Au Revoir Là-Haut dans l’Hérault
Au Revoir Là-Haut dans l’Hérault :
Le roman, source de médiation culturelle
* Assistant de Conservation du Patrimoine aux Archives Départementales de l’Hérault
P. 117 à 133
Une animation a eu lieu dans l’ensemble de l’Hérault dans le cadre des commémorations de la Première Guerre Mondiale. Partant du roman de P. Lemaître (prix Goncourt 2013), l’article fait le point sur les trois thèmes abordés : les guerres de tranchées, les exhumations nationales et les monuments aux morts. En se basant sur des archives privées collectées lors de la Grande Collecte ou sur les fonds des AD34, il s’agit d’évaluer l’exactitude historique du roman : où s’arrête l‘histoire ? où commence le roman ? En prenant des exemples dans l’Hérault, cet article sera l’occasion de souligner le travail de mémoire du département, que ce soit à travers ses archives, ses monuments, ou son histoire.
« Au Revoir là-haut » in Hérault: the novel as a source of cultural mediation
This article covers an event that took place throughout the Hérault department, during the commemoration celebrations of the First World War. On the basis of P. Lemaître’s novel (Goncourt literary prize 2013), this article takes stock of three topics: the war of the trenches, the national exhumations and the war memorials. Using the private archives from the Grande Collecte or from the departmental archives of Hérault, the exact historical facts of the novel have been reviewed: where does history stop; where does fiction begin? This article will show how a ‘department‘ (Hérault) works to maintain historical remembrance by its archives, monuments and historical episodes.
Al reveire, amont dins Erau : lo roman, font de mediacion culturala
Aqueste article marca lo punt sus una animacion que se debanèt dins l’ensemble d’Erau dins l’encastre de la membrança de la Primièra Guèrra Mondiala. A partir del roman de P. Lemaître (prètz Goncourt 2013), l’article fa veire los tres tèmas tractats : las guèrras de trencadas, las exumacions nacionalas e los monuments dels mòrts. S’apiejant sus d’archius privats amassats al temps de la Collècta Granda, o sus los fons dels AD34, s’agίs de destriar l’exactitud del roman : ont s’arresta l’Istòria e ont comença lo roman ? Amb d’exemples sus Erau, serà l’escasença de soslinhar l’òbra de memòria del Departament, a l’encòp a travèrs sos archius, sos monuments, son Istòria.
Au Revoir Là-Haut en Hérault: la novela, fuente de mediación cultural
Una animación tuvo lugar en todo el Hérault como parte de las conmemoraciones de la Primera Guerra Mundial. Basado en la novela de P. Lemaître (premio Goncourt 2013), el artículo revisa los tres temas discutidos: guerra de trincheras, exhumaciones nacionales y memoriales de guerra. Basado en archivos privados recopilados durante la Gran Colección o en los fondos de AD34, se trata de evaluar la precisión histórica de la novela: ¿dónde se detiene la historia? ¿Dónde comienza la novela? Al tomar ejemplos en Hérault, este artículo será una oportunidad para resaltar el trabajo de memoria del departamento, ya sea a través de sus archivos, sus monumentos o su historia.
[ Texte intégral ]
Introduction
Le 21 août 2013, soit un an avant le début des commémorations officielles de la Première Guerre Mondiale, les éditions Albin Michel publient le nouveau roman d’un auteur connu principalement dans le domaine des romans policiers : Pierre Lemaître. Au Revoir là-Haut, roman historique, connaîtra un succès phénoménal : 490 000 exemplaires vendus dans l’année, un prix Goncourt, une adaptation en bande dessinée en 2015, puis un film réalisé par Albert Dupontel en 2017. En novembre 2018, plus d’un million d’exemplaires avaient été achetés.
C’est pour comprendre ce dont il retournait que nous nous sommes, à notre tour, plongé dans ce livre en 2014. Amateur de bons romans, nous avons été frappé par la qualité de la description du contexte historique, et par la parfaite adéquation entre la psychologie des personnages et les faits historiques décrits en parallèle. Mais, en tant qu’archiviste, plusieurs questions subsistaient. Tout cela était-il seulement un roman, ou y-avait-il une part de réalité ? Si les traumatismes vécus au front sont en général connus et documentés, qu’en est-il des scandales liés à l’exhumation des corps tombés au front, ou encore de l’arnaque montée par les deux principaux protagonistes dans le cadre du marché florissant des Monuments aux Morts ? Ayant le privilège d’avoir accès à de nombreuses sources historiques officielles, nous avons effectué quelques vérifications.
C’est à ce moment-là que commença parallèlement une démarche inédite des « Archives » vis-à-vis du grand public. Organisée par les Archives de France, en partenariat avec la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale et la Bibliothèque nationale de France, « la Grande Collecte » est une opération durant laquelle les services d’archives de toute la France accueillent les personnes prêtes à partager leurs archives privées et/ou personnelles. Numérisées sur place, ces archives ont pu être diffusées sur les sites internet dédiés 1, voire déposées ou données pour leur conservation. En 2014, plus de 20 000 personnes se sont ainsi rendues dans les 150 services d’archives participants. Sur les 1 600 fonds d’archives récoltés, 325 000 documents ont été numérisés 2. Il s’agit d’archives privées : correspondance, carnets intimes, croquis et dessins, diplômes, médailles, et objets fabriqués dans les tranchées. Elles sont venues compléter notre perception du premier conflit mondial. Fort de ces très nombreuses données, nous avons, à nouveau, interrogé le roman.
Où se situe la frontière, parfois ténue, entre la réalité historique et le roman ? A partir de quel moment l’auteur a-t-il pu « romancer » certains aspects pour coller au plus près de son récit ? Ayant principalement à notre disposition des sources historiques propres à l’Hérault, ce questionnement y trouve ses réponses.
Ce fut alors que germa, peu à peu, le projet de monter une « animation publique » en collaboration avec le réseau des médiathèques du territoire. Ces questions, et leurs réponses, n’étaient-elles pas l’occasion de présenter aux habitants du département des aspects méconnus de son passé, et par-là même, de souligner l’importance de ce conflit dans la construction d’une identité territoriale encore perçue. Ceci par l’étude des Monuments aux Morts conservés, et celle du retour des corps exhumés sur le front, dans chacune des communes du Département. Cette action pédagogique fut présentée dans une vingtaine de médiathèques, principalement à l’occasion des dates de commémoration de l’Armistice, pendant quatre ans. Le succès rencontré fut inattendu : le public, muni du roman, prenait plaisir à se plonger dans une histoire ainsi rendue plus accessible. Dans « son » histoire, devrait-on dire, car ce fut l’occasion d’échanges à propos de l’entretien des tombes de poilus dans les cimetières communaux, ou bien sur la manière de mettre en valeur un Monument aux Morts, parfois négligé ou déplacé depuis.
Cet article est non seulement le compte rendu des recherches effectuées, mais aussi celui des retombées de cette animation sur le territoire départemental. Il est organisé en trois parties distinctes. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, la première concerne la vie dans les tranchées et leurs conséquences. La deuxième se focalise plus précisément sur les chantiers du Service de Restitution des Corps, institution gouvernementale ayant à charge d’exhumer, identifier puis faire transporter les Héraultais morts au front jusqu’à leurs communes respectives. Enfin, la troisième partie aborde les Monuments aux Morts, leur conception, leur réalisation et la place qu’ils ont tenue et tiennent encore dans le paysage actuel. A chaque fois, nous ferons des « allers-et-retours » entre le roman et les sources historiques.
La vie dans les tranchées
Commençons par les premières pages du roman. Nous sommes en novembre 1918. Le personnage principal, Albert Maillard, est dans les tranchées. On suit la préparation d’un dernier assaut, et l’on découvre la trahison du lieutenant Aulnay-Pradelles, prêt à assassiner deux de ses propres soldats pour provoquer et justifier ce dernier engagement armé. Le soldat Albert Maillard comprend le stratagème, mais avant de réagir, il est enseveli par l’éclatement d’un obus. Édouard Péricourt vient à son secours. Cet événement est décrit en une cinquantaine de pages d’une grande intensité romanesque.
Au niveau de l’écriture, l’auteur prend le parti de nous faire partager les pensées d’Albert Maillard. Il partage avec nous son histoire, ce qu’il voit ou qu’il a vu, ce qu’il entend, ses états d’âmes. Plusieurs thèmes sont abordés, décrivant un contexte littérairement « vécu » de la Première Guerre Mondiale.
Visions de l’Ennemi
Albert Maillard nous raconte tout d’abord une légende qui circulait au début du conflit, selon laquelle les « boches » tiraient des balles molles, et s’enfuiraient tout de suite face à l’armée française. De même, Édouard Péricourt évoque, alors qu’il est blessé d’une balle dans la jambe, comment les Allemands sont censés sortir des tranchées la nuit venue, pour achever les blessés. Enfin, lorsque les deux éclaireurs se font lâchement abattre, l’ensemble du régiment s’exclame : « Les boches sont bien toujours pareils, quelle sale engeance ! Des Barbares ! ». L’auteur évoque donc la perception de l’autre soldat, de l’ennemi d’en face, négative, voire quelque peu exagérée.
