Chant grégorien et liturgie latine et occitane dans un manuscrit
Chant grégorien et liturgie latine et occitane dans un manuscrit
* Professeur d’Études romanes, Department of Romance Studies,
Morrill Hall, Cornell University, Ithaca, NY 14853-4701, USA.
p. 23 à 28
Le manuscrit 120 de la Bibliothèque municipale de Montpellier (aujourd’hui la Médiathèque centrale d’agglomération Émile Zola) ne figure que dans un seul répertoire imprimé des manuscrits provenant de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, à savoir celui de Donatella Nebbiai-Dalla Guarda 1. Émile Appolis, Aimé-Georges Martimort et Jean-Loup Lemaître 2 n’en font pas mention. C’est un missel fragmentaire de vingt feuillets. On y décèle l’écriture de deux copistes (fol. 1r-8r, 9r-20r), et la musique est notée en neumes pour tous les textes sauf l’introduction aux Lamentations de Jérémie. Le catalogue informatisé de la bibliothèque indique que ce manuscrit sur parchemin et relié en parchemin date du XIIIe siècle et qu’il mesure 250 sur 170 mm, mais les rubriques latines reproduites dans le catalogue ne disent pas tout sur l’importance du missel, étant donné qu’elles sont incomplètes, que deux poèmes en occitan font partie de la liturgie et que la présence de musique est passée sous silence. En outre, la provenance du missel n’est pas indiquée. Ce manuscrit contient les textes liturgiques suivants, tous en latin à l’exception des farcitures 3 occitanes des épîtres :
Fol. 1r (fig.1). – « Feria quinta in Cena Domini » (« Cinquième férie, le jeudi saint », littéralement : « la Cène du Seigneur »), trois leçons pour les matines du jeudi saint (fol. 1r-v) ;
Fol. 1v. -« Feria [sexta] » 4 (« Sixième férie »), trois leçons pour les matines du vendredi saint (fol. 1v-2r) ;
Fol. 2v. « Sabbato sancto » (« Le samedi saint »), trois leçons pour les matines du samedi saint (fol. 2v-5v) ;
Fol. 6r. « In festis duplici[bus] » 5 (« Aux fêtes doubles »), un Gloria pour les fêtes très solennelles (fol. 6r-v) ;
Fol. 6v. Deux mélodies pour « Ite, missa est » (« Allez, la messe est dite ») ;
Fol. 7r. « Prosa beati Ste[phani] 6 prothomartiris » («Prose de saint Étienne, protomartyr »), hymne en l’honneur de saint Étienne (fol. 7r-8r) ;
Fol. 9r (fig. 2). « In natale Domini nostri Jhesu Christi, [ad] 7 matutinas » (« À la Nativité de notre Seigneur Jésus-Christ, à matines »), la généalogie du Christ tirée de l’Évangile selon saint Mathieu (fol. 9r-10v) ;
Fol. 10v. « In Epiphania Domini ad matutinas » (« À l’Épiphanie du Seigneur, à matines »), la généalogie du Christ tirée de l’Évangile selon saint Luc (10v-12v) ;
Fol. 12v. « Epistola beati Stephani, prothomartiris » (« Épître de saint Étienne, protomartyr »), épître farcie de la Saint-Étienne (26 décembre) (12v-16v) ;
Fol. 16v. « Epistola beati Stephani, prothomartiris » (« Épître de saint Étienne, protomartyr »), épître farcie de la Saint-Étienne (26 décembre) (fol. 16v-20r).
Le texte de notre prose de saint Étienne, qui commence par les mots « In mundi terminis » (« Partout dans le monde »), fut publié en 1900 par Clemens Blume dans les Analectica hymnica d’après deux missels imprimés à Saragosse en 1485 et 1498 et un missel biterrois imprimé à Lyon en 1535 8. Selon ces missels, cette prose se chantait à la fête de la découverte du corps de saint Étienne (3 août), mais la fonction liturgique du poème n’est pas précisée dans le manuscrit 120.
Chacune des épîtres farcies se compose de la leçon sur le martyre de saint Étienne (Actes des Apôtres, 6 : 1, 8-10 ; 7 :54-599) et de la farciture, à savoir un poème en occitan dont les strophes alternent avec les passages en prose latine et les paraphrasent pour les rendre accessibles aux laïcs. Autrement dit, chaque épître farcie prend la forme d’un prosimetrum bilingue. Bien que les deux poèmes soient des tropes, le manuscrit 120 n’est pas signalé par Heinrich Husmann dans son inventaire des manuscrits contenant des tropes et / ou des séquences 10, mais, pour recenser les poèmes en langue vulgaire, Clovis Brunel a consacré une courte notice à notre missel dans sa Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal 11.
