Jean Nougaret critique d’art,
ses chroniques de vision sur les arts (1960 1963)

* Chargé de la conservation du patrimoine, communauté d’agglomération Hérault Méditerranée

[ Texte intégral ]

« La “critique” est une des grandes marques de l’esprit français,
moins sans doute dans l’appréciation que dans la mise en question des œuvres
et de leurs intentions supposées.
 »

André Chastel, Introduction à l’histoire de l’art français, 1993

L’entreprise de presse Vision sur les Arts fut une des rares revues culturelles d’envergure dans notre région dans la seconde moitié du XXe siècle ; elle demeure aujourd’hui une documentation indispensable pour mesurer la vitalité artistique languedocienne de cette période et identifier les hommes et les femmes qui ont œuvré à lui donner corps.

La revue a été fondée au seuil des années soixante à Béziers par le peintre Henri Gineste 1. Dès le premier numéro paru au mois de juin 1959 (fig. 1), l’existence de la publication est ainsi présentée : « Il était nécessaire autant qu’utile qu’une Revue d’Art bien informée dans le milieu artistique sans aucune tendance ou idée préconçue, prenne naissance dans le Midi 2. » Sont nommés ensuite les collaborateurs, les auteurs et les amis qui participent à la parution, présentation qui se double d’un appel à candidature : « lecteurs écrivez-nous votre article car à partir du prochain numéro une tribune libre d’un genre nouveau sera ouverte à toutes et à tous 3. » Cette ouverture au lectorat serait-elle à l’origine de la collaboration, dès l’année suivante, du jeune étudiant Jean Nougaret ? Nous l’ignorons, mais la pertinence de ses articles sur le spectacle, l’art et les musées, et son – fort – engagement dans la revue jusqu’en 1963 révèlent la grande culture du jeune homme et ses qualités précoces pour la « vulgarisation » de l’art.

La première mention de son nom dans Vision sur les Arts apparaît lors du huitième numéro en 1960. À 21 ans, il y assure la critique de spectacles sous l’intitulé « Vision théâtrale », chronique qu’il tiendra pendant dix numéros jusqu’en 1961. Signe d’une grande érudition, d’emblée il s’y révèle doué, connaissant les grands textes des auteurs du XXe siècle, Jean Giraudoux ou Jean Anouilh par exemple. Observateur attentif des formes, son jugement le porte également à apprécier la qualité des décors, comme ceux de Jean-Denis Malclès pour le théâtre d’Anouilh.

Couverture du premier numéro de Vision sur les Arts (juin 1959) illustrée par Robert Astre
Fig. 1 - Couverture du premier numéro de Vision sur les Arts (juin 1959) illustrée par Robert Astre

Ces préférences n’excluent nullement le théâtre « de boulevard », celui d’un Sacha Guitry ou de Barillet et Gredy ; là, il y distingue, avec justesse, la mise en scène, souvent absente, du jeu des comédiens, généralement irréprochable ; ces comédies sont aussi l’occasion pour Jean Nougaret de se laisser aller à un brin d’ironie et de fantaisie. Mais ce que l’on retiendra de ses chroniques, ce sont ses préférences pour toute la génération « moderne » de metteurs en scène, comédiens ou scénographes, à savoir celle du Théâtre national populaire de Jean Vilar ou de Roger Planchon par la suite.

Ces critiques théâtrales se combinent à partir de 1961 à une série de reportages sur les musées du Midi, du Roussillon à la Provence. Dans le premier article consacré aux musées de Béziers 4, Jean Nougaret motive l’existence de ce panorama muséal, expliquant aussi que les conservateurs – ou toute personne responsable des collections ou les connaissant parfaitement – seront chargés des articles, le jeune journaliste se réservant leur présentation. En réalité, près de la moitié des articles sur les douze musées évoqués jusqu’en 1963 seront de la main de Jean Nougaret, une manière de mettre en pratique ses études d’histoire de l’art et d’anticiper sa future fonction de conservateur. À ce titre, il est particulièrement émouvant de lire dans la rubrique « Informations » de décembre 1961 de la revue ce qui suit : « Montpellier. Licence de l’Histoire de l’art à notre collaborateur Jean Nougaret. C’est avec plaisir que nous avons appris que notre collaborateur et critique de “Vision sur les Arts” M. Nougaret a passé sa deuxième licence de l’histoire de l’Art. Nous sommes heureux de lui adresser nos sincères félicitations 5. »

