A propos du patrimoine naval du Languedoc

** URA 1346 CNRS

Lorsqu’on s’interroge sur le patrimoine naval du Languedoc, un passé d’une richesse inattendue se révèle. Les mémoires se découvrent être pleines de barques catalanes, les vraies et puis les fausses : celles qu’on a construit à Sète ou à Valras ; de tartanes, de mourres de pouar et de bateaux-bœufs, tous disparus, hélas; de bettes, de bétous et de bétounes, de nacelles, de négafols et de rabalaïres… On évoque avec des airs de grandeur les pinques barques, les polacres, les brigantins, les balancelles et les goélettes majorquines, ou plus fabuleux encore on parle de la pureté de lignes des chebecs, qu’on a vu naviguer ici dans le passé 1.

Enfin, partout avec nostalgie on parle de la voilure latine, superbe, qu’on retrouve à travers toute la Méditerranée, et qui nous serait venue droit depuis l’Antiquité pour n’être détrônée que par le moteur à explosion…

Dès qu’on essaie de les appréhender méthodiquement, ces références s’avèrent difficiles à cerner précisément, et la solution la plus sage semble être de les aborder d’un point de vue historique. Enfin, du fait que l’histoire des formes navales est étroitement liée à la géographie et l’histoire des côtes, il serait vain d’aborder l’aspect historique de ce qui fait aujourd’hui notre patrimoine maritime sans le ré-inscrire dans le contexte général de l’histoire du littoral languedocien.

La grande spécificité de la côte du Golfe du Lion est d’être formée en quelque sorte d’un double littoral. Entre les côtes rocheuses de la Provence et de la Catalogne, un chapelet d’étangs s’étire, longeant la côte de manière quasi continue. Du fait qu’elle soit à la fois sableuse et d’une faible déclivité, et qu’elle soit entièrement doublée d’étangs de faible profondeur qu’il faut traverser avant de toucher la terre proprement dite, la côte languedocienne, en interdisant le débarquement aux bateaux de fort tonnage 2, n’a jamais permis l’établissement de ports dont l’envergure aurait pu se maintenir dans le temps.

A l’opposé de la stabilité du dessin des côtes provençales ou catalanes, la côte languedocienne a toujours été mouvante, imposant aux hommes qui l’habitaient de composer avec sa propre inconstance.

Les possibilités de circulation n’étaient toutefois pas bloquées, et l’on pouvait transporter les marchandises par le biais d’un fleuve, en amont duquel la cité était installée. Deux cas se présentaient alors : le fleuve pouvait être assez large et profond pour permettre aux navires de remonter jusqu’aux cités elles-mêmes, comme c’est le cas pour Agde ou pour Arles; ou bien, et le cas est plus général, le fleuve n’était pas assez profond et il fallait transborder le fret du navire sur des allèges de faible tirant d’eau qui remontaient ensuite jusqu’aux berges de la ville 3. C’est cette dernière formule qui unissait Sérignan à Béziers, Gruissan à Narbonne 4, et dans une moindre mesure, Lattes à Montpellier.

Il est également un cas de figure à ne pas négliger, et c’est par exemple celui de Frontignan, qui a connu son heure de gloire au XVIIe siècle, alors que le commerce d’Agde déclinait en raison de la barre de l’Hérault qui rendait dangereux l’accès à la ville. Frontignan était alors idéalement situé pour exporter les vins de l’Hérault, parmi lesquels son célèbre muscat figurait depuis longtemps en bonne place 5. La ville de Frontignan est séparée de la mer par l’étang d’Ingril (alors étang de Vic) dont la trop faible profondeur interdisait l’accès permanent des tartanes du XVIIe siècle. Aussi les muids de vin étaient-ils chargés sur des allèges 6 de faible tirant d’eau qui traversaient l’étang jusqu’au grau où les tartanes attendaient en vue du transbordement.

