas, tout en assurant la gestion, puis un peu plus tard la conservation du musée Vulliod Saint-Germain, de cette même ville ; aussi, en dépit de nos tentatives répétées pour le convaincre de nous rejoindre d’ores et déjà, à l’Inventaire, il préféra différer jusqu’à la conclusion de sa thèse, soutenue en 1969.
Ce fut donc seulement en 1968 qu’il rejoignit, en tant que chercheur contractuel, l’équipe encore embryonnaire de ce service, nouveau à tous égards, mais qui, par bien des aspects, devait aller comme un gant à l’esprit méthodique et organisé de Jean Nougaret.
C’est, il y a exactement cinquante ans cette année, le 4 mars 1964, que dans le cadre du IVe plan de développement économique et social fut en effet lancée officiellement par André Malraux au jeune ministère de la Culture, cette grande entreprise intellectuelle à laquelle fut identifié André Chastel comme son inventeur et son plus ardent défenseur. Dans l’esprit de Chastel, qui en avait dessiné les grandes lignes, forte implantation régionale et méthodes d’investigation modernes et rigoureuses, il s’agissait de doter la France d’un service d’étude et de documentation sur le patrimoine national, à l’image de ce qu’avaient entrepris d’autres pays d’Europe. L’Inventaire général fut chargé « de recenser, d’étudier et de faire connaître toute œuvre qui du point de vue historique, artistique ou archéologique, fait partie du patrimoine national ». C’est donc un instrument d’étude et de connaissance, sans effets ni contraintes juridiques, dont l’objet essentiel est la constitution d’une masse documentaire homogène, dossiers descriptifs, plans, photographies, bibliographie, archives etc., sur l’architecture et les œuvres d’art de notre pays. L’approche globale et systématique du territoire a sans doute fortement contribué à « inventer » de nouveaux domaines d’intérêt en élargissant le champ au patrimoine industriel et technique, et même paysager, par exemple, ou en le rapprochant de nous avec l’architecture du XXe siècle.
La maîtrise d’une telle masse d’informations ne pouvait s’obtenir sans une méthode longuement élaborée et solidement éprouvée ; il fallait définir les vocabulaires et les objets à recenser, fixer les critères pertinents de définition et de classement, s’assurer de la fiabilité des outils informatiques : c’est toute cette science à la fois objective et réflexive, son caractère normatif, qui a trouvé chez Jean Nougaret un écho conforme à son état d’esprit, alors que d’autres pouvaient se rebeller devant tant de contraintes.
Outre son caractère général, puisque toutes les catégories de patrimoine étaient concernées, une autre constante des principes de l’Inventaire, son ancrage topographique, ne pouvait que séduire Jean Nougaret, lui si attaché au terroir, puisque l’Inventaire se déclinait comme une entreprise à plusieurs niveaux : national, régional, départemental, cantonal, communal.
Sa carrière débute donc à l’Inventaire, avec le lancement et la poursuite de plusieurs campagnes systématiques (on utilisait volontiers à cette époque toute une terminologie militaire, à propos des activités de l’Inventaire et de ses exécutants, que l’on avait baptisés « les fantassins de l’Inventaire », sans doute aussi à cause de l’esprit militant qui les animait) dans les différents départements de la région, les cantons de La Canourgue et du Massegros en Lozère, ceux de Coursan et Sigean dans l’Aude, celui de Mauguio, puis plus tard de Gignac dans l’Hérault, ceux d’Aigues-Mortes et Saint-Laurent-d’Aigouze dans le Gard, qui devait aboutir (trois ans plus tard) à une lourde publication en deux volumes dans la collection de l’Imprimerie nationale, rebaptisée avec humour par Chastel, les galères du roi, mais remplacée plus tard par les plus maniables Cahiers du patrimoine. En même temps que ces enquêtes dans les territoires ruraux, débutait la première phase d’une entreprise de très longue haleine, à laquelle Jean Claparède au cours de réunions hebdomadaires apportait tout son savoir et sa finesse d’analyse : l’inventaire du centre ancien de la ville de Montpellier déclaré secteur sauvegardé en 1967. Il était appelé à bénéficier d’une étude fondamentale de ses quartiers anciens, qui ne devait s’achever que dans les années 90. Nous y reviendrons…
En 1970, incombe alors à Jean Nougaret, comme secrétaire de la commission régionale, la responsabilité de l’équipe régionale, alors très encadrée par une commission nationale de personnalités du monde scientifique, par sa sous-direction, et le pool parisien d’experts chargé d’analyser les problèmes méthodologiques et de concevoir les solutions et les instruments adaptés, dans chacun des champs rencontrés par les équipes sur le terrain.
