Datation et typochronologie de l’habitat rural de la plaine languedocienne
Datation et typochronologie de l’habitat rural de la plaine languedocienne
P. 269 à 285
Architecture rurale ou architecture villageoise ? Depuis le début du Moyen Âge, les gens vivent en villages serrés, vraies villes miniatures. L’habitat évolue sur place, rendant difficile la datation des maisons. Les outils sont peu nombreux et d’usage délicat : archives plans (compoix, cadastres…), décor architectural. Les pièges sont fréquents. L’étude du bâti reste indispensable pour comprendre les modifications. Le village, milieu clos, a favorisé l’émergence d’un type de maisons en hauteur qui va durer jusqu’à nos jours. C’est la maison polyvalente du moyen âge qui se perpétue à l’époque moderne sous la même forme. C’est ce modèle repensé qui émerge au XIXe siècle avec la "révolution viticole" pour modifier complètement le cadre villageois.
Rural architecture or village architecture ? Since the beginning of the Middle Ages, people live in tightened villages, truc miniature cities. The habitat evolves on the spot, making difficult the dating of the houses. The tools are very few and of delicate use : files plans (compoix, land registers…), architectural decoration. The traps are frequent. The study of the frame remains essential to understand the modifications. The village, closed medium, supported the emergence of a type of houses in height which will last until our days. It is the general-purpose house of the Middle Ages which remain at the time modern in the same form. It is this reconsidered model which emerges ai the XIXe century with the "wine revolution" to modify the village framework completely.
(Je dédie ces quelques réflexions à la mémoire de ma collègue Gislaine Fabre, chercheur de l’Inventaire, prématurément disparue fin 2009)
Introduction
La plaine languedocienne forme une longue bande étroite, d’orientation nord-est – sud-ouest, ponctuée de collines plus ou moins prononcées, les puechs ou pechs (fig. 1). Elle est coincée entre la frange littorale, longtemps désertée, et le Massif Central qui culmine à mille mètres, à soixante kilomètres de la mer. Cette plaine, dont la largeur moyenne dépasse rarement trente kilomètres, constitue une zone de circulation et de peuplement dense. La principale richesse du Languedoc, et donc sa faiblesse, repose depuis le milieu du XIXe siècle sur la viticulture, véritable monoculture. Avant cette suprématie, on trouvait le trinôme traditionnel des pays méditerranéens céréales, oliviers, vigne. Quelques cultures annexes complétaient ces cultures avec le maraîchage, les légumineuses et les arbres fruitiers 1.
Le Languedoc est une région agricole assez peu urbanisée et très faiblement industrialisée. La faiblesse du tissu urbain se trouve largement compensée par un maillage dense de bourgs et de villages. Les recensements de la population réalisés par l’INSEE montrent que trois Languedociens sur quatre habitent un village de 2000 habitants ou plus 2. L’habitat dispersé se limite, dans la plaine languedocienne, à celui des domaines et à de très rares hameaux 3. « La plaine [languedocienne] est le domaine quasi exclusif du village compact, comme toutes les zones méditerranéennes ont su en produire » écrit Jean Guibal 4. Ces villages (fig. 2) puisent leur origine dans le Moyen Âge : « le village est, dès le XIIIe siècle, un castrum, c’est-à-dire un centre d’habitat rural groupé et fortfié à la manière d’une petite ville 5. » Le regroupement de la population a créé des conditions de vie très particulières présentant de nombreuses contraintes architecturales et sociologiques. Dès le XIIIe siècle, les agglomérations enserrées dans leurs remparts voient leur cadre monumental se figer pour une très longue période et former un véritable carcan à l’intérieur duquel va évoluer une architecture rurale au caractère urbain très affirmé. Les contraintes agricoles ou professionnelles sont peu exprimées et la polyvalence des fonctions domine.
La maison se développe en hauteur, les pièces sans jour sont fréquentes (fig. 3). Dans un milieu clos, où la place est comptée et où le bâti ne peut évoluer individuellement sans interférer sur son environnement immédiat, l’étude de son architecture ne peut s’appréhender uniquement à partir d’individus. Ceux-ci doivent constamment être replacés dans leur contexte historique local et régional, confrontés aux données topographiques : un examen superficiel ne suffit pas. Autre difficulté, les textes notariaux, par exemple, ne distinguent jamais les fonctions des bâtiments cités. Ils parlent toujours de la maison (domus, estare, hospicium, mansio…). Dans les compoix 6 les dépendances agricoles apparaissent plus clairement. Il subsiste peu de témoins identifiables de cet habitat médiéval. Chaque époque a laissé sa marque, masquant ainsi la période précédente. Là réside la difficulté majeure des études qui consiste à dater les bâtiments étudiés à partir d’outils rapidement disponibles, à en vérifier la crédibilité afin d’identifier, à travers la trame villageoise, les individus qui constituent ce tissu, identifier leurs filiations pour enfin comprendre l’évolution de cette architecture rurale au caractère urbain très affirmé.
1 - Quels outils pour la datation du bâti rural ?
« A l’intérieur d’un patrimoine architectural aussi infatigablement remanié, aussi constamment remonté à l’aide de ses propres matériaux de démolition et suivant des schémas aussi invariables, aucun critère de datation, ni l’épigraphie, ni les sources, ni, à fortiori, les répertoires décoratifs, n’a de valeur absolue« . 7
Formulée à la fin des années 1970 par les rédacteurs de l’étude du canton de Gignac (34), cette remarque conserve toute son acuité. Faute d’une méthodologie généralisable à tous les terrains, nous sommes contraints d’imaginer au cas par cas les solutions les meilleures pour aborder l’étude de nos villages, en fonction d’un cahier des charges établi préalablement. Les études menées à Montpellier ont montré l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire pour aborder un ensemble complexe 8. Appliquer telle quelle cette méthode à tous les villages languedociens relève de la pure utopie tout en restant une source d’inspiration essentielle pour comprendre l’évolution morphologique du village et analyser les formes architecturales qui en découlent. Toutes les études menées dans la plaine languedocienne montrent que la simple analyse de la façade est complètement inopérante dans le cas d’un habitat aggloméré. La façade reflète, au mieux, la dernière campagne de travaux (fig. 4). Seuls les faubourgs extra muros, construits au XIXe siècle, sont susceptibles de répondre à cet examen sommaire.
