Jean-François l’Épine et François Bedos de Celles,
parcours croisés de deux facteurs d'orgues languedociens

* Directeur du centre de ressources de Vailhan ;
** Organologue.

[ Texte intégral ]

Grand amateur de musique classique et amoureux inconditionnel du patrimoine piscénois auquel il consacra sa thèse de doctorat 1 soutenue en 1969, Jean Nougaret ne pouvait manquer de s’intéresser à l’orgue de la collégiale Saint-Jean. En 1998, alors conservateur du patrimoine au Service régional de l’Inventaire de la Direction régionale des Affaires culturelles du Languedoc-Roussillon, il publie Pézenas, Hérault, en hommage à une ville dont le « capital historique et patrimonial est un atout culturel majeur 2 ». Parmi les quelque deux cents édifices présentés dans l’ouvrage, la collégiale Saint-Jean occupe une place de choix et, en son sein, l’orgue qui « tempère et réchauffe l’austère rigueur de l’édifice 3 ».

L’histoire des orgues historiques est émaillée de relevages, de restaurations et de reconstructions. Celui de Saint-Jean n’échappe pas à la règle. L’écroulement du clocher et l’effondrement de la voûte de la collégiale en janvier 1733 entraînent la reconstruction complète de l’église et le remplacement de l’orgue édifié en 1598 par le facteur cambrésien Arnaud Carrade et refait à neuf par Jean-Baptiste Lanes en 1727. C’est alors qu’entrent en scène Jean-François L’Épine (fig. 1) et son protecteur, Dom Bedos de Celles, natif du village de Caux 4, à quelques encablures de Pézenas. Aux liens tissés entre les deux facteurs d’orgues nous consacrons cet article dédié à Jean Nougaret.

Portrait au pastel de Jean-François L’Épine (coll. particulière)
Fig. 1 - Portrait au pastel de Jean-François L’Épine
(coll. particulière)

Naissance d’une cordiale amitié

Après avoir fait ses humanités au Collège de l’Oratoire de Pézenas 5, François Bedos de Celles intègre comme novice le monastère toulousain de Notre-Dame de la Daurade (fig. 2), rattaché à la congrégation bénédictine réformée de Saint-Maur. Nous sommes en mai 1725, il n’a alors que seize ans. Dans la ville rose, Dom Bedos va sans doute côtoyer des organistes et organiers célèbres : Mathieu Lanes peut-être, organiste de la cathédrale Saint-Étienne, tout juste avant sa mort, ou Jean-Charles Desforats, son successeur, Jean-Esprit Isnard, Joseph Cavaillé, et bien sûr François Picard dit L’Épine 6, à la famille duquel il restera toute sa vie fidèle. « Il est probable, écrivent Jean Barraud et Denis Bordage, que Dom Bedos trouva en la fréquentation et l’enseignement du facteur toulousain d’origine picarde le ferment propre à faire éclore son talent 7. » Natif d’Abbeville, dans l’actuel département de la Somme, François L’Épine est à Bordeaux en 1711 où il restaure l’orgue de la cathédrale Saint-André. On le trouve établi à Toulouse dès 1727, époque où il signe un marché pour la construction du grand-orgue des Cordeliers. Il s’y marie en 1730 avec Jeanne Bonnet qui donne naissance deux ans plus tard à Jean-François puis à Adrien en 1735. Tous deux passeront pour les élèves de Dom Bedos « avec qui ils entretinrent toute leur vie, comme aussi avec les Cavaillé, des relations de respectueuse ou de cordiale amitié 8 ».

Prieuré Notre-Dame de La Daurade à Toulouse (gravure au trait extraite du Monasticon Gallicanum, fin XVIIe siècle)
Fig. 2 - Prieuré Notre-Dame de La Daurade à Toulouse
(gravure au trait extraite du Monasticon Gallicanum, fin XVIIe siècle)

En témoignage d’une conduite irréprochable

Orgue de l’église abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux (cl. Jacques Péré, photo FURAX Bordeaux)
Fig. 3 - Orgue de l’église abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux (cl. Jacques Péré, photo FURAX Bordeaux)

L’expert, pour Dom Bedos, se doit d’être un facteur aguerri, et c’est sans doute pendant la construction de l’orgue de l’abbaye Sainte-Croix de Bordeaux (fig. 3) qu’il livrera sa première expertise, pour l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon. Pendant trente ans, et pratiquement jusqu’à la fin de ses jours, il répondra avec impartialité et loyauté à de multiples sollicitations, dont la moitié concernent des orgues L’Épine : successivement François, le père, pour l’orgue des Cordeliers de Toulouse, Jean-François pour neuf instruments et Adrien pour l’orgue de l’École royale militaire de Paris.