En 1871, Léon Gaudin édita les textes des deux épîtres bilingues avec des fac-similés de la première épître 12, exécutés « avec l’attention la plus scrupuleuse sous les yeux de M. le professeur Lambert, notre collègue » 13, et Friedrich Gennrich publia les textes et les mélodies en 1958-60 14. Déjà en mauvais état en 1871, le manuscrit n’était pas encore catalogué. Se fondant sur l’écriture, Gaudin le date du début du XIIIe siècle 15 et affirme, sans fournir de preuves, que le manuscrit appartenait à la paroisse Saint-Laurent de Saint-Guilhem-le-Désert avant de passer entre les mains des religieux de l’abbaye 16. Il constate aussi que le sanctoral de ce lectionnaire est complet, à l’exception du folio 149, qui a été lacéré 17, mais, en dépit des treize leçons, le Gloria, l’« Ite, missa est » et la prose de saint Étienne démontrent qu’il s’agit bien d’un missel, comme l’indique le catalogue de la bibliothèque, et à présent on aperçoit que les folios 7, 8, 9 (fig. 2) et 19 ont subi des déchirures, qui, en général, n’empêcheraient pas un éditeur moderne de reconstituer les textes et la musique. Gaudin, qui n’avait à sa disposition que les vingt folios qui sont arrivés jusqu’à nous, semble utiliser l’ancienne foliotation, qui n’est pas visible sur les microfiches de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. Sauf erreur de la part de Gaudin, nos fragments faisaient partie d’un manuscrit d’au moins 150 folios. En matière de reliure, on ne trouve plus que la moitié inférieure d’une feuille de parchemin endommagée (fig. 3) sur laquelle on voit les dernières lignes d’un acte suivi d’une quittance du 11 mars 1307 (1308, nouveau style). Les deux documents sont validés par le seing manuel de Guillaume (?) Benoît, notaire du village de Saint-Guilhem-le-Désert.
En 1872, Paul Meyer et Gaston Paris commentèrent l’édition de Gaudin 18, et, en 1881, Paris édita en parallèle la première pièce occitane publiée par Gaudin et l’épître française dont elle n’est que le calque 19. Le modèle français n’est conservé que dans un seul manuscrit, Bibliothèque nationale de France, fonds français 1555, anc. 7595 bis, et la musique n’est pas notée. Ces deux poèmes, qui commencent par « Entendestug cominalmen » et « Oués trestout conmunaument » 20, se composent de vers octosyllabiques répartis en strophes de longueur variable comme les laisses des chansons de geste. Le texte occitan présente des strophes monorimes, mais l’auteur se sert parfois de rimes inexactes, vu l’impossibilité d’imiter complètement les rimes et les assonances des strophes françaises. La mélodie du poème occitan s’adapte facilement aux dimensions de ces strophes à rimes masculines. Les schémas mélodiques des dix-neuf strophes peuvent se représenter comme suit :
- Deux vers : BA (st. 15) ;
- Trois vers : ABA (st. 13, 17, 18) ;
- Quatre vers : AABA (st. 5, 9, 12, 14) ;
- Cinq vers : AABCA (st. 1, 2, 4, 7, 8, 11 ; exception, st. 16 : AAABA) ;
- Six vers : AAABCA (st. 321, 6, 10) ;
- Sept vers : AAAABCA (st. 19).
D’après le copiste, qui indique par une majuscule le début de chaque strophe, les strophes cinq et six comptent quatre et six vers respectivement, et les schémas mélodiques donnent raison au copiste plutôt qu’à Gaudin, qui divise ce passage en deux strophes de cinq vers 22. La flexibilité fournie par les trois phrases mélodiques facilitait le travail des exécutants et se retrouve dans les laisses d’Aucassin et Nicolette. En chantant les vers de ce prosimetrum français du XIIIe siècle, on répète à volonté les phrases A et B avant de terminer par C23.
Pour aider les chanteurs à alterner les uns avec les autres, tous les passages en vers commencent sur sol et se terminent sur sol et par la phrase musicale A, et les passages en latin commencent sur sol ou une quinte au-dessus et se terminent par une phrase musicale apparentée à la phrase A ou une version légèrement abrégée de celle-ci. Les exécutants n’avaient pas de mal à reconnaître la fin d’un passage, et ils trouvaient sans difficulté la première note du passage suivant.
