Charles Renouvier et l’Allemagne après 1871
Charles Renouvier et l’Allemagne après 1871 :
l’annexion du criticisme, une revanche philosophique
p. 337 à 344
Les considérations sur l’Allemagne du philosophe montpelliérain Charles Renouvier (1815-1903) développées au cours des trois décennies qui ont suivi la défaite de 1871, fournissent un exemple remarquable d’insertion du discours philosophique dans l’actualité, qu’il convient d’analyser sans parti-pris, mais avec le recul du temps. D’une manière générale, la pensée de cet auteur indépendant et plutôt solitaire, encore sous-estimée dans nos universités, mérite d’être étudiée dans ses multiples aspects, tant pour sa valeur conceptuelle que pour son intérêt historique.
Né à Montpellier en 1815, Charles Renouvier habite à La Verdette, près d’Avignon, au moment où éclate la Guerre de 1870. A cette date, il est en pleine possession d’une doctrine forte et cohérente, qui a mûri, au cours des vingt années précédentes, en dehors des cadres institutionnels. Cette philosophie, énoncée dans les Essais de Critique générale 1, se recommande de Kant pour ce qui concerne l’esprit du criticisme, mais rejette la partie « scolastique » du système kantien. Renouvier – qui, rappelons-le, ne maîtrise pas l’allemand – n’a jamais été fasciné par la philosophie allemande 2, à l’inverse des penseurs romantiques de la génération précédente. Aussi ne retient-il de Kant que les éléments d’une philosophie de la relation susceptible de nourrir une doctrine fondamentalement phénoméniste, présentée dès le départ comme française.
Renouvier et son collaborateur François Pillon avaient fondé en 1867 l’Année Philosophique. En 1872, les deux hommes créent une nouvelle revue, hebdomadaire, la Critique philosophique. Dans cette revue, organe de diffusion du « nouveau criticisme », ils proposent aux élites intellectuelles et politiques une doctrine républicaine précise, appliquée aux questions d’actualité, avec un programme de réformes sociales encourageant notamment le passage à l’enseignement laïque, conformément à la morale rationnelle que Renouvier avait exposée en 1869 dans La Science de la morale. L’avenir des réformes, compromis par le retour en force du cléricalisme, y tient la première place, devant la question allemande. Selon Marcel Méry : « C’est lui toujours (le cléricalisme) l’ennemi visé par ces quelques articles de politique extérieure. Par rapport à ceux de politique intérieure, leur proportion est d’ailleurs minime. Renouvier n’aime pas faire de la politique. Seule, l’incidence morale ou religieuse l’intéresse 3. »
On ne saurait oublier en effet que pour Renouvier la politique se fonde intégralement sur la morale 4. Mais il n’est pas moins incontestable que Renouvier a incarné pendant une trentaine d’années (il meurt en 1903) une figure de l’antigermanisme de la Troisième République 5.
Dans une étude sur Nisard, Hans-Jürgen Lüsebrink parle d’une « définition (de l’esprit français) dont le missionarisme culturel reste étroitement lié à la visée nationaliste d’opposer, face à l’Allemagne militairement victorieuse de 1871, une France triomphante en matière d’esprit, de civilisation et de culture » 6. Renouvier a participé à ce mouvement, mais d’une manière spécifique, en opposant une version « française » du criticisme à « l’esprit allemand ».
Sa position, moins connue que celle de Renan 7, et pourtant rayonnante auprès de la jeunesse intellectuelle de l’époque, présente un intérêt historique évident. Renouvier entrecroise, de façon cohérente du point de vue de sa philosophie, des thèses habituellement disjointes sur l’échiquier politique républicanisme et récusation de l’esprit de revanche (dans les années 1870), anti-nationalisme et critique de « l’esprit allemand » (des années 1870 aux années 1900).
L’intérêt historique se double d’un enjeu philosophique. En effet, la position de Renouvier exige d’être comprise à la lumière des grandes orientations de son œuvre, toujours présentes à l’arrière-plan de ses jugements sur l’actualité, mais ce qui permet, réciproquement, de spécifier ces orientations générales, d’en évaluer la fécondité et les limites, c’est l’articulation de la théorie à la pratique, telle que Renouvier prend le risque de l’assumer à propos de questions qui engagent l’avenir du pays, dans un contexte historique de crise de la conscience nationale.
C’est dans cette double perspective que nous aborderons les considérations de Renouvier sur le devenir des relations franco-allemandes, puis son analyse de l’« esprit germanique », enfin la place qu’occupent ces réflexions dans l’évolution interne de sa philosophie, et cela, en suivant de près les textes – selon une approche qui conjugue les points de vue thématique et chronologique – dans le seul but de révéler l’originalité de cette position et de définir la figure paradoxale d’un « antigermanisme médité », irréductible et même franchement rebelle à une « germanophobie » tenant de la simple opinion.
I. L'illégitimité de la revanche et la perspective d'une solution européenne a la crise franco-allemande
Dans les années qui suivent la défaite, on assiste en France à l’émergence d’un discours de revanche diffusé notamment par une abondante littérature qui retrouve les accents du « vieux jacobinisme cocardier et guerrier » 8. Renouvier s’inscrit en faux contre cet état d’esprit, bien que, par ailleurs, il partage l’indignation de ses concitoyens face aux exigences de l’Allemagne victorieuse, et que, dans la même période, il participe à l’élaboration d’une véritable mythologie nationale.
Le traité de Francfort
Le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, contraint la France à la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, et au versement d’une indemnité de 5 milliards de francs. « Le traité imposé par la Prusse à la France oblige-t-il moralement la France ? » Renouvier consacre un article à ce sujet dans la Critique philosophique du 15 février 1872 9. Ce traité asservit et rançonne le vaincu. Il est donc extorqué. Mais ce traité une fois signé, on doit en accepter les termes, et cela, pour trois raisons de principe :
on ne peut alléguer d’autres règles que celles que l’on a soi-même respectées dans le passé, or la France est loin d’être irréprochable 10;
tous les traités de paix ont la même valeur, celle que leur confère le droit positif, le critère relatif de la confiance réciproque est par contre illusoire puisque le vainqueur exige du vaincu ce qu’il suppose que celui-ci aurait réclamé à sa place ;
on ne peut revendiquer en faveur de la paix qu’en donnant d’abord soi-même l’exemple d’une volonté pacifique. Pour Renouvier, il est essentiel que les principes de l’action politique ne compromettent pas la valeur des résultats, et c’est la raison pour laquelle la morale appliquée, distincte de la morale pure, doit en définitive se guider sur des principes rationnels 11.