1-1. Les sources écrites et figurées
La documentation écrite peut être abondante, tant dans les fonds communaux que dans ceux des archives départementales. Ce n’est pas le lieu d’en faire la nomenclature complète mais l’identification de certains édifices en dépend, notamment les bâtiments à usage artisanal. La plupart des documents d’archives publiques concernent les périodes modernes et contemporaines ; les documents médiévaux sont rares (fig. 5). Leur intérêt recoupe aussi bien les activités économiques sous l’Ancien Régime que la politique édilitaire des municipalités au XIXe siècle. Pour les périodes les plus anciennes, les archives notariales, devis, prix-faits, quittances de travaux, inventaires après décès, etc., apportent leur lot d’informations à condition de lire entre les lignes 9. Dans le cadre d’une étude topographique, ce dépouillement dépasse souvent les moyens mis en place. D’autres types de documents sont utilisables : compoix, cadastre dit napoléonien, matrices cadastrales, plans d’alignement…
— Le dépouillement des compoix, exhaustif ou ponctuel, permet d’approcher la propriété foncière (bâtie et non bâtie) et de restituer la topographie de l’agglomération à une époque donnée. Son intérêt réside dans la possibilité de cartographier finement les différentes propriétés en milieu aggloméré, de restituer le réseau viaire du village. Nous pouvons également identifier les maisons, comprendre la présence d’éléments remarquables visibles et surtout déterminer leur fiabilité. L’inconvénient majeur de cette documentation réside dans les délais imposés. Enfin, cette démarche suppose également un va et vient incessant entre le document et le terrain.
— Plus faciles à exploiter sont les plans levés et annexés aux compoix (fig. 6). Relativement rares, ils ont souvent disparu, victimes de l’oubli ou simplement volés par des particuliers. Les informations cartographiques sont toujours précieuses pour étudier les variations du parcellaire. Ces plans, généralement dressés au XVIIIe siècle comportent des commentaires notés directement sur les feuilles les maisons, les espaces libres (patus, jardins), les bâtiments agricoles, les espaces communs (passages indivis, impasses ou andrones), les rues y sont indiquées 10.
— Pour la période contemporaine, le cadastre « napoléonien » est toujours une véritable aubaine qui permet d’approcher en même temps la morphologie villageoise, le tracé parcellaire, le réseau des rues. Comme il a été dressé en général entre 1810 et la fin des années 1830, il livre un instantané du village et de ses extensions (fig. 7). En le reportant sur le plan cadastral actuel, on peut étudier l’évolution parcellaire et déterminer l’authenticité du bâtiment édifié sur une parcelle. C’est un des tous premiers outils d’aide à la datation de l’architecture rurale. Il facilite la compréhension du jeu des pleins et des vides dans les îlots, les éventuels remembrements ou démembrements des propriétés. Certaines communes conservent des plans cadastraux intermédiaires qui sont autant d’auxiliaires précieux. Ils permettent de cerner finement l’évolution de l’urbanisme communal sur près de deux siècles, donnant ainsi des cadres précis pour corréler et dater certaines typologies d’habitats.
— Enfin le dépouillement des matrices cadastrales et des autorisations de bâtir délivrées à partir des années 1820-1830, donne d’autres clés pour dater de nombreuses constructions qui, bien souvent, ne possèdent aucun décor particulier, quand elles n’ont pas été complètement défigurées. Lors de l’inventaire du patrimoine de Cessenon (34), les autorisations de construire délivrées entre 1830 et 1849 nous ont permis de dater la quasi-totalité des maisons de secteurs extra-muros non figurés sur le cadastre ancien. Seuls deux édifices portaient une date, les autres bâtiments étant atypiques ou fortement remaniés 11.
1-2. Les dates portées
Les dates gravées sur les bâtiments étudiés sont de précieux auxiliaires pour la datation. On trouve aussi des dates peintes sur les enduits elles sont moins pérennes et résistent mal aux ravalements de façades. La présence d’un chronogramme doit faire l’objet d’une critique systématique car la question du réemploi se pose. Pour être retenu comme élément de datation fiable, la date doit être en concordance avec le style et le décor de la maison. Un exemple de chronogramme glané dans le castrum d’Aigne (34) illustre la discordance pouvant exister entre décor et date portée une porte de maison, surmontée d’un arc en plein cintre chanfreiné, forme généralement attribuée au XVIIe siècle, porte la date de 1745 (fig. 8). Peut-on retenir cette inscription quand la construction présente un caractère suffisamment neutre, voire anodin ? Il faut comparer ce témoignage avec les autres portes environnantes du même style et portant également des chronogrammes (fig. 9).
Dans le doute, une visite des lieux peut lever l’incertitude. Une fois les critères d’authenticité établis, l’utilité de ce témoignage historique est évidente : datation d’autres bâtiments par comparaison, établissement de typochronologies d’éléments remarquables (formes des portes et des fenêtres, décors associés), etc. L’intérêt des chronogrammes est limité par une fourchette chronologique qui couvre rarement plus de quatre siècles : XVIe-XXe siècles. Leur représentativité varie considérablement d’un lieu à l’autre. Le nombre important de dates gravées aux XVIe et XVIIe siècles présentes sur des maisons des anciens quartiers marchands de Saint-Pons-de-Thomières (fig. 10 et 11), dans l’ouest de l’Hérault, contraste avec l’indigence des chronogrammes contemporains repérés à Saint-Chinian (34), à une vingtaine de kilomètres de là. Cette profusion, qui va de paire avec la qualité architecturale du bâti, s’explique sûrement, mais pas uniquement, par la richesse et le statut de Saint-Pons, ville drapière depuis le moyen âge et chef lieu du diocèse. C’est au XVIIIe siècle que Saint-Chinian connaît une période de grande prospérité grâce aux manufactures de draps. Les constructions neuves se multiplient, une maison sur cinq est (re)construite mais seulement trois dates contemporaines nous sont parvenues 12.
— Les dates peintes, assez nombreuses en Languedoc, posent d’autres problèmes. Ces témoins, souvent placés dans un cartouche sous la génoise qui les protègent des intempéries, demeurent très fragiles car soumis aux réfections de façade (fig. 12). La fourchette chronologique est encore plus restreinte : 137 dates peintes relevées dans six communes du Biterrois, une seule antérieure à la Révolution. Les autres s’échelonnent entre 1850 et 1950, le début du XXe siècle l’emportant largement. L’intérêt de ces dates portées n’est plus à démontrer car ce sont autant de jalons utiles pour l’Histoire des techniques et l’étude du décor architectural. Leur recensement permet de sérier finement les grandes phases de construction des faubourgs et de rénovation des bourgs anciens.