En raison de la configuration naturelle de nos côtes, dans la plupart des cas, l’activité portuaire était abandonnée à des villes de moindre importance, grâce auxquelles les cités du Bas-Languedoc purent s’inscrire dans la dynamique de la société marchande. On pourrait légitimement penser que quelqu’unes au moins de ces zones portuaires aurait pu se développer jusqu’à devenir elle-même une cité marchande d’importance, en se réservant par exemple les bénéfices du trafic qu’elle menait pour la cité. Hélas, quand la colère des orages ne déplaçait pas, l’embouchure des fleuves, ce sont les alluvions qui ensablaient les voies de navigation. Le port périclitait alors, tandis que la cité cherchait d’autres ouvertures…

Au cours de l’histoire, de nombreux ports ont ainsi dépéri. Des villes comme Narbonne ou Aigues-Mortes qui ont été dans le passé de très importantes cités portuaires ont depuis longtemps déjà perdu jusqu’à leur caractère maritime 7. L’ensablement perpétuel des côtes, en gênant la navigation, a tout au long de l’histoire empêché la permanence d’une cité maritime d’envergure sur la base de laquelle le Languedoc aurait pu au bénéfice de la tradition construire l’expansion de son commerce maritime. Toujours, il a fallu composer avec une nature retorse, et c’est ainsi que Frontignan, pourtant alors siège d’une puissante amirauté, se vit dépouillé de ses perspectives lorsque Colbert prit la décision de fonder le port de Cette, dont les premiers travaux commencèrent en 1666. Entre 1623 et 1663, Frontignan, alors premier port de la région avait vu se déplacer trois fois son grau d’accès. On ne peut s’empêcher de penser que cette situation a pu peser sur la décision de Colbert 8.

Puisqu’aucun site sur la longue côte du Languedoc ne pouvait permettre l’établissement d’un grand port naturel – sur le modèle de Marseille ou de Gênes -, l’histoire de notre commerce maritime s’est écrite sans qu’un lieu en particulier puisse en rassembler la chronique. Une des caractéristiques premières de l’histoire du littoral languedocien, est précisément de ne se raccorder qu’à une géographie instable.

Face à un univers particulièrement mouvant où rien n’est moins sûr que le lendemain, on cultive le sens d’une noble opportunité, mais surtout, en réponse à la précarité, on récupère et on adapte. C’est là semble-t-il le trait le plus caractéristique de notre culture maritime.

Dans le cas de notre flotte, aucun bateau, aucune embarcation ne semble trouver ici son origine. Les tartanes viendraient d’Italie, les mourres de pouar de Provence, les barques catalanes de Catalogne, et même le terme de nacelle n’apparaît dans les archives qu’au cours du XVIIIe siècle. Idem d’ailleurs pour les pêches : le chalutage et la palangre, disent les textes, seraient originaires de Catalogne…

Au regard de ce qui vient d’être exposé sur l’histoire du littoral languedocien, l’idée que les formes des embarcations qui ont évolué ici aient été importées, n’est pas pour surprendre. Toutefois, l’histoire que nous venons de parcourir n’est que la toile de fond sur laquelle s’est tissée l’histoire particulière du patrimoine naval du Languedoc qu’il nous faut à présent observer de plus près.

La voile est de deux formes
Fig. 1 Voile. La voile est de deux formes... ou pointue (espigado), fig. A, ou se rapprochant de la forme catalane (roundo), fig. B

Depuis un lointain passé, la voile latine est la voile de la Méditerranée par excellence 9. Néanmoins, si les galères de l’antiquité romaine étaient gréées seulement de deux voiles latines, l’âge classique vit apparaître sur nos côtes les caraques aux formes rondes et aux voiles carrées qui firent longtemps le commerce en Méditerranée, ainsi que les caravelles 10 dont la perfection technique 11, permettra à Christophe Colomb de gagner les Amériques

Le trafic sur nos côtes se fait alors avec l’Espagne méditerranéenne d’une part, et la Provence, ainsi que Gênes, d’autre part. Ces circuits commerciaux continueront de fonctionner quasi à l’identique jusqu’au XIXe siècle ou l’avènement du moteur à explosion – en réduisant le temps nécessaire aux traversées – transformera radicalement la perception de l’espace méditerranéen, et par-delà les circuits commerciaux 12.

L’histoire des vaisseaux des guerres est assez bien connue, à l’égal de l’histoire de la flotte de commerce, tandis que les embarcations destinées à la pêche ont généralement été jugées comme manquant trop de noblesse pour être dignes d’un véritable intérêt. C’est toutefois ce dernier ensemble de navires qui a principalement marqué les mentalités du plus grand nombre. C’est autour de cette mémoire que l’on doit considérer – du point de vue anthropologique – que s’organise notre proche patrimoine 13.

A l’intérieur de cette histoire maritime, le XVIIe siècle, qui est celui de Colbert, marque l’arrivée en force d’un nouveau type de vaisseau la tartane 14, qui à la pêche comme au commerce, devait naviguer jusqu’au début de notre siècle 15. Aujourd’hui pourtant, aucune de ces tartanes ne subsiste 16.