Était-ce le cas ? Rappelons-nous qu’en 1918, les sources d’informations sont beaucoup plus limitées qu’aujourd’hui. Les informations circulent lentement, et peuvent être donc allègrement déformées et ce, plus ou moins volontairement. Dès 1914, il y avait tout un jeu d’images et d’imagination pour donner une vision déformée de l’ennemi.
La Grande collecte fut l’occasion de numériser et de contempler des séries entières de cartes postales de cette époque. Nombreuses sont celles qui insistent sur l’incendie volontaire de la cathédrale de Reims. D’autres se contentent de montrer les ruines de villages proches du front. Un ouvrage fait le point précis, avec de nombreuses illustrations à l’appui, sur ce qui est bel et bien aujourd’hui assimilé à toute une propagande 3. Il rappelle cette légende tenace selon laquelle, en Alsace-Lorraine, en plus des destructions massives de villes, le soldat allemand est responsable de viols en série et d’un rituel guerrier particulièrement marquant.« Il jouerait » à couper les mains des femmes et des enfants pour en faire des trophées attachés à son ceinturon. Aujourd’hui, les études historiques montrent que, si cette violence a pu être attestée, elle n’était pas aussi systématique que ce qu’ont pu en dire les journaux. Néanmoins, ces images, ces stéréotypes étaient bel et bien présents dans les esprits des belligérants de cette période.
La dévalorisation du soldat ennemi à l’état de sauvage ressort particulièrement sur une affiche conservée aux Archives Départementales de l’Hérault. Une muse y est figurée chevauchant un tonneau de vin. Derrière elle, le poilu tient un petit verre de vin, contemplant son adversaire qui, tenant une barrique de bière débordante, bat en retraite.
D’une guerre stendhalienne aux tranchées
« Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps ». C’est avec ces mots que débute le roman. Ils insistent sur le fait que depuis 1914, les mentalités ont évolué quant à la durée et l’issue du conflit. Au début dominait un optimisme béat, des soldats montant dans le train « la fleur au fusil », et la croyance d’un retour à la Noël. La mère d’Albert Maillard perçoit même la guerre comme une opportunité pour son fils, un moyen de s’illustrer, et, pourquoi pas, de devenir officier et auréolé d’un prestige inespéré pour elle.
Les séries de cartes postales numérisées lors de la « Grande collecte » permettent de suivre, iconographiquement, le passage de l’espoir d’une victoire rapide à une désillusion progressive. La plupart des cartes envoyées du front la première année du conflit sont intitulées « Grande-guerre de 1914-1915 », comme si celle-ci devait s’arrêter dans les mois à venir, avec la victoire alliée bien entendu. A partir de 1916, le message change. On en appelle à la patience, aussi bien au front qu’à l’arrière : la guerre sera plus longue que prévue. Mais il faut tenir, consentir au sacrifice. Une carte postale montre bien l’interaction entre le poilu écrivant du fond de sa tranchée, la mère lisant sa missive à l’arrière et le petit garçon fier de son père, déguisé en soldat et implorant sa mère de prendre patience 4.
La représentation même de la guerre a subi une nette évolution. Albert Maillard se rappelle qu’« il voyait des troupes sanglées dans de beaux uniformes rouges avancer en rangs serrés vers une armée adverse saisie de panique. Les soldats pointaient devant eux leurs baïonnettes étincelantes tandis que les fumées éparses de quelques obus confirmaient la déroute de l’ennemi ». Au fond, Albert s’est engagé dans une guerre « stendhalienne » et il s’est retrouvé dans une tuerie prosaïque, barbare qui a provoqué mille morts par jours pendant cinquante mois. On en trouve une illustration presque touchante de naïveté dans les cahiers dessinés pendant le conflit 5 par l’écolier Jean Pellegrin, originaire de Montpellier.
Malheureusement, les soldats se retrouvent face à des ennemis cachés dans des tranchées, protégées par des fils barbelés. Ils sont toutefois armés de mitrailleuses, d’une puissance de feu équivalente à 150 fusils et sont secondés de l’arrière par des tirs d’obus réguliers et bien plus destructeurs que les grenades traditionnelles. La tactique change du tout au tout. On se terre, on se protège et… on attend. Pierre Lemaître fait bien ressortir cette angoisse permanente contre laquelle on ne peut rien, sauf espérer que l’explosion ou le tir iront s’abattre à côté. La tension décrite peu avant et pendant l’assaut de la cote 113 est parfaite.
Nous avons pu en trouver un témoignage équivalent dans un fonds acheté par les Archives Départementales peu avant la Grande Collecte. Il s’agit du « Journal résumé de la guerre 1914-1918, par Jean Pouzoulet, caporal au 23e Bataillon de chasseurs alpins, 4e compagnie », rédigé pour ses enfants vingt ans plus tard 6. Il donne une description de l’attaque de Metzeral, dans les Vosges, le 15 juin 1915 :
« L’heure approchant, les ordres traditionnels arrivent du capitaine, « Faites passer : que tout le monde s’équipe » et l’ordre est transmis de bouche à oreille jusqu’à la gauche de la compagnie. Équipé, tout le monde l’était d’ailleurs en permanence. Quelques minutes après « Faites passer de mettre baïonnette au canon ». Rosalie scintille au soleil de juin, le fusil baissé dans un petit déclic caractéristique. 3e ordre : sac au dos !
Plus que trois minutes avant l’attaque. Qui n’a pas vécu ces minutes, ne peut se les représenter. Quelques mots sont encore écrits à la hâte et glissés dans le portefeuille par plusieurs d’être nous, un dernier adieu à une mère, un père, des frères, une fiancée, etc. Si le destin veut que la mort nous frappe, cette dernière lettre parviendra-telle à son destinataire ? Que c’est triste, pensions-nous, à 20 ans, il va falloir mourir par un temps aussi beau, un soleil aussi pur. Tous les visages reflétaient l’angoisse et la tristesse dans l’âme pendant ce tout petit laps de temps. Et comme pour abréger l’attente et chasser le cafard, tout le monde boit un peu du rhum qui nous avait été distribué dans la matinée ; le vin de midi sentait l’éther, tout cela avait pour but de stimuler l’élan de la troupe pendant l’attaque.
Les chefs de section, montre en main, faisant les recommandations à leurs hommes, attendaient le moment de l’attaque. Tout à coup, dominant les éclatements et le crépitement des mitrailleuses boches qui, sentant l’heure proche, commençaient à tirer, on entend la voix perçante du capitaine Loire crier : « 4e compagnie, en avant ! ». Le clairon exécute la sonnerie pendant que déjà bondissant hors des tranchées on s’élance en avant en tirailleur, baïonnette au canon, au milieu d’une grêle de balles, criant à plein poumons : « En Avant ». A peine avons-nous parcouru quelques mètres que Rabatil, Poudeyroux, Petazi, le lieutenant Malavielle tombent à mes côtés. Chaque pas, chaque souffle semble être le dernier : les blessés crient de toutes parts » 7.
Commotionnés et victimes d’ensevelissements
Comme nous l’avons déjà souligné plus haut dans ce texte, Albert Maillard parti sur le côté, découvre le meurtre de ses deux camarades, une balle dans le dos. Son lieutenant, responsable du crime, le poursuit et ne lui laisse la vie que parce qu’une explosion soulève une gerbe de terre qui l’ensevelit dans le trou d’obus dans lequel il s’était réfugié. Il ne doit sa survie qu’à la cavité d’air formée par la tête du cheval enseveli à ses côtés, avant qu’Édouard ne parvienne à le dégager.
Nous trouvons des illustrations précises de tels cas de terre projetée en l’air et retombant, au hasard, sur des hommes et leur matériel. Plusieurs vues stéréoscopiques prises à Vaux en mai 1916 par Paul Lamarque, médecin originaire de Montpellier et brancardier, montrent des cadavres, émergeant en partie d’un sol ravagé 8.
De même, l’histoire de la tête de cheval est parfaitement plausible. En 1913, on compte 100 000 chevaux de selle et 50 000 chevaux d’attelage au sein de l’armée française. Un service de l’armée, appelé la Remonte, a la charge de comptabiliser et de réquisitionner ces animaux. Avec les mitrailleuses et la guerre de tranchées, la cavalerie doit revoir son mode de participation aux opérations. Le rôle principal des chevaux est désormais celui de cheval de trait : transport de bois, munitions et autre matériel militaire. Et les chevaux tués ne sont pas évacués, prioritairement, du champ de bataille. Leurs carcasses l’encombrent d’ailleurs souvent. Nous avons pu en trouver une allusion dans une lettre d’André Nicolas, originaire de Montouliers, et datée des premiers mois du conflit : « Nous faisons la route par une poussière très dense ; partout des chevaux crevés, affreux à voir, répandant une odeur infecte » 9. Parmi les vues stéréoscopiques numérisées lors de la Grande Collecte, on trouve même une image d’un cheval qui a été projeté dans un arbre par une explosion d’obus 10. Ce qui semble pour le moins baroque dans le roman, est encore une fois parfaitement plausible.
Les Obus
Abordons maintenant la source principale de la peur. Les obus provoquent des dégâts considérables. Arrivant rapidement, ils déchiquettent, broient et projettent tout sur leur passage. Ils sont responsables de près de 70 % des blessures. Il y en a plusieurs types : l’impact direct, qui provoque la volatilisation du corps, dont presque rien ne reste identifiable. Mais le plus souvent, l’obus explose en plusieurs éclats ou projectiles qui, hérissés d’aspérité, arrachent tout sur leur passage.