Sous l’angle de l’utilité, d’autre part, Renouvier pense que la dénonciation unilatérale du traité de Francfort serait une attitude purement réactive et vaine, et que l’intérêt de la France est plutôt de se tourner vers sa propre reconstruction. Il entrevoit deux priorités la défense du territoire et l’éducation du peuple. Dans les premiers mois de 1872, la menace allemande n’a pas disparu, et la réorganisation de l’armée est à l’ordre du jour. Renouvier suggère les mesures suivantes : former des officiers qui travailleront comme ingénieurs en temps de paix, répartir 60 000 à 80 000 gendarmes mobilisables dans 1 500 ou 1 600 cantons, construire des fortifications aux endroits stratégiques. Comme d’autres républicains avancés, il réclame un service égalitaire, ramené à un an. Parallèlement, il demande pour l’Instruction publique un budget équivalent à celui de l’Armée, soit la somme de 300 millions de francs 12.
La jeune République
La république née le 4 septembre 1870 n’est qu’une forme en attente d’un contenu. Renouvier souhaite la mise en place, dans un court délai, des réformes républicaines qui permettront de sceller l’héritage de la Révolution française et d’éviter un retour au « césarisme ». Dans l’article du 21 mars 1872 sur « Les alliances de la France » 13, il juge qu’au plan diplomatique, le pays est dans une impasse. Idéalement, c’est avec l’Allemagne protestante que la France aurait dû faire alliance. Estimant que le dogme de l’absolu et les mystères du catholicisme sont incompatibles avec l’esprit des réformes républicaines, il souhaite la séparation de l’Église et de l’État, et adhère, dans cette période, au protestantisme 14. Adversaire du cléricalisme et de l’autoritarisme, il redoute un rapprochement avec le Vatican 15 ou avec la Russie tsariste 16. Que faire dans ces conditions ? « Travailler à notre propre perfectionnement, devenir, s’il se peut, plus instruits, plus justes, mieux gouvernés, et par là-même plus forts ; nous occuper d’autrui moins que de nous-mêmes ; attendre le reste du temps 17. »
L'idée de nation
Pour Renouvier, l’évolution républicaine de la France doit être le point de départ et le foyer d’une transformation globale du contexte politique européen au terme de laquelle la question des provinces perdue pourra être résolue. Dans l’immédiat, le choc émotionnel provoqué par le sort de l’Alsace-Lorraine déclenche chez les intellectuels français une réflexion de fond sur l’essence de la nation. Renouvier y participe, au même titre que Fustel de Coulanges et Renan, en contribuant comme eux à l’élaboration d’une définition « française » de la nation, opposée aux arguments de l’Allemagne annexionniste.
Dans l’article du 12 septembre 1872 sur « Le principe des nationalités » 18, Renouvier rappelle que ce principe avait été compris sous le Second Empire comme « un moyen de remédier au malaise européen » 19. L’opinion prêtait à Napoléon III l’intention de recomposer la carte de l’Europe en permettant aux peuples morcelés et opprimés par les traités de 1815 (Italiens du Lombard-Vénitien, Polonais, etc.) de se libérer et de réaliser leur unité. La récupération de ce principe par les théoriciens du pangermanisme (on pense par exemple à Richard Böckh 20) n’a été possible, pense Renouvier, qu’à la faveur d’un glissement de sens, ou d’une imprécision conceptuelle. Renouvier distingue en conséquence deux conceptions du « principe des nationalités », l’une, qui accorde une valeur absolue aux critères ethnographiques et linguistiques, l’autre, qui se fonde sur les liens positifs acquis à l’intérieur de l’État, à savoir les traités, les contrats, les habitudes, le libre consentement des populations. Selon lui, la première conception caractérise la nationalité, la seconde, la nation. Toute son argumentation – semblable en cela à celle de J.-S. Mill – consiste à minorer le rôle de la nationalité dans la constitution du lien national et dans la formation des États 21. Deux exemples complémentaires permettent de réfuter le primat de la nationalité : celui d’États composites et harmonieux (France, Angleterre, Suisse) et celui de nationalités apparentées mais rivales (Alsace-Allemagne, Roussillon-Espagne, Pologne-Russie). Renouvier évoque d’autres facteurs d’unité que la nationalité : la liberté, la sympathie et le respect des engagements, mais aussi les frontières naturelles, stratégiques, commerciales. En fin il considère l’unification récente de l’Italie et de l’Allemagne comme une œuvre politique dans laquelle la nation n’a joué qu’un rôle ornemental. Il reproche aux partisans du « droit historique » (mais aussi aux « légitimistes », partisans du « droit divin ») de méconnaître la dynamique des grandes formations historiques. Le droit ne réside pas dans une fatalité historique, mais dans le libre consentement des peuples, et c’est la raison pour laquelle le principe des nationalités doit céder la place au principe des libertés. Le droit actuel des peuples l’emporte donc sur le principe allemand du « droit historique » 22.
L'Alsace et la Lorraine
« La question d’Alsace-Lorraine » fait l’objet d’un article non signé dans la Critique philosophique du 2 octobre 1873 23. L’auteur (peut-être Renouvier ?) stigmatise d’abord le traité de Francfort. A l’idée d’un « droit de conquête », il oppose trois arguments :
— le droit et la force s’excluent mutuellement ;
— seule une guerre défensive est légitime ;
— le droit de défense ne justifie pas la conquête en cas de victoire.
Il évoque par contraste le succès des rattachements consentis (Nice, la Savoie). Puis il exclut toute idée de vengeance, et cela, pour trois raisons :
— un coup de force déclencherait une vague de violence dans les relations internationales ;
— l’Alsace-Lorraine n’est plus liée au « contrat social » français, donc « la France n’a plus le droit de la réclamer comme son bien et sa chose » 24;
— la reconquête étant une forme de conquête, ce serait justifier a posteriori l’Allemagne que d’y recourir 25.
« Les voies légitimes, les voies sûres sont celles de la paix mère de justice… » 26. L’auteur en appelle à une véritable politique européenne. Une nouvelle tâche se trouve assignée à la France : encourager le rapprochement des gouvernements démocratiques et promouvoir « la future assemblée européenne » 27 qui seule sera capable de faire respecter le droit des Alsaciens et des Lorrains à disposer d’eux-mêmes. En annexe, l’auteur reproche à Hugo, son poète favori, de « verser du vitriol sur les blessures de la patrie ». Car l’avenir de la France est dans « sa réconciliation future avec l’Allemagne » 28.