Concernant notre région, A. Degage écrit à propos des tartanes de la fin du XVIIe que « de 30 à 75 t, rarement de 20, elles constituent la majeure partie de la flotte sétoise. A un seul mât, parfois assorties d’un petit artimon, les tartanes naviguent encore souvent au XVIIIe siècle sous deux voiles carrées mais se caractérisent par une voile latine sur antenne, gréement qui demeure ensuite, et une polacre ou un polacron crochés au beaupré en guise de foc. Peu déclarées uniquement pour la pêche, elles sont armées pour le « commerce des mers et de ces provinces toujours à nolis », équipées de quelques peirriers » 17.

Si les tartanes provençales ont travaillé à toute sorte de commerces, les tartanes étaient en Languedoc principalement utilisées aux XVIIe et XVIIIe siècles pour transporter en cabotage le vin jusqu’en Italie, ainsi que le blé du Lauragais qu’on embarquait à Agde ou à Sérignan pour l’exporter vers l’Espagne 18. Les tartanes, toutefois, n’ont pas travaillé qu’au transport de marchandises. Nombre d’entre elles, lorsque le fret manquait, ont dû faire leur saison à la pêche. Cette pratique, qu’on n’imaginerait plus aujourd’hui, était autrefois courante, et de cette façon chaque patron de pêche, lorsque l’occasion s’en présentait, n’hésitait pas à ranger ses filets pour armer au négoce…

La pêche que les tartanes ont le plus souvent pratiquée est sans aucun doute la pêche aux bœufs, où comme on le sait les navires travaillent en couple, pour tirer conjointement un filet en forme de chalut. Les tartanes étaient également assez puissantes pour pêcher à la vache, où le navire traîne à lui seul le chalut, en se faisant pousser de travers au vent.

Au XVIIIe encore, quand les Anglais ne nous font pas la guerre 19, ce sont les pirates, Mauresques pour la plupart, qui donnent la chasse à nos navires, aussi nos côtes sont-elles alors protégées par deux pinques barques armées au magasin de l’Arsenal des Galères du Roy 20. Toutes sortes de grands voiliers parcourent alors les rives du Languedoc, dont le port principal est désormais celui de Sète, et l’on voit ici accoster brigantins, polacres et balancelles

Du XVIIIe au début du XXe siècle, la voile est à l’honneur, carrée le plus souvent pour les vaisseaux d’importance, latine pour les plus petites embarcations, de la tartane à la nacelle. Pour ces dernières toutefois, les textes anciens sont moins prolixes qu’à l’égard des plus grands navires. Les embarcations de tailles réduites, qui forment aujourd’hui le gros de la flotte, n’apparaissent dans les archives qu’au cours du XVIIIe. Encore faudra-t-il attendre la fin du XIXe siècle pour en avoir quelques descriptions, dont la meilleure pour l’ensemble de la Méditerranée française de l’époque reste sans conteste celle de Jules Vence (Construction et manœuvre des embarcations à voilure latine, 1897). J. Vence, alors inspecteur à la Lloyd’s Register de Marseille, a toutefois tendance à créer des typologies 21, aussi doit-on tempérer son texte par la lecture de Paul Gourret (quant à lui inspecteur des pêches), dont l’ouvrage sur la Provence des pêcheurs (1894) est riche de précisions 22.

Les bateaux que nous décrit Vence sont, selon sa propre terminologie, de cinq types : les bateaux provençaux, dits bateaux à éperon ; les bateaux toulonnais, dits rafiaus ou pointus ; les gourses ; les barquettes ; et enfin les (bateaux plats dits) bettes.

Au premier rang de cette typologie, qui est encore à l’heure actuelle celle à laquelle nos grands-parents font spontanément allusion lorsqu’on les interroge, Vence place les bateaux provençaux dits bateaux à éperons. Cet éperon 23 désigné quelquefois par dérision, nous dit-il, sous l’expression provençale de mourré de pouar (museau de cochon) donne à ces bateaux une physionomie toute locale. Longs de 4 à 9 mètres 24, ces bateaux – non pontés lorsqu’ils étaient de petite taille – portaient tous un seul mât, planté à la verticale, avec une voile latine et un foc (Vence 1987 : 9).