La première expertise menée par Dom Bedos sur un instrument construit par Jean-François L’Épine date de 1752. Trois ans plus tôt, un marché est passé entre le chapitre de la cathédrale Saint-Sacerdoce de Sarlat, en Périgord, et le facteur François L’Épine pour la construction d’un orgue de huit pieds en montre. Si le père est maître d’œuvre, le fils sera le principal artisan qui sous-traite la fabrication des jeux à Antoine Guillain Dupont, Clermontais originaire d’Arras. Le 22 octobre 1752, Dom Bedos juge la police « bien fidelement et dûment executé 9 » et l’orgue « très recevable ».

Certificat de décharge pour l’orgue de la cathédrale Saint-Sacerdoce de Sarlat par l’évêque Henry-Jacques de Montesquiou, Sarlat, 22 octobre 1752
Fig. 4 - Certificat de décharge pour l’orgue de la cathédrale Saint-Sacerdoce de Sarlat par l’évêque Henry-Jacques de Montesquiou, Sarlat, 22 octobre 1752 (Arch. dép. Hérault, 1 J 1470)

Le même jour, Henry-Jacques de Montesquiou (fig. 4), évêque, baron et seigneur de Sarlat, signe le certificat de décharge : « l’orgue que le sr. Jean François L’Épine fils ainé habitant de Toulouse, a fait dans nôtre eglise cathedralle, est un ouvrage des plus parfaits et des plus accomplis, suivant le Rapport que nous a fait de Reverend Pere Dom Bedos Religieux Benedictin de la congregation de St. maur, qui avoit eté commis pour en faire la verification. Attestons de plus que pendant l’espace d’un an qu’il a mis pour parfaire lad. orgue il a donné des marques d’une grande sagesse et à tenû une conduite irreprochable » (« bien au-dessus de son age », rajoutera le chapitre cinq jours plus tard).

De l’éducation et de la religion

En 1754, sur les recommandations de Dom Bedos, Jean-François L’Épine est chargé par le chapitre cathédral de restaurer l’orgue de Notre-Dame de Clermont d’Auvergne (Clermont-Ferrand). Le montant des travaux s’élève à 7 000 livres et L’Épine « promet de faire ratifier et approuver incessamment toutes les conventions présentes par son père ». Engagé par ailleurs à Lodève, Nonenque, L’Eclache et Boulbonne, le jeune et ambitieux facteur sous-traite à nouveau avec Antoine-Guillain Dupont, se réservant de venir à Clermont « deux fois, la première pour faire les plans et desins de la dite orgue, la seconde lorsque l’orgue sera prette a mettre en armonie pour la y metre et langueyer les jeux d’anche et les faire parler ». Dom Bedos recevra l’orgue le 19 juin 1754.

Un an plus tôt, le 1er septembre 1753, Jean-François L’Épine a signé avec l’abbesse Gabrielle de La Roche du Ronzet une police pour la construction d’un orgue dans l’église de l’abbaye cistercienne de L’Eclache, près de Clermont-Ferrand. Dix jours plus tard le facteur sous-traite avec François Meysonnier la menuiserie de l’instrument. Le procès-verbal de réception rédigé par Dom Bedos le 7 juillet 1754 (fig. 5) conclut à l’excellente harmonie de l’instrument. L’abbesse, de son côté, certifie que L’Épine « cest conporté dans notre maison avec toutes la probité, la discretion, et decence, que lon peut attendre dun homme qui a bien de la religion et de léducation […] nous avons eut la satisfaction de voir en luy un grand desintéréssement et bocoup d’honneur en son travail ».