Des républicains contre la revanche ?
La position originale de Renouvier permet de nuancer la thèse d’un consensus national autour de la revanche. On sait à présent qu’au plan politique ce thème a eu moins d’importance qu’on ne l’a dit 29. Mais même au plan idéologique, la revanche est loin de faire l’unanimité chez les républicains. Gambetta, l’un des premiers à prononcer le mot, souhaite dès 1872 « arriver à cette situation morale et matérielle où on n’a pas même besoin de tirer l’épée » 30. Décidé à rompre avec sa réputation de belliciste, il invite la France au recueillement, et, à partir de 1876, il s’engage à observer une réelle neutralité 31. L’idée de revanche est mieux représentée par Paul Bert, qui réclame « une armée nombreuse et forte, avec laquelle nous pourrons réparer les malheurs du passé et reprendre ces provinces que nous a ravies la force brutale » 32, ou encore par le cercle de Juliette Adam, qui se détache progressivement de Gambetta et fonde la Nouvelle Revue.
Le cas de Renouvier n’est pas isolé. Parmi les intellectuels qui se rattachent à ce républicanisme pacifiste et européen, il faudrait citer Jules Barni qui, dans son discours du 2 septembre 1871 sur « Ce que doit être la République », appelle la France à jeter les bases de la fédération des peuples libres 33. Écarté de l’enseignement sous le Second Empire, Barni a participé à la fin des années 1860 à la création de la « Ligue internationale pour la paix et la liberté » 34. Après la chute de Napoléon III, il s’occupe pour Gambetta d’un « Bulletin de la République », et publie en 1871 un Manuel républicain. Ce petit livre, qui résume les principales thèses de La morale dans la démocratie (1868), recueille les éloges des néocriticistes 35. Certes, Barni est un disciple de Victor Cousin, tandis que Renouvier a toujours travaillé à l’écart de l’enseignement et des doctrines universitaires, mais la différence des origines philosophiques ne doit pas masquer la convergence des vues politiques : dans les dernières leçons de La morale dans la démocratie, Barni critique le « sophisme de l’esprit de conquête » qui s’est emparé du « principe des nationalités » ; il identifie la conquête forcée à la négation du droit 36, il accuse le « césarisme », les haines nationales et le militarisme d’encourager les guerres 37, il adosse la démocratie au « respect de la dignité humaine ». Barni, surtout célèbre comme traducteur de Kant, emprunte à ce dernier l’idée selon laquelle la paix entre États suppose « de donner à chaque État une constitution républicaine » et « de former de tous ces libres États une fédération » 38. Ce n’est pas un hasard si Barni et Renouvier ont tous deux contribué – par des voies différentes – à l’introduction de Kant en France. Pour eux, la république repose sur la morale, laquelle est kantienne dans ses principes, ou peut être comprise comme telle 39.
Critique du patriotisme en une fin de siècle
Dans les années 1880 et 1890, Renouvier poursuit dans la voie du pacifisme. Au tome IV de la Philosophie analytique de l’histoire (1897), il approuve l’œuvre des sociétés de la paix, alors en pleine effervescence, mais il dénonce comme illusoire l’idée de progrès de la raison sur laquelle elles s’appuient. Il substitue en effet à la logique historique du progrès nécessaire une conception contingentiste qui déduit le progrès de l’action volontaire des individus et des sociétés. Il invite à cette époque les peuples occidentaux à se rassembler au sein d’une même patrie et à renoncer aux passions nationales qui pourraient les diviser. Il critique l’enseignement patriotique de la Troisième République, qui engage une vision continuiste et déterministe de l’histoire, artificiellement tournée vers la glorification d’un passé mythifié. Plus généralement, il dévoile dans le patriotisme une contradiction : « C’est lui qui, par sa nature, à la fois tend à réaliser l’unité politique, et la rend impossible ; il s’oppose partout à lui-même, en ce que, travaillant pour soi, il a le patriotisme en autrui pour adversaire 40. »
II. L« esprit germanique », Hegel, et la politique prussienne
Si Renouvier refuse la revanche comme idéologie politique, il élabore en contrepartie un schéma d’opposition franco-allemand qu’il présente comme un dualisme culturel lisible dans la réalité vivante des mœurs et des institutions, dans la religion, et surtout dans le domaine de la philosophie. Il interprète « l’esprit germanique » à travers la doctrine de Hegel, qu’il considère comme un organicisme oppressif, ce qui lui permet de valoriser par contraste « l’esprit latin » et la tradition de pensée française qui lui correspond.
L'esprit des peuples
La représentation de l’Allemagne qui avait nourri l’imaginaire romantique s’inverse après 1870. A la fiction poétique d’un peuple rêveur popularisée par Mme de Staël se substitue l’image inquiétante d’une nation militarisée et disciplinée. Conjointement, la notion de caractère national fait l’objet de nouvelles réflexions, dont l’originalité tient au fait qu’elles se démarquent de la notion de Volksgeist, trop clairement impliquée dans l’idée d’un destin historique de l’Allemagne.
Qu’est-ce que l’esprit d’un peuple pour Renouvier ? Dans l’article de la Critique philosophique du 18 avril 1872 intitulé « L’esprit germanique et l’esprit latin » 41, Renouvier repousse le mythe de l’origine des races, au profit de « lois positives » d’ordre psychologique et moral. « Les attributs et les penchants naturels et nécessaires des races sont à nos yeux du nombre des fétiches de l’école historique moderne 42… » Prenant congé de la notion biologique telle qu’on pouvait la trouver à l’époque dans l’école polygéniste américaine de J. C. Nott et G. R. Gliddon 43, ou chez Gobineau 44 il définit la race comme un ensemble de données culturelles qui, cristallisées, dessinent une configuration individualisée. Les caractères nationaux résultent de la transmission d’héritages historiques d’abord librement intégrés au patrimoine collectif, puis fixés dans les mœurs et les institutions. Dans un autre article, il appelle « races » simplement « des peuples qui possèdent une culture et des habitudes ou traditions communes entre eux », et il utilise l’expression de « races éthiques » pour désigner des regroupements volontaires motivés par des aspirations communes 45. C’est sur ces bases qu’il compare l’esprit germanique et l’esprit latin.
