Deux évêques héraultais à Pékin :
Mgr Jarlin (1856-1933) et Mgr Fabrègues (1872-1928)

Que deux compatriotes Lazaristes se soient retrouvés missionnaires en Chine dans les années 1880-1930 n’a rien d’étonnant. Les Prêtres de la Mission étant responsables des trois séminaires diocésains, ceux de Saint-Pons, de Montpellier et le Grand Séminaire, ont suscité des vocations pour leur congrégation, sans faire de prosélytisme cependant. L’attirance vers les pays de mission est alors grande en France. Qu’ils soient devenus tous deux vicaires apostoliques en Chine, pourquoi pas ? Le pays est tellement vaste. Mais que l’un ait été nommé coadjuteur de l’autre, voilà qui est moins ordinaire. La comparaison entre l’action de ces deux Héraultais, appelés à collaborer, ne manque pas d’intérêt, d’autant plus que, point commun, ils ont eu à faire tous deux à l’épisode de la révolte des Boxers et à l’évolution politique d’une Chine agitée qui va connaître bien des aléas, ce qui n’a pas manqué de leur poser à tous deux des problèmes d’adaptation. De plus, la politique missionnaire de Benoît XV et de Pie XI qui insistent sur le caractère universel de la mission contre les prétentions des États et la tentation nationale de certains prêtres européens n’a pas moins bouleversé leurs points de vue et les a amenés à réagir. Était-il bon de suivre sans discuter les positions du délégué du Saint-Siège, Mgr Costantini ? Fallait-il suivre l’appel du Père Lebbe « se faire Chinois avec les chinois ? » ou écouter la voix de son adversaire, M. Garnier, qui n’avait que méfiance à leur égard ? Devaient-ils favoriser ou tout au moins approuver les ordinations d’évêques indigènes, voulues et pratiquées par Pie XI ? Comment ces deux évêques se sont-ils comportés dans ces périodes difficiles et quelles ont été leurs relations personnelles, en tant que Lazaristes et comme évêques missionnaires français, la question mérite d’être posée. Elle sera la ligne de force sous-jacente à notre présentation.

Un Sétois en Chine : Stanislas-François Jarlin

1856-1933 : Ses premières années et sa formation

Stanislas-François Jarlin est né à Sète, le 20 janvier 1856, rue des Trois Journées, en face de l’église Saint-Louis, selon Henri Garnier 1. Le docteur Guirauden, après enquête, conclut qu’il s’agit en fait du 57, Grand Rue Haute. Le document ci-dessous tranche la question du domicile des parents.

Sa famille est originaire de l’Ardèche. Il ne fait pas de grandes études : l’école primaire et les cours du soir, mais il complète son apprentissage auprès de ses sœurs et par de nombreuses lectures. Vers 13 ans, il est embauché comme comptable, dans une entreprise de chaux et ciment, la maison Marquerolle. Il devient chef de bureau, puis fondé de pouvoir. Il fréquente alors le patronage des « Joussépés », noms donnés aux membres de l’œuvre de saint Joseph, fondée par l’abbé Gaffino. Président de son groupe, il installe ses compagnons au 112, Grande Rue Haute. Il est marqué par un voyage qu’il fait à Rome. Il quête pour la Sainte-Enfance, et devient tertiaire de Saint-Dominique. Puis il accomplit son service militaire, à Montpellier. Il entraîne certains de ses compagnons à la messe et les incite à faire leurs Pâques. Il aurait même converti trois juifs… Légende dorée ?

Extrait de naissance de Stanislas-François Jarlin
Fig. 1 Extrait de naissance de Stanislas-François Jarlin

Il devint ensuite surveillant au Collège Catholique de Montpellier, le Sacré-Cœur, tenu par les Jésuites. De retour à Sète (alors Cette), il fait construire un nouveau local avec sa chapelle pour son œuvre – ce bâtiment deviendra l’école St-Jean. Sa mère, femme forte et pieuse, qui intervient souvent dans sa vie durant sa jeunesse 2, essaie de le marier, puis de le faire entrer chez les Frères de Bourg-Saint-Andéol. Là n’est pas sa voie. Il fait un essai de vie religieuse chez les Dominicains, à Salamanque, puis devient surveillant au petit séminaire de Saint-Pons en octobre 1881. Il en profite pour renforcer ses études de latin commencées dans sa ville natale avec deux de ses compagnons. Il y reste deux ans et demi, jusqu’au printemps 1884.

Le Lazariste en formation : ses premiers pas en Chine

Le 7 mai 1884, il entre dans la Congrégation de la Mission. Après son noviciat à Saint-Lazare, à Paris, rue de Sèvres, il est envoyé en Chine, à la suite de Mgr Favier venu à Rome pour traiter l’affaire de la translation de la mission catholique du Pe-Tang. Après s’être arrêté à Shanghai et à Tien-Tsin, il arrive dans la capitale le 17 novembre 1886. Il y accomplit, en deux ou trois ans, ses études cléricales, sous la direction du P. Addosio, curé du Nan-T’ang, l’église du sud de la ville, future victime de Boxers. Il peine à apprendre le chinois qu’il arrivera cependant à parler correctement – ses ennemis lui reprocheront le contraire. Il est ordonné prêtre le 20 janvier 1889, dans ce pays où il va continuer à exercer son ministère jusqu’à sa mort, durant 47 ans. Il est alors nommé vicaire, puis, en 1894, directeur, dans le district de Pao-tingfou. Cette ville de 80 000 habitants se trouve à 160 km au sud-ouest de Pékin. C’est alors la capitale de la province de Tché-ly et la résidence officielle du vice-roi, qui loge au Peikouan. De son deuxième chef de district, M. Ponce, il dira plus tard : « Passus sub ponzio », en faisant allusion au « sub pontio pilato passus et sepultus est » du Credo. Il passe lui-même beaucoup de temps à la formation des catéchumènes. Il reste plusieurs mois dans la localité de Tonglu, où sont rassemblés six cents d’entre eux. A son arrivée là, il a trouvé 200 chrétiens ; à son départ ils sont 600. De 1889 à 1894, il y passa une partie de l’hiver et du printemps à Tong-Lu. Il s’occupait entre autres choses des enfants qu’il amenait promener et jouer aux environs du village. Il implanta le catholicisme dans un grand nombre de villages de cette région, où la nourriture était plus que frugale et où le choléra fit nombre de victimes, dont le chef de district, M. Jean, et dont il fut lui-même atteint.

L'accès aux responsabilités

  1. Jarlin est ensuite nommé à la tête du district de Paoting-Fou. Il trouve là un doyenné dynamique, qui compte 4 paroisses et environ 6 500 catholiques, et un mouvement de conversions bien amorcé. Il va les favoriser et les rendre plus aisées par l’emploi d’un moyen particulier, qu’on appellera plus tard la « méthode du mil». Elle consiste à assurer la subsistance des catéchumènes réunis dans un centre, durant la saison d’hiver, pour recevoir l’instruction religieuse. Le père leur octroie deux repas de mil, assaisonnés d’une pincée de légumes salés. Le nombre de chrétiens augmente rapidement: dans la seule année 1895, se font 660 baptêmes d’adultes. Quatre ans après, son district compte 12 000 catholiques. Il devient le modèle de ce territoire ecclésiastique qui deviendra en 1910, avec 70 000 chrétiens, un nouveau vicariat apostolique à la demande de Stanislas Jarlin lui-même.

Du vicariat général à l'épiscopat

A la fin de 1897, il est appelé à Pékin comme vicaire général par Mgr Favier qui succède à Mgr Sarthou – celui-ci aurait bien voulu attirer le futur évêque de Madagascar Sud, Mgr Crouzet, un Héraultais comme lui, né à Lansargues. D’après Claude Soetens 3, Jarlin est un homme de terrain, il garde un contact étroit avec les postes missionnaires. Il règle un différend concernant Bao Ding, directement avec les autorités chinoises, sans passer par l’ambassade de France, protectrice des missions.

L'Église catholique en Chine en 1900

  • 82 vicariats apostoliques en 1900,
  • 740 000 fidèles (2 520 000 en 1930),
  • 1 375 prêtres dont 471 chinois et 904 étrangers (3 396 en 1930),
  • 1 080 religieuses dont 350 chinoises, 730 étrangères.

Les prémices de la révolte des Boxers : l'affaire de Pao-ting-fou

Au tournant du siècle, la situation est dramatique en Chine. Au niveau du pouvoir, les factions se disputent l’influence. Autour de l’Empereur, Koang-Su, se trouvaient des jeunes novateurs, ouverts aux idées occidentales. En face, les adeptes du vieux parti Sino-Mandchou qui jugent la civilisation chinoise parfaite. Ils se rassemblent autour de la tante de l’Empereur, Tseu-hi. En 1897, ils rêvaient de frapper un grand coup contre les étrangers et contre les chrétiens. L’impératrice douairière fit venir de la province de Kan-sou une armée de 25 000 hommes, commandée par un général musulman, Tong-Fousiang, farouche xénophobe que les massacres de 1900 ont rendu célèbre. Une de ses garnisons fut, un moment, stationnée à Pao-ting-fou. Le 6 juillet 1898, après un incident local, deux cents hommes attaquèrent la mission, la saccagèrent et firent prisonnier les deux prêtres, dont M. Dumond, futur premier évêque de Tien-Tsin. Le sous-préfet chinois réussit à les faire libérer.

Le règlement de l'affaire par M. Jarlin

Comment allait-on régler cette affaire ? Par la répression ou la négociation ? Le vice-roi, Jong-Lu, proposa aux Lazaristes de traiter à l’amiable. Mgr Favier y consentit. Il proposa d’échanger la résidence des missionnaires, sise hors de la ville, avec une propriété située au centre, un ancien mandarinat à la réputation sulfureuse pour les Chinois. M. Jarlin fut désigné pour cette négociation. Il se fit connaître à son avantage par les Chinois. Le vice-roi lui avait prêté son bateau à vapeur. Reçu par ce notable, le médiateur fut nommé mandarin de deuxième ordre, avec bouton bleu du premier degré. « Cela me place au-dessus des préfets », écrit-il alors à sa famille, le 14 août 1898. La mission obtint cette propriété sise à l’intérieur de la ville où l’on construira la cathédrale et la résidence de l’évêque. C’est alors que M. Jarlin fut désigné comme vicaire capitulaire et premier vicaire général de Pékin, M. Claude Guilloux étant le second.

Mgr Favier poursuivit les négociations avec le gouvernement. Le P. Jarlin réussit à faire signer le fameux texte que l’on va appeler le décret Favier, en date du 15 mars 1899. Il accordait un statut légal aux missions catholiques – le soulèvement de 1900 détruisit en grande partie ses effets. La situation se modifiait en Chine : le 22 septembre 1898, Tseu-hi fit détrôner son neveu. Elle arrêtait ainsi le profond mouvement de réforme qu’il avait amorcé. Cependant, les Légations étrangères et l’évêque de Pékin ne semblaient pas sentir le danger qui montait avec les manifestations des Boxers.

Les promotions : visiteur et coadjuteur (23 avril 99-29 avril 1900)

Le 22 octobre 1899, Mgr Favier quitte même la Chine pour l’Europe. Il avait réussi à obtenir de garder près de lui M. Jarlin qui, nommé Visiteur des œuvres de Chine, c’est-à-dire provincial de toute la Chine pour les Lazaristes et les Filles de la Charité, aurait dû fixer ses quartiers à Shanghai. M. Fiat, le Supérieur Général des Lazaristes, l’autorise provisoirement à rester à Pékin. Il est donc chargé à la fois du Vicariat apostolique et de toute la Province de Chine. M. Jarlin avant sa promotion estimait que Mgr Favier avait bien besoin d’un coadjuteur, vu son âge et sa santé. Le 13 avril, il écrivait à son supérieur religieux : on a prononcé mon nom. C’était pour exprimer son refus : « Je reconnais la nécessité pour sa Grandeur d’avoir un aide évêque, mais je reconnais encore mieux l’absolue nécessité que ce ne soit pas moi l’élu. » Et il demande qu’on envoie à Pékin des hommes sérieux, en déplorant la pénurie dont souffre le vicariat : en dehors de M. Guilloux, « pas un autre nom à mettre sur la liste 4 ». Le 28 décembre 1899, il est élu évêque titulaire de Pharboetus et coadjuteur du vicaire apostolique du Tche-li septentrional (Pékin), avec droit de succession. Il est sacré dans la cathédrale du Pé-Tang, le 29 avril 1900 par Mgr Favier, à qui succédera, lors de sa mort, le 4 avril 1905. Beaucoup de missionnaires ne purent venir assister à son sacre à cause des événements. Il avait choisi comme devise : « Duc in altum », « Pousse au large », Et il aimait rappeler ces mots : « Fort de votre aide, je lancerai le filet ».