Procès-verbal de réception de l’orgue de l’abbaye de L’Eclache par Dom Bedos de Celles, 7 juillet 1754
Fig. 5 - Procès-verbal de réception de l’orgue de l’abbaye de L’Eclache par Dom Bedos de Celles, 7 juillet 1754 (Arch. dép. Hérault, 1 J 1470)

Un vieillard âpre au gain

La quatrième expertise se révèle plus piquante. Le 31 décembre 1750, en présence de l’évêque de Lodève (fig. 6), l’archidiacre Antoine Verniette, syndic du chapitre cathédral de Saint-Fulcran, avait proposé de « faire un fonds pour la construction dun orgue de huit pieds, quy paroit tres convenable pour la decoration de l’Eglize Cathedralle, pour la Solemnité des offices, pour le soulagement du chœur, et pour lornement de lad. Eglise ». Huit mois plus tard, le chapitre passera commande de l’instrument à François L’Épine père qui se rend à Lodève accompagné de Dom Bedos, son procureur fondé. Dom Bedos réside alors à Saint-Thibéry où il construit l’orgue de l’abbaye bénédictine. C’est là que, le 1er février 1752, il signe le Devis et police de l’orgue de la cathédrale de Lodève avec le chanoine Pierre Vieules, doyen du chapitre cathédral. Si le marché est conclu pour le compte du père, âgé d’environ 70 ans, c’est en réalité au fils non émancipé – Jean-François est né le 18 juillet 1732 – que le chapitre entend faire construire l’orgue. De là naît une profonde discorde entre un vieillard âpre au gain et son jeune fils dont François Bedos se fait le défenseur. Le 4 avril 1752, dans une lettre très sévère, il reproche au vieux L’Épine de n’avoir pas encore remis à Jean-François l’acte de cession de l’ouvrage et les 1 332 livres déjà reçues du chapitre :

Orgue de la cathédrale Saint-Fulcran de Lodève (cl. Fabien Chavrot)
Fig. 6 - Orgue de la cathédrale Saint-Fulcran de Lodève (cl. Fabien Chavrot)

« Vous ignorés sans doute que lad. police contient une clauze qui dit quelle est passée a condition que vous en fairés une cession pleine et entiere a mr. votre fils ayné, a qui le chapitre de lodeve a eu intention de donner cet ouvrage. […] J’aurois cru, Monsieur, qu’en qualité de pere, vous auriés eté plus favorable a votre fils et qu’au lieu de vous servir de lhautorité que la nature vous donne, a son prejudice, vous l’employeriés toute entiere a tout ce qui pourroit contribuer a son avantage surtout lorsqu’il ne vous en coute rien et que d’ailleurs vous n’avés pas sujet de vous plaindre de luy. Il semble que vous saisissies avec grande attention tous les moyens de luy porter du prejudice et de l’empecher de se pousser et de gagner sa vie. […] Ayés la bonté de considerer que votre grand age vous met hors d’etat d’entreprendre par vous même des ouvrages d’une certaine consequence ; ainsy vous ne devés pas etre surpris, si on veut les donner à mr. votre fils et non avous. »

L’affaire inquiète le chapitre qui craint que le fils L’Épine « etant frustré, et ne voyant que peu de profit à faire sur un ouvrage de si longue haleine, il n’y aporteroit pas les memes soins, ni peut etre la meme exactitude pour le faire selon les regles : deux inconvenients trop facheux pour nous, pour que nous ne prenions pas toutes les voyes raisonables pour les eviter ». L’évêque de Lodève en personne interviendra auprès de François L’Épine : « vous nignorés par que mon chapitre ne vous a jamais regardé dans cette affaire que come la caution de m. votre fils ». Commencé au cours de l’été 1752 et achevé en août 1753, le huit pieds en montre à trois claviers et 32 jeux est, à quelques innovations près, la réplique de l’orgue de Sarlat. Le 22 octobre 1755, Joseph Laguna, organiste de la cathédrale de Béziers, rend témoignage de la qualité de cet instrument qui « produit un effet peu commun ; c’est la justice que dois rendre a l’habileté et au genie du d. sr. Lépine ». Dom Bedos, de son côté, dresse le procès-verbal de réception que le chapitre fait suivre de sa décharge.