La supériorité de l’esprit germanique tient selon lui en quatre points :
le sentiment apparent du devoir, absent dans les relations extérieures, ou plutôt l’esprit réel de discipline, bien différent de l’impératif catégorique ;
l’opposition au catholicisme, par laquelle l’Allemagne échappe à des « vices mortels » ;
l’esprit éclairé et cultivé des femmes allemandes, représentatives des vertus de l’éducation protestante ;
un mouvement littéraire guidé par la Raison (Schiller, Goethe).
A son passif, l’esprit germanique entretient le culte de la force et du destin sous des formes variées : dogme religieux de la « grâce nécessitante » et de la « prédestination gratuite », doctrine philosophique de l’émanation, déterminisme historique, politique de la force. En contrepoint, Renouvier prononce un plaidoyer – assez artificiel – en faveur de la tradition latine. Au plan dogmatique et religieux, il évoque « une certaine modération spéculative » qui tempère l’usage des idoles ontologiques, et, paradoxalement, il prend même la défense de l’« Église latine », humaine et libérale en comparaison de l’esprit allemand. Au plan spéculatif, il évoque la résistance de Descartes et de Malebranche aux illusions de l’Infini et de la Substance, puis la critique de l’esprit de système par Bayle et Condillac, enfin la récusation de toute « cette spéculation métaphysique transcendante » par les Anglais et les Écossais, considérés comme les alliés de l’esprit français. En conclusion, il souhaite l’expansion de l’esprit latin. « Nous avons beaucoup à apprendre de l’Allemagne en fait de discipline. Sur tout le reste nous pouvons lui offrir des leçons encore 46. »
Kant contre Hegel
Conscient peut-être des limites d’une approche différentielle sommaire, qui verse facilement dans le stéréotype, Renouvier recentre son argumentation sur un élément culturel observable qu’il juge emblématique : la philosophie de Hegel 47. Il perçoit dans cette doctrine non seulement un condensé de l’esprit allemand, mais aussi le fondement théorique de l’action politique de la Prusse. Il développe ce point de vue dans l’article de la Critique philosophique du 27 juin 1872 intitulé « La doctrine hégélienne et la politique prussienne » 48. Partant de la théorie de l’« esprit objectif », Renouvier décrit le système hégélien comme un monisme englobant, où la totalité organique de l’État étouffe l’individualité : « les mœurs, les institutions, les lois, la vie et les actes d’un peuple sont les manifestations enchaînées et solidaires de quelque chose qui ne dépend d’aucune détermination particulière et de rien d’individuel, mais qui commande aux individus et les absorbe » 49. Cette doctrine est un organisme : « tout le monde connaît la maxime des naturalistes selon lesquels l’individu physique n’a d’existence que pour l’espèce. C’est précisément ainsi que, selon Hegel, l’individu intellectuel et moral n’existe que pour l’espèce spirituelle ». Les individus n’ont pas d’existence propre en dehors de leur appartenance à l’État, ce sont « les organes d’un tout prédéterminé », « les simples moyens d’une fin nécessaire » 50. Enfin, l’enchaînement des étapes historiques commandé par la réalisation de l’esprit absolu écrase tout pouvoir individuel de détermination.
Même si Hegel n’est pas directement responsable des malheurs de la France, il y a congruence entre les idées prussiennes et l’hégélianisme, dans la mesure où ce système engendre une forme de « darwinisme politique » 51. Renouvier utilise Kant contre Hegel : « Kant avait été conduit par sa philosophie à spéculer sur la paix perpétuelle et sur la république fédérative universelle, en tant que moyen de paix. Hegel est forcé par la sienne, et par la négation du droit qui en fait le fond, à livrer l’avenir du monde à l’arbitraire et à la force 52. » En conclusion de l’article, Renouvier propose un programme de politique intérieure et extérieure : décentralisation de l’administration en France, abandon de l’alliance russe, union des peuples démocratiques dans une Europe fédérale. Il présente sa propre philosophie, le néocriticisme, comme une sorte d’antidote au monisme allemand, en tant qu’il s’agit d’une doctrine ouverte et pluraliste, centrée sur les individus. A l’hégélianisme, symbole intellectuel de l’Allemagne prussianisée, il oppose le criticisme, celui de Kant et le sien. La revanche, qu’il refuse au plan militaire, il l’accomplit sur le terrain philosophique, en annexant Kant à la pensée française.
Critique du « droit historique »
Renouvier tire de ce dispositif un double avantage : le criticisme lui fournit un arsenal conceptuel antigermanique, opératoire dans le cadre de la mythologie nationale des années 1870, et, en retour, cette insertion conjecturalement propice du criticisme dans le contexte politique de l’époque lui permet de justifier rétrospectivement ses choix philosophiques et d’assurer à son école une plus large audience.
La traduction par C. Letourneau, en 1874, du livre d’E. Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, lui donne l’occasion de renforcer ce dispositif. Dans l’article de la Critique philosophique du 3 septembre 1874 intitulé « Le credo politique de la France et des races latines » 53, Renouvier présente la doctrine selon lui faussement scientifique de Haeckel comme un monisme évolutionniste semblable aux philosophies antiques « où l’on regardait le monde comme une évolution progressive avançant des déterminations nulles à la plus parfaite harmonie de rapports en tous genres » 54. Au-delà de son contenu théorique, le cas de Haeckel témoigne de la popularité du darwinisme politique ou « évolutionnisme malthusien » 55: « Tout le monde sait quel parti les publicistes allemands ont tiré de la théorie de Darwin pour justifier le droit du plus fort et du plus intelligent dont leur nation a fait inscrire une odieuse conséquence au traité de Francfort 56. » Le droit du plus fort n’est pas une idée nouvelle, c’est une constante de l’esprit prussien, un élément de « ce système dit du droit historique qu’une certaine Prusse savante a opposé au principe révolutionnaire du droit individuel, c’est-à-dire de la justice et de la liberté » 57.
De là une opposition accentuée – et même outrée – entre l’esprit des peuples : le manque de discipline des Latins est une faiblesse plutôt qu’un vice, tandis que chacun connaît « la servilité des Allemands et leur brutalité ». Dans ces conditions, la France, attachée aux valeurs de la Révolution, doit promouvoir l’autonomie, le droit des individus et des peuples, la liberté, et se tenir « à l’abri des fâcheuses importations de l’esprit germanique » 58.