En Provence, les plus petits de ces bateaux à éperons étaient utilisés pour les palangres, tandis que les plus grands, d’une trentaine de pans (un pan vaut 0,25 m) commençaient à travailler au bœuf à la fin du XIXe. Ces derniers mourrés de pouar toutefois, d’après Gourret, sont différents des mourrés de pouar de Marseille par l’absence d’éperon 25. De cette spécialisation de certaines de ces embarcations est peut-être né le bateau-bœuf, si présent aujourd’hui encore dans les mémoires, dont le principal trait distinctif était d’être monté autour d’un puissant étambot rectiligne 26.

Bateau à éperon
Fig. 2 Bateau à éperon
Etrave de bateau à éperon
Fig. 3 Etrave de bateau à éperon

Dans son étude des bateaux et embarcations à voile latine, J. Vence ne traite pas des barques catalanes 27, et la chose est légitime puisque sa seule ambition est de traiter des bateaux en usage sur les côtes de la Provence. Il avoue néanmoins qu’en sont issus nombre de bateaux provençaux. A la même époque pourtant, Gourret voit en Provence quantité de barques catalanes travailler à toutes sortes de pêches, principalement aux filets (thonnaïres, veiradiers, lamparo,…). Ces barques – sur les origines desquelles on sait aussi peu de choses que sur celles par exemple des mourrés de pouar provençaux – sont à la fois les plus rapides et les plus capables d’affronter le large de toutes les petites barques de pêche. Longues de 5 à 12 mètres, elles proviennent à l’époque pour la plupart de la région de Collioure 28, où des charpentiers de marine construisent en véritables experts ces superbes barques, les plus belles et les plus rapides qui aient jamais travaillé à la pêche 29.

En raison des qualités tout à fait exceptionnelles de ces barques, le « style catalan » s’est étendu, et bientôt on n’a plus voulu aller sur l’eau qu’avec des embarcations qui, tout en étant adaptées aux conditions locales, ressembleraient le plus possible aux barques de Collioure.

Ainsi à la fin du siècle dernier, J. Vence écrivait que « depuis plusieurs années les bateliers de la rade de Toulon ont adopté un nouveau type de bateaux, genre catalan, qu’on désignerait à Marseille sous le nom de barquette. Les Toulonnais les appellent bateaux-bateliers, rafiaus ou pointus ». Le bateau toulonnais, explique-t-il, est relativement court, entre 4,50 m et 6,50 m et porte à l’avant un capian qui se prolonge d’environ 0,50 m à 0,60 m au-dessus du plat bord. L’étrave et l’étambot sont recourbés en dedans.

Après quoi vient le gourse, qui est lui de La Ciotat, comme le pointu est toulonnais, et dont les caractéristiques sont d’avoir un étambot plus vertical, une étrave droite, le pont peu tonturé et la muraille non rentrante. Également, le creux par rapport à la largeur est plus important que pour la barquette. Gourret indique qu’on utilise en Provence pour la pêche à la palangre des gourses genre catalan, (…), avec le mât penché en avant, munis d’une voile catalane attachée au capian ; ou encore, cette fois pour la pêche au harpon, d’un « gourse atarguié, (…) misérable embarcation de 14 à 16 pans, (…), avec voile quadrangulaire faite le plus souvent de sacs ou de haillons

Ensuite, dans l’ordre voulu par J. Vence, vient la barquette, pointue à l’avant et à l’arrière, comme le gourse, mais que l’auteur distingue comme plus rase sur l’eau et plus tonturée que celui-ci. Son étambot, indique-t-il, est courbé et rentrant, en même temps que son étrave est arrondie et dominée par un capian très saillant et de forme variable. En fait sous le terme de barquette (qu’on qualifie aujourd’hui de barquette « marseillaise »), on fait rentrer toute une série de bateaux dont la trop grande variété est irréductible à un véritable genre typologique.

L’hypothèse la plus probable repose sur le fait qu’au XIXe siècle, la référence en matière d’embarcation pour la petite pêche ait été la barque catalane. Sur ce modèle, les charpentiers provençaux, localement, ont créé de nouveaux types d’embarcations dont l’homogénéité n’est due qu’au nombre restreint de charpentiers, comme c’est le cas pour Toulon ou La Ciotat, tandis qu’à Marseille, l’importance numérique des pêcheurs et des charpentiers empêchait l’unité des types.