Son Exc. Mgr Stanislas Jarlin 1856-1933
Fig. 2 Son Exc. Mgr Stanislas Jarlin
1856-1933

Le vicariat apostolique de Pékin (Tche-Li septentrional) en 1900

Le Tche-Li ou Petchi-Li est une des provinces de la Chine du Nord, située au sud de la Mongolie. S’y trouve Pékin capitale de la Chine, mais le chef-lieu de la province est Pao-tig-fou. La grande muraille divise la province en deux, mais souvent on ne considère que la partie sud, la partie nord étant le Jéhol ou la Mongolie inférieure. Cette province est alors divisée en quatre vicariats apostoliques, dont trois confiés aux Lazaristes. Le Tche-Li septentrional, érigé en 1856, est une grosse partie du vicariat créé en 1783. Pékin est le lieu de résidence du Vicaire apostolique. La ville comprend cinq églises. Le Tche-li oriental a été détaché du précédent en 1899 et confié à Mgr Geurts qui réside à Youg-Ting-Fou. Le Tche-li sud-ouest ou méridio-occidental a pour résidence épiscopale Tcheng-Ting-Fou. Il compte 8 millions d’habitants dont 37 000 catholiques. Le vicaire apostolique en est Mgr Bruguière. Enfin le quatrième vicariat est celui du Tche-Li du sud-ouest ou méridio-oriental, placé entre les mains des Jésuites : la résidence de l’évêque en est Than-Kia-Tchoang.

Les prémices de la révolte

Le 28 mars 1900, Mgr Favier revenu de France débarquait à Shanghai. La situation prenait alors un tour dramatique en Chine. Mais les légations étrangères ne semblent toujours pas pressentir la gravité des événements. Contrairement à son évêque et aux représentants étrangers, Stanislas Jarlin ne cesse de mettre en garde contre le danger qui monte : « Catholiques, protestants, Européens, nous sommes tous menacés », écrit-il, le 2 mars 1900. Les Boxers, officiellement désavoués, étaient en fait encouragés en sous-main par le gouvernement. Les responsables chinois faisaient la sourde oreille aux demandes des Occidentaux. Le vice-roi envoyait des réponses polies et chargées de promesses, mais, en fait, laissait faire. Les mandarins ne se montraient pas plus coopératifs. Les Boxers se sentaient les mains libres. Mgr Jarlin conseille aux chrétiens de s’armer, sans pour autant dire que c’est à lui de le faire.

Situation du territoire du vicariat apostolique de Pékin (Tche-Li septentrional) en 1900
Fig. 3 Situation du territoire du vicariat apostolique de Pékin
(Tche-Li septentrional) en 1900

Les premiers massacres

Le 21 avril, eut lieu une première bataille dans un village du district de Pao-ting-fou. Le ministre plénipotentiaire français, M. Pichon, alerté, confie l’affaire au Consul de Tien-Tsin, M. du Chaylard. Le 8 mai 1900, le P. Dumond annonce que Tonglu est assiégé. Les mandarins refusent d’agir. Mgr Jarlin se rend alors à Pao-ting-fou pour négocier. Sans succès. Il quitte cette ville le 17 mai. La colère du peuple monte. On accuse les chrétiens d’empoisonner les puits et de se livrer à des pratiques de sorcelleries pour éliminer les patriotes. Poussés par cette faction, la foule de Pékin se rue sur les missions catholiques et les Légations des grandes puissances. Des prêtres sont massacrés ; le ministre d’Allemagne est assassiné et les autres diplomates assiégés dans leur légation.

Mgr Favier décrit, dans une lettre du 18 mai 1900, les massacres qui viennent de se produire et il tente d’expliquer à ses lecteurs les origines de « ce mouvement insurrectionnel et antichrétien » et les raisons de la persécution : des questions dynastiques et des luttes entre factions chinoises, doublées d’une violente xénophobie. Il poursuit cette lettre, interrompue par dix jours d’angoisse, le 28 mai. « Chaque heure nous apprenait de nouveaux malheurs. Le massacre de Kao-Lo a été horrible plus de quatre-vingts victimes. Des petits enfants étaient écartelés ; les femmes brûlées dans l’église ou lardées de coups ; les hommes percés de lances ou tués à coup de fusil ; on dit même que plusieurs ont été crucifiés. Vingt deux personnes ont été sauvées parce qu’elles étaient absentes au moment du massacre… Dans un autre village, deux chrétiens ont été coupés en morceaux. Dans un troisième, plusieurs ont été massacrés. Trente villages, au moins, sont abandonnés par les chrétiens, six ont complètement brûlé ainsi que leurs églises. Nos pauvres chinois, pourchassés, fluent dans les montagnes ou dans nos plus proches résidences. Nous en hébergeons déjà plus de 2 000… Les Boxeurs (sic), avec une audace qu’on ne pouvait soupçonner, ont brûlé le chemin de fer Hankow-Pékin, sur une étendue d’environ 150 kilomètres… Matériel, gares, magasins, tout y a passé. Nous ne savons encore si tous les Européens qui étaient sur la ligne ont été sauvés… Les chrétientés de la province sont dans le plus grand danger. La révolution contre les Européens et la persécution contre les chrétiens semblent si bien organisées, que nous pouvons encore nous attendre à tout. 5 » Le vicaire apostolique de la Mandchourie, Mgr Guillon, sera massacré par les Chinois.

Les 65 jours du siège Pe-tang: Mgr Jarlin, âme de la résistance

A Pékin même, Nan-tang (l’église du Sud) est brûlée, et ses quatre établissements pillés et détruits ; l’église de l’Est est incendiée avec les chrétiens qui s’y trouvent ; l’église de l’Ouest également. Même chose au Chala, dont le cimetière fut profané. Que fait alors Mgr Jarlin, directement concerné par ces événements. Il prévoit l’attaque du grand centre catholique de Pékin, le Pe-tang, où sont réfugiés 3 500 personnes : chrétiens chinois, deux évêques, 14 prêtres, 7 frères maristes 6, 20 religieuses, 1 800 femmes et enfants, 450 jeunes filles, 81 bébés, 111 petits et grands séminaristes. A partir du 13 juin 1900, les Boxers y mettent le siège. Le coadjuteur, plus jeune et plus dynamique que son évêque, donne sa mesure dans la défense héroïque de ce bastion. Il se montre l’âme et même le chef de la résistance qui n’est assurée que par 40 fusiliers marins, italiens et français, commandés par l’enseigne de vaisseau Paul Henry. Incendies, mines, contre-mines, coups de canon et de mortier, fusillades, contre-attaques, marquent des heures bien longues. Il faut rationner la nourriture, manger des mets peu habituels, les ânes par exemple, enterrer les morts, soigner les blessés – il n’y a pas de médecin dans le camp retranché. On comptera 403 décès du fait des hostilités, des maladies ou des privations : onze soldats (6 Français et 5 Italiens) sur 40, dont P. Henry tué le 30 juillet, un missionnaire, deux frères maristes, 120 enfants, 51 bébés, 80 femmes, 138 chrétiens, y laisseront leur vie 7.

La défense du Pé-tang contre les Boxers fut en très grande partie l’œuvre de Mgr Jarlin. Dans son journal « Deux mois de siège », Mgr Favier dit de lui : « Mon coadjuteur était partout, veillait à tout, encourageant, consolant, soutenant tout le monde et traversant sans cesse les endroits les plus dangereux, sans se préoccuper des boulets et des balles ». L’une d’elle lui érafla la tête. Le bruit de la mort de Mgr Jarlin avait couru en Europe et la presse s’en était fait l’écho. Après la mort du héros Paul Henry, qui commandait les marins français, la défense se poursuivit jusqu’à la délivrance, alors que les vivres allaient commencer à manquer. C’était le 16 août 1900. « Cet épisode qui dura deux mois, écrit Cl. Soetens, rendit Mgr Jarlin célèbre en France et en Chine ».

Plan de Pékin
Fig. 4 Plan de Pékin

Les conséquences de la révolte

Dans l’ensemble du pays, les pertes catholiques sont estimées ainsi : cinq évêques, trente et un prêtres européens, neuf sœurs européennes et deux frères maristes. Le nombre total des catholiques chinois qui ont péri s’élève sans doute à plus de 30 000. Selon une lettre de M. Guilloux, vicaire général de Mgr Favier, datée du 15 septembre 1900 8, « Mgr Jarlin a fait une forte maladie après le siège ». Il donne des détails sur la situation de la ville et du diocèse : trois églises situées dans Pékin ont été détruites et une autre hors des murs Trois curés de paroisse de la capitale sont morts au cours de la révolte. L’église cathédrale, bâtie par Mgr Favier en 1887, a été terriblement endommagée. Il raconte qu’à l’orphelinat des sœurs, tout près de la cathédrale, « quatre mines creusées par les boxeurs ont détruit la moitié de ce magnifique établissement et enseveli une quarantaine d’enfants et vingt femmes qui venaient d’être baptisées, sans parler d’un grand nombre d’employés […] Rien que dans le vicariat de Péking, ajoute-t-il, plus de dix grandes églises ont été brûlées, sans parler des chapelles des chrétientés. Péking est occupé militairement et a été complètement livré au pillage ».

Un an plus tard, Mgr Jarlin fait le point de la situation, en remerciant son ami, l’abbé Fournier, son compatriote et vieil ami, d’avoir recueilli de l’argent pour son diocèse auprès des prêtres Sétois d’origine ou en poste dans la ville. « Nos pauvres chrétiens ont horriblement souffert. Plus de 6 000 sont morts pour leur foi. Les survivants ont absolument tout perdu. Nous faisons le possible et même l’impossible pour les empêcher de mourir de faim… Nous travaillons ici à consoler et à remonter nos chrétiens. Nous traitons leurs affaires. Nous commencerons bientôt à relever les ruines de leurs maisons et de nos églises […] Nous avons aussi des contentements. Depuis notre délivrance, nous avons eu 700 baptêmes d’adultes convertis après la persécution. Si le Bon Dieu nous donne une paix durable, je compte sur de nombreuses conversions.

L’Église reçoit des compensations financières à titre d’indemnités pour les massacres et les destructions. Et le nombre de conversions va progresser. M. Ducoulombier affirme en 1903 que « les fortes sommes d’indemnités qui sont passées par les mains des Missionnaires… ont contribué à faire perdre un peu la pratique de la pauvreté » 9. Les chrétiens lésés furent amenés à négocier eux-mêmes avec les autorités chinoises.

Après les événements, on reconstruit et on restaure : le collège franco-chinois des Maristes est rouvert, on rétablit les deux séminaires les trois églises détruites sont relevées et Mgr Favier en fait construire une nouvelle : St Michel. On rouvre les écoles, on construit un hôpital moderne international avec un dispensaire hôpital pour les pauvres. En 1903, « les ruines avaient disparu en grande partie, le Pétang était rajeuni et embelli, la maison des joséphines relevée, l’hôpital St-Vincent reconstruit. »

Portrait du coadjuteur

Peut-on imaginer Mgr Jarlin, une fois passés ces événements dramatiques ? H. Garnier, lors de son arrivée en Chine, en 1902 le décrit ainsi. Il lui paraît jeune encore « bien qu’il fût déjà tout blanc 10 – jeune il avait les cheveux presque roux et, en 1900, il n’avait pas encore blanchi –, son accueil un peu froid intimidait ses visiteurs », Mais le jugement de ce confrère se modifie rapidement et il retouche ce portrait ainsi : « Ses yeux d’un bleu pâle pétillaient sous les sourcils de neige, un bon sourire éclairait son visage : ce n’était plus l’homme du nord qu’avait annoncé l’impression première, mais, et son accent le disait, le méridional de la plus fine espèce, spirituel et gai jusqu’à la drôlerie. D’un grand bon sens qu’il poussait parfois jusqu’au paradoxe, il saisissait rapidement le point faible d’un raisonnement ou d’une méthode, la portée d’un événement ou ce qui se cachait derrière. » 11 Il savait être caustique, raconter des anecdotes et dire des bons mots. Mais dans ses lettres pas vraiment de méridionalismes, sauf l’expression typique « un peu grandets ».

Mgr Favier, malade depuis quelques années, ne préside plus le conseil. Il se fait rendre compte par Mgr Jarlin, mais parfois prend des décisions sans consultation. Du coup, « on sent trop d’incertitude, d’indécision et de contradictions dans l’administration. On sent l’absence d’une ligne de conduite ferme et la discipline en souffre. » 12 En 1904, M. Ducoulombier insistera sur la nécessité d’obtenir des renforts, des hommes capables. Il avoue que les curés de Pékin sont tous incapables de diriger les Districts. Et il n’hésite pas à écrire : « Nous sommes à certains endroits, inférieurs à ce que nous devrions être. » 13

Comment ses confrères voit-il Mgr Jarlin ? En 1910, M. Ducoulombier le trouve doué « de qualités charmantes », mais de « caractère fort inégal… toute sa conduite faite de contrastes ». Tantôt il fait montre d’une grande simplicité, « d’une bonté qui confinerait à la faiblesse ». Mais à côté de cela il lui trouve « des écarts qui étonnent… Il oublie de temps en temps sa bonté pour se montrer sévère et dur envers tel confrère… On ne sent plus alors le gouvernement paternel voulu par saint Vincent, mais quelque chose qui ressemble à du caporalisme prussien » 14 A plusieurs reprises, il attribue ses accidents de santé au mauvais sang qu’il se fait, après avoir été l’objet de critiques ou d’avis contraires. Du coup, ses conseillers n’osent plus rien dire qui le contrarierait. Certains Lazaristes n’apprécient guère des décisions qui leur coûte : la suppression du pousse-café ou l’interdiction du tabac en particulier : « ils n’ont pas fait comme ils l’auraient dû le sacrifice de ne plus fumer. On a entendu à cette occasion trop de récriminations » 15.