Philosophie anti-hégélienne de l'histoire
Dans la série d’articles intitulée « Politique et socialisme. IV. La question du progrès », Renouvier consacre une étude spéciale à la philosophie hégélienne de l’histoire, publiée le 8 janvier 1881 59. Pour commencer, il réaffirme la rupture entre Kant et Hegel. Le criticisme, envisagé dans son inspiration essentielle, a pour vocation de circonscrire le domaine propre de toute connaissance possible et d’adosser à la croyance les affirmations morales. L’esprit de l’hégélianisme est tout autre. Hegel décrit un processus d’évolution sociohistorique finalisé par l’absorption dans l’unité de l’État, au regard de quoi le libre choix n’est qu’une abstraction, tandis que la liberté vraie est la nécessité même. Chez Kant au contraire, « la souveraineté réside toujours, comme premier et dernier élément intégrant, dans la personne autonome » 60.
Renouvier est conforté dans son anti-hégélianisme par le livre de Robert Flint La Philosophie de l’histoire en Allemagne, paru en 1874 et traduit en 1878 par L. Carrau. Flint voit dans le développement chronologique de l’Idée logique une « conception monstrueuse et absurde » 61, et, quant au contenu, il dénonce une « conception absolument fausse des rapports de l’État avec la société » 63. « Hegel, explique Flint, rétrograde jusqu’à cette notion discréditée du paganisme que l’homme existe pour l’État et non l’État pour l’homme », il soutient « que l’essence de la moralité c’est l’abdication de la volonté individuelle devant cette volonté générale et collective, et que cette abdication même constitue toute la vraie liberté » 64. Flint expose le « credo » de Hegel dans des termes qui sont ceux de Renouvier : « une sorte de panthéisme politique où s’engloutissent tous les droits et toutes les libertés et qui conduit logiquement au fatalisme, à l’acceptation du fait comme droit, à la glorification de tous les succès, même de ceux qui sont conquis par la force brutale et au mépris de toute justice » 65.
Renouvier reprend toutes ces critiques à son compte, et dénonce dans la théorie hégélienne les « élucubrations solennelles et creuses », la « simplification forcée », les « étiquettes trompeuses » 66. Mais, tandis que Flint, résumant la troisième phase de l’histoire selon Hegel, se contente d’indiquer que « le germe déposé par le christianisme ne pouvait se développer que dans le monde germanique », Renouvier ajoute une allusion à la défaite : « On voit que les Allemands n’ont pas attendu leurs triomphes militaires et la formation de leur unité politique pour revendiquer la primauté historique entre les nations et prendre à leur charge la réalisation définitive des destinées humaines » 67. En conclusion, Renouvier indique que le but de son article était non seulement d’opposer Kant à Hegel, mais de montrer aussi par contraste la supériorité de Turgot et de Condorcet (étudiés antérieurement dans le cycle « Politique et socialisme »), « qui aboutissent à des systèmes socialistes auxquels ces deux penseurs n’avaient jamais songé » 68. Défense et illustration de l’esprit français.
III. La question allemande dans l'évolution de la philosophie de Renouvier
L’opposition à la « philosophie allemande » du XIXe siècle, chez Renouvier, est antérieure à 1870. Il s’agit d’une thèse cohérente avec l’esprit du néocriticisme, qui n’implique donc aucune restructuration fondamentale au plan philosophique. Mais à la continuité des jugements sur la « philosophie allemande » se superpose autour de 1870 une évolution déterminante dans la compréhension de celle-ci. A mesure que se répandent les traductions de Hegel, de Haeckel et de Schopenhauer, l’accent se déplace d’une critique de l’absolu vers une critique du monisme.
Avant 1870
Dans ses premiers travaux, Renouvier s’efforçait de concilier les contraires au sein de l’être et d’assigner un sens positif à l’infini, suivant en cela une inspiration vaguement hégélienne, teintée d’éclectisme. Sa première philosophie était un laboratoire de réflexions plutôt qu’une doctrine éprouvée 69. La véritable doctrine – le néocriticisme – élaborée dans les années 1850 et 1860, s’appuie sur le principe de relativité notre connaissance est bornée aux choses telles qu’elles nous apparaissent, telles qu’elles entrent en jeu dans nos représentations, lesquelles se trouvent assujetties aux lois qui règlent a priori notre expérience. D’emblée Renouvier se propose de « continuer » Kant, mais en direction du phénoménisme de Hume, c’est-à-dire dans le sens inverse de « la philosophie germanique de l’absolu » 70.
Parallèlement au rapport de Ravaisson, il publie dans l’Année Philosophique de 1867 un copieux article intitulé « De la philosophie du XIXe siècle en France » 71. Si les philosophies française et anglaise se partagent respectivement les XVIIe et XVIIIe siècles, le XIXe siècle, explique-t-il, est celui de la philosophie allemande », principalement représentée par Schelling et Hegel. Ce qui caractérise cette philosophie, c’est « cet esprit qui ne cherche en tout que le développement naturel, ou le développement logique, ou le développement historique des choses », et qui confine au panthéisme et au fatalisme 72.
1871-1886
Après 1871, Renouvier dégage comme on l’a vu les conséquences politiques de la « philosophie allemande », en particulier sous sa forme hégélienne et « évolutionniste ». Cette lecture de Hegel n’est pas en elle-même originale, puisqu’on la trouve notamment chez deux spiritualistes français influents à l’époque, (quoique totalement oubliés aujourd’hui) : Edme Caro et Émile Beaussire.
Dans son ouvrage célèbre L’idée de Dieu et ses nouveaux critiques (Paris, Hachette, 1864), Caro accusait Hegel de substituer à la thèse d’un Dieu réel et vivant celle d’un « Être indéterminé », et de minorer le pouvoir des individus face au mouvement fatal et continu de l’histoire 73. Dans les premières pages des Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française. Dom Deschamps, son système et son école (Paris, G. Baillière, 1865), Beaussire, reprenant cette interprétation, présentait l’hégélianisme comme une doctrine tendanciellement panthéiste et communiste. » L’idée est universelle comme elle est absolue. De là, la tendance de l’idéalisme à ne tenir aucun compte des êtres particuliers dans la nature et des individus dans l’humanité 74. » A partir de 1870, Caro et Beaussire présentent l’hégélianisme non plus seulement comme une doctrine moralement dissolvante, mais aussi comme une doctrine politiquement redoutable. Pour Caro (« La morale de la guerre – Kant et M. De Bismarck », la Revue des Deux-Mondes, novembre 1870), Hegel illustre déjà cette confusion « de la morale et de l’histoire, du droit et du fait » qui caractérise la Prusse 75. Pour Beaussire (« Le centenaire de Hegel en 1870 », ibid., 1er janvier 1871), le but de l’Allemagne conquérante tend à réaliser le programme hégélien. « La philosophie de Hegel se nourrit d’abstractions ; mais elle ne se nourrit pas d’idées pures. Elle aime la force, elle préconise la guerre, elle est pleine d’enthousiasme pour les conquérants, elle leur confie tous les progrès de l’humanité, et le dernier mot de ces progrès, la dernière œuvre des politiques et des guerriers doit être la fondation d’un grand empire germanique 76. » La « philosophie purement allemande » est celle qui néglige le plus l’individu et qui n’impose aucune limite à l’action de l’État 77.