Lorsqu’on interroge aujourd’hui des charpentiers de marine sur cette hétérogénéité des types observés, leur jugement renvoie d’une manière univoque au mode de fabrication artisanale : « Avant, on travaillait sans plan, simplement avec le gabarit de Saint-Joseph, tout comme les pères de nos pères avaient toujours travaillé. Attention, le gabarit, ça ne veut pas dire qu’on reproduisait toujours la même barque, au contraire. L’idée de série est arrivée bien plus tard, au cours des années 1945, 50. Pas avant. En fait, le gabarit, ça laisse énormément de liberté. Bon, alors le pêcheur venait et demandait tel genre de barque, et plus précisément, il voulait une barque qui soit dans le style d’une qu’il connaissait. Bon, j’avais fait une première barque pour un gars, et un venait ensuite me demander la même, pour le même prix, mais un peu plus longue, ou plus large, plus ceci ou plus cela. Plus que le voisin. Personnalisée en tout cas. Et au gabarit, pas de problème, je la lui faisais. Avec exactement le même gabarit que celui qui m’avait servi pour l’autre. C’était même pas rare qu’en cours de construction, le pêcheur vienne me voir pour faire rajouter ci ou ça. Ça fait qu’aucune ne ressemblait à aucune autre. J’avais le dessin dans la tête, et je faisais la barque selon les désirs de chacun. »

En dernière ligne des types repérés par Vence, on trouve la bette, qu’on appelle aujourd’hui plus couramment nacelle 30, en Languedoc du moins 31 La nacelle (/bette) est la moins estimée des embarcations, alors qu’elle représente depuis longtemps déjà la quasi-totalité des barques utilisées dans les étangs aussi bien que sur les plages sableuses du Languedoc. La bette, ou nacelle, se distingue par une muraille droite, uniformément inclinée, se raccordant à angle vif avec un fond plat qu’on désigne sous le nom de plan. L’étrave et l’étambot sont droits sous une inclinaison prononcée 32.

A l’intérieur du genre de la bette, il faut distinguer au moins trois types d’embarcations.

La bette, ou nacelle, proprement dite, mesure habituellement de 12 à 26 pans 33. Elle est gréée d’un seul mât, vertical, montée d’une voile latine, et parfois d’un foc. On les utilise absolument à toutes les pêches, des palangres à la battue, et Gourret nous les montre même travaillant à la pêche aux bœufs, sans préciser cependant si les bettes ainsi utilisées n’étaient pas de ces betos de trahino, ou mariniers, construits pour aller caler l’encombrant filet du grand bouliech (senne de plage) 34.

De taille plus réduite, une nacelle prend le nom de barquet 35, et ne se manœuvre qu’à l’aviron 36. On l’utilise alors pour aller caler ou relever les filets fixes, capétchades ou autres, bien qu’on les ait vues travailler à la grande seinche aux thons 37.

De toute petite taille – environ trois mètres de long hors tout sur 30 cm à peine de haut -, on construit également de minuscules embarcations qu’on utilise en étangs pour la chasse aux canards (ou apparentés : foulques, etc.) 38. Ces barques au franc-bord minimum, doivent, on l’imagine, se manœuvrer avec beaucoup de précaution, aussi portent-elles le nom de négafol « noie-fou », ou négachin « noie-chien » 39.

Nacelle de l'étang de Thau
Fig. 4 Nacelle de l'étang de Thau (Cliché de l'auteur)

De tous les bateaux qu’on a répertoriés ici, c’est sans aucun doute la bette (/nacelle) qui seule pourrait revendiquer une certaine spécificité languedocienne. Tout, en effet dans ses formes, semble avoir été pensé en fonction d’un littoral en plage, sur lequel, chaque jour après le travail, on hissait sa barque, afin de la protéger des flots sur une côte où les ports étaient rares. Non seulement son fond plat permettait qu’on la hale plus facilement, mais mieux encore, il est légèrement convexe dans le sens de la longueur (on dit que le plan est « sellé ») pour qu’en s’appuyant alternativement à chacune de ses extrémités on puisse, par rotations successives, hisser la barque loin sur le sable sans avoir besoin de la soulever. Enfin, puisque pour les mêmes raisons la nacelle ne comporte pas de quille 40, c’est l’angle vif entre le plan et la muraille qui fait office de dérive lorsque le bateau avance sous voile.