Le mariage

Après Lodève, c’est au tour de Pézenas d’accueillir L’Épine et son protecteur. À la suite de l’effondrement du clocher de la collégiale Saint-Jean et de la reconstruction de l’édifice, il faut songer à remplacer l’orgue de Jean-Baptiste Lanes. La communauté des habitants, représentée par le maire et les consuls, demande un devis à Dom Bedos et laisse entendre que les travaux seront confiés à Jean-François L’Épine. C’est ce dont atteste une lettre du jeune facteur adressée le 23 septembre 1754 à M. de La Pierre, premier consul de Pézenas :

« Une lettre que j’ay de dom bedos, minstruit du devis qu’il a fait pour l’orgue que lon est dans le dessin de faire construire dans leglize de Pezenas. Le projet qu’il en a formé le rent difficille dans l’exécution, en ce quil faut abâtre une tribune déja faite, mais aussy quel agrëment, davoir la plus belle orgue de France ; tant par la magnificence de l’extérieurque la qualitté des jeux, que lon à choizis de plus modernes, et des plus harmonieux […] Lesperance que ma donné dom bedôs, et vous monsieur, que je fairé cet orgue, menfle dejà de gloire, je me propoze den faire mon chéf dœuvre […] »

Sans doute effrayée par la nécessité d’abattre une tribune neuve, la communauté demande un nouveau devis à M. Vidal, géographe et ingénieur. Dressé le 1er mai 1755, il est ensuite soumis à l’examen et à l’approbation du facteur parisien Jean Renault. Le dessein, plan et élévation, signé, paraphé et corrigé est renvoyé le 13 juin 1756 au conseil de la ville qui confirme le marché à L’Épine, le 5 janvier 1757, pour une somme de 21 000 livres.

Le travail sera achevé en dix-huit mois et c’est à Dom Bedos que revient l’expertise de l’instrument. Son procès-verbal en date du 24 mai 1759 conclut que « led. sieur lepine s’étant düement acquitté de toutes les obligations enoncées tant dans le susdit devis, desseins, plan, elevation, bail et soumission, nous sommes d’avis que l’on doit luy en donner bonne et valable décharge et que tous les dits ouvrage dont il a été chargé doivent etre reçus ».

On peut toujours admirer à Pézenas (fig. 7), meublant somptueusement le fond de la nef, l’orgue de Jean-François L’Épine et son majestueux buffet sorti des mains de Louis Courdeau, dit le Provençal, orné des sculptures en bois d’aube des frères Morteuil, de Toulouse :

Orgue de la collégiale Saint-Jean de Pézenas (© http://fr.academic.ru/)
Fig. 7 - Orgue de la collégiale Saint-Jean de Pézenas (© http://fr.academic.ru/)

« les nobles proportions des huit tourelles, la richesse des moulures largement traitées et dorées, l’élégante menuiserie des panneaux contournés et peints en un bleu-vert qui s’harmonise délicieusement à l’éclat des cent-huit tuyaux d’étain poli et bruni de la façade, tout y témoigne des qualités de verve et d’abondance heureuse manifestées par les artistes qui ont collaboré à son exécution 10 ».

L’instrument sera plusieurs fois restauré entre 1766 et 1996, les derniers travaux en date lui ayant rendu sa tonalité verte, les ors de ses rocailles et les carnations de ses figures 11. C’est alors qu’il construit l’orgue de Pézenas que Jean-François L’Épine fait la connaissance de Gabrielle Panier, fille d’un marchand drapier de la ville. Le contrat de mariage signé le 11 juin 1759 stipule que « la dot de 12 000 livres lui sera versée pour 10 000 livres lorsqu’il aura trouvé un fond ou un immeuble à Pézenas ou dans les alentours, les 2 000 livres restantes ne lui étant promises que pour après le décès de ses beaux-parents » 12. Le mariage sera célébré le lendemain dans la collégiale Saint-Jean, au son de l’orgue nouvellement construit. En raison de son grand âge, François L’Épine n’aura pu faire le déplacement de Toulouse.