Mais, à la différence de ces spiritualistes, Renouvier intègre – progressivement – sa lecture de Hegel à une vision d’ensemble de l’histoire et de la philosophie où la nationalité philosophique se subordonne à une typologie plus générale et systématique. Aussi peut-on interpréter la méditation antigermanique de la décennie 1871-1881 comme le détour contingent qui l’a conduit à repenser toute l’histoire de la philosophie sous la figure d’une opposition récurrente entre deux grandes familles spéculatives, la « doctrine de la Chose » et la « doctrine de la Conscience ». L’apport des articles de cette décennie consiste en effet à identifier l’« évolutionnisme » métaphysique des Allemands à un monisme où fusionnent potentiellement le substantialisme, l’infinitisme, le déterminisme, le panthéisme, le matérialisme et le transformisme. Dans ces articles s’ébauche donc l’évolution qui amène Renouvier, dans l’Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques (1885-1886), à présenter cette famille de systèmes sous l’étiquette « doctrine de la Chose », la « Chose » désignant un sujet global et anonyme, hostile à l’individuation, une totalité substantielle dont les consciences seraient les phénomènes et dont les parties seraient des unités interchangeables. Renouvier classe dans cette rubrique les cosmogonies grecques, le brahmanisme, les doctrines de J. Scot Erigène, Bruno, Spinoza, Lamarck, Spencer, mais aussi celles de Hegel, Schopenhauer, E. von Hartmann, Haeckel. Ressaisie dans un jeu dualiste qui englobe les doctrines les plus diverses, la philosophie allemande n’est plus désignée comme telle, mais l’hégélianisme demeure la figure emblématique d’une attitude qui « aboutit à la suppression des individus comme réels ». Mieux : « nulle doctrine de la Chose ne peut davantage, en fait de négation du principe de personnalité 78. »
Les années 1890
Dans les années 1890, Renouvier poursuit dans cette voie la critique du monisme allemand. Examinant au tome IV de la Philosophie analytique de l’histoire, les théories de ses contemporains, il combat à nouveau « les idées objectives de substance éternelle et d’éternelle sortie du contenu de cet universel contenant » qui caractérisent « l’absolutisme allemand ». Les Allemands ont détourné l’apriorisme formel de Descartes et de Kant (ces deux philosophes étant d’après lui d’accord sur la relation de causalité), vers une « métaphysique réaliste » qui se traduit chez Hegel par un « émanatisme » semblable à celui des gnostiques et des néoplatoniciens. Si Jacobi échappe à cette critique, il faut préciser que Renouvier s’empresse d’attribuer sa clairvoyance à l’influence de Rousseau 79. La nationalité philosophique est maintenue, mais subordonnée, là encore, à une division plus générale, par laquelle Renouvier oppose l’« émanatisme » à sa propre doctrine, qu’il rebaptise, dans la dernière phase de son œuvre, « personnalisme ».
Conclusion
A la fin de sa vie, en 1902, Renouvier répond à l’« Enquête sur l’influence allemande », lancée par Jacques Morland dans le Mercure de France 80. Jetant un regard rétrospectif sur le XIXe siècle, il accuse les élites françaises d’avoir rompu avec l’esprit de la Révolution, et de s’être laissé entraîner par « les élucubrations métaphysiques des Allemands » dans la voie du déterminisme et du fatalisme. « L’esprit allemand a faussé l’esprit français. Il a ramené ou confirmé chez nous l’esprit traditionnalïste, que les Allemands appellent historique, qui est, depuis cent ans, l’esprit de réaction contre le rationalisme du XVIIIe siècle et de la Révolution. 81 » De plus, les Français n’ont su atteindre ni l’esprit critique ni la rigueur scientifique de la culture protestante, comme en témoigne l’obscurantisme d’un enseignement encore attaché à défendre « la fausse grandeur de notre passé catholique et monarchique ». Depuis 1871, la France n’a imité que les performances techniques et le modèle institutionnel de l’Allemagne, au lieu de « rentrer en possession de son génie » et de cultiver « la lutte du droit rationnel et des vérités de raison contre le prétendu droit historique et les croyances absurdes » 82.
Ce bilan, négatif avant tout pour la France, résume la position de Renouvier depuis 1871 : ce que Renouvier rejette dans « l’esprit allemand », ce n’est bien sûr pas la différence culturelle en tant que telle, mais c’est l’attrait d’un modèle théorique et pratique qui ne peut qu’empêcher ou retarder la réalisation des idées de 1789. Ne dissimulons pas les conséquences de cette position : Renouvier a contribué au retard des études hégéliennes, et même à l’ignorance des écoles néo-kantiennes d’outre-Rhin, que l’on commence à peine à découvrir en France. Mais on aurait tort de confondre, dans un geste d’indignation, toutes les variétés de l’antigermanisme français. Non seulement Renouvier ne vise pas la nation allemande en elle-même, mais il proclame que l’Allemagne doit être la future alliée de la France. Ce qui fait l’originalité, on serait même tenté de dire le paradoxe, de l’antigermanisme de Renouvier, c’est qu’il n’a de sens que replacé dans le cadre d’une pensée pacifique et antinationaliste. Ce que Renouvier condamne à travers le « droit historique », c’est l’idée suivant laquelle chaque société serait tributaire d’un particularisme exprimant un destin national. Selon lui, le cours de l’histoire dépend au contraire de la seule volonté libre des individus et des sociétés. Il faut donc bien voir que « l’esprit allemand » (auquel les Allemands eux-mêmes sont bien sûr invités à résister) n’est dangereux que parce qu’il offre un modèle universalisable. En participant à la mythologie nationale de l’époque, Renouvier s’est donné les moyens d’être pacifiste sans trahir son pays. Mais il n’a pas trahi davantage ses principes de philosophie morale et républicaine, car ce qu’il a cherché à promouvoir en détournant les élites d’un faux modèle, c’est la constitution d’une Europe fédérale où les peuples, se gouvernant eux-mêmes selon des règles rationnelles, seraient enfin capables de vivre en harmonie.