Jusqu’alors collaborateur ordinaire, Jean Nougaret intègre le comité de rédaction à partir de 1961 6. L’on doit peut-être à cette « promotion » la nouvelle rubrique qu’il signe, après le théâtre et les musées : la critique d’exposition 7. Celle-ci touche à toutes les formes d’art qu’elles soient ancienne, moderne ou contemporaine. Signe de sa grande maturité, il se révèle très pertinent, élogieux parfois et, de temps en temps, sans concession. À l’exception de sa première chronique, où il se fait l’écho des expositions parisiennes 8, les autres critiques sont centrées sur des expositions régionales, comme à Montpellier par exemple, où l’on retrouve les noms de ses contemporains, Vincent Bioulès, Gérard Calvet, Masri, etc. 9 ; parfois, ce sont des peintres plus anciens comme Auguste Chabaud, exposé au musée Fabre 10.

Théâtre, musées, expositions, les trois chroniques sont parfois réunies dans un même numéro, indiquant implicitement la charge de travail du jeune journaliste. Signe, peut-être, d’une incompatibilité de cette activité avec ses études, la fréquence de ses interventions se ralentit à partir de 1962 et s’amenuise peu à peu au cours de l’année 1963 11. Son nom disparaît ensuite de la revue, mettant un terme définitif à sa collaboration avec l’une des revues culturelles les plus intéressantes de notre région. À travers quelques-unes de ses critiques, retrouvons la culture, le sérieux, l’humour et la fantaisie de Jean Nougaret.

Reportages sur les musées du Midi

Le musée des Beaux-Arts de Béziers et le musée du Vieux Biterrois sont les premières institutions à faire l’objet du Reportage sur les Musées du Midi12. Les articles de Jacques Lugand, conservateur, et de Jacques Gondard, président de la Société archéologique de Béziers, sont précédés d’un préambule de Jean Nougaret, qui justifie cette rubrique : « notre but, écrit-il, est d’informer les amateurs, de révéler à beaucoup qui paraissent l’ignorer que “musée de faible importance” n’est pas du tout synonyme de “musée négligeable”. Aucun musée n’est négligeable, sinon par le peu de passion que l’on met à le visiter ». Il poursuit : « les petits musées, ceux qui croissent et embellissent à l’ombre des musées classés, présentent très souvent, pour ne pas dire toujours, un grand intérêt ». Il explique que « les conservateurs […] s’emploieront [dans la revue] à faire connaître leur fief propre. Leur intervention ne sera pas inutile si l’on veut que notre enquête porte ses fruits : mettre en lumière ce que nos villes recèlent de richesses, en une sorte de décentralisation, puisque c’est maintenant chose courante, et par là, selon une expression qui résume notre époque : donner à voir 13. »

Reportage sur les Musées du Midi par Jean Nougaret », Vision Sur les Arts, 14, 1960
Fig. 2 - Reportage sur les Musées du Midi par Jean Nougaret »,
Vision Sur les Arts, 14, 1960

Le numéro suivant est dédié au musée des Beaux-Arts de Carcassonne (fig. 2). À défaut du conservateur, c’est Jean Nougaret qui rédige l’article 14. L’histoire et la richesse des collections anciennes sont amplement présentées, notamment la peinture française du XVIIIe siècle des Chardin, Natoire, Vernet, Pillement 15, etc. Les œuvres de Jacques Gamelin, l’enfant du pays, sont particulièrement mises en avant, ainsi que l’art du XXe siècle avec la collection Joë Bousquet. C’est à cette occasion qu’il mentionne deux grandes figures de l’histoire et de l’histoire de l’art, René Nelli et Robert Mesuret qui, s’ils n’ont pu empêcher « la dispersion partielle de la collection Bousquet », ont réussi à en présenter les plus beaux morceaux, offrant au regard « un panorama quasi complet de l’Art surréaliste ». Préfigurant son rôle de conservateur du patrimoine, Jean Nougaret rend compte des problèmes de conservation et de présentation que rencontre le musée à cette période : « le musée de Carcassonne, écrit-il, est “malheureux” car les murs qui le contiennent ne sont pas dignes de lui ». Il note : « absence de lumière électrique, exposition au soleil intense, l’été, à un froid rigoureux, l’hiver, deux extrêmes qui font craquer les châssis et se fendre les toiles ». Pour remédier à cet état, il en appelle, en conclusion, et à l’appui du projet de René Nelli, au transfert des collections dans un grand musée cathare à l’intérieur de la cité « qui achèverait de faire de Carcassonne […] un deuxième haut lieu de la pensée dualiste ».