1-3. La datation par le décor architectural
Prendre en compte le décor architectural est certainement le moyen le plus naturel et le plus rapide pour dater les édifices étudiés et connaître les différentes strates chronologiques du bâti villageois. Par décor, il faut entendre ce qui embellit les façades des maisons (modénatures d’encadrements des baies), ce qui en souligne les éléments structurants (bandeaux d’appuis, chaînes d’angle par exemple). Les formes des ouvertures, leur agencement, avec ou sans moulures décoratives, constituent autant d’éléments dits remarquables ; ils participent de cette notion de décor au même titre que les ferronneries qui ornent ces baies. Malheureusement, le décor architectural demeure rare dans le domaine rural. Tous les témoins recensés doivent être notés, identifiés et examinés d’un œil critique. Leur prise en compte intervient soit comme un tout cohérent (façade de maison), soit comme élément remarquable conservé dans une construction remaniée, soit enfin comme remploi. Dans tous les cas, c’est toujours le bâtiment étudié dans sa globalité qui compte et pas seulement le détail de l’élément identifié. Ce dernier, « vestige » d’un état antérieur camouflé par les remaniements postérieurs, peut susciter des investigations complémentaires ; la consultation du cadastre ancien est l’étape qui précède la visite des lieux. Dans le bourg de Saint-Chinian (34), une belle porte, datable de la première moitié du XVIIe siècle (fig. 13), est conservée dans une façade de maison reconstruite dans la seconde moitié du XIXe siècle (fig. 14) 13. Cette porte dessert un couloir traversant et une cour intérieure figurée sur le cadastre actuel ; elle n’apparaît pas sur le plan napoléonien. Dans le compoix de 1592, la maison appartient aux frères Tarbouriech qui possèdent, entre autres propriétés, « une maison à la place publique.., qui confronte du midi la dite place et du nord la muraille commune du lieu ». Le compoix de 1618 précise « maison avec salubert« 14. La visite des lieux a permis de restituer une grande maison avec une cour intérieure desservie par un large couloir voûté (la loge ?). Dans l’angle de la cour, à droite, subsiste un escalier en vis et on devine encore la présence de coursières (galeries couvertes) desservant le corps de bâtiment sur rue. Ces dispositifs rappellent naturellement les demeures patriciennes de Pézenas ou de Montpellier.
— Pour les périodes contemporaines, le décor architectural apporte souvent des indications chronologiques intéressantes et précises. Le recensement des éléments stylistiques permet de mieux cerner les campagnes de construction ou de réaménagement des façades: ferronneries de balcons, appuis de fenêtres, balustrades livrent des informations utiles. Une maison de Cessenon (34) possède un décor Art nouveau (fig. 15 et 16) dont le style, « parent pauvre de l’architecture régionale 15« , peut être daté entre l’extrême fin du XIXe siècle et les années 1910. Par chance, le propriétaire actuel a conservé le contrat signé entre le commanditaire et l’entrepreneur qui précise que la maison devait être livrée fin 1896 16, ce qui n’est pas sans surprendre car l’un des plus beaux exemples régionaux d’architecture Art nouveau, la villa Laurens à Agde, est aménagée à partir de 1896 et la construction principale se place entre 1898 et 1900 17. Par ailleurs, l’utilisation de motifs Art nouveau perdure assez longtemps : une maison de Laurens (34), portant la date de 1922, possède un grand garde-corps de balcon de ce style (fig. 17) 18.
1-4. Quelques pièges
La prise en compte du décor comme moyen de datation doit faire l’objet d’un véritable étalonnage sur chaque terrain d’étude. Les nombreuses discussions sur la diffusion des modèles architecturaux issus de l’architecture savante montrent que cette question délicate ne trouve toujours pas de réponse simple. Elles démontrent surtout les limites d’une approche strictement limitée au discours de l’historien de l’art. Les particularismes de nombreux territoires plus ou moins enclavés ou à l’écart des influences, soulignent les difficultés rencontrées. Le décor de la façade est souvent un simple placage superficiel qui ne rend pas compte des états antérieurs conservés dans le bâti. Aborder l’architecture rurale par le simple examen des façades demeure toujours un exercice périlleux. Cette solution convient assez bien pour une architecture simple en zone d’habitat dispersé. Dans les villages regroupés de la plaine languedocienne, cette approche tient de la gageure : cela revient à faire le simple décompte des maisons remaniées au XIXe siècle (fig. 18).
— La durée de vie de l’élément décoratif est l’un des premiers pièges à déjouer. Si l’apparition et la diffusion d’une forme peuvent s’apprécier plus ou moins finement par rapport au modèle original, sa disparition demeure toujours un sujet de controverse. Il reste toujours difficile, sinon impossible, d’estimer précisément l’abandon d’un motif décoratif comme le montrent deux exemples de Saint-Chinian. L’ancien château des évêques de Saint-Pons possède une porte datable de l’extrême fin du XVIIe siècle Montpellier (fig. 19), construite dans le style de l’architecte Daviler 19. La porte du presbytère construit en 1702, possède également une porte du même style qui nous semblait contemporaine de la construction. Dans la réalité, cette porte a été édifiée en 1774 comme le prouve le dossier de la restauration du presbytère établi par Antoine Libès, architecte à Béziers (fig. 20) 20. Dans le cas présent, un écart de près de quatre-vingts ans sépare les deux réalisations, ce qui, en terme de datation absolue, n’est pas admissible.
— La présence d’un remploi dans une construction est un piège fréquent, difficile à déjouer. Dans le cas d’une fenêtre ou d’une porte, la question n’est pas simple : s’agit-il d’un remploi ou d’un vestige ? Ce problème s’élimine souvent de lui-même en ne prenant pas en compte l’objet isolé dans une construction dénaturée : c’est un élément remarquable qui va figurer sur une fiche de recensement. Dans le cas d’un vestige, son rôle d’avertisseur est essentiel pour un examen plus approfondi de la maison. Lors de l’inventaire de la commune de Saint-Chinian (34), nous avons été confrontés à un petit commerce d’antiquités de blocs architecturaux provenant de bâtiments démolis. Le remploi de ces encadrements est indétectable dans une construction neuve. Une maison de Saint-Chinian possède des fenêtres datables de la seconde moitié du XVIIIe (fig. 21 et 22) ainsi qu’un bel escalier intérieur du XVIIe siècle. Le simple examen du cadastre de 1811 montre que la parcelle n’était pas bâtie a cette époque.
D’autres cas sont identifiés dans des rues voisines :
— Les faux architecturaux : un exemple, relevé à Poussan (34), illustre la difficulté rencontrée dans des cas extrêmes. Ce village, situé non loin de Montpellier et de l’étang de Thau, conserve dans ses murs quelques édifices anciens de caractère dont le presbytère installé dans une belle maison du XIVe siècle, un ancien prieuré de l’abbaye de la Chaise-Dieu (Haute-Loire). Construit à partir des années 1343, ce logis prieural « a l’apparence d’un hôtel aristocratique, voire d’un palais à l’italienne« 21. La façade principale, rythmée par trois travées régulières, présente un appareil à bossage au rez-de-chaussée qui se poursuit jusqu’au toit sur l’angle droit de la bâtisse ; un bandeau d’appui souligne les grandes fenêtres réticulées et à remplage de l’étage (fig. 23). Le rez-de-chaussée voûté est divisé en deux berceaux de trois travées. À l’avant, une cuisine ouvre sur la rue par une grande porte centrée, surmontée d’un arc en tiers-point. Des fenêtres à meneaux éclairent les deux autres travées. À l’arrière, un « jarrier » (cellier où sont stockés l’huile et le vin) donne sur une impasse par une porte charretière. À l’étage, côté rue, une série de pièces est éclairée par les grandes fenêtres. L’étage en surcroît est ajouré de fenêtres à meneaux plus modestes. Inscrit sur l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 1951, le bâtiment est compté « parmi les témoins régionaux les mieux conservés d’architecture domestique du XIVe siècle« 22.