Convertir les masses avant tout et les encadrer au plus près

Au décès de Mgr Favier, le 4 avril 1905, il devient vicaire apostolique en titre. En 1906, il fait un voyage en France 16. Il passe à Sète en juillet 1906. Il a quitté son pays depuis 22 ans. Il n’y reviendra plus jamais. Évêque, il va préciser la politique qu’il entend mener : tout faire pour la conversion des Chinois, comme il l’avait fait dans le poste de Pao-ting-fou. Il se montre sceptique sur l’ouverture des classes dirigeantes au christianisme. Il fait donc porter tout son effort sur la conversion du petit peuple des campagnes, jugé plus accessible au christianisme, et sur les familles toute entières. Mgr Jarlin mise sur le nombre : « L’élite sortira du nombre, un jour, comme elle a émergé de la paysannerie normande qui a peuplé une partie du Canada ». Il évite aussi d’établir des missionnaires dans les postes urbains et « il n’encourage pas les grandes constructions paroissiales. »

Ses prêtres souhaitent que l’on remplace le mil servi aux catéchumènes par une somme d’argent que l’on donnerait par tranches, après chacune des quatre épreuves préparatoires au baptême. Il en résultera des abus et des abandons de la religion. A. Rétif résume ainsi sa manière de faire : « Jarlin sacrifie délibérément tout ce qui peut retarder l’engrangement de cette moisson inespérée. Il veut que les missionnaires renoncent aux constructions somptueuses et même aux écoles supérieures, pour consacrer toutes les ressources à l’évangélisation immédiate du milieu populaire, des paysans surtout. C’est son système, sa doctrine : le tour de la classe intellectuelle viendra après, quand elle sera mieux disposée. » 17

Cette pastorale du nombre porte ses fruits comme le montrent les statistiques envoyées à Rome. en 1905, 13 769 baptêmes sont enregistrés et l’on trouve 20 000 catéchumènes dans le vicariat. L’année suivante, ils seront 17 000 baptisés de plus. De 46 894 en 1899, le nombre des catholiques est passé à 73 920. L’évêque a autour de lui 81 prêtres, dont 35 européens et 46 Chinois. Sur ce nombre, 42 sont Lazaristes, dont 12 Chinois – au total, il y a 42 autochtones sur 81, en augmentation de 23 en dix ans. Pour former ce clergé indigène existent deux séminaires : le Petit qui compte 157 élèves en 1905 – ses effectifs ont quadruplé en 10 ans – et le Grand, avec 18 étudiants.

Mais les critiques ne manquent pas. Ainsi en 1910, M. Ducoulombier, le Visiteur lazariste, dresse un tableau plutôt sombre de la situation : « On a baptisé 100 000 chrétiens, mais combien hélas ne sont chrétiens que de noms ! On a été trop vite et il reste énormément à faire pour donner à une bonne partie de ces « payens » (sic) baptisés la vraie et solide formation chrétienne. » 18

Mgr Jarlin et Rome

Que pense le Saint-Siège de la politique missionnaire que nous venons de décrire ? Est-ce une approbation ? Les affirmations et les faits ne convergent pas toujours. Quelques-uns de ses mots d’ordre se retrouveront dans l’encyclique Rerum ecclesia, dix ans plus tard. Les pontificats de Benoît XV, puis de Pie XI marquent le renforcement de l’autorité de Rome sur la vie des missions et « une véritable croisade pacifique et spirituelle, pour la diffusion de la foi catholique dans le monde ». L’exposition missionnaire de 1924, qui va se transformer par la suite en musée permanent des Missions, attire beaucoup de visiteurs et fait prendre goût aux missions. Pie XI veut surtout installer des Églises indigènes. Son encyclique milite pour la formation du clergé local pour de nombreuses raisons : nécessité d’enraciner l’Église, manque de missionnaires occidentaux, meilleure compréhension des peuples par les prêtres du pays, prévoyance en cas de persécution. Le 24 janvier, il avait abrogé le droit de préséance des missionnaires européens qu’avait proposé le synode des évêques d’Indochine, en 1880. En juin 1932, Mgr Montaigne, devenu coadjuteur de Pékin, sera prié par le pape de lui exposer en détails l’œuvre des catéchumènes de Mgr Jarlin. Après avoir entendu un long exposé précis et minutieux, Pie XI aurait rétorqué : « Vous direz à Mgr Jarlin qu’il a eu mille fois raison de faire ce qu’il a fait ». Il n’empêche que Mgr Jarlin a été blâmé à plusieurs reprises par la Congrégation de la Propagande.

Mais la réalité est infiniment plus complexe. Il est des conflits graves. Ainsi le 21 juin 1923, il annonce à ses collaborateurs qu’il a reçu une lettre très flatteuse du cardinal Van Rossum préfet de la Propagande, « en réponse ou en réparation ou de celle du mois d’août de l’an dernier ». Il déchire cette missive, « tellement il a sur le cœur l’injuste et atroce réprimande reçue l’an dernier ». Il avait alors fait comprendre au cardinal qu’il allait démissionner. Mais son supérieur général n’a pas transmis sa lettre de démission à la Propagande. « Je vous l’envoie directement ». « Il se plaint de l’ingratitude dont en haut lieu on s’est rendu coupable eu égard à ce qu’il a fut pour l’Église de Chine. Les ordres draconiens et insensés reçus l’an dernier sur sa méthode d’apostolat lui ayant enlevé tout moyen de multiplier les conversions lui ont coupé les bras ; il a considéré sa carrière comme brisée (ou du moins finie) par ceux-là même qui auraient dû le soutenir » 19

Mgr Jarlin ne semble pas très favorable à un travail commun avec les autres évêques de Chine, étant partisan de l’autonomie diocésaine et religieuse. M. Ducoulombier en viendra à écrire que « son zèle pour la propagation de la foi l’égare souvent; il est tellement convaincu que sa méthode de conversion est l’unique méthode à employer qu’il ne peut souffrir la moindre observation sur ce sujet, qu’il en devient facilement méprisant pour les autres vicaires apostoliques et pour tous ceux qui ne pensent pas comme lui ». On comprend alors qu’il n’encourage pas les réunions entre évêques : lors du synode régional de la Chine du nord imposé par Rome en 1909, il émet des doutes sur l’utilité d’un synode national en projet, il s’oppose à une réunion d’évêques souhaitée par un missionnaire célèbre alors, le P. Schmidlin, pour envisager la création d’écoles supérieures. Cependant, il avait été amené à présider le synode de 1906 où la question centrale en fut l’enseignement : quels développements lui donner de la part des missionnaires et comment coordonner avec le mouvement intense créé par le gouvernement chinois ? Il assiste au Concile plénier de la Chine qui se tient à Shanghai du 15 mai au 12 juin 1924 20. L’assemblée compte une cinquantaine d’évêques, sur 55, tous étrangers, deux préfets apostoliques chinois et 24 supérieurs religieux, tous étrangers aussi. Il en sort le code des missions de Chine. Les textes préparés par sept conférences régionales suivies d’une conférence générale qui dura un mois, rappellent plusieurs points importants à la suite de Benoît XV : le rôle transnational des missions ; la non-appartenance d’un territoire à une congrégation ; la place due au clergé chinois : « Aucun emploi ne peut être refusé au clergé indigène pourvu qu’il en soit digne ». Et l’on souhaite la nomination d’évêques chinois.

Mgr Jarlin était-il favorable au développement du clergé local et à la prise de haute responsabilité par lui ? Ce qui est sûr c’est qu’il encourage les vocations masculines et féminines indigènes ; il ordonnera lui-même 120 prêtres chinois. C’est sur son territoire que sera construit le deuxième Grand séminaire de la Chine, celui du Chala, dans la campagne, près de Pékin. L’on éleva de nouveaux bâtiments près de ceux qui existaient déjà et, en septembre 1909, arrivèrent les grands séminaristes de la région nord de la Chine. Peu après, la province chinoise des Lazaristes, unique jusque-là, fut divisée en deux : celle du Nord avec quatre vicariats et la Maison du Chala ; l’autre du sud, avec deux vicariats et la maison de formation du Kiang-Si. M. Guilloux resta Visiteur de la province du sud. M. Fr. Desrumeaux fut nommé Visiteur pour le nord. (11 juillet 1911).

Selon Mgr Costantini, le Délégué du Saint-Siège en Chine, Mgr Jarlin accueillit, avec joie, la nomination et le sacre de six évêques chinois par le pape en 1926 : « Il jubile. Il bénit le Saint Père qui par son geste magnifique a d’un coup placé l’Église catholique en Chine au-dessus des tristes compétitions du moment, prenant les devants et faisant ce que les puissances n’ont pas su faire au moment opportun » 21.

Mais comment a-t-il réagi aux différents textes du Pape sur les Missions, Maximum Illud, Rerum Ecclesiae, (28 février 26) et Ab ipsis Pontificatus primnordii du 15 juillet 1926, texte qui s’adresse aux vicaires apostoliques en Chine ? Pie XI y définit et défend la pureté du mandat missionnaire. Les missions ne sont qu’un mode transitoire, un instrument en vue d’une fin, qui est de planter l’Église. Et à propos de la Chine, le Pape précise : « L’œuvre des missions, pourrait espérer un développement beaucoup plus rapide si un obstacle sérieux ne venait pas assombrir de si belles espérances. Nous voulons parler du préjugé si répandu (surtout dans la jeunesse) que le travail de l’Église catholique, et par conséquent celui de ses Missionnaires, n’a pas seulement des fins religieuses, mais favorise les desseins politiques des nations étrangères. Il deviendrait ainsi un obstacle à l’indépendance et aux justes revendications nationales des peuples à évangéliser… Les Missionnaires qui sont les ambassadeurs du règne de Dieu ne reçoivent pas du gouvernements de la terre, mais de Dieu lui-même, leur mandat ». Mgr Costantini guette les réactions des évêques occidentaux. Il rapporte les propos de celui qu’il qualifie par ailleurs de « l’excellent Mgr Jarlin » : « Quand nous sommes partis pour les missions, abandonnant tout, nous avons fuit un acte héroïque. On ne peut nous demander de faire chaque jour des actes héroïques ». Or ici, il s’agit « de se rendre inutile ». Le Délégué pontifical note, à propos des missionnaires français dont les Lazaristes qui ont quatre vicariats dans le nord de la Chine : Pékin, Tientsin, Paoting-fou et Cheng-ting-fou : « Ce sont de bons et vaillants missionnaires ; mais tout ce qui pourrait diminuer le prestige de la France les fait souffrir. Ils savent que pratiquement le protectorat est fini même s’il dure sur le papier. Le message du Pape à la Chine du 2 août 1928, où il souhaite que soient pleinement reconnues les aspirations légitimes et les droits d’un peuple, qui est le plus nombreux de la terre, peuple d’une antique culture… », laisse Mgr Fabrègues et les évêques rencontrés par le Délégué « plutôt muets ». Mgr Jarlin écoute le message du Pape avec déférence, mais sans aucun signe d’enthousiasme, puis il dit : « Ce document opère la séparation entre l’action des missions et les représentants des gouvernements étrangers. C’est nécessaire pour que ne se produise pas ce qui est arrivé aux Philippines. Là les religieux trop liés aux autorités gouvernementales espagnoles, ont été emportés avec elles et expulsés. L’acte du Pape tend à conjurer pareille éventualité en Chine ». Parole de résignation certes, mais aussi de sagesse.

Mgr Jarlin ne se contente pas de cette politique. Il donne à son vicariat des moyens pour développer les autres secteurs de l’action missionnaire. Passons-les en revue.

Les œuvres d'enseignement

Au deuxième plan : Mgrd Tsu (jésuite), Suen et Hou, (lazaristes). Au premier plan : Mgrs Thao (séculier), Tcheng et Tch’en (franciscains).
Fig. 5 Au deuxième plan : Mgrd Tsu (jésuite), Suen et Hou, (lazaristes). Au premier plan : Mgrs Thao (séculier), Tcheng et Tch’en (franciscains).

Le vicaire apostolique développe aussi l’enseignement, aussi bien pour les garçons que pour celui des filles. Il écrit au P. Lebbe : « Le but d’apprendre à lire et à écrire est utile – quasi-nécessaire… Au fond du cœur je suis absolument convaincu que nous devons instruire nos chrétiens ; c’est, me semble-t-il, un devoir impérieux. Le premier pas dans cette voie est savoir d’abord lire et écrire ». Pour cela, il prône la scolarisation des enfants jeunes avant qu’ils puissent être utiles à leurs parents. Une fois habitués à l’école, ils y resteront, même assez « grandets » (sic). On compte en 1905, 2 879 élèves dans les écoles primaires de garçons, alors qu’il y a 2 598 filles scolarisées. Pour former les maîtres, on a établi six écoles normales pour garçons et filles, avec 212 élèves. L’enseignement secondaire et primaire supérieur connaissent aussi un bond depuis 1899. Le collège européen de filles compte 47 élèves, celui de garçons 27 ; les huit collèges chinois en ont 149. Les quatre collèges franco-chinois, 527 élèves. On y étudie, entre autres choses, les langues et les sciences européennes Celui de Pékin tenu par les Petits Frères de Marie accueille 300 élèves. Les anciens arrivent à se placer dans le commerce, et surtout les chemins de fer et les télégraphes où ils sont particulièrement appréciés. Ces Petits Frères sont 27 dans le vicariat mais 200 dans toute la Chine.