Jean Nougaret consacre ensuite un reportage aux musées de Montpellier. Dans la présentation de l’article sur le musée Fabre par son conservateur Jean Claparède, il explique que, s’il s’était promis « en effet de mettre en lumière les musées jusque-là peu visités ou même complètement méconnus […] il n’est pas inutile de revenir à des sources plus consacrées » puisque « le Musée de Montpellier est l’un des quatre plus importants des musées de Province 16 ». Le second musée – le musée Atger – est présenté par Yvonne Vidal, conservatrice honoraire. Le chapeau écrit par Jean Nougaret précise : « peu de villes universitaires peuvent revendiquer le privilège de posséder une collection de dessins aussi complète et d’un intérêt aussi puissant. » Sa brève présentation s’achève sur les grands peintres méridionaux du XVIIe siècle dont il note : « à côté des grands maîtres nationaux et européens, l’étoile d’un S[ébastien] Bourdon, d’un Jean de Troy, conserve son éclat 17 ».

La fantaisie affleure dans certaines de ses chroniques. Le confirme par exemple sa courte introduction à l’article d’Henri Gineste sur le musée d’art moderne de Céret : « L’indispensable Petit Larousse, parlant de Céret, nous apprend que cette cité du Tech tire sa notoriété de la fabrication d’espadrilles. Nous laisserons là pourtant ces excellentes sandales catalanes pour vous permettre de visiter ce mois-ci un quatrième musée, principal attrait de cette ville du Vallespir 18. » Avec justesse, il indique que si le musée « n’a que onze ans d’existence […] son origine remonte en réalité au début du siècle, à l’époque où le cubisme venait de naître ». Dans le même élan, il conclut que la ville « a joué dans l’histoire de l’art contemporain le rôle de terrain de rencontre » entre Max Jacob, Soutine, Dufy, Kisling ou Picasso.

Comme pour le musée de Carcassonne, Jean Nougaret rédige entièrement l’article sur le musée Goya de Castres « presque entièrement consacré à la Peinture espagnole du XVe au XXe siècle 19 ». Sortant certainement de son champ disciplinaire, il n’omet pas cependant d’indiquer l’existence du très jeune musée Jaurès « inauguré en 1954, consacré au souvenir du député socialiste ». Sa présentation revient sur l’origine du legs Briguiboul, et sa composition, notamment les quatre Goya de la collection. Il relate la restauration de ces peintures « au Louvre par M. Gaulinat (sic) » – en fait Jean Gabriel Goulinat, responsable de l’atelier de restauration – et leur présentation en 1938 à l’Orangerie dans le cadre de la grande exposition organisée par René Huyghes et Charles Sterling : Peintures de Goya des Collections de France. Après avoir détaillé les salles d’art ancien, il signale pour le XXe siècle « quelques peintres français ayant travaillé en Espagne ou interprété des œuvres espagnoles ». Parmi eux, les artistes du groupe Montpellier-Sète, François Desnoyer et Gabriel Couderc 20, et bien sûr Pablo Picasso dont l’article reproduit le Portrait d’enfant du musée daté de 1903.

Le cas du musée d’art et d’histoire de Narbonne présenté par Jean Nougaret est un peu particulier puisque c’est à cette période que prend corps un nouveau programme muséographique 21. Ces projets, explique-t-il, « visent d’une part à replacer le tableau dans le cadre pour lequel il a été fait, celui d’une demeure habitée, à reconstituer d’autre part les appartements des Archevêques […] Présidents nés du Languedoc, en y replaçant, dans la mesure du possible les objets qui leur appartenaient ». Là aussi, il anticipe son rôle de conservateur, particulièrement celui des antiquités et objets d’art 22, en revendiquant l’importance de la conservation des œuvres dans le contexte culturel et local qui abrite leur mémoire. Le nouveau musée sera, écrit-il, « une maison où tableaux et meubles n’acquièrent de véritable présence que réunis. Le musée de Narbonne veut être cela et plus que cela : une demeure historique ».