Lors de recherches menées pour la rédaction d’une monographie sur le village, Marc Lugand a retrouvé un dossier sur la reconstruction du presbytère aux archives départementales de l’Hérault (série 20) 23. Le projet, proposé en 1861 par l’architecte départemental Bésiné 24, prévoit la reconstruction partielle de la maison en mauvais état, façade comprise, avec les matériaux de la démolition. Les plans de l’état des lieux avant travaux nous montrent un bâtiment très différent : la bâtisse, de plan trapézoïdal et plus profonde, empiétait largement sur la rue menant à la porte de ville. Le rez-de-chaussée comportait initialement trois berceaux voûtés à trois travées dont un pour le cellier ; les travaux ont supprimé le premier berceau au niveau des piliers supportant la voûte pour s’aligner sur la maison voisine. La façade principale ne comportait qu’une seule porte en rez-de-chaussée et une unique baie à l’étage (fig. 24). Le grand escalier en vis, adossé contre la façade latérale droite a été démoli. L’examen des plans avant restauration laisse deviner un bâtiment faiblement ajouré, plus proche de la forteresse que de la résidence avec sa façade très austère. En définitive, Bésiné nous a laissé une construction néogothique équilibrée, digne de « l’architecture du Quattrocento« , beaucoup plus plaisante que le bâtiment primitif (fig. 25). Son habileté et sa connaissance de l’architecture médiévale ont complètement leurré les historiens de l’art qui se sont penchés sur cet exemple.
2 - De la datation de l'objet à la typochronologie de l'habitat
Le Languedoc est une province méditerranéenne qui, comme ses voisines, se caractérise par son habitat groupé, parfois perché. Cette caractéristique morphologique renforce l’identité de ce territoire qui se traduit par le mode de vie particulier de ses habitants.
2-1. Un habitat regroupé
La tradition du gros village, installé au milieu du terroir qu’il contrôle, remonte au milieu du moyen âge (Xe-XIIe siècles). Il débute généralement au Xe siècle, mais se développe vraiment à partir du XIe siècle 25. Ces entreprises de fixation et de regroupement de la population et des activités économiques sont réalisées dans le cadre d’une stratégie de contrôle de l’espace 26. Le succès est rapide la plupart des villages languedociens sont cités au XIIe siècle L’analyse morphologique de nombreuses agglomérations languedociennes rend compte des différentes phases d’extension qui jalonnent la croissance de ces villages jusqu’au XIVe siècle 27. Dans un contexte historique agité, de nombreux villages se dotent très tôt de remparts qui deviennent obsolètes avec développement de faubourgs (barris) souvent accolés au mur de défense. Une nouvelle muraille plus grande vient englober les extensions. Dans de nombreux cas, elle est construite vers la fin du XIIIe siècle (Murviel-lès-Béziers, Cessenon, 34) ou au début du XIVe siècle (Capestang, 34). Cette croissance urbaine, organisée par les propriétaires du sol, n’a rien de spontané ni d’autonome. Le découpage du sol, les règlements d’urbanisme, la construction du rempart sont programmés par les propriétaires du sol, rarement par la communauté villageoise. La muraille de Murviel-lès-Béziers, construite vers la fin du XIIIe siècle sur l’initiative de Sicard, seigneur du village, est rétrocédée à l’université du village (assemblée des chefs de familles) en 1320 28. L’examen de plans anciens laisse percevoir l’existence d’aménagements d’îlots qui sont manifestement des lotissements (formes des parcelles, organisation des îlots, tracés viaires, etc.). Ce phénomène a touché surtout les villes, Montpellier en offre un bon exemple, mais ils concernent également les villages de moindre importance (fig. 26). L’habitat évolue en vase clos, dans un espace confiné et clos. A partir du XIIe siècle, de nombreuses communautés villageoises élisent des représentants, consuls ou syndics, qui vont constituer à la longue un vrai contre-pouvoir.
Un cadre monumental, des institutions municipales, ces deux composantes expliquent en partie l’évolution future du village qui se comporte moins comme centre de peuplement rural que comme un petit centre urbain. Un lieu, pour reprendre l’expression de Monique Bourin, où « les relations sociales sont particulièrement détachées de la terre – rien ne rappelle explicitement dans le village le travail agricole -, la sociabilité y prend un tour quasi urbain. On a d’ailleurs souvent insisté sur cet aspect de petite ville qu’ont les villages bas-languedociens« 30.
Dans ce contexte d’habitat aggloméré, la mixité est la règle : seigneurs, officiers seigneuriaux ou royaux, bourgeois, marchands, artisans, paysans et brassiers cohabitent sur le même territoire exigu. Il est difficile de parler de spécialisation des quartiers : ceux-ci ne sont pas habités de façon homogène et les petites maisons côtoient les grandes demeures. La distinction d’un quartier est une simple question de proportion du type d’habitants. L’habitat évolue dans ce cadre fermé, étroit où le manque de place au sol influe forcément sur la typologie du bâti. La plupart des maisons ne pouvant s’étaler, la seule possibilité de s’agrandir est de construire en hauteur, d’empiéter sur les espaces publics ou de racheter la maison de son voisin, seul ou à plusieurs.
Il semble que la maison en hauteur ait été l’exception au début du regroupement villageois (vers le XIIe siècle) mais, quand la dernière fortification est érigée, elle devient vite la règle en Languedoc, comme dans toutes les provinces méditerranéennes 31. Elle s’adapte bien aux nouvelles conditions socioéconomiques du cadre villageois avec son organisation unitaire sur une parcelle étroite : toutes les fonctions de la maison, résidence et activités professionnelles, se superposent sous le même toit (fig. 27) 32. Ce type d’habitat connaît un succès rapide en raison de sa souplesse : c’est un vrai modèle multifonctionnel qui s’adapte à toutes les bourses, à tous les besoins, à toutes les activités économiques, à la ville comme à la campagne. Représente-t’il la seule forme architecturale en dehors des grandes demeures médiévales ? Rien n’est moins sûr mais c’est la seule qui nous soit parvenue ou qui soit identifiable. Quoiqu’il en soit, le succès de ce type lui a fait traverser les âges et les crises sans que sa morphologie en soit affectée : ce sera le modèle le plus utilisé dans l’architecture viticole du XIXe siècle.