Ces années furent pour le petit groupe des origines, qui peu à peu s’étoffait, des moments exaltants, de découvertes, d’expérimentations, de rencontres et de confrontations avec les équipes déjà créées des autres régions au cours de stages de formation initiale et continue, des années de travail et de réflexion ininterrompus, où nous avions le sentiment de faire œuvre de pionniers pour éclairer l’histoire de l’art d’un jour nouveau, celui du terrain. Ces années qui allaient jeter les bases des lourds chantiers de recherche entrepris plus tard, comme celui de Montpellier, ou de Villeneuve-lès-Avignon, furent vécues dans une ambiance de camaraderie où souvent la bonne humeur le disputait à l’humour. Et, dans ce domaine, notre ami Jean n’était pas en reste : nul n’a oublié ses saillies caustiques, grinçantes et parfois féroces, mais justes en général, sur toutes sortes de sujets, lui que l’on voyait arriver vêtu en hiver de son inséparable loden, en été de son veston, avec le mercredi matin dans sa serviette à côté des publications savantes, le Canard enchaîné déjà avalé d’un bout à l’autre !
Mais il faut sans doute ne pas passer sous silence la lourdeur de sa charge de responsable non seulement de l’équipe, de la conduite des opérations, mais aussi et surtout des relations à créer et entretenir avec les différents échelons de cette administration, travaillant au plus près des collectivités territoriales : c’est ainsi qu’il fallait convoquer régulièrement la commission régionale placée sous la présidence du préfet et la vice-présidence d’une personnalité scientifique – archiviste le plus souvent – qui réunissait les représentants des administrations concernées par les opérations d’inventaire, les membres les plus actifs des sociétés savantes locales et la fine fleur de l’érudition régionale.
Comme l’installation sur l’ensemble du territoire des secrétariats régionaux fut vite ralentie pour des raisons budgétaires, la direction centrale eut l’idée de susciter et d’encourager la création de comités départementaux de pré-inventaire chargés de préparer les futures opérations lourdes de l’équipe régionale par un recensement simplifié proposé à des bénévoles ou à des vacataires sur des crédits le plus souvent départementaux sous forme de fonds de concours. Jean Nougaret s’est particulièrement attaché à réunir et faire vivre ces comités, sillonnant la région de Perpignan à Mende – je précise qu’à cette époque, où n’existaient pas les autoroutes actuelles, il fallait quatre heures pour aller de Montpellier à Mende, ou de Carcassonne à Villeneuve-lès-Avignon – dans le but d’avancer la couverture territoriale ; effort particulièrement positif dans le département des Pyrénées-Orientales où un service d’archives départementales très actif s’impliquait, ou bien dans celui de l’Aude où des crédits de vacations permirent une couverture significative, ou encore dans le cadre d’un partenariat avec le Parc national des Cévennes en Lozère. Il faut néanmoins signaler qu’après la première loi de décentralisation, ces commissions et comités furent purement et simplement supprimés en 1984.