Notes
1. Sur la philosophie de Renouvier, cf. entre autres, O. Hamelin, Le système de Renouvier, Paris, Vrin, 1972, R. Verneaux, L’idéalisme de Renouvier, Paris, Vrin, 1945, M. Méry, La critique du christianisme chez Renouvier, Paris, Vrin, 1952, rééd. Publications de l’Université de Provence, 1963, W. Logue, Charles Renouvier, philosopher of liberty, Louisiana University Press, 1993, L. Fedi, Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier, Paris, L’Harmattan, 1998.
2. Sauf dans sa jeunesse, mais l’engouement fut passager. Voir plus loin III.
3. Marcel Méry : La critique du christianisme chez Renouvier, Paris, Vriri, 1952, rééd. Publications de l’Université de Provence, 1963, t. I, p. 465.
4. Cf. déjà le Manuel républicain de 1848, éd. avec intro et notes de M. Agulhon, Paris, Garnier Frères, 1981, p. 115; et nouvelle édition publiée avec une notice de Jules Thomas et des éclairages de J.-C. Richard, M. Aguihon et L. Fedi, Genève, Slatkine Reprints, 2000.
5. Sur la place de l’antigermanisme dans les lettres françaises entre 1871 et 1914, cf. Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959, ouvrage bien documenté qui consacre quelques pages à Renouvier. Les représentations de l’Allemagne dans le discours littéraire et historiographique de la Troisième République ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis les années 1970, notamment sous la direction de M. Espagne et W. Werner. Il faudrait également citer les travaux de P. Vermeren et de S. Douailler.
6. Michael Werner et Michel Espagne (éd.), Philologiques III, p. 265.
7. Il faut dire que la plupart des textes de Renouvier sont devenus quasi introuvables, n’ayant pas été réédités depuis fort longtemps. Font exception : le Manuel républicain (1848), nouvelle édition, Genève, Slatkine Reprints, 2000, L’Organisation communale et centrale de la République (1851) éd. présentée par R. Huard, Lacour, Nîmes, 2000. L’Uchronie (1876), Fayard, Corpus, 1988. Les dilemmes de la métaphysique pure (1901), Paris, PUF, 1991. Félicitons l’Association des amis de Jules et Charles Renouvier, qui cherche, sous la présidence de J.-C. Richard, à faire connaître la pensée et les travaux des frères Renouvier.
8. Expression de R. Girardet, cf. Le nationalisme français, 1871-1914, Paris, Seuil, 1983, p. 50.
9. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 17-21.
10. Renouvier porte sur les responsabilités françaises dans la guerre un regard sans complaisance, et en tire argument contre le régime impérial. Cf. La Critique philosophique, 1872, t. II, p. 87, où Renouvier, parlant de l’« agression française », ajoute : « Si nous nous sentions menacés, il fallait songer à fortifier notre position défensive par des armements et des alliances. Si nous réprouvions, dans la condition nouvelle des États de l’Allemagne, l’injustice odieuse subie par l’Autriche quatre ans auparavant, il était trop tard pour intervenir, surtout quand nous avions participé nous-mêmes aux arrangements pris à cette époque ». Cf. aussi La Critique philosophique, 1873, t. I, p. 69, où Renouvier parle du peuple français « divisé contre lui-même et envahi par ses voisins qu’il a provoqués ».
11. Renouvier critique le jacobinisme, qui sacrifie ces principes à la raison d’État. Cf. La Science de la Morale, t. I, p. 511, La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 33-36, 1872, t. II, p. 4-6, 1873, t. I, p. 345.
12. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 21.
13. Ibid., p. 97-103.
14. Sur le protestantisme de Renouvier, cf. Hollard, « Conflits de pouvoir en Vaucluse dans l’Église réformée concordataire », Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme français, 144, 1998, p. 617-646 et P. Cabanel, Protestantisme, république et laïcité en France (1860-1910), Habilitation à Diriger des Recherches, Paris-IV, 1999.
15. Il considère l’unification de l’Italie et l’abaissement de la papauté qui en est la suite comme un fait au niveau des plus grands que l’histoire ait enregistrés depuis le XVIe siècle ». La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 102.
16. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 102 : le tsar est l’antagoniste avéré de toutes les libertés
17. Ibid., p. 103.
18. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 81-89.
19. Ibid., p. 81.
20. Richard Böckh, Der Deutschen Volkszahl und Sprachgebiet in den europäischen Staaten, eine statistische Untersuchung, Berlin, Guttentag, 1869.
21. Cf. déjà J. S. Mill, Le gouvernement représentatif, tr. fr. M. Dupont White, Paris, Guillaumin et Cie, 1862, ch. XVI. Mill subordonne « l’identité de race et de souche » à « l’identité d’antécédents politiques » résumée dans « une communauté de souvenirs » (p. 347-348).
22. Fustel de Coulanges écrit à Mommsen en 1870 : « Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances ». Renan développe la même idée en 1882 dans « Quest-ce qu’une nation ? ». Dans La Réforme intellectuelle et morale de la France, Renan met en doute le principe des nationalités, estimant qu’il est préférable de respecter l’œuvre de l’histoire et le vœu des populations plutôt que de modifier un découpage territorial qui en règle générale ne correspond pas à la répartition ethnique. On trouve une réflexion comparable sur le principe des nationalités dans l’article de H. Gaidoz sur les « revendications du pangermanisme » (Revue des Deux-Mondes, 1er février 1871), p. 385-405 : « Nous entendions par là une réunion d’hommes ayant la ferme volonté de former un corps politique distinct… Nous demandions aux opprimés non pas de quelle race ils descendaient, mais à quelle nation ils voulaient appartenir. » Sur ces questions, on lira avec profit P. Cabanel. La question nationale au XIXe siècle, La Découverte, « Repères », 1997, 129 pages.
23. La Critique philosophique, 1873, t. I, p. 129-135.
24. Ibid., p. 131.
25. Ces raisons rappellent certains arguments développés en 1872 par le protestant Gasparin dans La France, nos fautes, nos périls, notre avenir.
26. La Critique philosophique, 1873, t. I, p. 132.
27. Ibid., p. 134.
28. Ibid., p. 135.
29. La revanche, bien intégrée à la rhétorique des républicains dans les années 1870, abandonnée par la gauche autour de 1880, et réactivée ensuite dans le cadre de la formation d’un courant nationaliste, ne correspond à aucune réalité politique, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais été préparée, ni même envisagée. Cf. J.-J. Becker et S. Audoin-Rouzeau, La France, la nation, la guerre : 1850-1920, Paris, Sedes, 1995.