Les deux derniers musées à bénéficier d’une enquête de Jean Nougaret sont ceux de Sète et de Pézenas. Du premier, il écrit de son conservateur, le peintre Gabriel Couderc, qu’« il en a entrepris la réfection [lui donnant] sa véritable orientation : faire d’un musée municipal comme tant d’autres un musée méditerranéen 23 ». La figure et les œuvres de Paul Valéry (fig. 3) sont décrites très précisément « mais le musée, précise-t-il, n’est pas uniquement lié au souvenir d’un homme ; il est aussi refuge d’une tradition [avec] le premier ensemble mondial sur les joutes et son histoire ». Les paragraphes suivants nomment les artistes composant la collection d’art, notamment ceux du XIXe siècle comme les Montpelliérains Charles Matet et Alexandre Cabanel, « le maître et le disciple » 24. Il rend à nouveau hommage à Couderc, dont les « nombreuses relations […] dans le milieu de l’art moderne lui permirent de constituer en quelques années une galerie de peinture contemporaine », et ferme son reportage en regrettant l’absence d’une section d’archéologie sous-marine, en interrogeant sur un ton lyrique : « ne serait-ce point l’aboutissement logique pour un musée où tout commence et finit par la mer ? »

La salle Paul Valéry du musée de Sète illustrant l’article de Jean Nougaret, cl. Michel Descossy
Fig. 3 - La salle Paul Valéry du musée de Sète illustrant l’article de Jean Nougaret,
cl. Michel Descossy

La chronique sur le musée de Pézenas 25 prend ici une place particulière, d’abord parce que Jean Nougaret occupera en 1969 le premier poste de conservateur du musée Vulliod Saint-Germain, et qu’il soutiendra la même année une thèse de troisième cycle consacrée à l’urbanisme et à l’architecture de Pézenas à l’époque moderne 26. Les premières lignes de son article témoignent de sa profonde connaissance de l’histoire de la cité de Molière. Au sujet de ce dernier, il regrette que « quelques esprits chagrins […] nient jusqu’au passage de Molière à Pézenas alors qu’il est dorénavant certain qu’il séjourna dans notre région [comme] à la Grange des Prés, chez le Prince de Conti » à partir de 1650. Il invite le lecteur à mettre ses pas dans ceux de Molière, « à l’hôtellerie du Bât-d’Argent, non loin de l’hôtel d’Alfonse où il [Molière] joua lors d’une session des États de Languedoc », et à découvrir au musée les souvenirs littéraires et artistiques en relation avec le comédien. Les autres collections sont également mises en avant comme, par exemple, celle de céramiques et de faïences issue du « don tout récent du Docteur Bastard […] qui suffirait presque à imposer la visite du musée ». Enfin, il rend un hommage appuyé à ses compagnons de la société des « Amis de Pézenas » 27 pour avoir fait de cette cité « qui tint un moment sa place dans l’histoire » une véritable « Ville-Musée ».

La série de reportages initiée par Jean Nougaret se clôture avec la ville de Nîmes. Les présentations et les articles sur le musée des Beaux-Arts et le musée archéologique sont dus au conservateur des musées, Victor Lassalle. Pour cette dernière chronique 28, Jean Nougaret signe une courte présentation de deux collections nîmoises méconnues, l’une consacrée à « l’Histoire Naturelle du Pays Gardois » abritée dans le musée archéologique, l’autre « touchant à l’histoire et le folklore nîmois » du musée du Vieux-Nîmes. Sur un ton bienveillant, il nous invite à découvrir ces deux fonds « d’un genre tout à fait différent, mais que l’homme cultivé et l’amateur ne sauraient négliger ».

Chroniques théâtrales

Parmi les chroniques théâtrales de Jean Nougaret, celle du festival de Carcassonne de l’été 1960 29 révèle son intérêt pour le théâtre. D’entrée, il note « la scène du théâtre antique […] entièrement remaniée […] devenue, avec son mur de tours de plus de cent mètres de long, un magnifique instrument de travail 30 ». Il assiste à l’ensemble des représentations qui « en dépit d’une inégalité certaine […] faisait preuve cette année d’une qualité indiscutable ». Il retient surtout de la programmation qu’elle « laissait une grande part à la musique et aux artistes de valeur que notre région a vu naître » et rappelle la soirée inaugurale « consacrée au souvenir du Carcassonnais Paul Lacombe » avec notamment La Rapsodie sur des airs du Pays d’Oc et la Suite pour Piano et Orchestre dont « la seule partie pour piano n’est pas sans rappeler Chopin, mais un Chopin plus vigoureux, dont le romantisme serait, si l’on veut, tempéré par une solidité et un lyrisme tout méridionaux 31 ».

