Hommage à Gaston Baissette
* Professeur Émérite de Géographie urbaine et Aménagement du territoire,
Université Paul Valéry, Montpellier 3, Laboratoire ART-DEV.
** Sociologue
Le comité de rédaction de la revue a souhaité inclure ce texte du romancier Gaston Baissette, en raison de sa description sensible des paysages héraultais. Nous remercions chaleureusement le « Paysan du Midi », Mas de Saporta ⎼ 34970 ⎼ LATTES, de nous avoir autorisés à publier ces lignes éditées en 1965.
Né à l’aube du XXe siècle, à Albi en 1901, Gaston Baissette témoigne d’un attachement profond et fidèle à la terre héraultaise de ses parents. À Montaud bien entendu, au pays des garrigues du Pic St-Loup, à Fabrègues où s’étale et « déferle » le vignoble de la plaine, à Mauguio tête de l’étang de l’Or et à ces rivages du pays de Montpellier, de Palavas et Maguelone, tout de sable, de vent et d’eaux, de mer, de lagunes, de petits fleuves, d’un canal peuplé de cabaniers, des eaux poissonneuses, vivantes et lumineuses. La vigne et l’eau, riches de la tradition des petits métiers et du « peuple des vignerons », seront ses compagnons de vie. Poète, romancier, résistant à la bonne heure, épris de liberté, le grand médecin s’est engagé tout au long de sa vie pour défendre la santé, le corps médical et la médecine, lutter contre la tuberculose, contribuer au mieux-être du plus grand nombre. Hors ses écrits sur la médecine et parmi ses nombreuses publications, Ce pays de Montpellier, L’étang de l’Or, Ces grappes de ma vigne, donnent sens à ses racines au cœur d’un département dont il trace avec précision, sensibilité et passion les contours d’un « système géographique… d’un type exceptionnel ». Le texte qui suit, publié en 1965, résume sa vision d’une terre de silences et de paroles, « des murmures du vent et des hurlements soudains des orages »,… pour dire une géographie de « l’originel » dans toutes ses dimensions, du contraste à l’harmonie.
HÉRAULT
On entend dire : L’Hérault ?… connais pas, ou bien : Je l’ai traversé une fois : rien que des vignes. Ainsi parlent de nombreux touristes, voyageurs, dévoreurs d’horizons nouveaux et toujours plus lointains.
Oui, des vignes. Elles déferlent sur toute la vaste plaine maritime qui court de Saint-Gilles à Narbonne. Et comme la voie ferrée ou la grande route choisissent les chemins les plus directs, on voit défiler les quinconces des vignes, comme des éventails continuellement ouverts et refermés. Dans l’Hérault, la route du vignoble passe par Marsillargues, Lunel, Montpellier, Fabrègues, Pézenas, Nissan-lez-Ensérune. Là vit le peuple des vignerons rivés à leur sol par une ironique sagesse, et qui possèdent plusieurs dictons pour exprimer que la connaissance de l’homme et de la nature ne peut s’acquérir dans la précipitation, et qu’il ne faut jamais se dépêcher, car le temps ne coûte pas cher.
Le temps ne coûte pas cher, et l’on peut en distiller toutes les minutes, presser les moments de loisir pour en faire sortir tout le suc, sans quitter un rayon de quelques kilomètres. On peut passer de la taille du cep à la pêche au poisson de mer, au poisson d’étang, au poisson de rivière, de la chasse au canard à la chasse au sanglier, du ski au bain de mer, de la course au taureau à la pétanque.
Aucun département ne peut présenter une telle diversité. Le système géographique est d’un type exceptionnel. Dans un espace restreint, on rencontre cinq plans de paysages : la montagne, la garrigue, la plaine, les étangs, la mer. Pays de contrastes mesurés, de géologie mouvante ; rien n’est plus dissemblable que l’étang et la garrigue, que la garrigue et la montagne ; rien n’est plus étroitement lié.
De la limite du haut Hérault, de la Couvertoirade, la ville des Templiers, de Ganges, la ville de la soie, de la Grotte des Demoiselles, on peut d’un bond atteindre le sommet du Mont Aigoual, montagne modeste par sa hauteur de 1.570 mètres, mais fière, mais violente, avec ses orages méridionaux, ses escarpements sauvages, ses déserts brûlés, sa tête couverte de conifères nains et tordus, où se déchaînent les vents continentaux, où s’achèvent ceux de la mer. Cévennes, montagne refuge et réserve d’histoire, patrie de Roland le Camisard, qui remua les cendres rouges des Cathares ; là vit le peuple des hauts-lieux, comme eux intraitable et fier.
Ou bien si l’on préfère obliquer vers l’ouest du département, on rencontre d’autres tourmentes, des cirques comme cet hallucinant paysage renversé de Navacelles, où la montagne semble enfoncée dans un cratère, des causses, étendues infinies de pierres nues, des pas, des gorges qui laissent échapper tout au fond la lumière d’eaux bleues, et s’ouvrent sur des villes de roches ruiniformes, comme Le Caylar, ou des cités romanes, comme Saint-Guilhem-le-Désert.
Plus bas, la tourmente cesse, et c’est la garrigue. Tout est changé brusquement. Ici dominent la modération et la mesure. Plus aucune trace de végétation montagneuse. Ces collines calcaires, faites d’usure et d’érosion, n’atteignent jamais au chaos ni à la violence, et les affaissements de rochers qui coupent les pentes prennent l’aspect de falaises bordant des océans disparus. Vêtues de leurs variétés de chênes-verts, parmi lesquels les chênes-garrus, de bois de pins d’Alep et de pins sylvestres, de cades, de genévriers et de cystes, de balsamiques où dominent le thym, l’aspic, le romarin, dévorées de soleil et de sécheresse, elles étendent loin à ponant et à levant, leur désert et leur solitude.
Leur modération n’est qu’apparente. La violence a changé de sens. La nature ici n’impose ses excès que par l’implacable inutilité de ses espaces. Leur désert repousse l’initiative souvent maladroite de l’homme. C’est une réserve de vie primitive, parsemée de fossiles et de vestiges préhistoriques, offerte au rêve comme une richesse. Seuls, dans les dépressions ou sur des pentes favorisées par les sources, apparaissent les villages aux tuiles brûlées, aux campaniles de fer forgé. Villages heureux, entourés de vignobles et d’olivettes. […]