L'imprimerie du Pétang

Mgr Jarlin la classe dans les œuvres d’enseignement. Elle existe depuis une quarantaine d’années. Depuis 1878, elle a publié un bon nombre d’ouvrages chinois, français ou anglais, tels que des manuels de sciences ecclésiastiques et d’histoire de l’Église : éloquence sacrée, livres liturgiques et de chant, des ouvrages composés par des missionnaires pour les séminaristes de Pékin, des livres de piété en chinois, des catéchismes, des livres de spiritualité, des ouvrages sur la langue chinoise, grammaires et dictionnaires. Elle publie la Revue historique, scientifique et littéraire rédigée par une société savante, les articles pouvant être écrits soit en anglais, soit en français, soit en allemand.

Cette étude de la situation du diocèse visait à répondre à la Propagande qui désirait des informations concernant la création d’une université qui aurait été tenues par les Jésuites, à Pékin. Quelle a été la position des Lazaristes sur ce projet ?

Une université catholique à Pékin un refus argumenté (1906)

Selon Mgr Jarlin, dont les deux Mémoires sont amendés et approuvés par ses supérieurs religieux, M. Fiat et M. Vilette, au nom de la Congrégation de la Mission, ce projet offrirait « de bien grandes difficultés pratiques pour sa réalisation » : pas assez de monde pour s’en occuper et trop coûteux. L’évêque propose donc un projet plus modeste : « On pourrait avoir à Pékin un certain nombre de cours, plus élevés que ceux du collège franco-chinois, de langues et de sciences européennes ». Pour cela il suffirait d’envoyer à Pékin quelques missionnaires qui ont déjà enseigné en Europe et « ayant pour cet enseignement spécial des aptitudes reconnues ». Les élèves se recruteraient parmi les anciens du collège franco-chinois ayant terminé leurs études. On commencerait modestement. Des élèves, mêmes non-catholiques, pourraient s’y inscrire. « On ferait là une œuvre opportune […] donnant de bons résultats, et dont la situation n’exigerait pas des sacrifices que le Vicariat de Pékin serait incapable de supporter ».

Dans un deuxième Mémoire joint à celui-ci, Mgr Jarlin va exposer toutes les raisons que les Lazaristes ont de refuser cette création à Pékin.

Créer un établissement supérieur catholique est une nécessité. Après leur défaite contre le Japon, les Chinois comprennent l’utilité de moderniser leur enseignement à la lumière de l’Europe. Ils multiplient les écoles. L’Église ne doit pas s’en désintéresser. Elle doit montrer qu’elle est amie du progrès et des sciences. Il est donc désirable qu’il y ait un établissement supérieur en Chine établi et dirigé par les catholiques.

Mais quels sacrifices réclameraient une œuvre où l’on enseignerait à un niveau supérieur les mathématiques, la physique, les sciences naturelles, les langues européennes les plus en vue, la littérature chinoise, l’histoire, surtout des peuples d’Extrême-Orient, le droit international ? Il faudra de grands sacrifices en hommes et en argent, des spécialistes, prêtres et religieux et aussi des laïques au traitement élevé. Les locaux et les collections indispensables coûteront aussi beaucoup.

L’enjeu en vaut-il la chandelle ? Quels résultats peut-on en attendre ?

L’opinion sera satisfaite et l’Église catholique y gagnera en prestige, surtout dans les classes les plus élevées de la société. Mais il ne faut pas compter sur un grand nombre de catholiques pour fréquenter cette Université, car les convertis ne sont pas, en général, de la classe élevée, et les élèves sortis de chez les Frères cherchent plutôt une place lucrative qu’un enseignement supérieur. D’autre part, l’Université chinoise prépare des élèves aux grades nécessaires.

L’évêque fait aussi ressortir l’échec relatif des Jésuites qui ont ouvert à Shanghai un établissement d’enseignement supérieur. Si on n’arrivait qu’à un résultat médiocre ou à un véritable échec, « n’aurait-on pas à regretter le fâcheux effet qui en résulterait ». Et l’évêque ébauche déjà sa conclusion : « En résumé, la Sacré Propagande m’ayant demandé mon avis, je veux le lui donner en toute droiture et conscience, l’œuvre de l’Université Catholique en Chine sera surtout une œuvre d’apparat, appelée à donner urne certaine satisfaction à l’opinion publique ; mais je crains bien sincèrement que les sacrifices très considérables que l’on devra s’imposer n’aboutissent pas à d’autres résultats vraiment sérieux… »

Cependant si l’on devait la créer, ce sont les Jésuites qui seraient les mieux placés pour assumer ce rôle. Au synode de Pékin, du 5 au 17 mai 1906, les neuf vicaires apostoliques présents ont tous déclaré qu’aucun d’entre eux ne se sentait à même de se charger d’une pareille entreprise. Ils ont aussi reconnu que leurs vicariats, même réunis, ne pouvaient s’en charger. Ils ont déclaré que la Communauté ou la Société religieuse à laquelle ils appartenaient ne pouvait se charger d’une œuvre aussi considérable. Seul le Supérieur des Jésuites du Tche-Li méridional a déclaré ne pouvoir répondre sur ce point avant d’avoir l’avis de son supérieur général.

Mais s’il s’en créait une où devrait-on l’établir ? A première vue, Pékin s’impose, ne serait-ce qu’à cause des souvenirs scientifiques chrétiens qui s’y rattachent. Mais aussi parce que cette cité est la capitale de l’Empire et offre plus de facilités d’établissement et est le centre du mouvement scientifique actuel, soit à cause de l’opinion publique qui désigne naturellement la ville.

Il ne faut pas perdre de vue que Pékin n’offre pas une sécurité parfaite : on peut en juger avec les troubles de 1900. Pour être moins agités, les esprits sont loin d’être calmes. « Il y a en ce moment, en outre, les aspirations des Chinois contre tout ce qui est étranger, un mouvement séparatiste d’une bonne partie de la Chine du Sud contre la dynastie actuellement régnante ». Des puissances européennes favorisent en sous-main ce mouvement. « Aussi peut-on s’attendre à ce que l’on passe encore, et dans un avenir assez rapproché, par des agitations graves et de mouvements révolutionnaires aussi importants ».

Mgr Jarlin prend une précaution ultime : dans le cas où les Jésuites seraient choisis pour créer cette Université à Pékin, il conviendrait de bien préciser la situation de cet Institut, et « il faudrait en particulier sauvegarder l’autorité du vicaire apostolique, de manière qu’il soit toujours vraiment maître chez lui ». Si les Lazaristes et les Jésuites vivent en bonne harmonie à Shanghai et à Tien-Tsin, c’est parce que des deux côtés le modus vivendi a été bien déterminé et exactement observé de part et d’autre.

La conclusion est claire il est nécessaire de bien peser le pour et le contre dans ce projet. Mgr Jarlin, sans méconnaître les raisons pour, émet toutes sortes de réserves et finalement son rapport approuvé par les supérieurs de la Mission et les vicaires apostoliques réunis en mai à Pékin, penche pour la négative. Un prolongement progressif des études oui, une Université, non. En tout cas pas à Pékin.

La question va rebondir et nous la retrouverons autour des années 1925-28 plus loin.

Le travail et les soucis d'argent d'un évêque en Chine en 1907

A l’occasion d’un voyage à Rome pour sa visite ad Limina, il va rendre visite à sa famille et à ses amis à Sète. Rentré en Chine, il donne des nouvelles à l’un de ses confrères prêtres sétois, le 27 février 1907 pour lui dire le poids de sa charge : « A mon retour, j’ai trouvé beaucoup d’affaires à traiter et un monceau de lettres qui sollicitaient une réponse. J’ai dû faire plusieurs voyages pour aller embrasser d’abord Mgr Bruguière, et 15 jours après, hélas ! pour aller l’enterrer – puis j’ai fait une longue tournée de confirmation […] Malgré tout ce travail fait, les occupations et les soucis ne sont pas près de finir. En mission tout repose sur le pauvre vicaire apostolique. Nos chers évêques de France se trouvent maintenant dans notre situation. Ils doivent s’industrier à faire vivre leur clergé. Ici, cher, j’ai une centaine de prêtres, plus de 50 filles de la Charité, une quarantaine de Frères Maristes, près de 200 séminaristes etc., etc. Pensez quelle somme il me faut tous les ans ? Vous imaginez, peut-être, qu’il suffit de s’adresser à la Propagation de la Foi ? […] Oui, elle me donne 30 ou 40 000 francs par an ; pas assez pour le séminaire seul. Et les écoles, les hôpitaux, etc., etc., Mais pourquoi vous dire tout cela ? Pour vous mettre un peu au courant de ce que doit être ma vie ». Petit à petit son vicariat va se réduire selon la politique de création de la Propagande.

Les nouveaux vicariats apostoliques

Bientôt « sans s’appauvrir », l’évêque pourra céder 75 000 chrétiens au nouveau vicariat de Pao-Tig-fou créé en 1910 (Tche-Li central). Déjà, en 1899, on en avait détaché le Tchely-Oriental confié à Mgr Geurts. D’autres remaniements vont suivre avec la naissance des vicariats de Tien-Tsin, le Tche-Li Maritime, confié à Mgr Dumond, vicaire général de Mgr Jarlin depuis sept ans, le 27 avril 1912. Pourquoi cette division ? Mgr Jarlin s’en explique en janvier 1912. C’est pour contrer les Jésuites qui selon lui veulent déposséder les Lazaristes de Pékin en commençant par Tien-Tsin. Ces vues sont anciennes : elles remontent à Mgr Mouly et Mgr Favier. Du coup, il urge de créer un collège secondaire.

L'affaire du collège en 1912-13

Un ancien Jésuite, M. Ma, réduit à « la communion laïque », qui a favorisé l’avènement de la République, va devenir chef de l’Université de la capitale. Selon le ministre de France, ce monsieur travaille à infuser l’esprit français à l’université. Il veut y recevoir surtout des élèves formés par les Français. Les Lazaristes pourraient créer un établissement secondaire avant que les Jésuites ne le fassent. Le représentant de la France se propose d’aider pécuniairement la congrégation de la Mission.

Le 28 novembre M. Vilette résume la situation : il faut créer cet établissement et vite, sinon les Jésuites profiteront pour rentrer à Pékin par cette porte. Qui doit s’en charger ? La congrégation pour le personnel. Le vicariat pour le financement. En octobre 1913, Mgr Jarlin résume la situation : le collège est nécessaire ; la congrégation peut le faire elle-même. Impossible d’appeler une autre congrégation alors qu’on a tout fait pour l’éviter – ce serait un vrai danger. Finalement, la France donnera aux Maristes des subventions – 120 000 francs –, pour qu’ils élargissent les classes de leur école vers les cours secondaires.

La cause des martyrs

Le 10 mai 1914 Mgr Jarlin annonce à ses ouailles que le 1er janvier a été ouvert le procès informatif pour la béatification et la canonisation de tous les chrétiens massacrés par les Boxers, en haine de la foi en l’année 1900. Il demande à chacun et à tous de recueillir les écrits des martyrs, les objets leur ayant appartenu, les instruments et les armes ayant servi au martyre et enfin les témoignages des païens de bonne volonté témoins des massacres et des dernières paroles de ceux qui ont été tués dans ces massacres. La suite fut délicate M. Planchet, chargé de la cause, se vit retirer son mandat et le 26 janvier 1915, ce Lazariste se plaint dans son journal de ce que Mgr Jarlin ayant pour seul but la conversion des païens « voit dans ce procès un hors d’œuvre qui est de nature à retenir ou à occuper (pendant un an ou deux) un missionnaire qu’il croit beaucoup plus utile à la tête d’une petite paroisse de campagne […] Le procès informatif est donc interrompu pour toujours. Il ne serait repris que si Mgr Jarlin (quod Deus avertat !) venait à disparaître prochainement. Sinon dans quelques années les témoins auront tous disparu. »

En 1920, l’affaire rebondit. M. Desrumeaux, le visiteur écrit à son Supérieur général, M. Verdier pour lui dire son embarras. M. Planchet poursuit malgré ses promesses la publication de son livre sur les martyrs des Boxers alors que la commission de censure n’a pas autorisé cette publication. L’argument qui freine : ceux qui l’ont lu croient qu’il blessera beaucoup de personnes encore en vie, « beaucoup de confrères qui sont parmi les peureux » 22

  1. Planchet a poursuivi ses recherches. Le 10 juillet 1925, il donne une conférence à la Maison mère rappelant qu’il ne suffit pas de mettre en valeur les hauts faits de ceux qui ont résisté dans le Pe-Tang, « en oubliant tous ces braves gens […] qui avaient écrit cette page d’histoire avec leur sang». Il rappelle que rien que pour le vicariat de Pékin il y a eu 6 à 7 000 martyrs.

Mais sont-ce bien des gens morts pour leur foi ? Pour M. Planchet, cela ne fait guère de doute. Dire que c’est une affaire politique n’enlève rien au martyre, car les Boxers ont tué des chrétiens parce qu’ils étaient chrétiens. Et d’ailleurs, Jésus lui-même comme les premiers martyrs chrétiens sont bien morts finalement pour des motifs politiques. Et il rappelle à son auditoire que parmi les victimes, il y a plusieurs Lazaristes : M. Garrigues, M. D. Addosio, M. Doné, M. Pierre Nié, N. Chavannes. Plus tard en 1947, on se demandera pourquoi les lazaristes n’ont pas dissocié la cause leurs frères avec des laïcs ?

Finalement cette cause n’a pas abouti. Parmi les martyrs canonisés en octobre 2000, il n’y en a aucun de Pékin.