14 % des blessés de la Première Guerre Mondiale l’ont été à la face, au visage. C’est le cas d’Édouard Péricourt dans le roman de Pierre Lemaître. Il est d’abord touché à la jambe, avant qu’un obus ne lui arrache la moitié inférieure du visage. Le chapitre s’arrête précisément sur cet impact, mais ne décrit pas les instants d’après. Nous avons pu en trouver une description par le poilu Roger Cadot. Nous sommes le 1er octobre 1915 à Souchez, dans le Pas-de-Calais :
« Entre les brancardiers se prennent les blessés qui peuvent marcher, seuls ou s’aidant l’un l’autre, troupeau sanglant et peinant, mus par le même puissant instinct qui les ramène vers l’arrière, vers la paix, vers la vie.
Parmi eux, une figure de cauchemar apparaît : c’est un fourrier à qui un éclat d’obus a, comme un coup de hache, emporté la mâchoire inférieure.
Il n’a plus, sous le nez, qu’une effroyable bouillie rouge d’où pend sa langue tailladée. Il marche en faisant des gestes de fou et en roulant des yeux suppliants, comme pour prendre le monde à témoin, de l’horrible chose qui lui arrive. » 11.
Dans le roman, l’évacuation et les premiers soins sont également passés rapidement. La Grande collecte nous permet de trouver d’autres détails. Telles ces fiches de blessure de guerre, que les ambulanciers attachaient aux blessés pour qu’ils soient évacués en fonction de la gravité de leur état. Ou bien cette photographie d’un brancard monté sur roues, afin de pouvoir accélérer l’évacuation du blessé 12.
Enfin, les centres hospitaliers du front sont brièvement évoqués dans le roman. Nous pouvons néanmoins formuler une réserve à leur évocation dans le roman de Pierre Lemaître.
L’auteur précise qu’Édouard est placé dans une chambre individuelle à l’extrémité du bâtiment, pour le protéger des gémissements des moribonds. En fait, pour l’avoir lu plusieurs fois dans les récits de guerre, c’est plutôt l’inverse : lorsqu’un blessé ne pouvait pas faire l’objet d’autres soins, et qu’il n’y avait plus l’espoir de le sauver, on l’enfermait dans une salle à l’écart, afin de protéger ses autres camarades, moins touchés, d’éprouvantes scènes d’agonie. Cette salle était appelée le Purgatoire…
Pierre Lemaître prend cette liberté, semble-t’il, afin de tisser et développer un lien entre les deux principaux protagonistes du roman. En les isolant des autres blessés, il permet à cette complicité de naître et de se développer, ce qui sert l’intrigue du roman. Il s’agit là d’une première liberté littéraire par rapport à la réalité vécue.
Les Gueules Cassées
Il s’agit d’une des caractéristiques principales du personnage d’Édouard Péricourt. Défiguré, il fait preuve d’une grande fragilité psychologique. Évacué du front, il finit par refuser toute tentative de prothèse ou de greffe, pour vivre reclus avec Albert Maillard à Paris. Il survit grâce à des injections de plus en plus importantes de morphine.
Cette situation nous semble peu probable. Un ouvrage de synthèse sur la question permet de la clarifier 13. En retrait du front, en province et dès 1915 s’organise à Toulouse, Angers, Vichy, le Mans, un véritable réseau de centres pour la « restauration faciale », chargé de secourir les 14 000 soldats victimes de ces défigurations. Ils seront transférés par la suite au « Val de Grâce » à Paris, et nous y reviendrons plus loin. Les quelques relations de cas insistent sur les symptômes observés, notamment la contraction de la mâchoire, la salivation excessive, la difficulté de s’alimenter et l’élocution difficile. Tous ces traits sont repris dans le roman : Édouard Péricourt s’alimente par paille, fume sa cigarette par la narine et ne s’exprime plus que par écrit. Refusant toute mécanothérapie, il vit désormais derrière des masques de plus en plus fantaisistes qu’il confectionne afin de retrouver un semblant d’identité corporelle.
En plus de la défiguration, il y a une blessure morale. Comment cela se passait-il ? D’abord, le mutilé arrive au centre, et, avant de se voir lui-même, découvre, autour de lui, l’état des autres patients. Notons qu’il n’y avait pas de chambre individuelle à l’époque. Les médecins ont pu observer un démantèlement de la personnalité, une difficulté à s’identifier à ce nouveau visage, et une modification de la relation à autrui. Les répercussions psychologiques vont d’un comportement schizoïde à des envies suicidaires. La détresse et la fragilité morale sont bien rendues dans le roman, car Édouard est parfois au bord de la folie.
Les visites familiales étaient considérées comme difficiles – le regard extérieur n’étant pas le même, rappelant sans cesse un état antérieur à jamais disparu. Le miroir devient un objet de malheur. On parle alors de dysmorphophobie, c’est à dire de la préoccupation exagérée de son aspect « disgracieux ».
Les gueules cassées ont eu à construire une sociabilité différente, entre eux. Les traitements duraient en général deux années. Pendant ce laps de temps, autour de cette souffrance partagée, s’est développé apparemment un esprit collectif difficile à concevoir aujourd’hui, vu de l’extérieur. Si Albert Maillard s’exclame qu’« un type qui n’a plus de mâchoire ne doit pas avoir souvent envie de se marrer », le recours à l’ironie et l’humour semble avoir été plus fréquent que l’on ne le pense au premier abord. Au service de chirurgie maxillo-faciale du « Val de Grâce » à Paris ont lieu des concours de grimaces, où tous rient et se moquent de leurs visages. Entre 1917 et 1918, les patients sont même allés jusqu’à éditer un petit journal, intitulé ironiquement la « Greffe générale », contenant notamment des blagues et histoires drôles tendant à dédramatiser leur situation 14.
Ces hommes, stigmatisés de la même manière, vivent par ailleurs une sorte d’osmose, entre eux, entre les murs de l’hôpital. On recense 38 mariages de gueules cassées et d’infirmières entre 1914 et 1918. C’est dans cette perspective que se développe progressivement une idée simple : l’acquisition d’une maison pour eux seuls, pour vivre en communauté, isolés de l’extérieur. Ce n’est qu’en 1927 que fut acquis un domaine : la maison des Gueules cassées, château situé à une quarantaine de kilomètres de Paris, dans le village de Moussy-le-Vieux, en Seine-et-Marne. Elle accueillait les pensionnaires de manière définitive, pour les plus atteints d’entre eux, ou temporaire pour les autres, notamment les convalescents. La vie quotidienne des pensionnaires se centrait autour de l’exploitation agricole du domaine, avec un réapprentissage du travail. Une nouvelle vie en « famille » se développe alors, comme une sorte de maison de repos où se déroulent retrouvailles et festivités communes. Au village, un cimetière leur est d’ailleurs spécifiquement dédié. L’acquisition en 1934 d’une seconde Maison pour les membres de cette grande famille des défigurés de la guerre, au Coudon, dans le Var, répond à de nouveaux besoins, la capacité de Moussy ne suffisant plus. Le domaine du Coudon sera détruit par un bombardement en 1944, avant d’être reconstruit en 1949.
En parallèle, d’autres actions de solidarité émergent. Il y a tout d’abord des élans locaux. Ils sont initiés par les préfectures et développés dans chaque département. Il existe aux Archives Départementales une affiche qui incite les mutilés à suivre une formation à un métier, en fonction de leur handicap. Le travail constitue un élément important de la réinsertion sociale.
A Montpellier, les veuves et mutilés sont employés à la cordonnerie et à la menuiserie. Des locaux d’apprentissage sont aménagés sur le site de l’hôpital général, avec des dortoirs et ateliers, jusqu’en 1925. Il y avait une centaine de places offertes. Des états annuels et des listes nominatives sont conservés aux Archives Départementales 15.
Il y avait aussi des actions à l‘échelle de la nation. Le siège de l’association nationale des Gueules Cassées, situé rue d’Aguesseau, dans le 8e arrondissement de Paris, comprenait, au rez-de-chaussée, les services de la loterie nationale. Des tombolas étaient régulièrement organisées, dont la plus connue s’appelait « le 10e des gueules cassées ». Les gens pouvaient ainsi acheter une « gueule cassée », nom donné au jeu de hasard. Dans une interview, Pierre Lemaître raconte s’être inspiré d’une gueule cassée qui vendait des billets au bas de son immeuble, alors qu’il n’était qu’un enfant. Cette histoire a fortement marqué l‘esprit du futur romancier.
Mais le plus grand hommage demeure les modalités de la signature du traité de Versailles. Tout se déroulait dans la galerie des Glaces. Une délégation de cinq Gueules cassées se trouve alors placée dans l’embrasure de l’une des fenêtres, juste derrière la table la plus petite où fut signé le traité. Les plénipotentiaires devaient ainsi défiler devant eux, puis leur tourner le dos pour signer le document. Clémenceau leur serre la main en premier, et leur dit : « vous avez souffert, cela se voit. Vous avez été au mauvais endroit. Voici votre récompense ». Une carte postale représentant ladite délégation est largement diffusée à l’époque.