En conformité avec le relief accore des côtes provençales, les bateaux qui y circulent (comme le pointu toulonnais ou la barquette marseillaise), sans vocation à un échouage journalier en plage, ont des formes de carène arrondies. Dans ce registre, seules les barques catalanes, armées de deux courtes quilles latérales, peuvent être remontées sur les plages de galets de Collioure. On protégeait alors la quille par des rondins de bois posés transversalement, et en raison du poids élevée de l’embarcation, on arrivait lancé droit sur la plage, pour finir la manœuvre à l’épaule !

Enfin, la raison principale pour laquelle le fond des bettes (nacelles) est plat, est qu’il s’agit de barques destinées avant tout à circuler sur des étangs dont le manque de profondeur leur impose d’avoir le plus faible tirant d’eau possible. Le type de nacelle qu’on utilisait à la mer était généralement plus haut sur l’eau (voire farguée), et le fait qu’elles aient eu le même dessin que celles destinées à l’étang vient non seulement de ce qu’il fallait les échouer chaque soir en plage (d’autant plus haut que le temps s’annonçait mauvais), mais aussi du fait qu’on voulait le cas échéant pouvoir les utiliser à l’étang. De fait, la singularité des bettes (/nacelles) apparaît comme une juste adéquation à la nature à la fois palustre et sablonneuse de nos côtes.

Cette adéquation n’est toutefois pas exclusive, car le type de bette ne s’étend pas de manière continue jusqu’à la côte rocheuse de la Catalogne. Sur les étangs situés au sud de Narbonne, on rencontre un nouveau type d’embarcation – la bétoune – dont les formes diffèrent caractéristiquement de celles de la bette (qu’on distingue d’ailleurs en la désignant ici comme la « barque pointue ») 41. Son fond est également plat et forme avec la muraille un angle plus vif que celui de la nacelle. L’étrave et l’étambot, dans le même esprit, forment avec le plan des angles d’environ 100 degrés 42. De la même façon que pour la nacelle, on distingue à l’intérieur du genre de la bétoune trois types. En fonction de la taille de l’embarcation, la bétoune se décline dans le genre du bétou, qui sert aux mêmes usages que le barquet ; plus petit encore, on trouve le bétou de cassa, (ou cassou), qui lui, fait ici pendant au négafol, pour la chasse en étang.

“Un patrimoine au purgatoire”
Fig. 5 “Un patrimoine au purgatoire” (Cliché de l'auteur)

Concernant les typologies navales, il semblerait en conséquence que les frontières qui séparent les genres diffèrent des frontières régionales terriennes. La Provence rocheuse aurait eu ses propres styles d’embarcations, tandis qu’une unité se distingue par l’usage de la bette (/nacelle) depuis l’étang de Berre 43 jusqu’à l’étang de Thau. Cette unité de style, qui aurait pu s’étendre jusqu’à la côte rocheuse de la Catalogne se trouve rompue à partir de Gruissan où l’on entre dans l’aire de la bétoune. Ce constat empirique amène à penser que la continuité des étangs depuis Berre jusqu’à Thau a permis la diffusion du type particulier de la bette, tandis que l’absence d’étangs entre Agde et Gruissan (distants d’environ 20 milles nautiques) aurait suffi à maintenir l’équivalent d’une frontière stylistique. Rien, en effet – sinon la puissance des codes culturels – n’interdit l’usage de bétounes par exemple dans les étangs de Camargue, de la même façon qu’une nacelle peut servir à circuler dans les étangs du Narbonnais.

A partir d’Argelès en descendant vers l’Espagne, la côte redevient rocheuse, sans étangs, et l’on rentre dans le domaine des barques catalanes 44.

Une fois acquise cette filiation qui lie les étangs et les plages de sable aux bettes et aux bétounes, il reste encore à situer dans l’espace et dans le temps languedocien l’ensemble des embarcations que nous avons vu plus haut passer dans les eaux provençales. On a remarqué tout au début de ce texte que les « anciens » rappellent au titre des embarcations du passé des bateaux que les textes présentent comme provençaux, parmi lesquels de surcroît un bon nombre s’inspiraient du « style catalan ».