Mgr Jarlin et la France

Le vicaire apostolique du Tchéli septentrional est fait officier de la Légion d’honneur en 1919. Il a alors 63 ans. Que veut dire cette promotion ? Une soumission sans réserve au gouvernement français dont il servirait les intérêts ? Quelle est sa politique à l’égard des autorités françaises qui assurent officiellement depuis le milieu du XIXe siècle le protectorat des missions en Chine ? Quelle physionomie offre-t-il à travers les propos du Délégué du Saint-Siège, Mgr Costantini ? Il faut dire que ce délégué du Pape a une position très claire : « Est-il concevable que l’Église s’établisse dans un grand pays sous le contrôle et la protection d’une nation étrangère ? S’il s’agit de missions étrangères, cela se comprend, mais s’il s’agit de l’Église, cela ne se comprend pas du tout. Or si nous sommes venus en Chine, ce n’est pas pour y organiser des missions étrangères, mais pour y fonder l’Église. » Qu’en pense Mgr Jarlin ? Il est partisan du protectorat, mais il mesure les inconvénients graves issus des interventions diplomatiques françaises. Il incite donc ses missionnaires à traiter des litiges avec les autorités chinoises, ne recourant à la puissance protectrice que lorsque l’intérêt général des missions est en jeu. Ainsi a-t-il agit en 1898 dans l’affaire de Pao-ting-fou ; ainsi le voit-on intervenir avec succès, lui, un Français, durant la guerre de 14-18, en télégraphiant au Cardinal Gibbons, en Amérique, pour le prier d’intervenir en faveur des missionnaires allemands du Shantoung, menacés d’expulsion. Mgr Costantini, portera sur lui ce jugement à propos de cette affaire. « On eut une preuve magnifique de cet esprit surnaturel et chrétien, alors que le féodalisme de juridiction s’aigrit parfois pour des raisons de nationalité, encore qu’il faille rendre hommage à l’esprit catholique des missionnaires ». Mgr Jarlin affirme au Délégué qu’il revendique dans le domaine pastoral toute sa liberté, sa parfaite unité de vue dans sa conception des relations avec les autorités civiles : « J’ai toujours usé de ce même critère dans mes rapports avec les autorités civiles : sauver la liberté et la dignité de l’Église, tout en rendant hommage à toutes les autorités ».

La rencontre avec Yuan-Tche-Kaï

Mgr Jarlin n’hésite cependant pas à rencontrer les autorités chinoises, lorsqu’il pense qu’il s’agit du bien de l’Église. Il faut dire que la Chine est très troublée durant ces périodes et que la position des missionnaires est sans cesse menacée. Rappelons l’évolution de la situation en deux mots. Le 21 décembre 1911, une assemblée provisoire réunie à Nankin élit, à l’unanimité, Soun-Wen comme président temporaire de la République chinoise. L’abdication de l’Empereur Pou-Yi, le 12 février, entraîne la démission de Soun-Wen et l’élection comme président de toute la Chine, le 15 février 1912, de Yuan-Tche-Kaï. Le gouvernement décide alors de licencier une partie des militaires, recrutés sans discernement. Ceux-ci pour se dédommager se livrent à des pillages systématiques et violents à Pékin, à partir du 29 février, à Pao-Ting-Fou dans les premiers jours de mars, ainsi qu’à Tien-Tsin.

La situation paraissant stabilisée, Mgr Jarlin est amené à rencontrer le nouveau président de la République pour parler des questions concernant les missions et l’Église catholique en Chine. Il est reçu avec une grande amabilité par le Président qui lui promet que la plus grande liberté religieuse serait accordée par le nouveau régime et que toutes les fonctions civiles comme militaires seraient accessibles à tous les citoyens quels que soient leur culte. Le 21 avril 1913, eut lieu à Pékin, dans la cathédrale, une cérémonie « jusqu’alors inouïe en Chine » présidée par Mgr Jarlin La cathédrale était pavoisée aux couleurs chinoises et françaises. Aux premiers rangs, les délégués du président de la République et le ministre des affaires étrangères, Lou-Tsen-Tsiang, converti au catholicisme depuis deux ans – il deviendra bénédictin à Saint-André-les-Bruges. Selon M. Planchet : « on avait l’impression qu’un monde nouveau venait de naître, qu’un nouvel esprit planait sur la Chine » 23.

Mais Yuan-Tche-Kaï se voit déchu du pouvoir par les Républicains de Nankin en juillet 1913. Celui-ci se fit donc d’abord élire président pour dix ans puis rétablit l’Empire, ce qui entraîna une immense insurrection dans les provinces du sud. Yuan-che-Kaï meurt en 1916, laissant la Chine en pleine guerre civile.

Mais quand on parle de la Chine à cette époque, on pense inévitablement au Père Lebbe, qui est Lazariste comme Mgr Jarlin, et qui va dépendre de lui durant les premières années de son ministère. La question est donc importante.

Ses relations avec le père Lebbe 24

Lors de l’arrivée du jeune Lebbe en Chine, leurs relations sont bonnes. L’évêque a de l’estime pour le jeune missionnaire qu’il ordonne prêtre. Quant à Vincent, il dira de lui : « Mgr n’est pas seulement un saint, mais un homme d’une intelligence supérieure […] il estime que les Chinois valent les Européens, malgré les vingt siècles de christianisme ». Il est un peu plus nuancé avec son frère Robert : « Mgr Jarlin qui, s’il n’avait renoncé à l’habit national, n’était un peu trop patriote, serait l’idéal du missionnaire ». En fait, il n’approuve pas la politique de Mgr Jarlin : la conquête des masses avant tout et la manière de le faire. Dès la veille de son ordination, il émettait des critiques sur l’attitude des missionnaires : « nous sommes des étrangers, nos chrétientés sont des demi-colonies. Nous sommes en dehors du peuple ». Comment réagit Mgr Jarlin devant cette attitude ? Pourquoi les missionnaires agissent-ils ainsi ? L’évêque lui répond : « C’est le péché originel, c’est l’orgueil […]. On se croit des divinités. » Et d’ajouter à l’intention de Vincent : « Ce n’est ni vous ni moi qui changeront cela. ». Au fond, il se veut réaliste et juge son jeune collaborateur idéaliste.

Le P. Lebbe est convaincu qu’il faut ouvrir des écoles, créer des journaux, se faire chinois avec les Chinois. Mgr Jarlin pense du bien de ces perspectives, mais il craint les initiatives du jeune missionnaire, ce qui va le mettre en défiance. La question des écoles que nous avons exposée va les opposer. En 1906, des chrétiens avaient rédigé une lettre à Mgr Jarlin pour lui demander d’intervenir à Rome pour que l’Église laisse s’établir des écoles techniques et supérieures. Le P. Lebbe traduisit la lettre en latin. Mgr Jarlin en ayant eu connaissance désapprouva le tout : « Les écoles n’ont pas d’influence et les fidèles n’ont pas à prendre d’initiatives c’est à eux de suivre l’impulsion de leurs pasteurs. » Pour lui, tout l’argent doit être consacré aux catéchumènes.

Le P. Lebbe passe au diocèse de Tien-Tsin lors de la partition du Tcheli de 1912. Il devient vicaire général de Mgr Dumond. Mais nombre d’affaires le mettent dans une position inconfortable avec le ministre de France, son évêque, voire Rome. Il finira par quitter la Chine pour aller en Europe s’occuper des étudiants chinois. Revenu en Chine, après bien des péripéties, il sera défendu par Mgr Costantini et lors de la condamnation du livre de M. Garnier Christ en Chine, Mgr Jarlin aurait dit : « M. Garnier est puni pour avoir raconté ce qu’a fait M. Lebbe ; et M. Lebbe est récompensé pour avoir fait ce qu’a raconté M. Garnier ».

Les coadjuteurs de Mgr Jarlin

Mgr Jarlin aura successivement trois coadjuteurs : en 1919, il demande Mgr de Vienne, nommé à Tientsin en 1922. En 1923, il reçoit Mgr Fabrègues son compatriote, né à Montpellier le 26 novembre 1872, entré comme lui dans la congrégation de la Mission, élu évêque titulaire d’Alali – il l’a sacré le 22 mai 1910. Leurs rapports ne seront pas toujours iréniques, surtout dans l’affaire des collèges dominicains dont nous parlerons dans la notice consacrée à cet évêque. Mais celui-ci décède en 1928, dans des circonstances dramatiques que nous relaterons avec sa biographie. En 1929, Mgr Montaigne, vicaire apostolique de Pao-ting-fu sera son troisième adjoint. En octobre 1928, Mgr Fourquet invita Mgr Jarlin à donner sa démission à cause de son grand âge – il a 72 ans. Il aurait répondu au Visiteur apostolique : « Le Pape a le même âge que moi ; eh bien ! nous démissionnerons ensemble ! » 25

Une visite apostolique peu prisée (novembre-décembre 1928)

L’anecdote que nous venons de relater donne le ton. Mgr Costantini aurait rendu Mgr Jarlin responsable de « l’infâme campagne » contre l’Université bénédictine américaine que les Français n’apprécient guère qui affecte toute l’Église de Chine – nous en traitons dans la notice sur Mgr Fabrègues.

Le détail de cette visite est évoqué avec la vie de Mgr Fabrègues. Contentons-nous ici de rappeler que le climat est très tendu à Pékin à cette époque. La crise bat son plein avec la parution de l’ouvrage de l’abbé J. Garnier, Le Christ en Chine, sur lequel Mgr Costantini a émis les plus extrêmes réserves que l’on trouve exprimée dans son livre Réforme des Missions. Selon lui, « le problème missionnaire y est réduit à une affaire humaine, à une question de force et de prestige de la race blanche ».

La fin de Mgr Jarlin

Stanislas Jarlin meurt au Pe-tang, cinq ans plus tard, le 27 janvier 1933. Il avait 77 ans. Depuis des années, il s’était retiré et vivait assez reclus, sans pour autant se désintéresser des activités de son vicariat et de ses missionnaires. Son état de santé n’était pas merveilleux. Il avait eu plusieurs alertes, depuis quelques années. Le 7 mars 1927, M. Desrumeaux, le Visiteur lazariste, écrivait au Supérieur général : « Mgr Jarlin est très fatigué depuis 8 jours. On est inquiet sur la suite d’une crise qu’il a eue. Je crains d’y être pour quelque chose, car Mgr ne peut plus supporter la moindre contradiction et ce que je vous écrivais dans ma lettre personnelle de ces jours derniers vous dit qu’il a eu de la peine. Que Dieu veuille nous conserver ce vénéré prélat, si c’est le dessein de la Providence. »

Bilan d'un épiscopat

Qu’est-ce qui a valu à Stanislas Jarlin ses différentes promotions ? Il n’a pas, comme nombre de ses confrères dans l’épiscopat, fait de grandes études, à Rome, à Saint-Sulpice ou ailleurs. On peut-être étonné de le voir ordonné si rapidement, alors qu’il na au départ qu’un bagage primaire, même s’il est autodidacte. Sa formation intellectuelle a été brève et s’est faite en Chine. Est-ce alors son savoir-faire et son engagement total au service de la mission ? Il a des méthodes missionnaires qui peuvent nous paraître étonnantes et qui sont parfois contestées par certains de ses confrères : la « méthode du mil » ou des bourses pour les catéchumènes peut surprendre. Mais il sait être présent aux moments difficiles de la vie et prendre des initiatives : les différentes négociations qu’il a menées et l’affaire des Boxers le montrent.

Quelle idée se faire de Mgr Jarlin à travers ses actions missionnaires en Chine ? D’abord des résultats flatteurs : « Quand en 1900, Mgr Jarlin prit la direction de la mission de Pékin, celle-ci comptait à peine 40 000 fidèles. Le 27 janvier 1933, lorsqu’il meurt dans sa maison du Pe-tang, sur ce territoire divisé sous lui et par lui en six vicariats, il y a une population chrétienne de 600 000 âmes. Ce résultat a été obtenu en un quart de siècle sous son habile direction et son énergique impulsion. Là où il n’y avait en 1900 que le seul évêque de Pékin, il y a maintenant 5 vicaires apostoliques… et un chef de mission… ». Mgr Jarlin a consacré six évêques, ordonné plus de 120 prêtres chinois. Que représente alors son diocèse proprement dit ?

Les effectifs du Tche-Li septentrional, en 1928

On dénombre 13 131 catholiques à Pékin. La ville compte cinq paroisses : Petang, Nantang, St Michel, Tong-tan, Si-tan g. Il y a alors 67 frères Maristes, dont 37 indigènes, 7 Bénédictins, 70 Frères, 4 Dominicains, 17 Franciscains, 69 religieuses Joséphines, toutes indigènes. Dans le vicariat, 48 Lazaristes, dont 24 indigènes, et 92 prêtres séculiers, dont 90 indigènes. En tout, 114 prêtres indigènes sur 140. La population catholique se monte à 285 000.

Tel est le bilan. Mais, nous le savons, ses méthodes sont parfois fortement contestées. Il a une vision particulière de la christianisation de la Chine: d’autres ont recherché l’adhésion des élites, dans la tradition de Mateo Ricci, pour éventuellement convertir à leur suite le peuple. Lui, au contraire cherche à convertir le peuple, surtout celui du monde rural. Il construit une chrétienté traditionnelle « sans se préoccuper de l’évolution générale de la société chinoise ». Il affirme qu’il faut « d’abord bâtir la maison et établir dans le peuple la base de la chrétienté, que c’était à la Providence et aux successeurs de mettre, dans la suite, le couronnement et le toit ». Cl. Soetens le voit comme un évêque « pénétré de conceptions religieuses rigides (idées veuillotistes)… d’un solide bon sens paysan très attentif à l’usage de ses deniers… un pasteur prudent, peu enclin aux nouveautés et cherchant à faire passer le peuple considéré comme païen à l’état d’une société entièrement vivifiée et structurée par le christianisme ». Il y a là pour une bonne part les fruits de son métier : être bon gestionnaire. Mgr Costantini le qualifiera cependant, rappelons-le, de « l’excellent Mgr Jarlin ». Preuve dune grande estime qui ne manque pas de poids sous la plume du Délégué apostolique, peu enclin à louange. Mgr Fabrègues n’aura pas droit à autant d’égards de sa part !