2-2. De la maison polyvalente ou élémentaire à la maison viticole
Aujourd’hui, nous sommes un peu désarmés pour étudier en détail l’architecture médiévale, paysanne ou autre, car les traces en sont trop ténues, sinon inexistantes, et trop inégalement réparties pour en tirer des conclusions fiables. L’indigence de notre documentation sur les périodes anciennes reflète assez bien l’hétérogénéité de la couverture territoriale. De ce fait, les quelques recensements de maisons médiévales (fig. 28) réalisés en région Languedoc ne doivent pas faire illusion en dépit du nombre important d’édifices signalés dans certaines communes 33. La représentativité de ces exemples n’est pas établie avec certitude. Il faut étudier le contexte socio-économique, historique et politique des agglomérations concernées et les conditions particulières qui ont régi la conservation de ces maisons dans un secteur géographique donné. Enfin, si nous pouvons étudier la morphologie de ces édifices, l’identification de leur(s) fonction(s) reste problématique: maison polyvalente, maison paysanne, d’artisan ou autre, quand ce n’est pas toutes ces fonctions qui se sont succédées dans le même bâtiment.
— Le terme de maison polyvalente (ou de « maison bourgeoise« ) est fréquemment adopté pour désigner ce type d’habitat médiéval, marquant ainsi le caractère urbain de cette maison tout en insistant sur les origines rurales du modèle 34 (fig. 29). A Montpellier, c’est la « maison élémentaire » qui a été retenue. La différence entre les deux appellations ne se réduit pas à une simple échelle de grandeur, ce serait nier la diversité urbaine. Le principe d’organisation de la maison reste le même et peut se lire depuis la rue. Cette maison se définit « comme un « bloc en hauteur » ayant au rez-de-chaussée un local de production (échoppe, boutique, local agricole, atelier, etc.), un logis à l’étage, avec pour pièce principale, sinon unique, la salle, qui prend jour sur la rue« 35. Cette organisation s’adapte à la morphologie du parcellaire villageois avec des parcelles étroites et allongées, de superficie limitée. Elle détermine d’emblée l’ordonnance de la façade et la distribution de la maison. La dissymétrie de la façade est le caractère récurrent du modèle les deux portes du rez-de-chaussée sont dissemblables ; la porte bâtarde, plus grande, dessert le local professionnel, la porte piétonne ouvre sur l’escalier menant au logis. Le local, voûté ou plafonné, occupe toute la surface de la maison (fig. 30). Une ou deux baies éclairent le logis composé d’une ou deux pièces ouvrant sur la rue ou disposées en profondeur. La distribution est assurée par un escalier droit toujours appuyé contre le mur mitoyen. Les fonctions économiques de cette maison dépendent du commanditaire de la construction, aucun élément architectural ne permet de les différencier. En cela, il s’agit véritablement de polyvalence : local agricole, d’artisan ou boutique de marchand, l’adaptation des lieux aux fonctions s’opère facilement à peu de frais. Ce modèle connaît une diffusion qui dépasse largement les frontières du Languedoc et celles du royaume de France puisqu’on retrouve ce type de maison dans toute l’Europe méditerranéenne, en Italie, en Espagne et même au Portugal (fig. 31).
La maison polyvalente, comme la maison élémentaire, est le contraire d’un modèle pauvre : la qualité de la construction, le soin apporté à la mise en œuvre des matériaux, les modénatures des baies de certaines maisons le montrent souvent (fig. 32). Si l’identification des grandes maisons polyvalentes ne pose pas de problèmes particuliers, ce n’est pas le cas des petites maisons dites élémentaires. Certaines appartiennent sans conteste à des propriétaires aisés, la qualité du décor le démontre, d’autres, plus sobres, ont pu appartenir à des artisans, des marchands ou autres. En revanche, nous sommes incapables d’identifier la maison paysanne médiévale. Tous les exemples d’utilisation agricole de ces maisons sont le fruit de mutations tardives qui n’ont rien à voir avec le programme initial.
— A l’époque moderne, la distinction entre la maison paysanne et la maison polyvalente, aux fonctions diverses : (artisan, marchand, notable…), s’opère plus facilement car elles évoluent de plus en plus comme des variantes typologiques.
La maison paysanne reste fidèle au module de la maison élémentaire médiévale, bloc en hauteur mais, dans le même temps, elle se paupérise durant le XVIIe siècle (fig. 33) au siècle suivant peu de maisons paysannes sont construites, du moins identifiées en tant que telles. Cette variante reste toujours aussi faiblement déterminée par les productions agricoles où « cette contrainte de programme, partout essentielle pour l’architecture rurale (où la maison est autant unité d’exploitation que foyer domestique), semble avoir de tout temps été ignorée« 36. La façade de la maison conserve sa dissymétrie fonctionnelle mais se dépouille de son décor architectural qui va se résumer à une vague modénature sur les encadrements de portes (chanfrein, doucine…) ; une seule fenêtre éclaire le logis.
Nous retrouvons toujours les deux portes du rez-de-chaussée, elles se décalent en hauteur la porte du logis se surélève, un degré droit empiète sur la rue et rachète la dénivellation (fig. 34). La porte bâtarde ouvre sur le local agricole, dénommé cellier (ou sellier), jarrier ou magasin 37 dans les textes ; il occupe tout l’espace. Il peut également abriter l’animal de trait dans les exploitations plus aisées. Il est souvent décaissé par rapport à la rue, un plan incliné rattrape le niveau. Cette disposition décalée des portes permet de limiter la hauteur du rez-de-chaussée et l’emprise de la cage d’escalier sur le magasin. L’escalier droit n’est plus la règle absolue ; l’escalier à retour est fréquent. Le logis se compose d’une pièce unique, souvent complétée par une chambre non éclairée à l’arrière. La présence de plusieurs étages dédiés au logis reste rare. Le comble se développe pour abriter le grenier et le pailher (fenil) où on stocke la paille et le fourrage 38.
Le terme de « maison polyvalente » conserve également sa réalité puisque le modèle perdure aussi bien dans les villes que dans les villages, en petit nombre (fig. 35). C’est toujours une maison élémentaire à Montpellier car ses dimensions y restent modestes et la façade reflète la disposition intérieure. Elle conserve toujours sa façade dissymétrique caractéristique avec son local professionnel au rez-de-chaussée 39. Quand la maison dispose des deux ouvertures classiques, les différences entre la boutique du marchand de draps et l’échoppe d’un artisan sont minimes (fig. 36) 40. Le décalage en hauteur des deux portes est fréquent, parfois inexistant. Cette maison se rapproche de la maison de ville car le logis s’agrandit souvent sur plus d’un étage plusieurs pièces peuvent se juxtaposer en largeur, en profondeur, quand la taille de la parcelle le permet. Le local de rez-de-chaussée se réduit à une simple dépendance (fig. 37). A partir du milieu du XVIIIe siècle, la maison paysanne, comme la maison polyvalente, connaît un regain d’intérêt quand la vigne tend à s’imposer dans l’économie agricole.