Un « homme de probité reconnue »

En 1765, l’orgue placé dans l’église paroissiale Saint-Michel de Verdun-sur-Garonne tombe en vétusté. M. Gautié, baile de la confrérie Notre-Dame de Consolation et du Rosaire à qui appartient l’instrument, s’adresse au « sieur L’Épine, homme de probité reconnue ». Il en reçoit un devis aussitôt transmis à l’abbé de Vignes, chanoine de Saint-Sernin de Toulouse, qui « a été assez heureux de pouvoir faire passer le même devis par le moyen d’un de ses amis à dom Bedos Religieux Bénédictin reconnu pour le plus grand facteur qu’il y ait en Europe ». Dom Bedos suggère l’extension du clavier de 48 à 50 notes, l’adjonction d’un bourdon et d’un prestant au grand orgue « pour soutenir et suffisamment nourrir le plein jeu de sept tuyaux sur marche » et le petit ravalement de la pédale de trompette. Le 23 février 1766, la paroisse et la confrérie approuvent conjointement le devis de Jean-François L’Épine et les augmentations proposées par le bénédictin, pour un montant total de 5 000 livres, et fixent un délai de deux ans pour les travaux. La police est signée le 7 avril 1766 et l’orgue est reçu le 24 mars 1768, conjointement par la confrérie et les commissaires de l’œuvre Saint-Michel.

De Limoux à Narbonne

« L’orgue de la paroisse de Limoux est dans un etat injouable, la majeure partie des tuyeaux ne parlent pas, il y en a quantité d’encrasés ; les mouvements et abrégés ne jouent pas librement, il y a des emprunts, considérables dans les sommiers, la souflerie est dans un tres mauvais état, la matiere des tuyaux d’anche est mauvaise […] ». Triste constat signé par L’Épine et les marguilliers ce 24 janvier 1767. Deux jours plus tard, est signé un devis dans lequel le facteur consent « que mrs les marguilliers fassent estimer et apretier les reparations » par Dom Bedos et à se conformer à ses décisions. Le bénédictin suggèrera fortement, et sans augmentation de prix, de faire refaire à neuf le sommier (« je defie qui que ce soit de rien faire de solide en reparant les sommiers tout cela ne feroit que de mauvais ouvrage »), de regarnir entièrement les soufflets et d’étoffer encore les nouveaux jeux d’anche. Le projet d’augmentation présenté par L’Épine et approuvé par Dom Bedos est accepté par les marguilliers le 12 avril 1772 et l’instrument reçu le 19 juillet, après que le facteur s’est engagé par un contrat d’entretien.

L’église primatiale de Narbonne possédait un orgue monumental exécuté entre 1739 et 1742 par Christophe Moucherel, facteur d’orgues de Toul. Un quart de siècle plus tard, à la demande du chapitre, Jean-François L’Épine y entreprend des réparations, augmentations et améliorations qui vont l’occuper pendant dix-huit mois. L’ouvrage une fois terminé, les chanoines, « vû la bonne réputation dudit sieur » L’Épine, reçoivent l’orgue « sans autre vérification » et en dressent certificat le 28 août 1770. Le facteur peut s’en retourner à Pézenas.

Las ! Jean-Henri Labadie, titulaire de l’instrument, avait souhaité que les travaux fussent confiés à Rabiny, facteur de Dijon. Profitant du départ de L’Épine, il fait entendre l’orgue « dans des mêlanges irréguliers, tirant à demi les registres pour faire paroître les jeux discords », et va même jusqu’à composer un Mémoire « par lequel il prétendoit démontrer que le sieur L’Épine avoit manqué cet Instrument dans toutes ses parties ; qu’il avoit fait un mauvais ouvrage, et trompé le Chapitre ». Instruit de l’affaire, le facteur revient à Narbonne et sollicite aussitôt une vérification,

« desirant néanmoins pour Juge, le plus habile connoisseur en ce genre : le sieur Labadie avoit cité plusieurs des articles du Livre de Dom Bedos, sur la facture de l’Orgue, pour appuyer & prouver ce qu’il dit dans son Mémoire, il conviendroit par conséquent que ce fût Dom Bedos lui-même qui fit la vérification de cet Ouvrage ».