Les Chinois avaient Mgr Jarlin en haute estime. Il avait été décoré de la cravate de commandeur de l’Épi d’or chinois. Mais il n’alla pas jusqu’à faire sienne la politique du P. Lebbe et dire avec lui : « Je suis chinois de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces, et je ne connais plus que cela. ». Il resta un Européen ouvert aux choses de la Chine, mais, comme il l’écrit, « Français de cœur ».

L’on a pu écrire : « Avec Mgr Jarlin disparaît l’une des plus grandes figures de l’apostolat du XXe siècle, et peut-être de tous les temps ». M Fiat, son supérieur général, aurait dit un jour à M. Cazeaux : « Votre ami est un saint. » 26 Les phrases des panégyriques ne sont pas toujours à prendre à la lettre. Il n’en pas moins occupé une place notable dans cette histoire des missions de Chine. Sans avoir été pour autant un précurseur, il a à sa manière fait avancer les choses. L’avenir devait se révéler plus sombre. Mais l’Église chinoise était plantée, en partie grâce à lui, parmi tant d’autres. On doit lui rendre cet hommage.

Un Montpelliérain évêque coadjuteur de Pékin : Joseph-Silvain Marius Fabrègues 1872-1928

Enfance et formation

Joseph Fabrègues est né à Montpellier, le 26 novembre 1872, 34 rue du Courreau. Son père qui a 32 ans lors de sa naissance, est garçon de recettes. Sa mère, Philomène Chauchard, qui a le même âge, n’a pas de profession. Selon le témoignage de René Dusfours, qui le tient de sa grand-mère, elle vendait des cierges à l’église Saint-Roch. Sa famille, comme beaucoup de Montpelliérains, descendait de l’Aveyron, de la région de Tournemire. Il a un oncle prêtre dans le diocèse de Rodez.

En Chine ses premiers postes

Après avoir fait ses études secondaires au Petit séminaire de Montpellier, tenu par les Lazaristes, il entre dans la congrégation de la Mission, le 6 octobre 1890. Il passe ses années de formation religieuse et suit ses cours de théologie, à Paris, à la Maison mère des lazaristes, rue de Sèvres, « avec grand succès ». Mais comme nombre de ses confrères, il en sort sans diplôme universitaire, ce qui manquera souvent aux missionnaires. Il est présenté alors comme jouissant d’une bonne santé, patient, sobre, sachant s’occuper avec habileté des affaires temporelles, persévérant, d’excellente réputation. Devenu prêtre en 1896, il est envoyé en Chine, dans le Tchéli septentrional, nom du vicariat de Pékin, confié aux Lazaristes. Le Vicaire apostolique en est alors Mgr Favier qui s’illustrera dans la défense du quartier de la cathédrale, le Pe-tang, assiégé durant plus de deux mois par les Boxers, en 1900.

Joseph Fabrègues se trouve, durant ces mois dramatiques, dans le Vicariat de Yong-Ping comme administrateur des chrétientés, le nouvel évêque Mgr Geurts, n’ayant pu prendre possession de son siège à cause des événements. Il envisage alors la possibilité du martyr : « Priez pour nous. Consolez ma mère, dites-lui que je l’aime beaucoup et que je suis heureux de mourir pour Dieu si la Providence doit en disposer ainsi ! ». Il s’en sort sans mal et, à partir de 1905, il devient responsable du district de Pao-ting-fou, à quelque 120 Km de la capitale, en remplacement de M. Dumond, nommé vicaire général de Mgr Jarlin.

Cette ville, régulièrement construite selon le plan des cités chinoises, est le chef-lieu de la province du Tche-Li. Elle compte entre 120 000 et 150 000 habitants. C’est la résidence du vice-roi de la province qui, en fait, réside fréquemment à Tien-tsin. La petite résidence du district située hors de la ville a été échangée en 1898 contre un ancien tribunal d’intendant, au centre de Pao-Ting-Fou – c’est une compensation accordée aux missionnaires qui furent arrêtés et molestés en 1898 par les troupes de Toung-fou-Siang, appelé par l’impératrice pour préparer les manœuvres de 1900. Il fallut alors reconstruire toutes les résidences détruites et l’église de Pao-ting-Fou démolie par ces hommes d’armes qui voulaient, disaient-ils, « massacrer tous ces diables d’Européens et les chrétiens ».

Monseigneur Joseph Fabrègues Évêque d’Alali, Coadjuteur de Pékin
Fig. 6 Monseigneur Joseph Fabrègues Évêque d’Alali, Coadjuteur de Pékin

La mission dont il est responsable prospère grandement. « Il fallait le sang des martyrs pour que l’épanouissement fût complet. Deux mille chrétiens environ en 1900, moururent dans le Pao-Ting-Fou pour Notre-Seigneur, et leur sang devint si fécond que de 1900 à 1909 les Missionnaires de Pao-Ting-Fou baptisèrent cinquante-sept mille huit cents quatre adultes ». On est passé de 4 858 «chrétiens » en 1874 à 12 026 en 1899 pour atteindre 69 863 en 1909.

L’église catholique de Pao-Ting-Fou (Tché-Li, Chine)
Fig. 7 L’église catholique de Pao-Ting-Fou
(Tché-Li, Chine)

Le jeune évêque et son vicariat

Élu évêque titulaire d’Alali, le 22 février 1910, à l’âge de 38 ans, il est nommé Vicaire apostolique du Tchéli-Central. C’est un nouveau vicariat, constitué par une partie détachée du diocèse du Tcheli septentrional (Pékin), érigé le 14 février 1910 à la demande de Mgr Jarlin. Il comporte les préfectures civiles de Pao-ting-fu et Y-tchu. Ses frontières sont : au nord la préfecture de Suen-hoa-fu, à l’Est, Chun-tren-fu, au sud, Ho-kiang-fu ; à l’ouest, le Ting-chu, le Chang-ting-fu, et le Shan-Si.

Ce vicariat compte alors 72 530 catholiques, 38 prêtres, 255 églises et chapelles, et 914 écoles. Mgr Joseph Fabrègues est sacré en la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de PaoTing-Fou, le 22 mai 1910, par Mgr Jarlin, assisté de N.N.S.S. Coqset et Geurts.

Sa devise est : « que Dieu donne l’accroissement à l’Église de la Chine ».

Un personnage contesté

Lors de la scission du territoire en deux vicariats, il fallut régler la situation des personnes : qui va rester avec Mgr Jarlin ? qui va dépendre de Mgr Fabrègues ? Au départ, il avait été entendu que l’évêque de Pékin garderait le personnel qui travaillait sur le territoire de son diocèse amputé. En fait les choses furent moins simples.

Il appartenait à M. Guilloux, le Visiteur lazariste du Tche-li, de régler les problèmes et de constituer le conseil autour du nouvel évêque. Le provincial termine sa visite du Tché-li septentrional deux jours avant le sacre de M. Fabrègues. Il a eu bien du mal à trouver un assistant pour la résidence de Pao-Ting-Fou qui fera aussi fonction de vicaire général. Les candidats ne sont pas foule ! Le premier se dérobe avec de bonnes raisons (santé surtout), mais aussi parce qu’« il ne sentait pas assez de sympathie » pour le nouvel évêque. Le second pressenti veut rester dans le vicariat de Pékin parce qu’il a toujours eu pour le nouvel évêque une « antipathie insurmontable ». Le troisième ne s’entend pas du tout avec Monseigneur et, d’ailleurs, il « ne semble pas bien comprendre les choses chinoises. Il a commis une énorme imprudence en baptisant plus de 4 000 catéchumènes avant qu’ils eussent l’instruction exigée, croyant trop naïvement sans demander conseil qu’ils reviendraient l’année suivante. Il a reconnu trop tard son erreur (« orgueil moderniste »). »

  1. Guilloux envisage alors de faire venir un prêtre du vicariat de Pékin, mais aucun ne fait l’affaire. L’un d’entre eux n’a-t-il pas accusé Joseph Fabrègues d’ambition ? Et Mgr Jarlin n’est pas prêt à laisser partir un des ses prêtres. Le visiteur se voit dans l’obligation de lui dresser un parallèle de la situation entre les deux vicariats. Pékin, lui écrit-il, compte 68 prêtres pour 100 000 catholiques, dispose d’un conseil bien constitué, de deux bons procureurs, et d’un corps professoral choisi. On peut envisager des ordinations nombreuses et régulières pour les prochaines années. A Pao-Ting-Fou, il ne reste que 38 prêtres pour 75 000 chrétiens, il n’y a pas de conseil, pas de professeurs et pas d’ordinations prévues avant cinq ans (jusqu’ici le district fournissait peu de vocations). Finalement Mgr Jarlin accepta de laisser partir M. Ducoulombier qui est nommé vicaire général et, en même temps, directeur du grand séminaire. Mgr Fabrègues s’en montra heureux, tandis que l’évêque de Pékin en conçut « tristesse et mécontentement». M. Ferreux, futur historien des missions lazaristes de la Chine du Nord, excellent missionnaire, s’occupe à cette époque de la construction du petit séminaire de Pao-Ting-Fou, situé en dehors de la ville, à une demi-heure de la cathédrale, sur un vaste terrain très bien choisi. Cet établissement pourra aussi servir de maison de campagne pour éviter les chaleurs de l’intérieur de la cité.

Autre source de difficultés : un grand nombre de missionnaires souhaitaient rejoindre le nouveau vicariat de Pékin. « Ils se voient condamnés à passer le restant de leurs jours au milieu de chrétiens ignorants et indifférents. »

Le Visiteur renouvelle ses dires de l’année précédente Mgr Fabrègues n’a guère la sympathie des missionnaires européens et chinois, du moins en général. « Sa nomination a étonné à peu près tout le monde ; on y a vu l’action de Mgr Jarlin envers lequel on l’accusait d’être trop complaisant […] de ne pas laisser arriver jusqu’à Sa Grandeur la vérité sur les catéchumènes et sur la valeur de cette multitude de néophytes. » Pour comprendre cette critique majeure, il faut rappeler le point de vue de Mgr Jarlin sur les conversions. Il les souhaite massives et populaires. Du coup, la préparation des catéchumènes sera jugé légère et, parmi ces convertis, plus d’un ne resteront pas fidèles à leur engagement.

Le Visiteur se refuse à aborder la grave question de l’avenir de tant de nouveaux chrétiens : « Qu’il me suffise de dire qu’on est certainement allé trop vite, ce que reconnaissent maintenant à peu près tous les missionnaires. Tous s’attendent à de nombreuses défections […] Tout le monde est bien décidé à employer tous les moyens possibles pour recommencer l’éducation de tant de néophytes très improvisés. » Il dénonce le zèle indiscret d’un grand nombre. Du coup, le nouvel évêque, qui ne se fait plus d’illusion sur la situation, se propose d’aller visiter en détail tout son vicariat pour voir ce qu’il y a à faire. « [il] ralentira l’œuvre des catéchumènes pour donner plus d’importance aux écoles de réformation ou de persévérance. » Le Visiteur estime qu’il faut rétablir une vie, selon la règle, et « Mgr Fabrègues, quoique d’une piété ordinaire a compris sa responsabilité sous ce rapport. Il a promis de bien accomplir son devoir ».

Finalement M. Guilloux envoie à M. Fiat une note sur Mgr Fabrègues, rédigée quelques jours avant son sacre, fort nuancée : « intelligent, même habile, trop politique et pas assez simple aux yeux de plusieurs, mais patient et charitable, quoique d’une piété et d’une régularité plutôt ordinaires, il fait de sérieux efforts pour donner le bon exemple enfin, il ne veut rien négliger pour réparer les erreurs commises par un zèle indiscret dans les missions de Paotingfou. »

La politique de Mgr Fabrègues

Une fois évêque de ce vicariat, Mgr Fabrègues doit doter son nouveau diocèse de bâtiments indispensables petit séminaire, grand séminaire, maison commune pour accueillir 60 prêtres, un établissement pour les Joséphines. Il fit l’acquisition d’un grand terrain dans les faubourgs ouest de la ville. Le 8 décembre 1910, le petit séminaire ouvrit ses portes aux 60 élèves de la région. La résidence destinée à l’évêque et aux prêtres fut achevée en 1912. Il comprend que le plus sûr moyen de promouvoir la vie chrétienne est d’entretenir la présence d’un prêtre au milieu de la population chrétienne. En effet, quand les fidèles sont à des distances de 20 à 60 km, le curé ne les voit guère. De 1604 à 1923, ont été fondés dans ce territoire 39 stations, dont 22 durant son épiscopat (1910-1923). Les curés en place ne se confinent pas dans leur résidence, mais chacun d’eux prend soin des communautés qui forment sa paroisse: 10, 15, 20. On ne peut les diviser plus, pour deux raisons : manque de prêtres et danger d’isolement surtout pour les jeunes, car c’est souvent une cause de déficit au point de vue de la spiritualité. Il arrivera même qu’on regroupe l’une ou l’autre résidence pour favoriser la vie communautaire propre aux missionnaires. Chaque curé avait une ou deux mules et un char pour aller visiter les écoles d’enfants et de catéchumènes. Les vélos firent leur apparition dans ce pays plat, à cette époque. C’était facile et économique.