Si l’on en croit les archives, au XVIIIe siècle les seules embarcations qui travaillaient aux petits métiers de la pêche étaient des bettes. Au XIXe siècle – qui, ne l’oublions pas, est celui de la révolution industrielle – de nouvelles formes de coques se manifestent, et il est normal que celles-ci apparaissent d’une part en Provence et d’autre part en Catalogne dont la géographie n’impose pas les mêmes sujétions aux carènes. Très vite cependant, car on entre dans le siècle de l’industrie et de la consommation, la pêche s’intensifie. Alors qu’on s’était contenté jusque-là de pêches de petite envergure, la mise au point du dispositif frigorifique allié à l’usage du chemin de fer, permettent de se lancer désormais dans des pêches de bien plus grande importance. Entre autre, on chasse massivement le thon, et la pêche commence d’être une activité tout à fait lucrative pour laquelle il vaut désormais la peine d’investir. On cherche à avoir des bateaux de plus en plus efficaces et adaptés 45. P. Gourret parle ainsi en 1894 de plus de 200 bateaux affectés à la courantille, dont les ports d’attache sont le Vallon des Auffes, Sausset, Carro et Martigues. Le bateau thonnaïre qu’il cite en exemple est une barque catalane, qui part chaque année du Vallon des Auffes pour aller pêcher vers Cette, trois mois durant, les maquereaux et les thons. Les Cettois de l’époque, on s’en doute, devaient enrager de voir les Provençaux venir pêcher sous leur nez une richesse qu’eux-mêmes étaient incapables d’exploiter.

De cette façon, les Palavasiens 46, irrités par les Carroziens qui venaient pêcher dans leur eau écrivirent au préfet, et finirent par obtenir gain de cause : les Carroziens durent embarquer deux Palavasiens pour leur enseigner la technique de la seinche aux thons. Une saison plus tard, en 1880, la première Société de Pêche aux Thons était créée à Palavas. Jusque-là, on s’était contenté ici de pêcher selon la tradition, l’hiver à l’étang, l’été à la mer, au bouliech, ou parfois le maquereau au veiradier. Pour la seinche aux thons, il fallait aux Palavasiens de plus fortes embarcations que leurs nacelles, et c’est sans hésiter que bientôt ils sont allés trouver leurs nouvelles barques en Provence. Rapidement, il leur a fallu de plus grandes barques encore, que les charpentiers locaux étaient en peine de construire, aussi se sont-ils tournés vers la Catalogne. Petit à petit, les Palavasiens ont supplanté Carro dans l’art de la pêche aux thons, jusqu’à en devenir les maîtres incontestés.

Pour chacun des ports languedociens, on écrirait une histoire similaire. Alors que jusqu’au XIXe siècle les nacelles avaient suffi à l’organisation pluriséculaire d’une pêche qui alternait entre l’étang et la plage, c’est en découvrant l’intérêt qu’il pouvait y avoir à faire quelques concessions à la tradition que les Languedociens adoptèrent les coques rondes, originaires des côtes rocheuses.

Les changements que la révolution industrielle a imposés aux métiers de la pêche ont radicalement transformé les pratiques, et partant, les embarcations. En même temps qu’on adaptait les lignes des navires pour améliorer leur marche au moteur, on a modifié les coques en fonction des techniques de pêche qui s’offraient alors 47. La guerre avec ses pénuries d’essence a freiné un temps ces transformations radicales 48, mais aujourd’hui on ne trouve plus guère d’embarcations dont les formes aient échappé aux contraintes de la motorisation 49

L’arrivée massive des Italiens, suivis bientôt des Pieds-Noirs, allait achever de bousculer les habitudes, tandis qu’en même temps les charpentiers de marine abandonnaient le gabarit de Saint-Joseph pour explorer au moyen des plans de nouvelles formes toujours plus performantes. La tradition en cédant le pas, laissait libre cours à l’imagination passionnée de chacun, et depuis les genres n’ont cessé de se multiplier. Le polyester, après une entrée timide au début des années 1960, a désormais envahi la construction; quasiment plus aucune embarcation de travail ne s’est construite en bois, depuis bien des années déjà.

Cette. Carte postale ancienne
Fig. 6 Cette. Carte postale ancienne (Collection Voiles Latines, Sète)
Palavas-les-Flots. Carte postale ancienne
Fig. 7 Palavas-les-Flots. Carte postale ancienne (Collection de l'auteur)

Orientations Bibliographiques

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Notes

   1. On voit en effet apparaître dans les documents d’archives plusieurs de ces navires dont les noms exotiques pourraient laisser croire qu’ils étaient totalement étrangers aux lieux. En sondant les Archives départementales de l’Hérault, on note par exemple au milieu du XVIIIe siècle la prise d’un chebek anglais par les galères commandées par de Glandève (C 785) ; plus loin on relève la saisie de felouques napolitaines à Agde et à Cette (C 752)… La force de la tradition en Méditerranée, c’est d’être avant tout une tradition de la circulation et de l’échange.