Le manuscrit 120 est seul à conserver la première de nosépîtres occitanes tandis que la seconde, dont le premier vers est « Sesta lesson que legirem » 24, a connu une large diffusion dans le Midi de la France et en Catalogne. Victor Saxer en a repéré quatorze manuscrits et deux imprimés liturgiques anciens 25. Un quinzième manuscrit, qui appartenait au chapitre de la cathédrale Saint-Étienne d’Agen, existait encore en 1777, quand l’épître en question fut copiée par Labrunie 26. Saxer avance une hypothèse convaincante sur l’origine des deux épîtres farcies. À ses yeux, les ressemblances entre les deux textes indiquent que l’imitateur de l’épître française s’est inspiré de son premier poème pour en composer un deuxième et que les deux poèmes émanent de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, étant donné que la version catalane dérive d’un modèle occitan et que le manuscrit 120 est le plus ancien manuscrit occitan de cette épître 27. Pour son édition critique de l’épître 28, Saxer a choisi ce manuscrit comme manuscrit de base parce que les menus défauts du texte permettent de le considérer comme extrêmement proche de l’original 29. Puisque l’original français de la première épître date vraisemblablement du XIIe siècle 30, les deux épîtres du manuscrit 120 ont dû être composées au XIIe siècle ou au XIIIe. Dans son livre remarquable sur le bilinguisme latin-langue vulgaire au Moyen Âge, Yvonne Cazal identifie sept versions françaises de l’épître farcie de saint Étienne et estime que Sesta lesson et Entendes tug sont des calques de poèmes français, bien que l’on n’ait pas trouvé jusqu’ici le modèle de Sesta lesson 31, mais elle ignorait l’édition et les commentaires de Saxer.
Comme Entendes tug et Oués trestout, Sesta lesson est un poème octosyllabique à rimes masculines, mais elle se compose de quatrains monorimes, et la mélodie est celle du Veni Creator Spiritus (« Viens, Esprit créateur »), dont le schéma mélodique est ABCD. Exceptionnellement, le poète ou le copiste a répété la phrase musicale C afin d’ajouter un cinquième vers à la cinquième strophe dans le manuscrit 120 (fol. 17v). Les imprimés et les autres manuscrits n’ont pas conservé ce cinquième vers 32. Comme Saxer l’a signalé, la mélodie est plus ornée que la version relativement simple à laquelle le purisme grégorien de Solesmes nous a habitués 33. La musique de chaque passage latin est un récitatif qui se termine sur sol, et la mélodie de la farciture commence et se termine sur cette note. Saxer a montré qu’à une exception près, le poème occitan se chante sur la mélodie du Veni Creator dans tous les témoins pourvus d’un accompagnement musical, et les variantes et fioritures que l’on y a introduites n’empêchent pas l’auditeur de reconnaître la ligne mélodique fondamentale 34.
Dans le Jeu de sainte Agnès, drame occitan du XIVe siècle où le chant alterne avec la déclamation, l’archange Raphaël morigène les diables (v. 769-772) « in sonu Veni Creator Spiritus » 35 et console Agnès (v. 1077-84) « in sonu illius romancii de sancto Stephano » 36. Il s’agit de trois strophes composées de deux couplets d’octosyllabes à rimes plates, et l’archange les chante sur trois variantes du Veni Creator 37. On a souvent signalé que la didascalie des deux strophes adressées à Agnès indique que c’est la mélodie du « roman » de saint Étienne et se réfère à Sesta lesson. Cela ne fait aucun doute, puisque le substantif romans en ancien occitan, comme romanz en ancien français, désigne tout récit en langue vulgaire 38, et il en est de même, à mon avis, du romancium de deux vers (v. 361-62) qui précède deux strophes chantées sur la mélodie d’une alba occitane (v. 363-72), « in sonu albe » 39. Un poème lyrique ne serait pas qualifié de romans 40, et les deux vers d’introduction font partie de la trame narrative. La toponymie liée au culte de sainte Agnès et l’analyse linguistique du texte portent à croire que la pièce provient de la région de Béziers / Montpellier 41. Vraisemblablement, l’influence de l’abbaye de Saint-Guilhem se fait sentir dans les intermèdes lyriques dont il vient d’être question 42.