Cette célébration méridionale du festival est quelque peu mise à mal par sa critique du Cabaret Occitan, spectacle qui présentait les pièces La Comédie du Miroir de Max Rouquette et La Font de Bonas Gracias de Léon Cordes. Certes, ces pièces « possèdent, écrit-il, une valeur certaine mais leur trop grande longueur les fait paraître trop monotones […] mais surtout, il ne faut pas confondre Festival d’Art Dramatique et soirée populaire ». Pour le jeune critique, « il faudrait réviser la notion de ce qu’est un Cabaret Occitan […], faire la part plus grande à la poésie, à la musique, aux légendes et aux contes, voire au passé du pays. Le folklore méditerranéen, montagnard, catalan et provençal, est assez riche pour fournir matière à une série de spectacles d’un prodigieux intérêt aussi bien artistique qu’humain 32 ».

La suite de la programmation fait une place de choix à Molière, avec notamment les représentations de Dom Juan et du Médecin malgré lui. La première pièce est l’occasion de souligner le jeu des comédiens Jean Deschamps, fondateur du festival de Carcassonne, et du Toulousain Daniel Sorano, deux figures majeures du Théâtre national populaire de Jean Vilar. À propos de Deschamps, il écrit : « de la Comédie Française, il garde l’élégance et un jeu brillant et spirituel ; du TNP, il possède le sens du grand théâtre et la faculté d’adaptation immédiate aux possibilités scéniques d’un site 33 ». Dans la même pièce, il relève l’interprétation de Sorano dans Sganarelle avec « son extraordinaire visage, sans cesse mobile, ses longues mains, son corps tout en hauteur que la sombre livrée amincissait encore ». Dans la seconde pièce, il poursuit, à propos de ce dernier : « tout l’intérêt du Médecin malgré lui tint dans les mains de Daniel Sorano, dans son jeu débridé et la légèreté étudiée de sa mise en scène, qui parfois tenait du ballet ». Il regrette toutefois que « cette comédie, fort satirique et mordante à son époque, parfois grivoise, ne nous touche plus guère, et il faut bien le dire, on ne l’apprécie qu’à travers ce que nous en restituent comédiens et metteurs en scène 34 ».

Après le théâtre de Molière, celui de Shakespeare est mis à l’honneur avec Hamlet dans une traduction d’Yves Bonnefoy (fig. 4). La mise en scène de Claude Barma « habituellement réalisateur à la T.V., et cela s’en ressent » écrit-il, est jugée « digne à la fois du chef-d’œuvre de Shakespeare et du cadre exceptionnel dans lequel il fut représenté 35 ». L’importance de la scène avec son mur de tours est maintes fois avancée pour l’ensemble des spectacles, et ici renouvelée par la « savante utilisation du décor naturel ». La critique porte ensuite sur l’interprétation, d’abord celle de Roger Coggio dans le rôle titre : « on ne pouvait rêver, écrit-il, Hamlet plus tourmenté, plus douloureux dans son indécision et sa dangereuse simulation ». Il ne manque pas de saluer l’interprétation de Maria Casarès, autre figure du TNP, dans le rôle de la reine Gertrude : « le talent de la tragédienne est immense et incontesté […] une formidable ovation [la] salua à l’issue du spectacle ». Son jugement général sur la pièce est cependant mitigé comme l’indique sa conclusion : « un manque total de chaleur, d’humanité, et pourquoi ne pas le dire de génie […] une impitoyable précision éteignit le souffle divin 36. »

Roger Coggio, Maria Casarès et Daniel Sorano dans Hamlet, photographie illustrant l’article de Jean Nougaret au festival de Carcassonne
Fig. 4 - Roger Coggio, Maria Casarès et Daniel Sorano dans Hamlet, photographie illustrant l’article de Jean Nougaret au festival de Carcassonne

Le dernier spectacle du festival revient à la pièce de Max Rouquette La Pastorale des voleurs jouée dans le cadre du théâtre de la Barbacane par la Compagnie de Douze dirigée par Madeleine Attal « que nous ne connaissions que grâce aux émissions de Radio-Montpellier » précise-t-il 37. Jean Nougaret apprécie la mise en scène, les comédiens ainsi que les costumes du jeune peintre Gérard Calvet « décorateur au Théâtre du Passe-Temps [de Montpellier], aux fraîches couleurs et paraissant sortis d’un livre illustré par Samivel ». Sa seule réserve concerne la place de cette représentation dans la programmation générale : « certaines personnes ont pu dire, avec raison, qu’il eût mieux valu clore le festival sur le triomphe de Hamlet ». Il conclut en ouvrant sur le prochain festival : « Que sera celui de 1961 ? On doit d’ores et déjà augurer favorablement de sa réussite […]. Ne nous annonce-t-on pas La Chanson de la Croisade qui relate, en langue d’Oc, mêlée de français, la coalition des barons du Nord contre la richesse et la culture occitane, et l’éternel Cyrano de Bergerac avec Daniel Sorano ? »