M. de Viguier, grand archidiacre, accède à cette demande et invite le « Savant Religieux, résidant à l’Abbaye de Saint-Denis en France, de se transporter à Narbonne ». Impressionné sans doute par le choix de l’expert qu’il qualifie dans son Mémoire de « lumiere des Facteurs », Labadie rédige en hâte un second rapport allégé où il observe que « les petits défauts dont il parle dans ses deux Mémoires peuvent se réparer dans peu de tems ; & que si le sieur L’Épine travaille à l’Orgue avant la vérification, il n’est pas douteux qu’il n’y remédie […] »

Le bénédictin passera cinq jours entiers dans l’instrument dont il examine avec soin les soufflets, la console, les registres, l’intérieur du soubassement, la mécanique du positif, fait sur le clavier toutes sortes d’épreuves, vérifie les dimensions des soupapes et gravures, essaie l’orgue avec un seul soufflet, éprouve les jeux d’anche, les fait peser devant lui, vérifie la teneur de l’étain devant quatre chanoines, pour conclure enfin :

« Nous aurions trouvé le susdit Orgue bien construit dans toutes ses parties, d’une excellente harmonie, et bien d’accord ; nous croyons même devoir au susdit Facteur, le témoignage que nous aurions observé qu’il se seroit singulièrement appliqué à remplir d’une façon distinguée ses obligations avec tout le soin imaginable. »

Jean-François L’Épine – ou le Chapitre cathédral de Narbonne – s’empressera de faire publier le Procès-verbal de la Vérification de l’Orgue de l’Église de Narbonne, faite le 4 Mai 1771, par Dom Bedos-de-Celles (fig. 8), Bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, avec des Observations sur les Mémoires, faits par le Sieur Labadie, Organiste de la même Église, contre le Travail exécuté au susdit Orgue par Monsieur L’Épine. Le rapport minutieux de Dom Bedos est souvent considéré comme un chef-d’œuvre du genre. Le bénédictin y sauvait la réputation du fils L’Épine comme il avait, vingt-quatre ans plus tôt, sauvé celle du père en butte aux critiques de l’organiste de Saint-Sernin de Toulouse.

Procès-verbal de la Vérification de l’Orgue de l’Église de Narbonne, faite le 4 Mai 1771, par Dom Bedos-de-Celles
Fig. 8 - Procès-verbal de la Vérification de l’Orgue de l’Église de Narbonne, faite le 4 Mai 1771, par Dom Bedos-de-Celles (Arch. dép. Hérault, 1 J 1470)

Une correspondance suivie

Orgue de la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier (cl. Jonathan Galy)
Fig. 9 - Orgue de la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier (cl. Jonathan Galy)

Au début du XVIIIe siècle, l’orgue érigé par les frères André et Gaspard Eustache pour la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier (fig. 9) entre 1648 et 1651 paraît « en fort mauvais estat », selon les dire d’un expert anonyme qui préconise de « défaire tout ce fatras de mauvaix ouvrage pour faire un orgue dans toutes ses formes ». Il faudra attendre 1775 et la reconstruction du sanctuaire et du chœur de l’église pour que le projet se précise. Le 1er juillet 1776, le chapitre cathédral décide l’érection « d’un orgue d’environ huit à dix mille livres ». Il reviendra à Jean-François L’Épine la tâche de construire l’instrument selon les plans demandés à Dom Bedos et adressés par ce dernier au chanoine Bessière. Les devis et marché d’un buffet et d’un orgue neuf de 16 pieds sont signés le 10 juillet (fig. 10).

Autographe de Jean-François L’Épine, devis et marché d’un buffet et d’un orgue neuf pour la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier, 10 juillet 1776
Fig. 10 - Autographe de Jean-François L’Épine, devis et marché d’un buffet et d’un orgue neuf pour la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier, 10 juillet 1776
(Arch. dép. Hérault, 1 J 1470)

Il semble que pendant tout le temps des travaux L’Épine et Dom Bedos entretiennent une correspondance suivie. Le 28 janvier 1777, L’Épine donne connaissance à M. Gigot, syndic, des lettres qu’il a envoyées à Dom Bedos et d’un courrier de ce dernier. Fort de cette correspondance aujourd’hui perdue, le facteur montre au chapitre que le buffet du grand orgue avec trois tourelles et deux plates-faces serait exigu et que le positif masquerait les trophées du massif. Le chapitre accepte un élargissement à cinq tourelles et quatre plates-faces. Viendront s’ajouter cinq jeux dont le fameux clavier de bombarde dont on a fait l’expérience à Béziers, ce qui semble être une initiative de L’Épine. L’orgue de 48 jeux et 3 471 tuyaux sera reçu le 20 décembre 1778 par l’organiste Jean-Pierre Legrand qui dresse un procès-verbal élogieux.