30. Cf. Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta publiés par Joseph Reinach, t. II, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 273. Plus loin : « … ne parlons pas de revanche, ne prononçons pas de paroles téméraires, recueillons-nous ». Ce discours, daté du 9 mai 1872, annonce la célèbre formule : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais ».
31. Cf. J. Grévy, La République des opportunistes, 1870-1885, Perrin, 1998.
32. Cité par Pierre Barral, « Paul Bert, le patriote », dans Léon Hamon (sous la responsabilité de), Les opportunistes, les débuts de la République aux républicains. Ed. Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1991, p. 201.
33. La Revue politique et littéraire, septembre 1871, p. 226-230.
34. De Jules Barni, on lira avec profit La Morale dans la démocratie, suivi du Manuel républicain, Paris, Kimé, 1992. On trouvera dans cette réédition une présentation bien informée de la vie et de la pensée de Barni, par P. Macherey.
35. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 157-159. Compte rendu non signé.
36. Cf. J. Barni, La Morale dans la démocratie, Paris, Kimé, 1992, p. 230-233.
37. Cf. ibid., p. 261-262.
38. Cf. ibid., p. 251-252.
39. Comparer sur ce point J. Barni, La Morale dans la démocratie (1868), Paris, Kimé, 1992, et C. Renouvier, La Science de la Morale (1869). Pour Barni, la morale est « la règle des mœurs, c’est-à-dire la loi ou l’ensemble des lois d’après lesquelles nous devons nous conduire pour bien agir », définition qui suppose chez l’agent la conscience d’être soumis à cette règle, et la capacité de s’y conformer en faisant triompher la raison sur l’intérêt (p. 33). Pour Renouvier, l’idée du devoir suppose « que l’agent se propose un meilleur parmi les biens » et que la raison lui permet de se conformer à cet idéal (t. I, p. 24-25). Pour Barni, le fait d’être raisonnable implique des droits et des devoirs qui sont corrélatifs, et tout particulièrement l’égalité de droit, fondement de la démocratie (p. 38). Pour Renouvier, la conscience de l’égalité est la condition de l’obligation morale (t. I, p. 84).
40. La philosophie analytique de l’histoire, t. IV, p. 705.
41. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 161-169.
42. Ibid., p. 161.
43. École connue en France grâce à la critique du monogéniste Quatrefages. Cf. L’Unité de l’espèce humaine, Paris, Hachette, 1861.
44. Dans l’Essai sur l’inégalité des races, Gobineau soutient la thèse de l’hétérogénéité biologique des groupes humains. Les groupes les plus distants les uns des autres n’ont, selon lui, qu’une « vague ressemblance de forme ». Il affirme d’autre part l’inégalité des races, selon un ordre hiérarchique qui va des Noirs aux Blancs en passant par les Jaunes.
45. La Critique philosophique, 1874, t. I, p. 194-199.
46. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 169.
47. Pour l’analyse des thèses ami-hégéliennes de Renouvier, cf. Jean-Louis Dumas, « Renouvier critique de Hegel », Revue de métaphysique et de morale, 1971, p. 32-52.
48. La Critique philosophique, 1872, t. I, p. 321-329,
49. Ibid., p. 321.
50. Ibid., p. 322.
51. Ibid., p. 325.
52. Ibid., p. 324-325.
53. La Critique philosophique, 1874, t. I, p. 65-79.
54. Ibid., p. 66.
55. Ibid., p. 74.
56. Ibid., p. 70.
57. Ibid., p. 71.
58. Ibid., p. 73.
59. La Critique philosophique, 1881, t. I, p. 353-362.
60. Ibid., p. 356.
61. R. Flint, La Philosophie de l’histoire en Allemagne, tr. fr. L. Carrau, Paris, Germer Baillière et Cie, 1878, p. 308.
62. [Appel manquant] Ibid., p. 268.
63. Ibid., p. 315.
64. Ibid., p. 316.
65. Ibid., p. 317.
66. La Critique philosophique, 1881, t. I, p. 362.
67. Ibid., p. 361.
68. Ibid., p. 362.
69. Cf. L. Foucher, La jeunesse de Renouvier et sa première philosophie. Paris, Vrin, 1927, et notre livre, Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier, p. 37-57.
70. Cette expression se trouve dans la première version des Essais de critique générale, par exemple dans le Deuxième Essai. L’homme : la raison, la passion, la liberté. La certitude, la probabilité morale, Paris, Ladrange, 1859, p. 629.
71. L’Année Philosophique, 1867, p. 1-108.
72. Ibid., p. 6.
73. E. Caro, L’idée de Dieu et ses nouveaux critiques, Paris, Hachette, 1864, p. 10 et p. 23. Caro (1826-1887) est entré à l’École normale supérieure en 1845. En 1858, il y devient maître de conférences. Il enseigne le spiritualisme et critique le positivisme. Marqué par la Guerre de 1870, il publie en 1872 Jours d’épreuve. Élu académicien, il doit en partie sa célébrité à ses cours du lundi en salle Gerson. P. Desjardins lui reprochera de ne pas avoir eu de philosophie personnelle.
74. E. Beaussire. Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française, Paris, G. Baillière, 1865, p. XIII. Cf. p. 131 : « Le communisme est, du moins, dans la logique du panthéisme ». Ancien élève de l’École normale supérieure, disciple de Jules Simon, Beaussire (1824-1889) consacre sa thèse, en 1855, au Fondement de l’obligation morale, mais il se fait connaître surtout avec les Antécédents de l’hégélianisme. Il se présente aux élections du 8 février 1871 comme candidat republicain. Il est battu, mais prend la place du général Trochu, comme député de la gauche modérée. En 1877, il compte parmi les 363 voix qui votent contre le cabinet de Broglie. Dans les années 1880, il participe à la systématisation de l’enseignement laïque.
75. Revue des Deux-Mondes, novembre 1870, p. 577-594, et surtout p. 581.
76. Revue des Deux-Mondes, 1er février 1871, p. 145-161. Citation p. 146.
77. Ibid., p. 156.
78. Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, Paris, Bureau de la CP, t. II, 1886, p. 233.
79. La Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, p. 20.
80. Le Mercure de France, n° 155, novembre 1902, p. 289-382. Réponse de Renouvier, p. 369-372.
81. Ibid., p. 371.
82. Ibid., p. 372.