Un autre article commente les pièces jouées à Aix-en-Provence 38. Dans la première, L’Avare de Molière, il critique la mise en scène classicisante, et préconise : « la solution doit se trouver “in medio”. Ne pas alourdir ; ne pas appauvrir 39. » Dans le Jugement du Roi mis en scène par Jacques Fabbri, Jean Nougaret remarque les « décors mobiles d’Yves Faucher, sortes d’immenses gravures d’époque ». Il remarque aussi les comédiens, particulièrement la Montpelliéraine d’adoption Sophie Desmarets, l’épouse de Jean de Baroncelli : « Nous ferons une place à part à Sophie Desmarets. Elle a du charme, beaucoup de présence, elle se plie, avec toute la bonne grâce possible, aux impératifs de cet étrange scénario, elle sait enfin être malheureuse, heureuse, niaise, rusée et femme 40. »

À Montpellier, il a assisté au George Dandin de Molière adapté par Roger Planchon. Dès le début de son propos, il note la difficulté de jouer le théâtre de Molière à l’époque contemporaine, mais reconnaît aussitôt dans la mise en scène de Planchon « la nouveauté de l’œuvre et l’extraordinaire rajeunissement […] d’une comédie vieille de trois siècles et huit ans 41 » ! Il attribue la paternité de cette relecture « aux tentatives de [Jean] Vilar pour arracher [le théâtre de Molière] à la déformante routine ». Avec sa sensibilité d’historien de l’art, il apprécie « le réalisme poétique “à la Le Nain” dans lequel baigne tout entier le spectacle » grâce aux décors du scénographe René Allio, transfuge du TNP. Subjugué par la représentation, il affirme : « Molière est devenu contemporain de Brecht » !

Dans un article sur Beaumarchais et Le Barbier de Séville joué à Montpellier par les Compagnons Comédiens de Toulouse, il dénonce la confusion faite par le metteur en scène et le décorateur, qui appliquent le ressort comique de Molière à Beaumarchais. Or, écrit-il, « Beaumarchais n’est pas Molière ; presque un siècle les sépare, leurs préoccupations sociales sont différentes 42 » ; il poursuit : « circonstance aggravante, l’interprétation suit le mouvement général […] elle manque de nuances et le parti-pris moliéresque dont elle procède donne à l’ensemble un ton irritant ». Il constate que « la mise en scène et les dispositions scéniques sont habiles mais sans éclat », et questionne : « que reste-t-il en fin de compte de ce spectacle ? Rien ou si peu ».

Le même article évoque Léocadia de Jean Anouilh mise en scène par Roland Piétri. Sensible à l’écriture d’Anouilh, Jean Nougaret l’assimile à la peinture et la compare « à la légèreté de touche d’un Watteau 43 ». Il admire aussi les comédiens, pour qui les « rôles semblent avoir été écrits sur mesure », notamment Georges Marchal et Dany Robin « qui achèvent de donner au texte […] le souffle vivant sans lequel toute pièce de théâtre n’est qu’une suite de mots en un certain ordre assemblés ». Enfin, la musique de Francis Poulenc, « tour à tour spirituelle, tendre avec ironie [et] parodique », et les décors de Jean-Denis Malclès, sur lequel se pose « la caresse des projecteurs », donnent à voir « une pièce dans la vraie tradition de l’esprit français ».