Dernier éloge

C’est Adrien L’Épine (fig. 11), installé à Paris depuis 1758, qui recueillera de la plume de Dom Bedos le dernier et plus bel éloge formulé à l’égard de Jean-François. Dans un courrier écrit à Narbonne le 6 mai 1771, le bénédictin lui témoigne d’abord de l’inquiétude puis de la satisfaction d’un maître devant le travail de son élève :

Lettre de Dom Bedos à Adrien L’Épine, Narbonne, 6 mai 1771, extrait
Fig. 11 - Lettre de Dom Bedos à Adrien L’Épine, Narbonne, 6 mai 1771, extrait
(Arch. dép. Hérault, 1 J 1470)

« Vous m’avez recommandé, Monsieur, en partant de Paris, de vous donner avis de la tournure que prendroit la vérification de l’Orgue de Saint Just de Narbonne. Voici en deux mots comment cette affaire s’est passée. Je vous avoue que j’étois un peu prévenu contre M. votre frere, fondé sur tout ce que j’avois su déjà des plaintes de M. Labadie contre cet ouvrage, & sur-tout ayant lû deux Mémoires de lui, qu’on ne manqua pas de me remettre à mon arrivée à Narbonne. Je devois d’autant moins douter de la vérité de ces Mémoires, que le sieur Labadie m’avoit paru, dans plusieurs occasions, connoître passablement la facture de l’Orgue. D’ailleurs je pensois qu’il étoit fort naturel qu’étant Organiste du Chapitre, il ne devoit y avoir que le zéle pour les intérets de ce Corps, & pour le bien de la chose, qui devoit le faire agir.

Vous pouvez bien comprendre qu’étant dans les dispositions dont je viens de vous donner l’idée, j’ai fait pendant cinq jours le plus rigoureux examen, jusqu’à faire peser en ma présence les jeux d’anche, jusqu’à faire l’essai de l’étain en présence de quatre Chanoines. J’ai été le plus surpris du monde, de trouver un Orgue le plus parfait que j’aie vu : c’est l’harmonie qui m’a plû davantage. Je dois louer plus particulièrement la montre de seize pieds : je n’en ai jamais entendue d’aussi parfaite pour l’harmonie ; le bourdon de seize pieds de même. Les jeux d’anche sont excellens ; ils joignent l’eclat et le corps d’harmonie, avec le moëlleux & la douceur. La pédale est la plus belle harmonie que j’aye entendu. Toute la Méchanique de cet Orgue est un chef d’œuvre pour la solidité, la propreté & l’intelligence que j’y ai apperçu par tout. En un mot tout ce que j’ai vu dans cet Orgue, m’a donné la plus grande idée de l’habileté de votre frère, que je regarde comme un des plus savans & des plus grands Facteurs que je connoisse, & dont j’ai entendu parler. C’est un témoignage que je lui dois : la vérification est finie ; j’en donnai hier mon Procès-verbal. »

Dom Bedos s’éteint à l’abbaye de Saint-Denis le 25 novembre 1779. Avec sa mort se tourne la page de la facture d’orgue de l’Ancien Régime. Jean-François L’Épine lui survivra 38 ans 13 au cours desquels il entretient l’instrument de la cathédrale d’Agde, construit celui d’Alès (1783) puis abandonne la facture d’orgues pour reprendre le commerce de draps de son beau-père : « une démission que l’on s’explique peut-être par le sentiment de solitude dans lequel s’est trouvé plongé un disciple qui a perdu un tel maître » 14, écrira l’organiste et musicographe Norbert Dufourcq.

NOTES

1. Nougaret, Jean, L’évolution urbaine et architecturale de Pézenas du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, thèse de IIIe cycle en Histoire de l’Art soutenue en 1969 à la Faculté des Lettres de Montpellier, prés. professeur Louis Dermigny (publiée en 1979 par les Amis de Pézenas, Études sur Pézenas et l’Hérault, n° sp.).