— La maison viticole dérive de la maison polyvalente, au caractère plus urbain, tout en s’inspirant de la maison paysanne. Dès le XVIIIe siècle, le Languedoc connaît un net développement économique qui suit l’ouverture du port de Sète et celle du canal des Deux Mers construit par Riquet au XVIIe siècle. À partir du milieu du siècle, la culture de la vigne se développe rapidement dans la plaine languedocienne avec l’ouverture de nouveaux marchés : le vin distillé fournit l’alcool exporté à Paris et à l’étranger. Les effets se ressentent dans les villages où le nombre de maisons (re)construites à cette époque augmente et contribue ainsi à faire disparaître les témoins antérieurs. À la fin des années 1850, avec l’arrivée du chemin de fer, la culture de la vigne devient une véritable monoculture qui va faire du Languedoc l’un des plus grands vignobles du monde 41. C’est une véritable révolution qui va complètement bouleverser l’économie et la société languedocienne. Pour E. Le Roy Ladurie, cette mutation est essentielle car c’est « le moment où les agriculteurs cessent d’être des paysans, vivant de la polyculture, pour devenir des viticulteurs qui achètent leur nourriture et travaillent pour le marché« 42. Toutes les couches de la société rurale bas-languedocienne sont touchées par cette culture très rémunératrice qui apporte une prospérité inégalée. Le cadre monumental, fortement remis en cause dès la fin du XVIIIe siècle, s’effrite lentement durant toute la première moitié du XIXe siècle avant d’exploser au milieu du siècle 43. Les vieux remparts démolis, des quartiers et des faubourgs nouveaux s’installent le long des axes de circulation.
Le cadre architectural traditionnel devient obsolète, les maisons sont trop petites et inadaptées. Les revenus de la vigne sont donc réinvestis immédiatement dans la reconstruction de locaux mieux adaptés. En trente ans, le parc immobilier des villages va se renouveler dans une proportion considérable entre 65 et 85 % des maisons sont (re)construites (fig. 38) 44. Les entrepreneurs chargés des travaux copient et adaptent, en plus grand, ce qu’ils connaissent pour créer une forme, la maison viticole 45. Elle se décline en un certain nombre de variantes assez proches et toutes les tailles se retrouvent dans le même village simple maison viticole, issue directement de la maison paysanne de la période précédente, avec une fenêtre pour éclairer le logis à pièce unique ou grande maison de maître. La variante la plus fréquente, représentative des petits et moyens propriétaires, est la maison viticole, héritée de la maison polyvalente, avec son logis éclairé par deux ou trois fenêtres (fig. 39 et 40).
C’est le modèle qui peuple majoritairement les fronts bâtis des avenues des nouveaux quartiers et faubourgs (fig. 41). Cette maison reprend les principes distributifs connus. C’est toujours une maison-bloc en hauteur qui héberge toutes les fonctions sous un même toit. Elle conserve le même type de façade dissymétrique mais le nombre de travées à l’étage du logis peut varier de une à six, voire sept. Le magasin devient la cave, terme pris dans son acception régionale qui désigne le local où la vendange est traitée, à la fois remise, cellier et chai. On y trouve le pressoir, les tonneaux où fermente le vin, les foudres, grands tonneaux pouvant contenir plusieurs dizaines ou centaines d’hectolitres de vin remplacés, plus tard des cuves en béton. Un coin étable accueille l’animal de trait, le centre du local sert de remise à charrette, le matériel aratoire, peu important, est rangé le long des murs. La porte de cave s’agrandit, se transforme en porte charretière tandis que la porte piétonne dessert toujours l’escalier du logis. Le logis évolue rapidement, il prend de l’ampleur, les pièces se spécialisent, les éléments de confort apparaissent. Le pailher occupe une place plus importante qui se reconnaît désormais par la présence de la fenêtre pailhère, d’une taille souvent supérieure aux autres fenêtres, surmontée de la poulie. Dans certaines grandes maisons de maître, cette ouverture peut être rejetée sur une façade secondaire mais souvent le pailher disparaît complètement. L’ultime avatar de la maison viticole perd toutes ses fonctions agricoles en conservant certains attributs comme la porte charretière et la fenêtre pailhère 46 ; la grande porte charretière subsiste à côté du logis, qui a conquis une partie du rez-de-chaussée, mais elle dessert une écurie remise qui abrite le cheval et la carriole. La fenêtre pailhère, mêlée à d’autres ouvertures qui rétablissent la symétrie, dessert le fenil (fig. 42).
Conclusion
La datation de l’habitat rural n’a rien d’une science exacte. L’empirisme, le croisement des sources documentaires, l’analyse archéologique, complétée par des moyens de datation scientifiques quand c’est possible, demeurent les outils les plus efficaces mais jamais absolus et définitifs. L’identification des formes et des types d’habitats s’avère toujours une opération délicate, voire risquée, car la chronologie absolue est rarement assurée avec une certitude complète. La datation des objets n’étant pas une science exacte, elle conserve sa part de subjectivité naturelle. Il faut toujours insister sur la nécessité d’étalonner les différents moyens de connaissance sur le terrain d’étude, accepter parfois (souvent même) de ne pouvoir répondre aux interrogations soulevées. Il faut souligner la nécessité de connaître en profondeur le patrimoine que l’on étudie : la documentation est rarement suffisante, il faut recouper les informations. Le simple recensement des façades des maisons est insuffisant pour appréhender l’évolution de l’architecture rurale. Les visites sont indispensables, sans devenir une fin en soi ; elles doivent être fréquentes, à défaut d’être systématiques. Elles facilitent la détection d’œuvres majeures ou importantes, non visibles de la rue. Il serait irresponsable de ne pas y recourir sous prétexte que les moyens, et plus généralement le temps, n’autorisent pas d’investigations poussées.
C’est certainement l’une des originalités languedociennes les plus intéressantes qui fait qu’un modèle de maison, aux origines encore un peu floues, se diffuse aussi bien à la ville qu’à la campagne durant tout le Moyen Âge. Il perdure pendant toute la période moderne selon un schéma très semblable, devient, dans sa variante la plus simple, le symbole de la maison paysanne par excellence, tandis que la version "bourgeoise" maintient la tradition de la maison polyvalente. La redécouverte ou plutôt la réinvention du modèle par les entrepreneurs et les maçons du XIXe siècle, qui en diffuseront le modèle dans toute la plaine viticole, constitue une surprise de taille. Ils vont adapter une forme architecturale, jugée obsolète par beaucoup, aux nouvelles conditions économiques au point d’en faire le signe de reconnaissance de cette architecture rurale si typique des villages languedociens ! Et pourtant, rien n’est joué dans le village. Les crises viticoles se succèdent depuis le début du XXe siècle ; la création des caves coopératives viticoles, mouvement qui a permis de sortir de la crise, a rendu obsolète le parc immobilier viticole de la plaine. La vendange étant traitée par la coopérative, les caves particulières des adhérents deviennent de simples garages à matériel. Avec la pression démographique que connaît la région, ces caves, parfois inutiles, se transforment en logements locatifs, la porte charretière disparaît. Les bâtiments se dénaturent par petites touches et les villages perdent lentement leur identité. C’est une évolution naturelle dont il faut tenir compte dans les études futures.