Enfin, les Gueules cassées font l’objet d’un hommage inédit dans le milieu du septième art. Dans son film J’accuse, Abel Gance met en scène la résurrection des soldats tombés au champ d’honneur. Ceux-ci viennent se rappeler au bon souvenir des survivants. Tourné en muet en 1919, mais alors censuré, il sera repris en 1937. Des « gueules cassées » y jouent effectivement leur propre rôle. Toutefois, une nuance nous semble être importante à souligner. Autant dans la version de 1919, les anciens poilus viennent voir les vivants afin qu’ils n’oublient pas leur sacrifice, autant en 1937, ils reviennent pour tenter de les dissuader de recommencer une autre guerre. Le message a évolué entre la fin du premier conflit et la veille du deuxième.
Exemples héraultais
La Grande Collecte a permis de retracer des itinéraires individuels de mutilés, dont on conserve ainsi des fragments d’histoires personnelles, consultables aujourd’hui sur le site internet des Archives départementales de l’Hérault.
Mobilisé à Montpellier le 5 septembre 1914, Louis Félix Bessière (1894-1934) est soldat au 7e bataillon de chasseurs à pied (7e BCP), puis au 116e bataillon de chasseurs à pied (116e BCP). Il est blessé trois fois par balles et éclats d’obus. Il est réformé le 14 décembre 1917 et démobilisé. Il décèdera des suites de ses blessures, lors de son internement pour troubles post-commotionnels à l’asile de Font-d’Aurelle (Montpellier) en 1934 16.
Désiré Guillon est inscrit sous le matricule n° 478 au recrutement de Compiègne (Oise, Picardie). Le 2 août 1914, il est déjà sous les drapeaux avec son régiment, il gagne le front dans la Meuse, les Ardennes et la Marne. Le 12 décembre 1915, il est versé à la compagnie hors rang comme sapeur. Alors qu’il est dans le secteur de Verdun (Meuse, Lorraine), il est blessé, évacué et amputé de l’avant-bras gauche le 27 avril 1918. Appareillé d’un bras articulé, il est proposé pour pension de retraite de 3e classe le 26 septembre 1918. Désiré Guillon est renvoyé dans ses foyers, rayé des contrôles le 27 septembre 1918. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur le 7 avril 1939 et décèdera à Plailly (Oise, Picardie) le 10 février 1972 17.
Antoine Sache est né le 4 mars 1893 à Narbonne (Aude). Il sera cantonnier à Sète. Il effectue son service militaire en 1913 à Montpellier. Mobilisé en août 1914 comme soldat au 58e régiment d’infanterie (58e RI), il est blessé par un éclat d’obus au maxillaire inférieur, puis fait prisonnier le 20 août 1914 à Dieuze (Moselle, Lorraine) et soigné à l’hôpital de Gmünd (Autriche). Il est ensuite interné au camp de prisonniers de guerre d’Eglosheim (Allemagne), puis passe en Suisse à Stein-Meringen en avril 1916. Il sera rapatrié de Suisse le 17 juillet 1918 et versé au 80e régiment d’infanterie (80e RI) le 27 août 1918, puis au 81e régiment d’infanterie (81e RI) le 20 décembre 1918, et enfin au 153e régiment d’infanterie (153e RI) le 21 juillet 1919. Antoine Sache est démobilisé le 5 septembre 1919. Décoré de la médaille de la Victoire, il portait également l’insigne spécial des blessés de guerre, soit un ruban avec une étoile émaillée rouge portant l’inscription « Gueule cassée ». Parmi ses archives numérisées figure une brochure illustrée commémorant le trentenaire de la fondation de l’Union des blessés de la face 18.
Grâce à la Grande Collecte, ces destinées bénéficient d’une nouvelle reconnaissance collective.
La restitution des Corps
Un deuil impossible
Pierre Lemaître, peu avare en hommages à d’autres auteurs l’ayant précédé, affirme s’être beaucoup inspiré du roman de Roland Dorgelès, Les Croix de Bois, édité en 1919 et pressenti pour le prix Goncourt cette année-là. Le titre de ce roman tient son origine du fait que, lors des avancées du front, les soldats étaient enterrés sur place, l’emplacement de leur tombe sommairement indiqué par une croix de bois, parfois surmontée d’un casque. Certains ont été exhumés et rassemblés dans les premiers cimetières militaires, édifiés non loin du front. Mais les autres demeurent là où ils sont tombés, sans tombe, sans cercueil et n’ayant pu bénéficier d’aucune cérémonie ou hommage.
C’est une réalité choquante aux yeux de beaucoup de parents et de veuves qui, dès lors, souhaitent voir rapatrier les dépouilles pour les inhumer dans leur commune. Mais ce qui est possible pour les blessés décédés dans un hôpital de l’arrière, ne l’est pas pour les autres : dès le 19 novembre 1914, les transferts de corps des militaires décédés au front, et donc leur restitution, furent officiellement interdits, et ce pour toute la durée du conflit.
Après l’Armistice, la question se pose à nouveau. Étant donnée la législation en vigueur, les familles souhaitent au moins se recueillir sur la tombe de leur parent défunt. Le plus souvent, elles cherchent à connaître le lieu d’inhumation. Dans les archives privées collectées depuis 2014 dans le cadre de la Grande Collecte, on retrouve ce genre de démarche. Dès le décès, la famille écrit aux officiers et autres membres du régiment, d’abord pour connaître les circonstances du décès, puis le sort du corps. Un exemple touchant est celui de la famille Cougnenc, originaire de Montouliers. Le fils Paul n’est pas revenu du front. Les parents ont eu des indications sur l’emplacement de sa tombe et écrivent à la mairie d’Hauviné (Ardennes), afin de savoir s’il serait possible de faire exhumer son corps. Voici la réponse qu’ils reçoivent :
« Hauviné, le 2 septembre 1919,
Monsieur,
Le soldat Paul Cougnenc du 414e RI repose dans la cour de M. Simmonet-Gallois et à la place indiquée par son capitaine. Vous êtes donc renseigné exactement à ce sujet. Les cinq soldats enterrés là sont dans une fosse commune et leurs corps – étant donné le peu d’étendue de cette fosse – sont, à mon avis, placés côte à côte.
L’exhumation des restes de votre enfant serait donc une opération très délicate. En outre, des ordres très sévères du Préfet des Ardennes viennent de me parvenir, interdisant formellement, dans la zone dite des opérations militaires et sauf cas déterminés, toute exhumation, même en vue d’une ré-inhumation sur place, ainsi que tout transport de corps de militaires par quelque voie ou moyen que ce soit.
Vous pouvez donc, si telle est votre intention, venir ici faire une pieuse visite sur la tombe de votre enfant, sans espoir de pouvoir le faire exhumer. Sans nous exposer, vous et moi, à des poursuites très sévères – et malgré mon vif désir de vous aider dans l’accomplissement de la pénible besogne que vous vous proposez d’accomplir –, il me serait impossible de vous donner l’autorisation nécessaire pour opérer une exhumation. Je vous prie d’agréer, monsieur, mes respectueuses salutations.
Signé : L’Adjoint Bègnes.
P.S. La gare qui dessert Hauviné et qui se trouve à 3 km est Béthenville (Marne). Les trains y arrivent le matin à 7h. ½ et le soir à 5h. » 19.
Tout comme dans le roman, la famille peut venir sur place. Ainsi Madeleine Péricourt se rend-elle sur le front pour prier sur la supposée tombe de son frère Édouard, officiellement décédé. Mais on découvre ensuite que son but est tout autre : elle va payer, afin de faire exhumer le corps en toute illégalité, et s’éviter d’être condamnée à, comme le dit Pierre Lemaître, « pleurer dans le vide ».
Un marché noir macabre
Ces pratiques illégales sont effectivement nombreuses, à l’origine d’un véritable marché pour récupérer les dépouilles. Les années 1919 et 1920 sont marquées par la violation des sépultures militaires de la part de parents éprouvés par le deuil et dont le but est de ramener le corps à tout prix, bafouant la loi et parfois la morale. Les transports s’effectuent la nuit au moyen d’automobiles, le plus souvent dépourvues de toute marque apparente de façon à ce que le propriétaire du véhicule ne soit identifié. Certains transports débutèrent en automobiles pour continuer par d’autres moyens plus rapides, comme le chemin de fer. Le journal L’Intransigeant rapporte une enquête effectuée en juillet 1919, dont nous ne résistons pas à l’envie d’en donner un extrait :
« Ceux qui trafiquent avec la mort.
A-t-on abusé de la signature d’un fonctionnaire de la préfecture de police ?
Nous avons dit hier l’odieux trafic des mercantis de la mort. Donnons aujourd’hui quelques précisions sur leurs agissements. On distingue deux cas : ou le corps a été enterré sur le champ de bataille même, ou bien il est inhumé dans un cimetière du front.
Dans le premier cas, « rien n’est plus simple » vous dit le mercanti. Une équipe spéciale ira en auto, la nuit, enlever le corps. Pour l’inhumation, la famille doit obtenir une autorisation du maire de la commune.