De quelle manière aurait-on exécuté les deux épîtres farcies du manuscrit 120 ? On a souvent cité la charte de 1198 par laquelle l’évêque de Paris Eudes de Sully ordonne, avec l’assentiment de son chapitre, que le 26 décembre l’épître avec sa farciture soit chantée par deux personnes en chapes de soie : « …epistola cum farsia dicetur a duobus in capissericis » 43, et Pierre II de Nemours, successeur d’Eudes de Sully, confirma ce règlement après la mort de celui-ci en1208 44. Dans des cahiers rajoutés à l’ordinaire de l’Église de Soissons peu après 1205 45, on lit que trois sous-diacres habillés de vêtements solennels doivent chanter l’épître farcie de saint Étienne : « Epistolam debent cantare tres Subdiaconi induti sollempnibus [indumentis] » 46. Cette prescription est suivie du premier vers de la plus populaire des sept épîtres de saint Étienne farcies en vieux français 47 : « Entendez tuit a cest sermon » 48. Ce fut en 1205 que Nivelon I de Quierzy, évêque de Soissons (1176-1207), fit envoyer de Constantinople à sa cathédrale des reliques insignes, y compris la tête de saint Étienne 49. Dom Edmond Martène signale l’ordinaire de Soissons et aussi celui de Chalon-sur-Saône 50, qu’Aimé-Georges Martimort n’a pas pu dater parce que le manuscrit a disparu 51. À Chalon-sur-Saône, deux diacres revêtus de chapes chantaient l’épître farcie de saint Étienne. Toujours selon Dom Martène, l’ordinaire de l’Église de Narbonne indique que deux clercs ou un sous-diacre et un clerc chantaient en alternance les textes latins et les farcitures en langue vulgaire de la prophétie d’Isaïe et des épîtres 52. Martimort a déterminé que Martène avait vu un manuscrit du XIVe siècle dont nous ne possédons que des fragments et des extraits 53. Dans son Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique, paru en 1741, l’abbé Lebeuf nous explique, sans indiquer ses sources, « que les jours qu’il y avoit Paraphrase ou Commentaire à l’Épitre de la Messe, on étoit au moins deux pour l’exécution de cette piéce : c’est-à-dire, que l’un chantoit le François & l’autre le Latin ; ou bien le Sous diacre se réservant le texte sacré, deux Enfans de Chœur chantoient l’explication ; & tous montoient au Jubé ou à la Tribune pour être mieux entendus » 54.
Dans les manuscrits de l’abbaye de Saint-Guilhem, les textes ayant trait à saint Étienne se complètent. Les prières pour les fêtes de saint Étienne et de la découverte de son corps se lisent dans les sacramentaires des XIe et XIIe siècles 55. Les épitres farcies et la prose en latin sont conservées dans le missel du XIIIe siècle, et les offices de la Saint-Étienne dans le Breviarium antiquum du XIVe 56. La généalogie du Christ selon saint Mathieu (1 : 1-16), qu’on appelle le Liber generationis, figure comme leçon aux matines de Noël dans le bréviaire du XIVe siècle 57 aussi bien que dans le manuscrit 120, tandis que la généalogie selon saint Luc (3 : 21-38 ; 4 : 1), leçon que l’on chantait aux matines de l’Épiphanie d’après ce missel, est reléguée aux matines de l’octave de l’Épiphanie dans le bréviaire 58 et aussi dans le processionnal qui date du XIVe ou du XVe siècle 59. L’usage indiqué par le missel convient à une église paroissiale plutôt qu’à une abbatiale 60, et la musique transmise par le processionnal n’est pas celle du missel. Quant aux matines du triduum, c’est-à-dire des trois jours qui précèdent le dimanche de Pâques, le missel ne fournit que les trois leçons du premier nocturne, qui sont toutes tirées des Lamentations de Jérémie (introduction + 1 : 1-3 ; 2 : 1-3 ; 3 : 40-57, 5 : 1-17), et, à l’exception des trois leçons du jeudi saint (introduction + 1 : 1-3), les versets choisis ne sont pas ceux du bréviaire, où toutes les leçons du premier nocturne proviennent du premier livre des Lamentations (1 : 1-3, 7-9, 15-17) 61. Les nocturnes des matines du manuscrit 120 sont incomplets et l’ont toujours été, car les folios 1r-5v ne sont pas lacunaires. Puisqu’on n’y trouve ni psaumes ni antiennes ni répons, c’est la musique qui semble avoir déterminé le choix de ces textes et de tous les autres textes fournis par le manuscrit. À cause d’une lacune dans le missel, la fin de la troisième leçon pour le samedi saint a disparu, et on voit au bas du folio 5v un réclame à demi effacé qui reproduit les deux premiers mots du folio suivant, où on ne trouve actuellement que le début du Gloria pour les fêtes doubles. Le processionnal du XIVe siècle nous offre le même genre de Gloria 62, mais la mélodie ne correspond pas à celle du manuscrit 120. Il est à noter, cependant, que les deux mélodies sont bien attestées au Moyen Âge d’après l’inventaire de Detlev Bosse 63 et se trouvent toutes les deux dans un tropaire-prosaire de Narbonne qui date du XIIIe siècle 64. Par contre, les mélodies pour les généalogies et les Lamentations ne ressemblent pas à celles publiées par Peter Wagner dans son Einführung in die gregorianischen Melodien 65, et « Ite, missaest » se chante sur des mélodies qui ne figurent pas dans l’inventaire récent de William Eifrig et Andreas Pfisterer 66. C’est dire tout l’intérêt de ce manuscrit pour les musicologues.