Notes
1. LE ROY LADURIE, Emmanuel. Les paysans de Languedoc. Paris : Flammarion, 1969, 383 p.
2. La distinction entre village et ville est très subjective et celle retenue par les géographes ne s’imposent pas d’emblée : Capestang, village du Biterrois (Hérault), compte 3006 habitants en 1999 alors que Florac, en Lozère, a rang de sous-préfecture avec une population de 2064 habitants
3. L’importance de l’habitat dispersé augmente avec l’altitude : les zones montagneuses deviennent les pays du hameau, de la ferme isolée : GRANDJOUAN, Marie-Sylvie. Le patrimoine rural en Languedoc-Roussillon : acquis et perspectives du travail d’inventaire. In situ, [En ligne], n° 5, 2004. Accès Internet URL :
http://www.culture.couv.fr/culture-/revue-inv/insitu5/d1/testmardi2/html/testmardi2.html.
4. GUIBAL. Jean. « La maison paysanne ». In : PEROUSE de MONTCLOS, Jean-Marie (Dir.). Le Guide du Patrimoine : Languedoc-Roussillon. Paris : Hachette Livres, Ministère de la Culture, 1996, p. 74.
5. GUIBAL, Jean. « La maison paysanne« . In : PEROUSE de MONTCLOS, p. 74.
6. Le compoix correspond au terrier des autres provinces. Ce document fiscal, rédigé le plus souvent entre le XVe et le XVIIIe siècle, se présente sous la forme d’un registre où sont répertoriées les propriétés bâties et non bâties des habitants du village pour l’établissement de la taille.
7. Dossier d’inventaire : canton de Gignac : Dossier collectif « Maisons-fermes ». Montpellier: SRI Languedoc-Roussillon, 1976, P. 1.
8. Études archivistiques, archéologiques et urbaines permettent, par des approches croisées, de saisir la complexité des rapports entre l’objet et l’ensemble urbain : FABRE, Ghislaine, LOCHARD, Thierry. Montpellier : la ville médiévale. Paris: Imprimerie nationale, 1992, 312 p. SOURNIA, Bernard, VAYSSETTES, Jean-Louis. Montpellier : la demeure médiévale. Paris : Imprimerie nationale, 1991, 256 p. : SOURNIA, Bernard, VAYSSETTES, Jean-Louis. Montpellier la demeure classique. Paris : Imprimerie nationale, 1994, 336 p. ces recherches sont complétées par l’étude du cadre monumental : NOUGARET, Jean. Montpellier monumental. Paris : Monum, Editions du patrimoine, 2005. 2 vol., (Cahiers du Patrimoine 68).
9. SOURNIA, VAYSSETTES, Montpellier : la demeure médiévale, p. 8-12, l’Avant-propos donne un résumé de la méthodologie utilisée par les auteurs pour aborder la demeure médiévale complètement masquée par les campagnes de rénovations postérieures.
10. Le report de ces informations sur le cadastre actuel permet de restituer assez finement l’histoire des bâtiments sur les derniers siècles en transposant les différentes modifications que connaît le bâti. En y associant les observations du terrain comme les éléments remarquables, on peut parfois reconstituer certaines demeures aujourd’hui démembrées ou fortement dénaturées. Cf. les études d’îlots de Montagnac (34) in : FELIX, Laurent, LOCHARD, Thierry, NEPIPVODA, Denis. Inventaire du patrimoine de la commune de Montagnac, Inventaire de l’îlot Saint-Louis, dossier de recensement. Montpellier : Communauté d’agglomération Hérault-Méditerranée-DRAC. Languedoc-Roussillon – Région Languedoc-Roussillon, service régional de l’inventaire, 2006.
11. SAUGET, Jean-Michel, FERRAS, Catherine. Inventaire du patrimoine de la commune de Cessenon (Hérault). Montpellier Direction régionale des affaires culturelles – Conseil général de l’Hérault, mai 2005 [rapport multigraphié], vol. 1. p. 87.
12. Inventaire du patrimoine de la commune de Saint-Chinian (Hérault), vol. 1, p. 286.
13. Inventaire du patrimoine de de commune de Saint-Chinian (Hérault), vol. 1, p. 78-79. SAUGET, Jean-Michel, FERRAS, Catherine. Saint-Chinian, inventaire du patrimoine d’un village héraultais. Montpellier: Contrepoint. 2006. p. 33, 141.
14. Archives communales de Saint-Chinian, CC2. Le « salubert » ou « ciel ouvert » est une petite cour intérieure, parfois un simple puits de lumière.
15. PINCHON, Jean-François. « L’architecture des XIXe et XXe siècles ». In: PEROUSE de MONTCLOS, Guide du Patrimoine, p. 62-63.
16. Inventaire du patrimoine de la commune dc Cessenon (Hérault), vol. 1, p. 293, 298.
17. PEROUSE de MONTCLOS, « Agde », Guide du Patrimoine, p. 112-113.
18. Il se singularise par l’utilisation de la fonte quand tous les autres exemples sont en fer forgé : SAUGET, Jean-Michel, FERRAS, Catherine, CLARINVAL, Sophie. Inventaire du patrimoine de la commune de Laurens (Hérault). Montpellier Direction régionale des affaires culturelles – Conseil général de l’Hérault, novembre 2004 [rapport multigraphié], vol. 1, p. 272-273.
19. Cet architecte, auteur d’ouvrage d’architecture, travaille à cette époque à Montpellier : SOURNIA, VAYSSETTES. Montpellier : la demeure classique, p. 164-19!
20. Archives départementales de l’Hérault 8F80 ; Inventaire du patrimoine de la commune de Saint-Chinian (Hérault), vol. 1, p. 154-157 ; SAUGET, FERRAS, Saint-Chinian, 2006, p. 141. FERRAS, Catherine, SAUGET, Jean-Michel. Saint-Chinian, guide de visite du village. Montpellier : Contrepoint, 2006, p. 24-25.
21. GARRIGOU GRANDCHAMP, Pierre. Demeures médiévales. Cœur de la cité. Paris Rempart, éd. Desclée de Brouwer, coll. « Patrimoines vivants », 1999, p. 38.