Dans le deuxième cas, quand le corps est inhumé dans un cimetière militaire, il suffit de faire passer le corps du soldat pour celui d’un civil. Les autorités municipales des villages du front sont d’une candeur inimaginable ! On obtient alors une autorisation de cette municipalité et on fait l’exhumation au grand jour.
Chez M. X… à Montrouge
Nous avons pu compléter nos renseignements chez M. X…, marbrier à Montrouge. Mr. X… est un commerçant macabre qui spécule doublement, et sur le transfert du corps, et encore sur le monument funéraire dont il s’assure la commande.
–. Je désirerais ramener du front le corps d’un de mes parents…
–. Mais, monsieur, vous vous trompez.
J’oubliais à dessein le mot de passe, mais je constate qu’il est nécessaire. Ce mot du reste n’a rien de mystérieux, c’est le nom propre d’une tierce personne.
–. Je viens de la part de X…, déclarais-je alors. La figure du gros homme s’éclaira.
–. Dans quelle commune se trouve le corps ?
Je désignai un village quelconque du front.
–. Je ne pourrai pas opérer avant une quinzaine de jours car j’ai plusieurs commandes, mais aucune dans cette contrée. Je vais ce soir à Soissons, et demain j’ai une exhumation à Reims.
–. Dois-je m’occuper d’un cimetière intermédiaire ?
–. En bon commerçant (sic), je ne veux pas vous tromper. Il est inutile de chercher des complaisances qui ne seront pas gratuites. Ayez une autorisation d’inhumer dans le cimetière que vous désirez – c’est facile – et j’y transporterai directement le corps » 20.
La limousine, le camion, les pelles dans le cimetière de Pierreval : dans le roman, tout y est parfaitement relaté. L’Intransigeant nous permet néanmoins de constater des dérives assez impressionnantes. Selon les dires du commissaire de police de Montmorency (Seine-et-Oise), une mère s’était rendue dans la Somme où son fils était inhumé. Elle procéda elle-même, sans outil, à l’exhumation, puis mit les ossements dans une caisse qu’elle fit enregistrer au chemin de fer comme bagage… 21.
Le transfert des corps
Face à une situation incontrôlable, le Sénat et la Chambre des députés reconnaissent, le 31 juillet 1920, le droit, pour les veuves, les ascendants et les descendants, de demander la restitution et le transfert, aux frais de l’État, des corps des militaires et marins « morts pour la France ». Un décret d’application fut promulgué le 28 septembre1920. Par transfert des corps étaient comprises les opérations d’exhumation, de mise en bière hermétique, de transport collectif du lieu d’exhumation à celui de ré-inhumation et la ré-inhumation elle-même. Les opérations débutèrent à compter du 1er décembre 1920. La « démobilisation » des morts dura près de trois ans.
Il convient de souligner l’implication de l’État dans ce domaine : tous les soldats bénéficient du même traitement, quelle que soit la situation financière des familles. Mais l’implication ne fut pas seulement financière. L’État dirigea les opérations d’exhumation des cadavres jusqu’à leur ré-inhumation, ce qui nécessita la mise en place d’une vaste organisation, d’ailleurs peu évoquée dans le roman.
Un service spécial fut créé, le Service de Restitution des corps (SRC), dont le rôle était de diriger et de contrôler les opérations. Les Archives départementales conservent de nombreux dossiers à ce propos 22. On y trouve des instructions précises :
« Le SRC doit nommer un adjudicataire chargé de l’exhumation, la mise en bière, le transport du corps à la gare la plus proche de la commune. L’identification doit être effectuée par des militaires spécialisés ou employés civils détachés par le SRC. Les corps sont alors chargés dans des gares de chargement, puis gares régulatrices (régionales, départementales, etc.). A la gare départementale, un représentant de la commune est chargé de recevoir les corps et de les convoyer jusqu’à la commune où ils doivent être inhumés définitivement. Le transport final et l’inhumation seront aux frais de la commune. » 23 Le texte stipule bien la présence obligatoire d’inspecteurs à chaque échelon, ainsi que celle d’un contrôleur sur place.
L’organisation est rigoureuse. Le champ de bataille est divisé en cinq zones, Des convois de wagons plombés comprenant de 200 à 300 corps partent de quatre gares régulatrices : Creil (Oise), Brienne-le-Château (Aube), Sarrebourg (Moselle) et Marseille (Bouches-du-Rhône) pour les soldats du front d’Orient. De là, d’autres trains se dirigent vers des gares régionales, puis des gares départementales.
Dans celles-ci, des locaux distincts sont aménagés pour accueillir les cercueils, classés par commune. Dès lors, un représentant de la commune est convoqué pour assurer le suivi du transport vers la destination finale.
La gare régionale de Chasse (Isère) couvre ainsi les départements de l’Hérault, du Gard, du Vaucluse, de la Drôme et de l’Ardèche. Pour l’Hérault, la gare départementale est celle de Montpellier. Nous trouvons dans les Archives départementales un dossier relatif à la mise à disposition d’un local à proximité de cette gare 24. Des travaux y sont effectués le 15 janvier 1921, sur une voie sans issue située sous le pont, afin d’aménager un dépôt mortuaire « à l’abri des regards des passants ». Ce dossier présente l’intérêt de contenir un plan précis de cet aménagement spécifique et temporaire.
Les opérations se déroulent sur deux années, de 1921 à 1923, avec des interruptions au cours de la saison estivale : mesure tout simplement hygiénique pour éviter en gare le désagrément des odeurs des corps en décomposition à cause de la forte température. On trouve également une correspondance précise adressée le 15 juin 1921 aux communes, sommant les maires d’interdire la présence des familles lors de l’arrivée des convois en gare départementales, ce probablement afin d’éviter tout débordement émotionnel 25.
Dans le roman, un contrôleur, Joseph Merlin, se déplace dans les cimetières militaires et y découvre que les ouvriers y sont seuls, et se permettent d’effectuer des vols sur les cadavres, de ne pas vérifier et respecter les identités des défunts, voire de les entasser dans des cercueils trop petits. Ces scandales ne sont pas pure invention de l’auteur. Il semblerait qu’en effet, des documents conservés aux Archives nationales prouvent des malversations, et autres trafics, dans le marché des cercueils. Ces documents qui ont fait l’objet de publications scientifiques 26. Rappelons que ces scandales concernent seulement les exhumations dans les cimetières militaires, et non pas les rapatriements.
Aucune trace de scandales de ce genre donc au niveau de notre département. La grande collecte a néanmoins permis de retrouver des photographies inédites de ré-inhumations en cours dans un cimetière militaire. Antoine Budin, sergent en 1919 au 20e régiment d’infanterie originaire de Lyon, a pu en conserver plusieurs tirages argentiques pris entre 1920 et 1921. On y voit des ouvriers procédant à la levée d’un cercueil qu’ils recouvrent d’un linceul, en présence d’un officier qui supervise les opérations. Malheureusement, la localité n’a pas pu être identifiée.
Le cas précis de l’Hérault
Au préalable, il convenait de tenter d’estimer le nombre de corps à retrouver, identifier et ramener. Chaque commune fut chargée de dresser un état nominatif exhaustif des corps des soldats décédés ou disparus pendant la Grande Guerre. Chacune des communes l’a adressé à la Préfecture. Celle-ci en a dressé un récapitulatif, avec les coordonnées du représentant de la commune à contacter pour le dernier tronçon du voyage 27. A titre d’exemple, on compte 367 corps pour Montpellier, 285 pour Béziers, 87 pour Marsillargues, 38 pour Frontignan, 36 pour Clermont-l’Hérault. On relève que la commune de Saint-Martin de Londres n’en réclame aucun ! En tout, l’Hérault (XVIe région militaire), décompte alors 57 000 tués et disparus pour 337 000 hommes mobilisés.
Les retours commencent. Chaque cercueil est alors accompagné d’un bulletin individuel, indiquant l’endroit et la date à laquelle le corps a été exhumé, puis les étapes successives de son retour à sa commune d’origine. Au recto figure en général la mention de la personne, membre de la famille (parents, veuve ou autres) auquel remettre le corps à son arrivée.
Des relevés des cercueils arrivés en gare régulatrice sont également conservés aux Archives départementales, indiquant l’identité du soldat, et la date d’arrivée en gare 28. Ils nous permettent de noter qu’en tout, pour Montpellier, 58 corps sont restitués, soit un peu moins de 50 %. 11 corps à Frontignan (30 %). 20 corps à Clermont-l’Hérault (55 %). Et le cas problématique de Teyran, qui ne demande au début des opérations que deux corps, mais finit par en accueillir seize… Peut-être est-ce le cas de familles ayant entretemps déménagé depuis le conflit ?
Le soldat Paul Cougnenc, évoqué précédemment, a pu ainsi finalement être rapatrié dans sa commune de Montouliers : une délibération du conseil municipal établit le 8 avril 1922 qu’une concession perpétuelle lui est réservée à gauche de l’entrée du cimetière 29. Le corps a donc bel et bien été rendu à ses parents, trois ans après leur demande , initialement refusée et évoquée plus haut.