Mais justement à partir de 1983, Jean Nougaret, nommé conservateur de l’Inventaire et des fouilles depuis 1976, demande à être déchargé de sa responsabilité de chef de service, occupation devenue sans doute trop dévorante, surtout avec la création des directions régionales des Affaires culturelles au sein desquelles s’inscrivent désormais la gestion et la politique du service, pour se consacrer aux activités auxquelles il se sent mieux destiné : la recherche, la publication des résultats ; il remet en chantier son travail sur Pézenas dans la perspective d’une édition dans la collection des « Images du patrimoine », en 1998 ; entre-temps il est nommé conservateur en chef du patrimoine en 1990 ; mais surtout dans le cadre de l’énorme chantier lancé sur l’étude fondamentale de la ville de Montpellier, et dans la perspective de leur publication, il prend en charge la rédaction de l’ensemble du sujet des édifices religieux et publics (c’est-à-dire hormis l’architecture privée dévolue à une autre équipe) des origines à nos jours, avec le concours de Marie-Sylvie Grandjouan pour l’architecture hospitalière.
Pour autant, il n’en continue pas moins de déployer une activité inlassable auprès des institutions savantes ou culturelles auxquelles il est associé depuis longtemps, et que sa sociabilité naturelle comme l’étendue de ses connaissances attirent, comme les Amis de Pézenas, la revue Études héraultaises, la Société archéologique de Montpellier, ou encore l’Entente bibliophile ; et plus tard, après sa retraite, l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier ; il ne faut pas non plus oublier son rôle de pédagogue auprès des étudiants de l’université Paul-Valéry, soit sur le thème de l’iconographie médiévale, soit dans le cadre de la Maîtrise des sciences et techniques du patrimoine, à partir de 1991. Mais également, dans la continuité de son activité de conservateur de l’Inventaire, il est depuis 1973 membre de la commission diocésaine d’Art sacré et, de 1993 à 2002, conservateur des antiquités et objets d’art de l’Hérault.
Cette inlassable activité auprès de tant d’institutions, ou d’individus, n’a pas entravé sa production littéraire et scientifique car le dénombrement approximatif de ses travaux dépasse la centaine et il ne saurait être question de les citer ici. Contentons-nous de rappeler, après la parution de sa thèse sur Pézenas, la publication dans la collection des « Images du patrimoine » du ministère de la Culture, du volume consacré à cette cité, et qui en est à sa troisième réédition suivie depuis peu d’une édition en anglais, destinée à l’important public de visiteurs étrangers, Pézenas, Architectural Héritage, édition augmentée et mise à jour.
Et surtout, la somme de ses travaux sur la ville de Montpellier, l’édition en deux volumes du Montpellier monumental, avec le concours de Marie-Sylvie Grandjouan, paru en 2005 aux Éditions du Patrimoine, dans la collection des « Cahiers du patrimoine ». Et bien qu’il ne s’agisse pas de travaux strictement réalisés dans le cadre de l’Inventaire, on ne peut éviter de citer le magistral Languedoc roman dans la collection Zodiaque, coécrit avec Jacques Lugand et Robert Saint-Jean, ou encore avec ce dernier, le Vivarais-Gévaudan romans paru en 1991, non plus que son importante contribution au catalogue de l’exposition Alexandre Cabanel au musée Fabre en 2010.
Durant plus d’un demi-siècle et jusqu’à la fin, Jean Nougaret aura contribué à enrichir et approfondir notre connaissance de l’histoire et des arts de ce Languedoc méditerranéen, avec une trop grande modestie ; qui ne connaissait le chemin de son bureau au deuxième étage de l’hôtel de Grave, à la DRAC, au bout du couloir, à droite, où il accueillait avec une disponibilité et une générosité de tous les instants le néophyte comme l’historien confirmé, l’ami de toujours comme le nouveau venu… Oui, savant, discret, amical, c’est ainsi qu’il nous apparaissait et demeurera à jamais dans notre souvenir.
NOTE
(*). Dans ces pages, Francine Arnal reprend le texte de l’allocation qu’elle a prononcée le 10 décembre 2014 au cours de l’Hommage rendu par la Société archéologique de Montpellier.