Mgr Jarlin, Mgr Fabrègues, Mgr Coqset, Mgr Geurts et M. Guilloux
Fig. 8 Mgr Jarlin, Mgr Fabrègues, Mgr Coqset, Mgr Geurts et M. Guilloux
Vicariat
Fig. 9 Vicariat

La délivrance de la peste

Mgr Fabrègues n’oublie pas son pays. Le souvenir de l’épidémie de 1910 nous en porte témoignage. Dans l’église Saint-Roch de Montpellier est posé sur un pilier, bien en vue, une plaque de marbre qui porte les armes de l’évêque et l’inscription suivante, en français et en chinois :

MONSEIGNEUR FABREGUES
LES MISSIONNAIRES ET LES CHRETIENS DU TCHE-LY CENTRAL
OFFRENT CET EX-VOTO
A SAINT ROCH
POUR LA DELIVRANCE DE LA PESTE 1910-1911

En 1912, le vicariat reçoit cinq filles de la Charité. Mgr Fabrègues les place au Si-Koan pour y diriger l’orphelinat que tenaient jusqu’ici les Joséphines, des sœurs indigènes créées au XVIIe siècle, dont l’œuvre ordinaire était de tenir des maisons, à deux ou trois, pour s’adonner à l’instruction des femmes catéchumènes et des enfants. Les sœurs de Saint Vincent de Paul installent un dispensaire et une école de filles. L’école de garçons, née en 1901, était en plein rendement lors de l’arrivée de Joseph Fabrègues à Pao-Ting-Fou. Les enseignants, des Frères, étaient passés, entre 1901 et 1906, de un à trois. L’établissement possédait un internat pour les chrétiens ou ceux qui désiraient le devenir. Il recevait des enfants de familles de notables, fils de mandarins, mais aussi de paysans. Des cadres nécessaires pour l’exploitation des chemins de fer de King-Han, entreprise franco-belge furent formés dans cette école française.

La même année, au début mars, se produisent à Pao-ting-fou des événements graves sur le plan politique. Le 29 février a lieu la fête de la République. Le lendemain s’élève une dispute entre révolutionnaires et soldats et ceux-ci commencent à se révolter. Le drapeau français est hissé sur le clocher pour marquer la présence française, des sacs de sable, des tas de briques sont entassés pour consolider les portes ! 7 à 8 000 soldats, le fusil à la main, tirant continuellement, « enfoncent les boutiques, les magasins, volent l’argent, les marchandises et, le vol achevé, incendient les maisons ». Cette fois, la mission catholique sera protégée tandis que Pékin sera mis à feu et à sang, peu après.

En 1914, Mgr Fabrègues fait paraître un Manuel ou Directoire pour ses missionnaires. Grâce au travail accompli par M. Guilloux, il produit un volume de 600 pages. Cet ouvrage, écrit en latin sous le titre Adjumenta pro regimine Missionum, sera très utile aux missionnaires jusqu’en 1930 – l’auteur de l’article qui présente ce livre fait remarquer que l’Église étant amenée à changer de lois, ce genre de manuel ne peut durer très longtemps.

Les conséquences de la Grande Guerre en Chine

Que devint la mission durant la guerre de 14 ? Une lettre de février 1919, adressée par l’évêque à l’un de ses oncles nous fournit quelques détails sur ce point. A cause du conflit, les courriers étaient plus rares et le danger des sous-marins faisait craindre que les lettres ne parviennent pas à destination. « En Chine nous suivions avec anxiété les événements parvenus grâce aux télégrammes officiels. » De ce fait, Joseph Fabrègues ignore si quelqu’un de sa famille a été tué ou blessé. Il demande des nouvelles de la tante Clémence et de son cousin qui est curé à Saint-Jean-d’Alcapiès, dans l’Aveyron. « A présent, écrit-il, les vaisseaux peuvent revenir en Chine et les courriers commencent à arriver à nouveau. »

Comment les missionnaires ont-ils vécu les conflits qui affectent la Chine ? « Nous avons été assez tranquilles […] car la région du Nord n’a pas été troublée quoique nous ayons eu la révolution, à une époque les gouverneurs militaires se sont révoltés contre le président de la République mais il n’y a pas eu de lutte, le président ayant cédé aux prétentions des militaires ».

  • « Un général mandchou vint à Pékin avec ses troupes et proclama le retour de l’empire. Mais après trois jours de bataille, ce général fut vaincu il dut s’enfuir et la république frit de nouveau proclamée. A Pao-ting-fou où je demeure, il n’y a eu aucun trouble.
  • Les journaux ont dû annoncer que le nord et le sud de la Chine était en guerre, mais tout cela se passait plus loin de nous que les batailles du nord de la France n’étaient loin du Viala. Maintenant tout le monde travaille à la paix même en Chine. »

Mgr Fabrègues en France

En 1920, Mgr Fabrègues rend visite à son diocèse d’origine, Montpellier. Il a laissé sur place M. Montaigne, son vicaire général depuis 1918. Comme tous ses confrères missionnaires, il s’efforce d’intéresser ses compatriotes au sort de ses œuvres. Il rend compte des progrès opérés. En vingt ans, plus de 75 000 païens ont été baptisés. Ce rapide accroissement n’a pas permis de construire les écoles, les églises, les résidences des missionnaires dans la plupart des chrétientés.

Pour suppléer à la pénurie des missionnaires français, des séminaires ont été fondés, ont prospéré et porté de tels fruits que cela a valu à Mgr Fabrègues les félicitations du pape. Comme le Saint-Père avait appris que le diocèse ne pourrait subvenir aux besoins de ces maisons de formation sans porter préjudice aux autres œuvres d’apostolat et que l’évêque serait dans la nécessité, sans aide, de mettre des limites à cette œuvre fondamentale des séminaires, il fit part à l’évêque d’une suggestion : le remède serait l’adoption de missionnaires par des prêtres ou des fidèles qui se chargeraient de subvenir à leurs besoins et d’être leurs bienfaiteurs. Benoît XV donna lui-même l’exemple en envoyant 50 000 lires pour adopter un missionnaire.

L'évêque et la famine

Mgr Fabrègues était en train d’intéresser les catholiques à cette œuvre en Europe, lorsqu’il apprit que la famine la plus absolue désolait son Vicariat. « Aucune récolte, lui écrivait un de ses missionnaires, à cause de la sécheresse qui dure depuis l’automne dernier. Nous n’avons pas eu de pluie depuis le mois d’août 1919 ; beaucoup de terres n’ont pas été ensemencées ; pas de blé au printemps dernier. Le peu qui a été ensemencé à été complètement détruit par la sécheresse et les sauterelles […] C’est la misère extrême ; nos pauvres chrétiens s’en vont par bandes, comme les autres, chercher un endroit… pour mourir. »

Dès réception, ces terribles nouvelles furent communiquées au Pape par la Congrégation de la Propagande et sa Sainteté fit écrire à Mgr Fabrègues « d’ouvrir immédiatement une souscription de charité en faveur de cette mission désolée, souscription qu’Elle-même a voulu inaugurer par l’offrande de cinquante mille lires. »

La Semaine Religieuse de Montpellier relaie cet appel : « Devant un tel désastre, les fidèles du diocèse de Montpellier voudront venir en aide à Mgr Fabrègues pour secourir ses 85 000 chrétiens qui meurent de faim. Convertis par des missionnaires français, c’est vers la France que ses ouailles tombées dans une extrême détresse, tendent les bras. Nous ne resterons pas sourds à leurs cris d’agonie et nous ne les laisserons pas mourir. Nous devons aider notre concitoyen à leur venir en aide et à les sauver. Convertis par un évêque montpelliérain, ces chrétiens ne sont-ils pas un peu nôtres ? ». Il convient de consoler l’évêque dans cette épreuve et de l’aider, en adressant des dons au grand séminaire ou l’évêché de Montpellier.

Mgr Fabrègues et le délégué du Saint-Siège en Chine

Nous connaissons Mgr Fabrègues par une autre source : les notes publiées par le Cardinal Costantini dans son livre Réforme des Missions. De 1922 à 1932, cet ecclésiastique italien sera le premier Délégué du Saint-Siège pour la Chine. Il a pour mission de faire passer en actes les directives pontificales qui se déploient dans trois directions :

  1. « Les missions sont ou vont être définitivement dégagées des lourdes protections ou patronages civils ;
  2. Les missions étrangères s’enracinent en Églises locales, fondées avec la Hiérarchie autochtone ;
  3. Le génie et la tradition de chaque peuple sont respectés, par l’acceptation de tout ce qu’il y a de naturellement bon dans le patrimoine culturel et éthique des diverses nations, par la christianisation de tout ce qui peut être christianisé. »

Ces directives intéressent directement notre sujet, comme la suite va le montrer. Les relations de ces deux personnages ne seront pas toujours faciles et iréniques.

L'œuvre de Mgr Fabrègues coadjuteur de Mgr Jarlin à Pékin

En 1923, Mgr Fabrègues change de vicariat : il devient coadjuteur de l’évêque Pékin tandis que M. Montaigne devient pro-vicaire apostolique de Pao-ting-fu – il en sera nommé évêque en 1924. Le nouveau venu à Pékin va accomplir dans cette ville une série d’œuvres et de travaux : il rajeunit la cathédrale « par une peinture appropriée », remet à neuf l’orgue, modernise sérieusement l’hôpital Saint-Michel, agrandit celui de Saint-Vincent au Pe-tang. Mais il s’inquiète surtout de l’enseignement. Il va donc se préoccuper d’obtenir l’appui des autorités pour ouvrir deux écoles secondaires. Étant en France en 1925-1926, il recueillit des fonds pour les fonder et revint avec l’approbation de la Propagande. Nous verrons que cela va lui attirer bien des ennuis de la part de Rome qui poursuit un but analogue.

L'Université catholique de Pékin

De son côté, en effet, le Saint-Siège va s’occuper de la question de l’enseignement supérieur. A la demande d’un chrétien de Pékin, il accepte la fondation d’une Université, mais en confie la réalisation à des Bénédictins américains de la congrégation cassinienne. L’affaire fut conclue le 25 mars 1925. Elle fut mise en place et l’archiabbé Stehle désigna comme recteur magnifique un abbé séculier, oblat bénédictin, le docteur O’Todd. Mgr Jarlin et Mgr Fabrègues l’accueillirent « sinon avec plaisir, du moins avec une courtoisie parfaite », tout comme le ministre de France, malgré tout contrarié. L’inauguration officielle eut lieu le 26 septembre 1927. L’on sent que face à cette institution, les évêques de Pékin font montre d’une certaine réserve, voire d’une certaine crispation.

La fondation de Mgr Fabrègues : collège ou université ?

De quoi s’agit-il ? L’Écho du Tientsin du 28 mai 1926 reproduit un article du Petit Journal qui présentait le projet de l’évêque et son esprit : « Pour parachever sa belle œuvre de propagande française, Mgr Fabrègues projette de créer, d’accord avec le gouvernement français et chinois un collège de garçons, un collège de filles et une école professionnelle, destinés à préparer l’accès des classes dirigeantes chinoises à la civilisation moderne ». Il s’agit bien de collèges, insiste le Cardinal Costantini, en citant ce texte. Le coadjuteur se met au travail. Il va le réaliser, avec l’appui financier du gouvernement français, qui affecta à cette fondation un million et demi de francs. Il avait aussi recommandé cette création à la Banque de France et à d’autres banques qui ont donné plus d’un demi-million de francs de l’époque. Le coadjuteur fait valoir l’intérêt qu’il y a pour la France à défendre ses intérêts et la culture française, la France étant d’ailleurs chargée de la protection des missions de Chine. « J’estime qu’il est de notre devoir et qu’il y va de notre honneur de ne pas laisser une telle initiative à des étrangers, ce serait avouer notre impuissance et laisser les autres recueillir le fruit d’efforts séculaires… En définitive, nous ne pouvons conserver à la France l’influence unique qui découle pour elle de ce que l’évêché de Pékin est confié à des Lazaristes français qu’à la condition de réaliser de tels projets… deux collèges pour la haute société et une vaste école d’apprentissage pour les indigents.., une somme de cent mille livres sterling serait nécessaire. »

L’évêque acquiert un vaste terrain au centre de la capitale, éloigné des milieux commerçants et bruyants, et fait construire deux beaux bâtiments semblables séparés par un haut mur. Dans celui des garçons, une vaste salle de conférence. L’établissement des garçons est confié à la congrégation dominicaine enseignante d’hommes, celui des filles, aux dominicaines. Le contrat prévoit les dispositions à prendre pour la rentrée de septembre 1928, quatre cents élèves, dont cent jeunes filles, âgés de 15 à 25 ans, se sont inscrits. La séance inaugurale eut lieu le 6 septembre. Les garçons s’y conduisirent fort mal. L’organisation manquait. L’affaire allait rapidement mal tourner.