Aucun scandale au niveau de l’Hérault, mais le vide juridique suggéré dans le roman est néanmoins attesté. Le 20 janvier 1923, suite à la plainte d’une famille selon laquelle un cercueil aurait été acheminé directement en commune sans avertissement permettant d’organiser une cérémonie d’accueil, le préfet répond que l’entrepreneur des exhumations a alors quitté le département 30…
Enfin, le roman n’évoque que le cas des corps ramenés du front. Or, les Archives départementales permettent d’identifier d’autres défunts : les morts en hospitalisation, les morts sur les bateaux, les morts aux colonies, et les soldats étrangers à rapatrier dans d’autres pays (Angleterre et Belgique notamment). Ces situations particulières sont prises en charge à partir de 1923. On trouve, par exemple, une liste nominative de soldats britanniques décédés à bord de bateaux ou à l’hôpital de Sète, et enterrés au cimetière Le Py de cette commune 31.
Ce sont au total les restes de 960 000 corps qui, en 1924, auront été exhumés par les autorités. Environ 240 000 ont été rendus aux familles, les autres étant ré-inhumés dans de nouvelles nécropoles nationales, à savoir Douaumont, Notre-Dame-de-Lorette, Verdun et Dormans. Ces « autres » représentent tout de même à peu près 75 % des soldats tombés au front. 75 % de soldats non identifiés précisément, mais ré-inhumés ensemble. En hommage à cette perte d’identité collective, le gouvernement met alors en place le culte républicain du Soldat inconnu. Un cercueil est inhumé sous la voûte de l’Arc de Triomphe le 28 janvier 1921. Sur la tombe, une seule inscription est gravée : « Ici repose un soldat français mort pour la Patrie. 1914-1918 ». Le 11 novembre 1923, la flamme est pour la première fois allumée.
En retrouvant leurs villages et région d’origine, les morts témoignaient de la guerre, et des sacrifices consentis. Ils devenaient des symboles locaux d’une unité nationale, étendue sur tout le territoire.
Des cimetières, des cérémonies, des gerbes et des sonneries, des drapeaux et médailles, des uniformes, des mutilés, des femmes en noir et des orphelins : désormais les différentes régions peuvent mettre en scène leur deuil.
Les Monuments aux Morts
Tous les villages de France ont leur Monument aux Morts. Ces édifices, dressés au début des années 1920, font partie intégrante du paysage. On passe devant eux sans les voir, on ne s’y arrête que deux ou trois fois par an, lors des commémorations officielles. Il y en a beaucoup qui se ressemblent, tandis que d’autres sont plus originaux. Sur les 341 communes que compte alors l’Hérault, 325 rendent hommage : 325 monuments, 325 histoires.
Ils demeurent en effet à plusieurs titres des témoins historiques, qu’il s’agisse de l’histoire des mentalités, de l’histoire de l’art, de l’histoire générale ou communale 32. Pour la mémoire locale, les noms gravés traduisent le poids des guerres sur le quotidien, quand ils ne sont pas, aujourd’hui, la seule trace de certaines familles. Leur emplacement, leurs dimensions et leur ornementation sont très variés, mais demeurent des éléments significatifs pour la compréhension du deuil alors exprimé. Les soldats morts représentent entre 6 et 8 % d’une population de village : chacun se doit de leur rendre hommage, mais chacun à sa manière.
Après la guerre, la loi du 25 octobre 1919, relative à la « Commémoration et la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre », subventionne l’érection de monuments pour les communes qui souhaitent rendre hommages à leurs habitants décédés au front. Il n’y a là aucune obligation, mais plutôt une possibilité qui a été massivement suivie.
Les communes lancent en effet rapidement des appels d’offre, soit auprès d’artistes sculpteurs, soit d’entreprises spécialisées. Il s’agissait « d’aller vite » : la première célébration de l’Armistice en grande pompe étant prévue pour le 11 novembre 1920, et chaque commune souhaitait participer à cet hommage collectif.
Un marché florissant
En effet, les entreprises ne tardèrent pas à se lancer dans la promotion de leur production. Certaines sont nationalement connues : les Marbreries générales U. Gourdon (Paris), les Fonderies et Ateliers du Val d’Osne (Nord) et Roland de Jeumont (Nord). On retrouve souvent leur catalogue et propositions dans les archives communales. Lettres et prospectus fusent de tous côtés. C’est à qui saura arracher la commande finale, arguant de la qualité artistique, de l’origine de l’atelier, du sentiment national, etc. Il s’agit d’une véritable guerre médiatique à laquelle sont soumis les élus et associations de mutilés et anciens combattants. Le périodique La vie municipale du 14 mars 1919 reproduit ainsi une publicité des établissements Jacomet, dans le Vaucluse. Plusieurs arguments sont mis en avant. Tout d’abord la qualité artistique et la crédibilité du modèle sont mises en avant : « Ce n’est pas une conception personnelle – c’est le VRAI POILU modelé d’après nature, le POILU devenu bronze pour s’immortaliser ». Un poilu « peint » est également proposé pour en accentuer « le réalisme ». Viennent ensuite la qualité de fabrication et l’aspect économique : « Il est absolument inaltérable, de différentes tailles selon les moyens de chacun ». Enfin, la garantie de délai : « Livraison très rapide ». Tout comme dans le roman, les établissements Jacomet promettent que tout sera livré avant la cérémonie du 11 novembre 1920.
Pierre Lemaître, de son propre aveu, invente une arnaque qui va tenir le lecteur en haleine durant le dernier tiers du roman. Il suit, pas à pas, toute la procédure développée à l’époque pour ce qu’il qualifie lui-même de Marché du siècle.
Vivant désormais en marge de la société, Édouard Péricourt dessine à son tour des modèles de monuments et en vend de nombreux par correspondance, le tout au nom d’une entreprise fictive Le Souvenir Patriotique. Son catalogue demande seulement un acompte, à compléter à la livraison pour la célébration de l’Armistice. Il accorde également une réduction de 32 % aux communes qui ont peu de moyens.
Des artistes en lice
Il se fait alors également passer officiellement pour un certain Jules d’Epremont, membre de l’Institut, croix d’honneur, ancien combattant et artiste domicilié rue du Louvre, sorte de gage de qualité. Car en effet, parallèlement à ces productions en série, des artistes sculpteurs se positionnent pour ce marché fort rémunérateur. Jules d’Epremont a eu en effet des alter ego dans l’Hérault.
Jean Mérignargues de Nîmes, sera retenu pour 14 monuments dans le département. Joseph Coste de Montpellier tout autant, tandis que Jules Cartier en édifiera treize. Jules Bascoul de Saint-Pons-de-Thomières en fera six, tandis que les frères Belloc, de Puechabon, deux. Enfin, Paul Dardé en sculpte six qui ne laisseront pas le public indifférent, ainsi que nous le verrons plus loin. Ces artistes ont soumis leurs projets aux communes qui les ont validés. Les archives communales déposées aux Archives Départementales de l’Hérault regorgent de plans et croquis proposés aux mairies pour leurs monuments aux morts.
Comme pour les inhumations, l’auteur a puisé dans l’histoire pour en romancer seulement certains aspects.
Une double logique va se mettre en place. D’un côté les communes ont le droit de choisir leur candidat. Elles peuvent prendre en charge intégralement le financement de l’érection du monument. En général des comités locaux d’anciens combattants se constituent pour lancer des souscriptions ou des manifestations dont les recettes doivent servir le projet. Mais l’État peut attribuer une subvention après validation du projet par une « Commission artistique départementale », spécifiquement créée dans ce but.
Il s’agit d’un organisme de contrôle, créé dans chaque département par une circulaire du 10 mai 1920. Dans l’Hérault, elle rassemble le directeur des Beaux-Arts de Montpellier, l’architecte des Monuments Historiques et l’artiste Max Leenhardt. Cette commission tiendra 17 séances de 1920 à 1924, et examinera au total 164 projets 33.
Les archives communales conservent également une partie de ce dossier d’instruction. Comprenant la délibération du Conseil municipal, le croquis du monument proposé et l’indication de l’emplacement prévu, il se solde par l’avis de la Commission. Plusieurs détails importants sont à retenir.
En premier lieu, la commission souligne l’interdiction de commander des monuments fabriqués en Allemagne, jugée responsable du conflit et des morts qui en découlent.
En second lieu, la commission émet de nombreuses réserves quant au recours à l’iconographie religieuse. Le monument aux morts relève d’un culte républicain et laïc. Rappelons qu’une quinzaine d’années seulement se sont écoulées depuis la séparation de l’Église et de l’État, et les tensions peuvent être encore vives. L’utilisation de la croix est ainsi tolérée uniquement si le monument est localisé dans le cimetière. C’est ainsi que les habitants de Saint-Julien d’Olargues se voient sommés de remplacer dans leur dédicace le mot « paroisse » par le mot « commune » et de retirer la croix qui surmonte leur projet de monument. Ils finiront par renoncer à la subvention afin de conserver intact leur projet initial 34.
Enfin, la commission intervient pour les cas exceptionnels. C’est ainsi que, le premier avril 1921, la commune de Juvignac, qui compte seulement deux morts au front, lance un recours. Les habitants souhaitent économiser le coût d’un monument, en négociant avec le quartier de Celleneuve à Montpellier, une contribution à cette érection à la condition d’y adjoindre les deux noms concernés 35. Ce monument en est encore aujourd’hui dédié « A ses enfants de Celleneuve et Juvignac ».
