De la tragédie de Fontjun et de ses mémoires
De la tragédie de Fontjun et de ses mémoires
Richard Vassakos, Juliette et les visages de la résistance. 1944 en Biterrois,
Éditions Aldacom, 34420 Villeneuve-lès-Béziers, 2024, 123 p.
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C’est en piochant largement dans la boite à outils de la microhistoire qu’à l’occasion du 80e anniversaire de la Libération, Richard Vassakos revisite dans Juliette et les visages de la résistance. 1944 en Biterrois, la « tragédie de Fontjun ». En ce lieu escarpé de l’ouest du Biterrois, entre la soirée du 6 juin à celle du 7 juin 1944, un bataillon de l’armée allemande massacra 23 hommes et une femme en deux temps. D’abord dans un affrontement armé contre 72 résistants en route pour le maquis des hauts cantons, puis le lendemain à Béziers où les prisonniers, dont Juliette Cauquil, 26 ans, la seule femme, furent torturés dans la caserne Duguesclin avant d’être fusillés sans procès sur le Champ de Mars. Cet évènement tragique a largement marqué les mémoires biterroises tant par la dimension publique des exécutions que par le nombre de victimes, qui plus est si près de la Libération de la ville et du pays.
En spécialiste de la période, notamment en ces lieux, l’historien se propose d’ausculter cet épisode et ses mémoires souvent héroïques, parfois conflictuelles et toujours douloureuses dans « un essai d’histoire sociale et culturelle sur la résistance » (p. 11). Il a choisi pour cela la forme d’un bref récit découpé en 14 chapitres titrés de quelques-uns des prénoms des protagonistes du drame comme autant d’angles de vue, d’une grande sobriété, sans illustration et avec très peu de notes, ce qui n’empêche pas les références historiographiques nécessaires.
Qu’est-il alors possible d’apprendre grâce à cette réduction drastique d’échelle sur une période que les historiens ont autant labourée ? D’abord qu’il existe encore des sources inexplorées dans les fonds d’archives départementaux et communaux, y compris de minuscules traces rendues désormais visibles. Cela peut paraitre surprenant tant tout semble avoir déjà été déterré. Les exhumer permet pourtant un autre récit.
Qu’est-il alors possible d’apprendre grâce à cette réduction drastique d’échelle sur une période que les historiens ont autant labourée ? D’abord qu’il existe encore des sources inexplorées dans les fonds d’archives départementaux et communaux, y compris de minuscules traces rendues désormais visibles. Cela peut paraitre surprenant tant tout semble avoir déjà été déterré. Les exhumer permet pourtant un autre récit.
De fait, elles font émerger une multitude d’itinéraires individuels, ceux de femmes et d’hommes ordinaires pour la plupart oubliés, dont la richesse aurait été impossible à documenter par une focale plus large. De façon inattendue, on croise ainsi au volant de son ambulance Claire Mauriac, fille de l’écrivain. L’enquête de proximité peut alors retisser finement les fils invisibles constitués au hasard des rencontres et des activités du quotidien qui lient entre eux tous ces « visages de la résistance ». C’est ainsi que naît sous une plume très précise une communauté agissante, dans toute sa diversité, comme il y en eut des centaines dans le pays, prosaïquement unie d’abord par l’ancrage dans un territoire marqué par ses valeurs partagées, celui, ici, du village viticole de « Capestang, la républicaine, Capestang la rouge » (p. 19).
Chemin faisant, l’étude réévalue l’importance de la géographie du drame – un col de moyenne montagne -, de son moment – une nuit de pleine lune – et peut-être surtout l’importance de minuscules hasards dans l’enchainement des faits.
Dans ce champ de ramifications conséquent, l’accent est mis, à juste titre, sur les soutiens logistiques qui ont rendu possible durant 4 longues années la résistance en Biterrois et dans l’Hérault. Faux papiers, hébergements, informations, ravitaillement, soins ou déplacements, ici comme ailleurs, rien n’aurait pu se faire sans ces petites mains. Insister sur ces actes de l’ombre rend forcément aux femmes la place considérable qui leur revient. Tombe ainsi d’évidence une certaine « vulgate » (p. 57) sur la France de Vichy, facilement présentée comme attentiste, coincée entre minorités : résistante et collaborationniste 1. Le nombre et la diversité de ces trajectoires viennent au contraire confirmer qu’au plus fin du maillage territorial, nombreux furent ceux et celles qui choisirent de risquer de perdre leur vie sans prendre les armes. Ce faisant, R. Vassakos trouve sa place dans l’historiographie de la Résistance.
Microhistoire encore, parce que le jeu d’échelles permanent permet la compréhension des faits : si 23 résistants sont fusillés dans l’ouest du Biterrois les 6 et 7 juin, c’est en partie parce que les Alliés ont débarqué sur les plages de Normandie. Les stratégies s’en trouvent modifiées, poussant beaucoup de monde sur les routes, y compris de campagne. Partout, l’armée allemande aidée des miliciens sort des casernes et déchaine une vague de violence inouïe. Les résistants de Fontjun en sont victimes comme 179 habitants de Capestang raflés en représailles le lendemain et envoyés en Allemagne (pp. 69-75). Dans le pays, c’est le temps des massacres de forte intensité comme le 9 juin à Tulle ou le 10 à Oradour-sur-Glane. Autre échelle intermédiaire, dans la France méridionale la motivation très forte des résistants est décuplée par l’assurance de l’imminence d’un 2e débarquement tout proche, en Méditerranée. Ces représentations erronées ont peut-être déterminé un comportement plus hardi et trop imprudent face à la hargne nazie, ce 6 juin, en Biterrois.
Pour proposer ce retour sur un épisode qui participe de la grande histoire de la résistance au-delà des cercles de spécialistes et malgré – ou contre – les confusions générées par les aménagements mémoriels successifs du Champ de Mars initiés par la municipalité de Béziers depuis 2014 (p. 118-119), le format minimaliste choisi pour l’ouvrage s’avère particulièrement efficace. Il permet en effet au lecteur de saisir tous les tenants et les aboutissants de ce qui se joue, dans le Biterrois, de l’Histoire de la Guerre. Par son rythme soutenu, son souffle épique, le recours fréquent à l’anaphore, l’attention portée à chaque acteur, victime comme bourreau (p. 110-113), le récit propose finalement une tragédie au sens le plus classique du terme : « …En un lieu, un seul jour, un seul fait accompli… » 2 pour une histoire sensible d’un pan de l’humanité en guerre.
Ils étaient 23 comme les résistants de l’Affiche rouge chantés par Louis Aragon dont les ombres implicites planent sur l’opus. Ils n’ont pas eu leur poète. Grâce à cet ouvrage tout petit par la taille mais grand par le contenu, ils ont désormais leur historien.
Christine Delpous-Darnige,
agrégée d’histoire,
Docteure en histoire contemporaine