2. Nougaret, Jean (réd.), Jacques, Jean-Claude (photogr.) et Marzo-Marill, Véronique (cartog.), Pézenas, Hérault / Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Montpellier, Association pour la Connaissance du Patrimoine en Languedoc-Roussillon, 1998, p. 4.

3. Ibid., p. 40.

4. Né à Caux le 24 janvier 1709, François de Bedos de Celles est le quatrième enfant d’Henri de Bedos de Celles (1673-1737), seigneur de Celles et coseigneur de Caux, et de Jeanne de Pradines, fille du seigneur de Popian. Il décède le 25 novembre 1779 à l’abbaye de Saint-Denis après avoir consacré sa vie à Dieu, aux orgues et aux cadrans solaires. Il est l’auteur de deux traités monumentaux plusieurs fois réédités : La Gnomonique pratique, ou l’Art de tracer les cadrans solaires avec la plus grande précision, par les meilleures méthodes, mises à la portée de tout le monde. Avec des Observations sur la manière de régler les Horloges […], Paris, Briasson, Despilly, Hardy, 1760 et L’Art du facteur d’orgues, [Paris], Louis-François Delatour, 1766-1778.

5. C’est du moins ce qu’affirme Félix Raugel sans toutefois citer ses sources (Raugel, Félix, Recherches sur quelques maîtres de l’ancienne facture d’orgues française, les L’Épine, Jean-Pierre Cavaillé, Dom François Bédos de Celles, Paris, H. Hérelle, Fortemps et Cie, 1925, p. 18).

6. (Jean)-François (Picard) de L’Épine (Abbeville 1681, Toulouse 1762), auteur d’un orgue à Cahors (1712), aux Cordeliers de Toulouse (1727), à Saint-Martin de Pau (1735), de réparations aux orgues de Saint-Etienne de Toulouse et Sainte-Cécile d’Albi (1747). Dans les pas de Jean-Louis Bergnes, nous avons privilégié la graphie ancienne « L’Épine » à celle, actuelle de « Lépine ». Quant au prénom, et pour éviter les confusions, nous utiliserons François lorsqu’il s’agit du père et Jean-François lorsqu’il s’agit du fils.

7. Barraud, Jean (dir.), Le Testament de Dom Bedos. Abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux, 1748-2001, Bordeaux, La Renaissance de l’Orgue à Bordeaux / William Blake & Co., 2001, p. 25.

8. Raugel, Félix, op. cit.

9. Pour l’ensemble des citations de cet article et la bibliographie, on se réfèrera à l’ouvrage de Hans Steinhaus et Guilhem Beugnon, Dom Bedos de Celles, entre orgues et cadrans solaires : vie et travaux d’un Bénédictin du Languedoc (1709-1779), XXe cahier de la Société archéologique, scientifique et littéraire de Béziers, 2008.

10. Raugel, Félix, op. cit., p. 5.

11. À l’issue d’une visite de l’orgue, Dom Bedos dressera le 27 août 1771 un devis de réparations à apporter à la soufflerie, le mécanisme, les porte-vents et les tuyaux. Il conseille de s’adresser pour les travaux et l’entretien à Jean-François L’Épine, constructeur de l’orgue, « sa capacité ne pouvant d’ailleurs être révoquée en doute, après l’examen que j’ay fait en dernier lieu de son ouvrage à Narbonne, et de la parfaitte connaissance que j’ay de la supériorité de ses talents de ce genre ».

12. Cité par Bergnes, Jean-Louis, Jean-François L’Épine, facteur d’orgues languedocien, Béziers, Société de musicologie du Languedoc, 1983, p. 19.

13. Il s’éteint à Pézenas dans sa maison d’habitation, rue de Béziers, le 30 juillet 1817, six mois après son épouse Gabrielle.

14. Dufourcq, Norbert, Le Livre de l’orgue français, 1589-1789, Tome III** : La Facture. Du Préclassicisme au Préromantisme, Paris, A. et J. Picard, coll. « La vie musicale en France sous les rois Bourbons », 1978, p. 227.