22. PEROUSE de MONTCLOS, « Poussan », Guide du Patrimoine, p. 464.
23. LUGAND, Marc. Histoire de Poussan. Poussan, 2001, p. 159-167.
24. Il s’est par ailleurs illustré dans des travaux plus classiques comme l’agrandissement de la préfecture de l’Hérault à Montpellier : NOUGARET, Jean, SOURNIA, Bernard, VAYSSETTES, Jean-Louis. La Préfecture. Montpellier. Hérault. Montpellier : Association pour la connaissance du patrimoine en Languedoc-Roussillon, (itinéraires du patrimoine n° 280), 2003, p. 20-25.
25. C’est l’équivalent de « l’incastellamento » italien et provençal. Il a été étudié de près dans le Biterrois BOURIN-DERRUAU, Monique. Villages médiévaux en Bas-Langue-doc. Des études récentes remettent en cause certains aspects de la création des villages, leur génèse par exemple, notamment sur les marges de l’aire d’étude retenue (le Biterrois) mais l’essentiel de l’analyse historique demeure toujours valable dans le cadre géographique abordé. La prise en compte de cette dimension historique est indispensable et doit constituer un préalable à toute étude d’inventaire du village languedocien.
26. GARRIGOU GRANDCHAMP, Pierre. Demeures médiévales, p. 17.
27. SCHNEIDER, Laurent. Villes et villages du Languedoc central le cas du bassin moyen de l’Hérault. In : GAUTHIEZ, Bernard, ZADORA-RIO, Elizabeth et GALINIE, Henri, (Dir). Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques. Tours : Presses universitaires François-Rabelais-Maison des sciences de l’Homme « Villes et Territoires », 2003, p. 111-130, fig. vol. 2, p. 79-99 ABBE, Jean-Loup. La genèse des agglomérations languedociennes au Moyen Âge le rôle des XIIIe-XVe siècles. In Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques, p. 427-431, fig. vol. 2, p. 395-397.
28. SAUGET, Jean-Michel, FERRAS, Catherine, CLARINVAL, Sophie. Inventaire du patrimoine de la commune de Murviel-lès-Béziers (Hérault). Montpellier : Direction régionale des affaires culturelles – Conseil général de l’Hérault, novembre 2004 [rapport multigraphié], vol. 1, p. 38-39.
29. [Appel manquant] FABRE, LOCHARD. Montpellier : la ville médiévale, p. 140-153 ; FABRE, Ghislaine, LOCHARD, Thierry. « Montpellier ». In Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques, p. 131-145.Des exemples de lotissements sont mis en valeur dans plusieurs villages du Biterrois : Inventaire du patrimoine de la commune de Murviel-lès-Béziers (Hérault), vol. 1, p. 43-46 ; Inventaire du patrimoine de la commune de Cessenon (Hérault), vol. 1, p. 68-73. Dans ces deux cas, les réseaux viaires, les lotissements et les murailles sont contemporains. Voir également ABBE, La genèse des agglomérations languedociennes au Moyen Âge : le rôle des XIIIe-XVe siècles.
30. BOURIN, Villages médiévaux en Bas-Languedoc, vol. 1, p. 24.
31. BOURIN, Villages médiévaux en Bas-Languedoc, vol. 1, p. 24-27.
32. C’est la définition de la maison-bloc en hauteur des géographes DEMANGEON, Albert. « L’habitation rurale en France ; essai de classification des principaux types ». Annales de géographie, t. XXIX, 1920, p. 352-375.
33. Voir les recensements réalisés dans le Gard et dans quelques bourgs abbatiaux comme Lagrasse (11) ou Saint-Guilhem-le-Désert (34) : GARRIGOU GRANDCHAMP, Pierre. L’architecture civile romane dans le Gard (du début du XIIe au milieu du XIIIe s.). Congrès Archéologique, Gard, 157e session, 1999, p. 17-51 ; GARRIGOU GRANDCHAMP, Pierre. Observations sur l’habitat et le tissu bâti des villes aux XIIe et XIIIe s. en Languedoc occidental. Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, t. XXXIII, 2002, p. 97-141.
34. GARRIGOU GRANDCHAMP, Demeures médiévales, p. 26-35. L’auteur décrit des maisons de ville qui se différencient sensiblement des exemples régionaux, beaucoup plus modestes. Ce type de maison couvre tout le moyen âge et perdure longtemps.
35. SOURNIA, VAYSSETTES, La demeure médiévale, p. 50.
36. GUIBAL, Jean. La maison paysanne. In PEROUSE de MONTCLOS, Guide du Patrimoine, p. 74.
37. Ce terme, issu de l’usage commun contemporain, a été retenu par les rédacteurs des observations générales du canton de Gignac. Dossier d’inventaire : canton de Gignac Dossier collectif « Maisons-fermes ». Montpellier : SRI Languedoc-Roussillon, p. 10.
38. Dossier d’inventaire canton de Gignac : Dossier collectif « Maisons-fermes ». Montpellier : SRI Languedoc- Roussillon, 1976, p. 12-16 ; PALOUZIE-GOUEDAR, Hélène. Gignac, un canton de la moyenne vallée de l’Hérault. Montpellier association pour la connaissance du patrimoine du Languedoc-Roussillon, 1992,96 p.
39. SOURNIA, VAYSSETTES, La demeure classique, p. 95-96 ; Inventaire du patrimoine de la commune de Saint-Chinian (Hérault), vol. 1, p. 403-411.
40. La présence d’un éventuel étal, en bois ou maçonné, n’est pas toujours un argument suffisant pour identifier la nature de l’occupant, sauf s’il fait partie intégrante de la maçonnerie.
41. GAVIGNAUD-FONTAINE, Geneviève. Le Languedoc viticole, la Méditerranée et l’Europe au siècle dernier (XXe). Montpellier : Centre d’histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, publications de l’université Paul-Valéry, 2000, p. 35-47.
42. LE ROY LADURIE, Paysans de Languedoc.
43. Certaines communes comme Montagnac (34) ont commencé dès le XVIIIe siècle à aménager une promenade dans les fossés de la ville. Mais la plupart des autres communes obtiennent l’autorisation de démanteler leurs murs au début du siècle suivant : en 1820, la municipalité de Capestang (34) vend son rempart aux propriétaires riverains pour une somme dérisoire.
44. Le phylloxéra va donner un coup d’arrêt assez net à cette frénésie constructive pendant les années 1880. Les petits propriétaires sont les plus touchés et se révèlent souvent incapables de surmonter cette crise faute de disponibilités financières. Les grands domaines prennent la suite, développent le vignoble de masse qui envahit la plaine et même les zones littorales.
45. Inventaire du patrimoine de la commune de Saint-Chinian (Hérault), vol. 1, p. 412-418.
46. Inventaire du patrimoine de la commune de Cessenon (Hérault), vol. 1, P.