Tout d’abord, le projet du coadjuteur risque de s’adresser à la même population que celle de l’Université. Il a donc là une concurrence que Rome ne supporte pas. Il s’agit bien de collèges, insiste le Cardinal Costantini dubitatif. De plus ne s’agit-il pas avant tout d’une école française. Le projet exposé par l’évêque et le contrat signé avec les Dominicains ne laissent aucun doute sur ce point. Face aux fondations diverses étrangères dues aux Américains, aux Allemands et autres, écrit Mgr Fabrègues, « un seul moyen nous reste de conserver la place à laquelle le protectorat des missions fondé et exercé par la France pendant près d’un siècle dans une très grande largeur d’idée lui donne droit, c’est de fonder nous-mêmes ces œuvres d’enseignement et d’assistance ».

La France avait mis une condition à son aide : n’accepter aucun argent de la Propagation de la foi pour les locaux. Était-ce encore une œuvre missionnaire ? Mgr Costantini n’en croit rien. « De l’aveu de Mgr Fabrègues, écrit-il, l’école appartenait au gouvernement français. Si un jour il y a un évêque chinois à Pékin, elle ne lui appartiendra pas. Elle appartiendra aux Dominicains français. »

Le contrat passé avec les religieux, signé par l’évêque le 15 mai 1926, enlève tout doute sur la place faite à la France et au gouvernement français :

Article IV,

  1. a) L’établissement conservera à perpétuité un caractère français ou Franco-Chinois et sera dirigé par un personnel qui devra toujours être français, pour les quatre cinquièmes ;
  2. b) Il sera soumis au patronage et au contrôle des Représentants officiels du Gouvernement français auxquels seront communiqués chaque année les programmes des cours, la liste des manuels ou livres scolaires en usage, un état du budget et œuvres, et un rapport sur la situation morale de l’établissement ;
  3. c) Le choix des deux professeurs agrégés de l’Université sera soumis à l’agrément du Ministère des affaires étrangères.

La convention prévoit aussi que sera éloigné du corps professoral « tout religieux dont l’attitude serait répréhensible du point de vue national ». L’établissement fut inauguré le 6 septembre 1928 et ce fut le chargé d’affaires de la France qui y eut la place d’honneur. Dans son discours, il parla d’université – quelques mois avant, Mgr Fabrègues avait été décoré de la légion d’honneur en reconnaissance des services rendus à la France. Ni les responsables de l’Université bénédictine, ni le Délégué du Saint-Siège – il s’était absenté volontairement –, ne furent invités à cette cérémonie et Mgr Jarlin n’y assista pas – il semble que Mgr Fabrègues ait agi sans son accord préalable. On nage alors dans la plus grande ambiguïté. En désignant l’ensemble de ces bâtiments sous le nom de ta shie qu’il traduisait par grande école, l’évêque minimisait la traduction courante de ce mot : université. Une école qui est une université sans en être une, tout en étant une ! Rien de moins.

Ces établissements posaient donc toute une série de problèmes et sa création avait suscité l’opposition du Délégué du Saint-Siège qui y voyait une concurrente peu loyale de l’œuvre des Bénédictins. De plus, elle avait été confiée à des Dominicains et des Dominicaines qui ne savaient pas vraiment le chinois – c’était déjà là une sorte de discrédit pour une Université qui se fondait en Chine. Mgr Fabrègues avait gardé pour lui les fonctions de président. Dès l’ouverture, il va se retrouver aux prises avec la jeunesse. L’établissement va s’effondrer rapidement devant la révolte des étudiants. Le cardinal Costantini résume ainsi la situation : « L’affaire, centrée sur l’agression culturelle des étrangers et sur les écoles des missions, instruments de l’impérialisme étranger, se termina par la désertion de tous les étudiants de l’école… et par une levée de boucliers, dans les familles chinoises et les cercles d’étudiants contre Mgr Fabrègues, contre la France et contre la religion catholique. » 27

De fortes tensions entre évêques

Il faut dire ici que les rapports entre Mgr Fabrègues et Mgr Jarlin s’étaient fortement tendus. Une lettre de M. Desrumeaux, Visiteur lazariste, au Lunellois, M. Verdier, son supérieur général, en fait état, le 7 octobre 1927 :

« Le 28 août, Mgr Fabrègues reçut une lettre du Délégué » à propos de la division des biens qui revenait au nouveau diocèse créé sur le Tcheli septentrional, celui de Suen-hoa-fou. Le coadjuteur « porta cette lettre à Mgr Jarlin. Ce dernier refusa de répondre et s’emporta amèrement contre son coadjuteur, lui reprochant d’avoir procuré la division de ce Vicariat. À son tour, Mgr Fabrègues s’emporta et lui fit le même reproche. Il y eût même une scène violente : chacun reprochant à l’autre ceci ou cela. Mgr Fabrègues se retira chez lui. Peu de temps après Mgr Jarlin alla l’y trouver et l’altercation continua.

Ce fut pour Mgr Fabrègues l’occasion d’une crise de cœur très forte, le médecin appelé prescrivit un mois de repos ».

A quelques jours de là, avait lieu la retraite des prêtres ainsi que deux autres destinées aux prêtres séculiers. « Eh bien, pendant tout ce temps, les deux évêques se sont enfermés dans leurs chambres, sans voir personne ou peu s’en faut ». M. Desrumeaux faisant peu de temps après le point sur la situation note : « Mgr Fabrègues va bien, la crise est passée », mais il laisse filer : « Tout va à l’abandon, quelle pitié, mon Dieu ! ». Le pauvre visiteur ne sait comment s’y prendre pour arranger les choses. Et il termine son courrier ainsi : « C’est une grosse épine… une grande épreuve pour la maison de Pékin qui, certes, n’avait pas besoin de cela ».

Avec le délégué de Rome, les affaires sont loin d’aller mieux. Les rapports de Mgr Fabrègues avec Mgr Costantini sont exécrables. Une lettre envoyée par le coadjuteur à M. Fontaine, supérieur de la Maison d’études des Lazaristes, via Mercantonio, à Rome, le 14 mars 1928, donne le ton.

  • « Le Délégué est un homme qui n’agit que par ruse et sans bonne foi ; il n’a rien voulu reconnaître des choses dites avant la division (entre Pékin et Suen Hoa Fou) et autant il était plat et doucereux avant, autant il est devenu arrogant et exigeant après.
  • Sa méthode est l’intimidation ; il est absolument l’esclave des Chinois et se laisse mener par eux comme un enfant. Préoccupé uniquement du qu’en dira-t-on, il n’a qu’un souci, se faire bien voir des Chinois et obtenir d’être loué par eux […].
  • Jamais aucun homme n’a fait intervenir à mon égard une pression morale aussi forte et tout en faveur des Chinois quoiqu’il prétende être « comme un père de famille » il n’a agi qu’en partisan des Chinois et quasi comme notre ennemi. »

Le décès de Mgr Fabrègues en route pour Rome

Arrivé à ce point de tension, il n’est pas étonnant que le Saint-Siège s’en mêle directement. Mgr Fabrègues est convoqué à Rome par le Cardinal Van Rossum, préfet de la Propagande, le 7 novembre 1928, pour être entendu sur ces divers points. Il quitte sa résidence le 13. Le 21, arrive à l’improviste à Pékin Mgr Fourquet, Vicaire apostolique de Canton, chargé spécialement d’enquêter sur Mgr Fabrègues et, dit-on, de faire accepter le père Lebbe comme son successeur. Il est en effet question de le faire démissionner. M. Desrumeaux, le Visiteur lazariste de la province, écrit de Tien-tsin, le 26 novembre 1928, en rapportant les propos de Mgr Vienne : « S’il vous en souvient l’an dernier, je vous écrivais ceci le 28 octobre 1927 : « Il me semble que sa grandeur devrait donner sa démission ». On la lui demandera maintenant si on ne l’y oblige pas. Et quelles conséquences ce sera pour notre mission de Pékin ».

Le même jour, arrive une nouvelle bouleversante : un télégramme annonçant la mort de Mgr Fabrègues. Il a été frappé d’une apoplexie dans le transsibérien, aux environs de Novossibirsk, le 24 novembre 1928.

« Le matin Monseigneur m’appela, écrit son secrétaire, M. Alphonse Hubrecht, je le trouvai baigné de sueur, déjà incapable d’articuler, se plaignant d’une violente douleur à la nuque. Trois médecins appelés ne purent que constater les progrès du mal. La mort survenue à 7 heures du soir, environ deux heures avant d’arriver à Omsk […] La police de la gare intervint. Un accord fut passé avec l’ambassade de France à Moscou. On prit la décision d’inhumer provisoirement l’évêque à Omsk, dans un petit cimetière catholique, en attendant que les circonstances politiques permissent la translation de ses restes à Pékin ».

Ainsi Mgr Fabrègues, le montpelliérain, allait-il finir ses jours en pleine Russie communiste, l’URSS déjà, désavoué par le Délégué apostolique, en conflit avec son évêque et contesté à Rome même. On voyait en lui un obstacle à la politique de sinisation de l’Église de Chine : trop français, trop personnel. L’homme qui aurait le mieux convenu pour remplir cette mission était le P. Lebbe dont on connaît l’engagement aux côtés des Chinois, jusqu’à prendre personnellement un nom du pays, Lei Ming-yuan, « Le Tonnerre qui chante au loin ». Dès le 28, Mgr Fourquet avait réuni les missionnaires pour tenter de le faire élire comme successeur de Mgr Fabrègues. Tous les missionnaires refusèrent énergiquement de voter. Le 30, le visiteur apostolique ira à Tien-Tsin demander à Mgr Vienne sa démission en faveur de M. Lebbe. Mais celui-ci refusa. Dans une lettre de M. Fontaine, certifiée conforme par le supérieur général des Lazaristes, le 8 avril 1929, l’auteur n’hésite pas à écrire que « la Propagande nie les choses les plus certaines » et que « Rome prétend que tout cela est faux ». Notons qu’au service funèbre célébré en l’honneur de Mgr Fabrègues « les Bénédictins ont brillé par leur absence ».

Le coadjuteur demandé par Mgr Jarlin fut finalement nommé le 15 janvier 1930 : ce fut Mgr Montaigne qui prit place à ses côtés, avant de lui succéder, à sa mort, en 1933. Le P. Lebbe ne sera pas nommé évêque et quittera la Congrégation de la Mission, peu après, comme fondateur de deux congrégations : les Petits Frères de Saint-Jean-Baptiste, à l’esprit à la fois monastique et apostolique, et les Petites Sœurs de Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus.

Tel fut le destin peu commun d’un évêque montpelliérain qui joua en Chine un rôle particulier qu’il faudrait préciser et nuancer par une étude plus approfondie. Ces quelques pages donnent cependant une idée de sa personnalité. Il n’est pas toujours facile d’être un évêque incontesté, ni d’avoir à faire à un compatriote, fût-il de la même congrégation La biographie croisée de Mgr Fabrègues et de Mgr Jarlin en fournit une bonne illustration.

Notes

   1.Henri. Garnier, Stanislas Jarlin, Collection Lavigerie, 1936.

   2.Il écrira un jour de 1889 : « C’est bien là le cœur et la sollicitude toujours un peu exagérée de ma mère».(H. Garnier, p. 39.)

   3.D.H.G.E., art Jarlin

   4.Lettre du 13 avril 1899 à son Très honoré confrère.

   5.SRM, juin 1900

   6.Les Petits frères de Marie installés à Pékin depuis 1891 au Collège de Nan-Tang s’occupent aussi de l’orphelinat du Chala.

   7.O. Ferreux, op. cit., p. 249. (voir note 24)

   8.In Semaine religieuse d’Autun du 10 novembre 1900 (Internet)

   9.Notes sur la Maison de Pékin, 3 mai 1903.

   10.« Auréolé de cheveux blancs », SRM 1906, p. 507, « sans rien enlever à une physionomie pleine de jeunesse, le regard limpide et bleu, pénétrant de méridionale aménité ».

   11.H. Garnier, op. cit., p. 12

   12.Notes annuelles sur l’état de la maison de Pékin, 3 mai 1903, par M. Ducoulombier.

   13.M. Ducoulombier, Notes sur la Maison de Pékin, 17 avril 1904.

   14.M. Ducoulombier, Notes sur la Maison de Pékin, 12 janvier 1910.

   15.Ibid.

   16.Il arrive à Rome le 3 août. C’est la première fois qu’il fait sa visite ad limina. Il descend chez les lazaristes Via san Nicolo de Tolentino. (SRM, 1906, p. 524).

   17.Mgr Delacroix, Histoire universelle des Missions, op. cit., tome 3, p. 117.

   18.Notes de M. Ducoulombier sur la maison de Pékin, 12 janvier 1910.

   19.Journal de M. Planchet, p 123.

   20.Cardinal Costantini, op. cit., p. 85-90.

   21.Cardinal Constantini, op. cit.,p. 137-138.

   22.Lettre de Mgr Jarlin au Supérieur général, le 20 janvier 1912.

   23.Annales, T. 78, p. 391-393.

   24.Cette question a été étudiée par M. Ferreux dans Histoire de la Congrégation de la Mission en Chine (1699-1950), Annales, p. 350 à 367. Il cite de nombreux passages de lettres de Mgr Jarlin à M. Lebbe (Archives des Lazaristes, Paris)

   25.Journal de M. Planchet et feuille imprimée sur les événements de 1928.

   26.Lettre de l’abbé François Fournier, 6 mars 1933.

   27.Cardinal Costantini, op. cit., p. 159.

Les documents cités, de source lazariste, se trouvent dans les archives de la congrégation, 95, rue de Sèvres, Paris.