La chronique sur Montpellier se termine avec Mon père avait raison de Sacha Guitry. Le ton est donné au début de sa critique, un ton quelque peu ironique : « La très, très, célèbre comédie de Sacha Guitry […] a tout de même assez vieilli. Dame, elle a quarante-et-un ans, l’âge critique pour une pièce [mais] elle porte encore beau 44. » Il ne peut faire l’économie de relever la misogynie et le cynisme de la pièce – « qui ferait grincer des dents si nous n’étions dans une comédie » – tout en saluant la mise en scène d’André Roussin et le décor « qui rajeunissent avec un goût parfait ce petit drame comique ». Il qualifie l’interprétation d’« excellente », un peu déçu cependant par la performance de Louis Velle « sur qui reposait une partie de la pièce ». Une autre critique évoque quelques pièces jouées également à Montpellier 45. Pour La Bonne Soupe de Félicien Marceau, il relève « le pessimisme désespéré […] mais non sans humour » et sa manière particulière de placer le spectateur « devant [sa] propre image pour bien nous faire voir où nous en sommes », ajoutant la référence artistique : « comme Daumier ». Une autre critique à propos de L’Hurluberlu commence par une définition pertinente du théâtre d’Anouilh tirée du programme de la représentation dont il regrette que celle-ci soit « malheureusement anonyme ». Il est séduit à nouveau par le décor de Jean-Denis Malclès « intimiste et poétique », mais nuance : « de cette poésie un peu facile des parcs abandonnés 46 ». De la distribution – « excellente » –, il retient particulièrement Francine Berger « à la voix étrange et comme d’un autre monde ». Quant aux deux dernières pièces qu’il a vues et qu’il commente dans la même rubrique, Piège pour un homme seul de Robert Thomas et Le Tartuffe, le jeune critique s’emballe pour la première sur « l’invraisemblance, la vulgarité, la puérilité des ficelles », et questionne la seconde : « Molière serait-il devenu injouable ? Les tentatives du TNP et de Planchon sembleraient plutôt prouver le contraire. Alors ? 47 »

La critique théâtrale tient une place importante dans l’activité de critique d’art de Jean Nougaret et révèle un aspect inédit de sa jeunesse. Ses articles pour Vision sur les Arts augurent de son engagement dans la diffusion et la connaissance des arts en Languedoc-Roussillon pendant près d’un demi-siècle 48.

NOTES

1. Personnalité artistique méconnue, Henri Gineste (1929-1990) dirigera la revue jusqu’à sa disparition ; il est également à l’origine d’un grand salon de peinture inauguré à Lamalou-les-Bains deux ans avant la création de Vision sur les Arts en 1957. Pendant plus de vingt ans, le salon présentera des artistes « locaux » comme Gérard Calvet, Gabriel Couderc ou Colette Richarme dont les œuvres voisinent avec celles d’Yves Brayer, Bernard Buffet, Louis Toffoli, et parmi les plus « modernes », Zao-Wou-Ki, Édouard Pignon ou Hans Hartung. À Montpellier, Henri Gineste organisera plusieurs expositions à la Galerie Miroir comme celle de Juliette Roche-Gleizes en 1962 ou d’Albert Gleizes en 1965, en collaboration avec le marchand d’art Lucien Blanc d’Aix-en-Provence. À travers la revue, il se liera à de nombreux artistes comme Sarthou, Pricking, Chapelain-Midy, etc. Au début des années 1970, il dirigera la Galerie de Laborde à Paris, défendant son œuvre et celle de nombreux artistes à travers l’édition de monographies. Sur Henri Gineste, voir Les cahiers d’art-document, 268, éd. Pierre Cailler, Genève, 1971 ; Henri Gineste, catalogue de l’exposition, Béziers, Espace Riquet, 1993 ; Vision sur les Arts, 1991, 177, p. 1-27.

2. Vision sur les Arts (dorénavant V.S.A. dans les notes), 1, 1959, p. 2.

3. Ibid.

4. Nougaret, Jean, Introductions aux articles de Jacques Lugand « Béziers : Musée Fabrégat » et Jacques Gondard, « Le Musée du Vieux-Biterrois », V.S.A., 1961, 13, p. 37-41.

5. V.S.A., 1961, 19, p. 6. Signalons que la même rubrique félicite également « le jeune peintre Montpelliérain […] Vincent Bioulès, élève de l’École des Beaux-Arts de Montpellier où il a pour professeur Descossy [qui] s’est vu attribuer le premier et deuxième Grand Prix de Rome. Vision sur les Arts félicite sincèrement ce lauréat, nous espérons sous peu avoir le plaisir de parler plus longuement de cet artiste. »

6. V.S.A., 16, p. 1.

7. Nous n’avons pu, dans le cadre de cette communication, aller plus avant dans la présentation de cette activité dont nous ne donnons ici qu’un modeste et rapide reflet.

8. Il s’agit notamment des expositions Matisse au Pavillon de Marsan-Musée des Arts-Décoratifs et Berthe Morisot au musée Jacquemart-André. Nougaret, Jean, « Rétrospectives parisiennes », V.S.A., 16, 1961, p. 20-21.

9. Ibid., p. 31. Les artistes exposent dans des galeries montpelliéraines aujourd’hui oubliées mais qui jouèrent un rôle déterminant dans la vie culturelle, citons en exemples, les Galeries Miroir, Mirage, Art et Décoration, Horizon, H. et B. Jadoul, Azur, etc.