Il est fort probable que l’on utilisait ce missel noté non seulement dans l’église abbatiale mais aussi dans les deux églises paroissiales du village, à savoir Saint-Laurent 67 et Saint-Barthélemy 68. Dès 1164, l’évêque de Lodève se plaignit au pape de l’absence des curés de ces deux paroisses à ses synodes 69, et, de 1284 à 1784, l’abbaye exerça une juridiction quasi épiscopale sur ces deux églises 70. En ce qui concerne la liturgie, les processionnaux nous offrent des exemples des relations étroites entre l’abbaye et les églises du village. Selon ces manuscrits, les moines se rendaient en procession aux églises paroissiales peu après la fête de l’Invention de la sainte Croix 71 (3 mai) et pendant les Rogations 72. Le dimanche des Rameaux, les moines chantaient un répons en l’honneur de saint Laurent pendant qu’ils défilaient en cortège jusqu’au lieu dit « lo Prat » 73 au-dessous de l’église Saint-Laurent. C’est là que l’on bénissait les rameaux, faisait le sermon au peuple et chantait l’évangile, une préface et des antiennes 74.
En commentant le manuscrit 120, j’ai essayé de le replacer dans son contexte médiéval afin de faire ressortir sa valeur musicale, liturgique et littéraire. Bien que ce missel noté soit fragmentaire, il fallait le sauver de l’oubli.
Notes
1. Donatella Nebbiai-Dalla Guarda, « La bibliothèque de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert : répertoire des sources », Études héraultaises, 26-27 (1995-96), 84.
2. Émile Appolis, « Les livres liturgiques du diocèse de Lodève », Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1715) du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (1946-47), p. 101-03 ; Aimé-Georges Martimort, « Répertoire des livres liturgiques du Languedoc, antérieurs au concile de Trente », dans Liturgie et musique (IXe-XIVe s.), Cahiers de Fanjeaux, 17 (Toulouse : Privat, 1982), p. 61-63 ; et Jean-Loup Lemaître, « Les catalogues médiévaux et le pillage des bibliothèques languedociennes », dans Livres et bibliothèques (XIIIe-XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 31 (Toulouse : Privat, 1996), p. 23.
3. Le terme de farciture désigne non seulement l’action d’insérer des passages en langue vulgaire dans un texte liturgique latin mais aussi l’un des passages interpolés ou l’ensemble de ces passages. À la suite de Paul Zumthor (« Un problème d’esthétique médiévale : l’utilisation poétique du bilinguisme », Le Moyen Âge, 66 [1960], 325, 562-64, et Langue et techniques poétiques à l’époque romane (XIe-XIIIe siècles) [Paris : Klincksieck, 1963], p. 90-93),Yvonne Cazal se sert de ce terme lorsqu’elle traite des épîtres farcies dans Les voix du peuple, Verbum Dei : le bilinguisme latin-langue vulgaire au Moyen Âge, Publications romanes et françaises, 223 (Genève : Droz, 1998), p. 57-148.
4. Au verso du premier folio, l’indication « Fra.vi.lctio.i. » (= « Feria sexta, lectio prima») est partiellement effacée. Ces mots désignent la première leçon de la sixième férie.
5. La fin du mot duplicibus se trouvait sur une partie de la marge droite qui a disparu.
6. La fin du mot Stephanus se trouvait sur une partie de la marge droite qui a disparu.
7. La préposition ad n’est plus lisible.
8. Clemens Blume, éd., Sequentiae ineditae : liturgische Prosen des Mittelalters aus Handschriften und Wiegendrucken, dans Analecta hymnica medii aevi, éd. Clemens Blume et Guido M. Dreves, t. 34(Leipzig : Reisland, 1900), 4e partie, p. 277-78, n° 337.
9. Ici et ailleurs, je cite la Bible d’après la Vulgate.
10. Heinrich Husmann, Tropen-und Sequenzen Handschriften, Répertoire international des sources musicales, Bv1 (Munich-Duisbourg : G. Henle, 1964).