Notons également que la commission est parfois soupçonnée de partialité. Certains sculpteurs l’accusent ainsi de privilégier les artistes issus des Beaux-Arts de Montpellier. Tel est le cas de Jules Cartier, de Béziers, qui se voit refuser cinq projets. C’est un autodidacte à l’orthographe maladroite. Il a pu faire les façades des mairies d’Aspiran, Cessenon et Nébian. Il prend sa plume le 11 janvier 1921, pour protester :
« Monsieur le préfet de l’Hérault,
Me voyant refuser mes projets les uns après les autres par la commission des travaux civils nommée pour l’exécution des monuments aux morts, tels Péret, Villeneuve-les-Béziers, Quarante, Brissac et enfin celui de Cazedarnes, et avant que le nombre augmente, je prends la liberté de vous mettre au courant de cette situation que vous seul pouvez trancher, afin de me faire rendre justice.
Justice que je demande à grands cris, tant je vois monstrueux, injuste la conduite de certains membres de cette commission. Logiquement une telle commission doit avoir le droit de réprouver toute indécence, vouloir la solidité, exiger de bons matériaux, veiller à ce que le projet présenté ne ridiculise pas les arts et que la conception n’en est pas trop hasardeuse. En dehors de ces cas, c’est de l’arbitraire. Où en seraient les arts si l’artiste, le compositeur, étaient forcés de suivre le goût d’une commission ? L’enfance de l’art règnerait encore.
Oui, monsieur le préfet, après 30 ans de spécialité dans cette partie, je ne crains personne.
[…] Pourtant je me vois acculé au chômage, obligé de fermer mon chantier, de renvoyer mon personnel et la famine pour mes cinq enfants, et cela par caprice, vengeance ou jalousie… Admettre que le goût de quelques-uns puisse s’imposer à celui d’une majorité à laquelle les monuments est destinée, c’est une aberration. […]
J’attends, monsieur le préfet, votre justice. » 36
La justice a pu apparemment s’appliquer : Jules Cartier sera sélectionné pour une dizaine de Monuments dans le département, notamment celui de Lézignan-la-Cèbe.
Dans ce contexte, l’arnaque montée de toutes pièces par Édouard Péricourt nous semble peu probable historiquement parlant. Un artiste ayant soi-disant pignon sur rue à Paris, n’aurait pas pu passer inaperçu aux yeux d’une commission artistique aussi influente et regardante. Bien qu’il propose dans le roman des conseils aux communes afin qu’ils puissent présenter leur demande de subvention, il aurait dû, vu son succès fulgurant, attirer rapidement l’attention. Cette arnaque demeure donc fictive, et constitue, des aveux de l’auteur lui-même, une infidélité à l’« histoire vraie », ainsi qu’il l’écrit dans l’épilogue.
Néanmoins, une pensée d’Albert Maillard nous paraît intéressante. Alors qu’il contemple les Monuments aux Morts qui commencent à surgir, çà et là, dans le paysage, il pense qu’il s’agit surtout d’un témoignage de la manière dont elle a été perçue par l’arrière. En effet, chacun à sa manière, ces monuments expriment des idéaux de l’époque. L’histoire des mentalités trouve ici des éléments de compréhension, que ce soit dans la localisation ou encore l’iconographie utilisée. Et l’Hérault n’est pas en reste de surprises.
Localisation
Que ce soit dans la cour d’école, devant la mairie, dans le cimetière paroissial, ou au plus passant des carrefours, tous ces endroits ne symbolisent pas la même chose.
Le choix du cimetière, lieu commun du tissu paroissial, souligne une connotation religieuse. Elle peut prendre une dimension particulière si une partie de la population est protestante. Inversement, le choix à proximité de la mairie choque ceux qui demeurent sensibles au sentiment religieux. Certains estiment que ce monument a sa place avec les morts de la commune. Une solution consiste à choisir un endroit spécifiquement dédié, plus neutre. C’est ainsi qu’à Clermont-l’Hérault, une parcelle est acquise juste devant la gare 37. Un carrefour est spécifiquement aménagé à Félines-Minervois, avec des grilles pour surélever le monument aux yeux de tous les passants 38. Il en est de même à Thézan-lès-Béziers 39.
A Montpellier, Béziers et Lodève, les monuments aux morts sont édifiés dans des parcs publics, dans des endroits fréquentés par la population, afin d’être vus de tous. Celui de Montpellier est érigé au bout de l’Esplanade, afin d’en fermer le tracé au nord et de délimiter physiquement un espace public aux multiples symboles 40. Enfin, d’autres communes les placent devant les écoles de garçons, en guise de message pour les enfants qui entrent et qui sortent, en assurant ainsi la transmission pour les générations à venir. Tel est le cas de Magalas, localité où l’école est d’ailleurs construite en même temps que le monument aux morts en 1921 41 : l’un ne va pas sans l’autre.
Iconographie
On en trouve plusieurs catégories.
L’option la plus répandue est la stèle ou obélisque. Il y a là une neutralité du discours, sans sources d’interprétation. En général, l’inscription porte : « Aux enfants de…, morts pour la France ». Tel est le cas à Pinet (Hérault), avec une stèle soutenant une urne funéraire, et portant sur le devant les armes de la commune, utilisées comme source d’identification locale.
Si le coq est peu diffusé, l’image d’une femme est davantage utilisée. Son identification est multiple. Si elle porte des ailes, ou tout simplement une couronne de laurier, il s’agit de l’iconographie antique de la victoire, figure ailée héritée de la mythologie grecque. On en trouve un bel exemple à Frontignan.
Si elle porte un bonnet phrygien sur la tête, il s’agit de la République ou la Nation brisant les chaînes, comme à Lézignan-la-Cèbe. Un drapeau à l’arrière confirme son identification à Saint-André-de-Sangonis.
Enfin, le motif le plus utilisé est celui du « poilu ». Se tenant debout et scrutant l’horizon appuyé sur son fusil, il semble prêt à reprendre le combat si nécessaire. On en trouve de beaux exemples à Montarnaud, Nizas et Villeneuve-lès-Maguelone.
On en trouve des variantes intéressantes. Celui de Valergues lance une grenade. Il est amusant de noter que le projet initial avait été critiqué par la Commission car son geste semblait trop menaçant 42. Le croquis conservé dans les archives communales a donc été modifié en conséquence, comme le montre le collage effectué sur le dessin d’origine.
On reprocha également au poilu de Viols-le-Fort sa taille réduite (90 cm). En effet, représenté en train d’agoniser dans les bras d’une Victoire ailée lui posant une couronne de laurier sur la tête, il n’était pas à l’image d’un monument dédié à des héros nationaux 43 ! Il fut rehaussé pour répondre à ce vœu.
Plus pacifique et original semble celui de Teyran, qui, ayant posé son fusil, lit une lettre. C’est la seule allusion, à notre connaissance, du lien épistolaire perpétuellement entretenu entre le front et l’arrière 44.
Les exemples du « poilu mourant » sont nombreux. Mais celui de Palavas présente la particularité de décéder aux pieds d’un marin portant lui-même un fusil. Hommage de la population à sa situation maritime. Cette proposition est rejetée par la commission, sous le prétexte qu’elle « donne une piètre opinion du bon goût aux baigneurs » 45. Les habitants renonceront finalement à leur subvention, afin de conserver cet élément identitaire que les touristes continuent de contempler à ce jour.
Enfin, nous terminerons l’étude des poilus par un cas des plus originaux à Aniane. C’est une œuvre de Jacques Louis Robert Villeneuve, sculpteur originaire de Bassan. Un buste de poilu interpelle le passant, la bouche ouverte, avec un message pacifiste en occitan, illustrant bien un refus des formules officielles. « La guerra qu’on vougut es la guerra a la guerra / Son morts per nostra terra et per touta la terra ». Soit : « la guerre qu’on a voulue est la guerre à la guerre / Ils sont morts pour notre terre et pour toute la terre ».
Scandales ?
D’autres artistes héraultais ont aussi eu à cœur d’exprimer un deuil des plus originaux. Tel est notamment le cas de Paul Dardé. A Lodève, son monument couvre une superficie de 3 mètres de côté dans jardin public. Il figure un soldat gisant, allongé devant quatre femmes et deux enfants. Ces personnages symbolisent combien toutes les classes sociales sont touchées par le deuil : les femmes sont en robe de l’époque, personnifiant les quatre saisons et différentes classes sociales. Les enfants demeurent interdits devant la douleur des femmes.
A Camplong, le monument a été effectué par le maçon du village, Denis Bousquet. Ayant perdu son fils à la guerre, voulait bien le faire gratuitement, à la seule condition qu’il n’y ait pas de plans préalables. Il joue principalement avec tous les symboles de la guerre. A la base, un casque allemand et aigle empalé dessus, soutiennent quatre poilus portant des drapeaux, avec en haut un canon de 75. Il s’agit encore une fois d’une œuvre unique, à forte symbolique « militariste ». Ici, l’entière liberté d’expression se passe de l’avis d’une quelconque commission, au terme d’un travail fait d’instinct, d’intuition, de passion et de force.
Deux derniers exemples nous semblent importants. Le premier fut source de scandale.