10. Nougaret, Jean, « Musée Fabre : exposition Chabaud », V.S.A., 17, 1961, p. 28.

11. Dernière mention de Jean Nougaret dans le comité de rédaction : V.S.A., 28, 1963.

12. Voir note 4.

13. Ibid., p. 37.

14. Nougaret, Jean, « Carcassonne : Musée des Beaux-Arts », V.S.A., 1961, 14, p. 21-25.

15. Nous devons à Jean Nougaret de nous avoir permis de publier plusieurs articles dans Études héraultaises, notamment une étude sur Pillement en 2001 (30-32) sous le titre « Jean-Baptiste Pillement. Un peintre de paysages dans l’Hérault à la fin du XVIIIe siècle », p. 129-146.

16. Nougaret, Jean, Introduction à l’article de Jean Claparède, « Montpellier : Musée Fabre », V.S.A., 1961, 15, p. 17-20.

17. Nougaret, Jean, Introduction à l’article d’Yvonne Vidal, « Montpellier : Musée Atger », V.S.A., 1961, 15, p. 20-22.

18. Nougaret, Jean, Introduction à l’article d’Henri Gineste, « Le Musée d’Art Moderne de Céret », V.S.A., 1961, 16, p. 15-19.

19. Nougaret, Jean, « Castres. Le Musée Goya », V.S.A., 1961, 17, p. 13-16.

20. Sur ce sujet, cf. Calvet, Gérard, « François Desnoyer et le Groupe Montpellier Sète », Actes du colloque Les Paysages dans les arts et la littérature. Regards sur le Languedoc-Roussillon (21-22 déc. 2013), Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2015 p. 173-184.

21. Nougaret, Jean, « Un exemple de reconversion : le Musée d’Art et d’Histoire de Narbonne »,V.S.A.,1962, 20, p. 15-17.

22. Jean Nougaret occupera cette fonction dans l’Hérault de 1993 à 2002.

23. Nougaret, Jean, « Unité Méditerranéenne au Musée Sète », V.S.A., 1962, 23, p.13-16.

24. Jean Nougaret était spécialiste du peintre Alexandre Cabanel à qui il a consacré son mémoire du diplôme d’études supérieures (DES) d’histoire de l’art (dir. Jean Claparède) : Alexandre Cabanel. Sa vie, son œuvre, essai de catalogue. Montpellier, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1962. Voir également Nougaret, Jean, « De Figuerolles au Parc Monceau : Alexandre Cabanel », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2009, p. 145-164.

25. Nougaret, Jean, « Pézenas. Souvenirs classiques au Musée de Vulliod Saint-Germain », V.S.A. 1962, 23, p. 16-18.

26. Nougaret, Jean, Pézenas. Évolution urbaine et architecturale du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, thèse de troisième cycle (dir. Jean Claparède), Montpellier, 1969, publiée en 1979 dans un numéro spécial de la revue Études sur Pézenas et l’Hérault.

27. Jean Nougaret sera membre de cette société pendant près de cinquante ans, cf. Sirventon, Alain, « Jean Nougaret », Bulletin des Amis de Pézenas, 68, mars 2014, p. 6.

28. Nougaret, Jean, Précision aux articles de Victor Lassalle, « Le Musée des Beaux-Arts » et « Le musée Archéologique de Nîmes et son rôle scientifique », V.S.A., 1963, 27, p. 17-23.

29. Nougaret, Jean, « Carcassonne. Notes sur un Festival », V.S.A., 11 et 12, 1960, p. 39-42.

30. Ibid., p. 39.

31. Ibid., p. 39-40.

32. Ibid., p. 40-41.

33. Ibid., p. 41.

34. Ibid.

35. Ibid., p. 42.

36. Ibid.

37. Ibid.

38. Le théâtre est La Comédie de Provence.

39. Nougaret, Jean, « Vision Théâtrale », V.S.A., 1961, 13, p. 18-19.

40. Ibid.

41. Ibid., p. 19.

42. Nougaret, Jean, « Vision théâtrale », V.S.A., 1961, 14, p. 13.

43. Ibid., p. 14.

44. Ibid.

45. 45. Nougaret, Jean, « Vision théâtrale », V.S.A., 1961, 15, p. 7-8.

46. 46. Ibid., p. 8.

47. 47. Ibid.

48. Remerciements particuliers à Hélène Palouzié et Henri Michel.