11. Clovis Brunel, Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal (Paris : Droz, 1935 ; réimp. Marseille : Laffitte, 1973), p. 38, n° 120.
12. Léon Gaudin, « Épîtres farcies de la Saint-Étienne en langue romane », Revue des langues romanes, 2 (1871), 133-42 + 8 fac-similés hors texte.
13. Ibid., p. 134, n. 1.
14. Friedrich Gennrich, éd., Der musikalische Nachlass der Troubadours, Summa musicae Medii Aevi, 3-4 (Darmstadt : chez l’auteur, 1958-60), t. I, 4-24, nos 5-6 ; t. II, 4-5, 13-15.
15. Gaudin, « Épîtres farcies », p. 134.
16. Ibid., p. 133, n. 2.
17. Ibid.
18. Paul Meyer, compte rendu des numéros 2-4 du deuxième volume de la Revue des langues romanes, Romania, 1 (1872), 262, et Gaston Paris, « Une épître française de saint Étienne copiée en Languedoc au XIIIe siècle », Romania, 1 (1872), 363-64.
19. Gaston Paris, « Une épître française de saint Étienne copiée en Languedoc au XIIIe siècle », Romania, 10 (1881), 218-23.
20. Traduction : « Écoutez tous ensemble. »
21. Gaudin (« Épîtres farcies », p. 134) prétend que la clef d’ut repose sur la troisième ligne et que le copiste a commis quelques erreurs de clef. Les portées sont de cinq lignes, et la clef d’ut est placée tantôt sur la troisième ligne, tantôt sur la quatrième. Il est à noter, cependant, que la clef d’ut passe de la troisième ligne à la quatrième au milieu de la quatrième portée du folio 13r entre les deux dernières syllabes du mot actu[u]m (Gaudin, facs. 1) sans que le retour de la clef à la troisième ligne soit indiqué au début de la première portée du folio 13v (Gaudin, facs. 2).
22. Gaudin, « Épîtres farcies », p. 136.
23. Voir l’analyse et la transcription musicale de Théodore Gérold dans Aucassin et Nicolette, éd. Mario Roques, Les Classiques Français du Moyen Âge, 41, 2e éd., nouveau tirage revu et complété (Paris : Champion, 1935 ; réimp. 1980), p. XXI-XXV. Sur le mode d’exécution des laisses, voir aussi Jacques Chailley, « Études musicales sur la chanson de geste et ses origines », Revue de musicologie, 30, nos 85-88 (1948), 3-6, 11-12.
24. Traduction : « Cette leçon que nous lirons. »
25. Victor Saxer, « L’épître farcie de la Saint-Étienne Sesta lesson: inventaire bibliographique », Provence historique, 23 (1973), 318-26, et idem, « L’épître farcie de la Saint-Étienne Sesta lesson: édition critique et étude historique », Provence historique, 24 (1974), 429.
26. Jacques Clémens, « Le Planch de sant Estève et l’ordre social à Agen (fin XIIe siècle-début XIIIe siècle) », Revue de l’Agenais, 111 (1984), 343-45. En commentant l’épître d’Agen, Clémens se fonde sur l’édition publiée par A. Magen, Recueil des travaux de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts d’Agen, 2e série, 1, 1re partie (1861), 289-94. Puisque cette version de Sesta lesson comporte le prologue postiche du manuscrit d’Aix (Clémens, p. 348, n. 37), elle est moins ancienne que le poème primitif. En outre, il n’y a pas eu de confusion entre le manuscrit d’Agen et celui d’Ager en Catalogne, comme le pensait Saxer (« L’épître farcie… édition critique », p. 442-43), car l’épître du Lectionnaire d’Ager est dépourvue de prologue (Saxer, « L’épître farcie… inventaire bibliographique », p. 321). Sur les quatre versions du prologue supplémentaire, voir Saxer, « L’épître farcie… édition critique », p. 430, 447.
27. Saxer, « L’épître farcie… édition critique », p. 441-57.
28. Ibid., p. 441-57. Sur les autres éditions de Sesta lesson, voir Saxer, « L’épître farcie… inventaire bibliographique », p. 318-26, et idem, « L’épître farcie… édition critique », p. 423, 452.
29. Saxer, « L’épître farcie… édition critique », p. 451.
30. Paris, « Une épître française », Romania, 10 (1881), 219.
31. Yvonne Cazal, Les voix du peuple, p. 61-63. Cf. Paul Meyer, « Rapport de M. Paul Meyer sur une communication de M. L. Guibert relative à un graduel appartenant à la Bibliothèque de Limoges », Bulletin historique et philologique du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1887, p. 315-23.