Clermont-l’Hérault compte deux monuments aux morts. Le premier est situé au cimetière, avec une représentation de poilu tombant, mortellement touché sur un champ de bataille. L’autre est face à la gare. Il s’agit d’un cénotaphe, avec à l’intérieur un soldat gisant en loque. Le mort est veillé par une femme. Ce n’est pas une pleureuse ou une Victoire qui le veille, mais ce qui s’apparenterait plutôt à une danseuse de cabaret. Elle est à demi allongée, nue, vêtue de ses seuls bijoux. Les plumes de ses ailes forment un éventail rappelant une meneuse de revue. Elle observe ce gisant avec un sourire énigmatique. L’auteur, Paul Dardé, n’a malheureusement pas laissé d’indices pour une interprétation. S’agit-il du rêve d’un poilu ? Une dénonciation du monde de la nuit, de la folle vie parisienne qui continue tandis que les soldats meurent dans les tranchées ? La réalisation de ce monument s’étale par ailleurs sur dix ans : les premiers dessins sont envoyés au Conseil Municipal en 1921, le monument est inauguré en 1927, puis terminé en 1931 après des querelles avec la municipalité pour des défauts de paiement. En tout cas, le monument ne laissa, et ne laisse toujours pas indifférent.
Le deuxième exemple concerne le déplacement d’un monument aux morts. Nous avons déjà évoqué rapidement la localisation de celui de Montpellier. Le 11 novembre 1921, l’architecte Joseph Coste donne une description écrite de son projet.
« Le monument est un hémicycle destiné à encadrer plus tard un groupe allégorique. Il s’inspire de l’ordre ionique. Chaque extrémité a un escalier conduisant à une crypte, destinée à recevoir des tableaux portant les noms des 2 500 enfants de la ville tombés au champ d’honneur. La crypte est un lieu de recueillement et de souvenir, où les parents des disparus auraient la consolation de lire sur le livre d’or les noms de ceux qu’ils ont perdus. Les noms seraient écrits sur parchemin sous verre et encadrés. La crypte serait largement éclairée et aérée par quinze baies vitrées et grillagées » 46.
Il s’agit d’un monument architectural en forme d’exèdre, suivant la tradition chrétienne de la crypte comprenant un sous-sol en déambulatoire auquel on accède par des marches. Aux premiers noms furent, par la suite, ajoutés les noms des morts de la Deuxième Guerre Mondiale, puis de la Guerre d’Algérie.
Mais en 1993, lors de la construction du Corum derrière son emplacement, il a été déplacé à l’extrémité Est du jardin du Champ-de-Mars, derrière le Pavillon populaire. Il n’est plus immédiatement visible que pour les véhicules qui passent à proximité, trahissant ainsi la portée générale du message initial. Encore récemment, le maire de Montpellier a demandé à faire « ressortir » les noms « enfermés » dans la crypte, à l’air libre. Car les portes demeurent fermées et inaccessibles, même lors des cérémonies de commémorations qui se déroulent juste devant. La migration des monuments est un thème historique parfois révélateur de l’évolution de notre société, par rapport à la notion même de commémoration.
En 1938, vingt ans après, voici ce qu’écrivait l’archiviste du département M. de Daimville au préfet de l’Hérault, qui lui demandait, au nom du ministre de l’Intérieur, une liste des monuments commémoratifs de la Grande Guerre qui lui semblaient présenter un « réel intérêt historique » :
« Je ne me suis guère intéressé aux monuments élevés dans chaque localité aux morts de la guerre. Ce sont en général des œuvres dépourvues de toute originalité. Certaines cachent, sous une grandiloquence de mauvais goût, la pauvreté de leur pensée. Il est donc possible que des œuvres remplissant les conditions posées par Monsieur le Ministre m’aient échappé. Je ne le pense pas cependant, parce que la grande pensée qui a inspiré toutes ces œuvres a été la commémoration des enfants du pays morts à la guerre » 47.
Les Monuments aux Morts ont toujours été le reflet de la société qui les engendre et les conserve.
Conclusion
S’il s’amuse à jouer un peu avec l’histoire, Pierre Lemaître fait néanmoins preuve d’une très bonne connaissance des différents aspects de l’époque où il insère son roman. Il y a très peu d’anachronisme, et seuls un langage et des pensées parfois un peu trop contemporaines trahissent les cent ans qui se sont écoulés depuis. Mais, tout comme le public a répondu avec succès à la Grande Collecte, le fait qu’en 2018, plus d’un million d’exemplaires de ce roman ait été vendu, ce qui constitue le plus bel hommage littéraire que l’on puisse rendre dans le cadre de cette commémoration.
Il s’agit bien d’un outil inédit de médiation. Grâce à un roman que beaucoup de gens avaient lu, les exemples et données historiques que nous avons pu présenter en différentes parties de notre territoire lors de ces animations, ont trouvé un réel écho. Les discussions animées avec un public, en général peu habitué à l’usage et la fréquentation des archives, sont le témoignage pour le moins vivant d’un intérêt affirmé pour notre histoire.
NOTES
1. https://www.lagrandecollecte.fr/ et https://www.europeana.eu/fr.
2. Pour le déroulement de la Grande Collecte aux Archives Départementales de l’Hérault, se reporter à Duvaux, Julien, « La Grande Collecte aux Archives Départementales de l’Hérault », Études Héraultaises, n°45, 2015, p. 61-68.
3. Facon, Patrick, 1914-1918 : la guerre des affiches, Grenoble, Atlas, 2013.
4. Voir notamment l’album de cartes postales patriotiques adressées par Aimé Virenque à sa fille Jeanne entre 1914 et 1918, numérisé pendant la Grande Collecte (36 PRI 7) :https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:247417.
5. Voir son carnet de dessins aquarellés, intitulé la Grande Guerre (1914) et numérisé pendant la Grande Collecte (60 PRI 1) : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:249009.
6. Voir la numérisation intégrale de ce Journal sur le site des Archives Départementales de l’Hérault : https://archives-pierresvives.herault.fr/ark:/37279/vta5599c5a607ae2.
7. Arch. dép. Hérault, 172 J 2. Voir note précédente pour une version numérisée.
8. Voir les négatifs au gélatinobromure d’argent de photographies prises par Paul Lamarque du 30 mai au 23 novembre 1915), numérisés pendant la Grande Collecte (61 PRI 2) : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:250104.
9. Arch. dép. Hérault, 87 J 8.
10. Voir les clichés stéréoscopiques sur plaques de verre d’Albert Clément (1914-1918), numérisés pendant la Grande Collecte (52 PRI 3) : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:247950.
11. Cadot, Roger, Souvenirs d’un combattant, Paris, Publibook, 2010.
12. Voir les archives de Louis Hermet, brancardier au 81e régiment d’infanterie en 1915, numérisés pendant la Grande Collecte (73 PRI 5) : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:250553.
13. Delaporte, Sophie, Gueules Cassées, Paris, Noesis, 1996.
14. Numéros numérisés et disponibles sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France : https://gallica.bnf.fr.
15. Arch. dép. Hérault, 3 HDT 149-151.
16. Arch. dép. Hérault, 45 PRI : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:247750.
17. Arch. dép. Hérault, 118 PRI : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:254069.
18. Arch. dép. Hérault, 56 PRI 4 : https://archives-pierresvives.herault.fr/archive/fonds/FRAD034_000000500/view:258128.
19. Arch. dép. Hérault, AD34, 87 J 67.
20. L’Intransigeant, 2 septembre 1919, p. 1. Numérisation consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France : https://gallica.bnf.fr.
21. L’Intransigeant, 23 et 24 juillet 1919, p. 3. Numérisation consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France : https://gallica.bnf.fr.
22. Arch. dép. Hérault, ADH, 4 M 834 à 836.
23. Arch. dép. Hérault, 4 M 834.
24. Arch. dép. Hérault, 4 M 836.
25. Arch. dép. Hérault, 4 M 835.
26. Pau-Heyriès, Béatrix, « Le marché des cercueils après-guerre (1918-1924) », Mélanges : revue historique des armées, n° 224, 2001, p. 65-80.
27. Arch. dép. Hérault, 4 M 835.
28. Arch. dép. Hérault, 4 M 836.
29. Arch. dép. Hérault, 87 J 59.
30. Arch. dép. Hérault, 4 M 834.
31. Arch. dép. Hérault, 4 M 837.
32. Abbal, Odon, Les monuments aux morts de l’Hérault (1914-1918), Montpellier, Presses Universitaires de Montpellier III, 1998, 160 p.
33. Arch. dép. Hérault, 1O 140.
34. Arch. dép. Hérault, 1 O 140.
35. Arch. dép. Hérault, 2 R 55.
36. Arch. dép. Hérault, 1 O 140.
37. Arch. dép. Hérault, 2 O 249 / 1.
38. Arch. dép. Hérault, 2 O 97/5-5.
39. Arch. dép. Hérault, 2 O 310/1-2.
40. Arch. dép. Hérault, 2 O 172/98.
41. Arch. dép. Hérault, 2 O 147/6/2.
42. Arch. dép. Hérault, 1 O 140.
43. Arch. dép. Hérault, 1 O 140.
44. Arch. dép. Hérault, 2 O 309/15.
45. Arch. dép. Hérault, 1 O 140.
46. Arch. dép. Hérault, 2 O 172/98.
47. Arch. dép. Hérault, 4 T 10.