32. Saxer, « L’épître farcie… édition critique », p. 433, variantes.
33. Ibid., p. 466.
34. Ibid., p. 465-66.
35. Le jeu de sainte Agnès, drame provençal du XIVe siècle, éd. Alfred Jeanroy avec la transcription des mélodies par Théodore Gérold, Les Classiques Français du Moyen Âge, 68 (Paris : Champion, 1931), p. 35.
36. Ibid., p. 48.
37. Ibid., édition des mélodies, p. 69-70, n° 10 ; 74-75, n° 16 ; et Gennrich, éd., Der musikalische Nachlass, t. I, 240, nos 269-70 ; t. II, 117.
38. Oscar Bloch et Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, 4e édition (Paris : Presses Universitaires de France, 1964), s.v. roman.
39. Le jeu de sainte Agnès, éd. Jeanroy, p. 16.
40. Gérold (Le jeu de sainte Agnès, p. 77) est d’avis qu’aux vers 361-62 nous avons peut-être affaire au refrain d’une vieille romance si bien connue qu’il était inutile de noter la mélodie, mais le mot romancium a un sens plus général qui convient aux didascalies de tous les vers en question. Dans son édition de la pièce (Sancta Agnes : provenzalisches geistliches Schauspiel [Berlin : W. Weber, 1869], p. 63), Karl Bartsch glose romancium par « vers en langue romane », et Ernest Hoepffner (« Les intermèdes musicaux dans le jeu provençal de sainte Agnès », dans Mélanges d’histoire du théâtre du Moyen-Âge et de la Renaissance offerts à Gustave Cohen [Paris : Nizet, 1950], p. 99) traduit le romancium de l’épître farcie par « chant en langue vulgaire ».
41. Élisabeth Schulze-Busacker, « Le théâtre occitan au XIVe siècle : le Jeu de sainte Agnès», dans The Theatre in the Middle Ages, éd. Herman Braet, Johan Nowé et Gilbert Tournoy, Mediaevalia Lovaniensia, 1re série, 13 (Louvain : Leuven University Press, 1985), p. 135, et Nadine Henrard, Le théâtre religieux médiéval en langue d’oc, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 273 (Genève : Droz, 1998), p. 70-72.
42. Cf. Schulze-Busacker, « Le théâtre occitan », p. 183-84, qui se trompe, cependant (p. 183), lorsqu’elle prétend que l’incipit de la troisième strophe de Sesta lesson est cité dans le manuscrit du Jeu de sainte Agnès. Elle a dû être induite en erreur par Gennrich (Der musikalische Nachlass, t. II, 117, no 270), qui cite le premier vers de cette strophe à la fin de la didascalie des vers 1007-84.
43. Collection des cartulaires de France, éd. Benjamin Guérard, t. IV-VII : Cartulaire de l’église Notre-Dame de Paris (Paris : Crapelet, 1850), t. I, Chartularium episcopi, n° 76, p. 74.
44. Ibid., t. I, Parvum pastorale, livre IV, no 52, p. 358-59. Voir aussi l’éloge d’Eudes de Sully dans l’Obituaire de l’Église de Paris (ibid., t. IV, Obituarium, art. n° 191, p. 107-09).
45. Bibliothèque nationale de France, Catalogue général des manuscrits latins nos 8823 à 8921, dir. Marie-Pierre Laffitte et Jacqueline Sclafer (Paris : Bibliothèque nationale de France, 1997), ms. 8898, p. 125.
46. Rituale seu Mandatum insignis ecclesiae Suessionensis tempore episcopi Nivelonis exaratum, éd. Alexandre-Eusèbe Poquet (Soissons : chez les éditeurs, Paris : Didron, 1856), p. 273. J’ai suppléé le mot indumentis d’après la transcription d’Edmond Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus, 3e éd., t. III (Anvers / Venise : Giambattista Novelli, 1764), p. 39 (livre IV, ch. XIII, § VII). Cf. Rituale, p. 288 : « indutis… sollempnibus indumentis ».
47. Cazal, Les voix du peuple, p. 62 (Étienne 3) et Meyer, « Rapport », p. 317-18.
48. Traduction : « Vous tous, écoutez ce sermon attentivement. »
49. Rituale, p. 268, 289.
50. Edmond Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus, t. III, p. 39 (livre IV, ch. XIII, § VII).
51. Aimé-Georges Martimort, La documentation liturgique de Dom Edmond Martène : étude codicologique, Studi e Testi, 279 (Cité du Vatican : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1978), p. 78, no 67.
52. Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus, t. III, 35 (livre IV, ch. XII, § XXII).
53. Martimort, La documentation liturgique, p. 157-58, n° 202.
54. Jean Lebeuf, Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique (Paris : Herissant, 1741 ; réimp. Genève : Minkoff Reprint, 1972), p. 121.
55. Montpellier, Bibliothèque municipale (= Médiathèque centrale d’agglomération Émile Zola), ms. 18 (XIe s.), fol. 13r-v (fête), 116r (découverte du corps) ; ms. 22 (fin XIIe s.), fol. 50r (fête), fol. 82v (découverte du corps).
56. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 19 (XIV s.), p. 223-25 (fête), 606-16 (fête), 800-01 (découverte du corps).
57. Ibid., p. 215-16.
58. Ibid., p. 244-45.
59. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 21 (XIVe-XVe s.), fol. 20v-25r.
60. Sur l’usage liturgique des deux généalogies dans les églises paroissiales et monastiques, voir Andrew Hughes, Medieval Manuscripts for Mass and Office: A Guide to their Organization and Terminology (Toronto: University of Toronto Press, 1982), p. 62, § 417.
61. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 19, p. 393-95, 400-01,406-08.
62. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 75v-76v.
63. Detlev Bosse, Untersuchung einstimmiger mittelalterlicher Melodien zum « Gloria in excelsis Deo » (Ratisbonne : Gustav Bosse Verlag, 1955), p. 90, nos 20-21 ; p. 100, n° 56.
64. Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds latin 778, fol. 28r et 29v selon Bosse, Untersuchung, ms. F 11 : p. 77, 90, 100. Sur la date du manuscrit, voir Husmann, Tropen-und Sequenzen Handschriften, p. 114-15.
65. Peter Wagner, Einführung in die gregorianischen Melodien, t. 3 : Gregorianische Formenlehre (Leipzig : Breitkopf et Hartel, 1921), p. 235-43, 251-57.
66. William F. Eifrig et Andreas Pfisterer, éd., Melodien zum Ite missa est und ihre Tropen, Monumenta monodica Medii Aevi, 19 (Cassel : Bärenreiter, 2006). En dépit de son titre, cet ouvrage est en anglais.
67. Ce qui reste de l’église Saint-Laurent, abandonnée à la Révolution, est devenu l’actuel Office de Tourisme.
68. Située en face du cimetière, l’église Saint-Barthélemy fut démolie peu avant la Révolution au moment de la construction de la route qui longe la rive droite du Verdus.
69. Pierre Tisset, L’abbaye de Gellone au diocèse de Lodève des origines au XIIIe siècle (Paris : Sirey, 1933 ; réimp. Millau : Éditions du Beffroi, 1992), p. 159-60.
70. Tisset, L’abbaye de Gellone, p. 180-81 ; Émile Appolis, « La juridiction spirituelle de Saint-Guilhem-le-Désert et les évêques de Lodève (1284-1784) », Annales du Midi, 65 (1953), 153-70 ; et Gérard Alzieu, « La suppression du titre abbatial de Saint-Guilhem-du-Désert et de la juridiction quasi épiscopale dont jouissait son abbé sur le val de Gellone », Études sur l’Hérault, N.S., 7-8 (1991-92), 133-40.
71. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 54v-55v, 56v-57r.
72. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 21, fol. 79v-85r, 86r.
73. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 21, fol. 44v : « locum vocatum Pratum». D’après les résumés de deux documents des années 1340, on se proposait de construire un pont en pierre sur l’Hérault « au lieu dit le Prat » et « au lieu nommé le Prat » (François Lambert, éd., « Répertoire Chronologique, et Inventaire Général de toutes les chartes, titres, documens, régitres et papiers, concernans les biens, possessions et affaires du Chapitre Régulier de l’abbaïe de Saint Guillem le Désert…1783 », Cahiers d’arts et traditions rurales, 5-6 (1992-93), B6-9, nos 1339-40). Me fondant sur les remarques de l’abbé Léon Vinas, qui semble avoir vu une des chartes en question (Visite rétrospective à Saint-Guilhem-du-Désert : monographie de Gellone [Montpellier / Paris : Félix Seguin / Bray et Retaux, 1875 ; réimp. Marseille : Laffitte, 1980], p. 12), j’ai restitué l’article occitan dans ce toponyme, qui signifie « le Pré ».
74. Montpellier, Bibliothèque municipale, ms. 21, fol. 44r-55v.