   2. Molinier rapporte ainsi qu’à la fin du XVIe siècle, les frères Planer notaient que de Collioure jusqu’à Marseille « aucun vaisseau de fort tonnage ne peut y aborder sur une étendue de quarante milles ».

   3. Idem bien sûr pour l’embarquement des marchandises.

   4. A l’époque romaine, on remontait jusqu’à Narbonne par un canal (creusé par l’empereur Antonin), qui après bien des péripéties finit par rompre définitivement en 1320, date à laquelle l’Aude reprit son cours naturel…

   5. Un port de commerce prospéra donc à Frontignan jusqu’à ce que la création du port de Cette (Sète) vienne lui porter ombrage.

   6. S’agissant de ces embarcations de faible jauge destinées au trafic des étangs, A. Degage signale les appellations d’« escaffys, capouls, tirades et allèges ».

   7. On a du mal à imaginer aujourd’hui qu’en 1632 le Languedoc ait compté pour seules amirautés celles d’Agde, Narbonne, Frontignan, Sérignan et Aigues-Mortes !

   8. Cf. Degage 1990, 2.

   9. F. Beaudoin rappelle qu’« on connaît des représentations précises de la voile latine sur des documents byzantins du IXe siècle, et qu’il est probable qu’elle était déjà très ancienne à cette époque ». De plus, cet auteur précise que cette voile est la voile de la mer latine, c’est-à-dire la voile de la Méditerranée occidentale. C’est la voile des Italiens, des Provençaux, des Espagnols et des Portugais et aussi des Maghrébins. C’est la voile des galères, des tartanes, des felouques et des chebecs, c’est aussi la voile arrière des vaisseaux de l’Occident depuis l’invention du navire à trois mâts pendant la Renaissance. » (Beaudoin 1983).

   10.   Seule la voile arrière des caravelles était latine, tandis que la plus grande surface de toile était donnée aux voiles carrées.

   11.   La mise au point de ces navires qu’on verra naviguer jusqu’au XVIIe date en effet du milieu du XVe siècle (Cf. p. ex. Braudel 1985).

   12.   Cf. Braudel 1985.

   13.   Toujours du point de vue de l’anthropologie, les vaisseaux de guerre, ou même les vaisseaux-écoles sur lesquels la quasi-totalité des pêcheurs ont fait leurs armes, n’est pas à négliger. L’importance de ces navires dans la formation des hommes pourrait faire l’objet d’une étude à part entière.

   14.   H. Poilroux écrit qu’on peut penser que « la tartane s’est distinguée de la sagette, ou sayette, assez répandue au Moyen Age, et qui ne subsistera plus qu’à titre marginal jusqu’au XIVe siècle ». « La tartane serait la version à voile, tandis que la sagette serait la version à rame »… L’étymologie du nom est également très discutée. F. Mistral, quant à lui, voit un rapprochement avec le terme de tardana « tardive », que le vaisseau aurait reçu comme un sobriquet… D’une manière bien plus vraisemblable, G. Bani Citant A. Jal voit une origine arabe au terme. Pour le Sud méditerranéen, explique-t-il, taridah signifie vaisseau. Le Moyen Age fait de la taride son embarcation à rame et à voile (…). Une étape intermédiaire possible deviendrait taridana par adoucissement des consonances barbares. Le diminutif occitan étant tout prêt pour évoluer selon les lois de Martinet (…) vers notre tartane provençale.

   15.   Les formes de la tartane ont bien évidemment évolué au cours de ces siècles. La tartane qu’on considère comme « classique » est en fait celle de la fin du XVIIIe, dont le plan le plus ancien que l’on connaisse est celui de l’amiral Paris (1789). Elle est alors beaucoup moins ronde que dans son style primitif, et son étrave à guibre lui donne une noble allure. A la fin du XXe siècle, les systèmes de voilure évoluent rapidement et il n’est alors pas rare de voir des tartanes grées en ouhari. Le travail le plus documenté relatif aux tartanes du XVIIe est celui qu’A. Degage et J.-P. Jeanjean ont adjoint à leur étude du « libvre de compte de barque… » de la famille frontignanaise des Argelliès (Degage et Jeanjean, 1990).

   16.   Les tartanes ont achevé de disparaître de France il y a quelques années seulement, et ce n’est qu’à la ténacité de la compagnie provençale des gens de mer qui en a reconstruit une toute neuve à Saint-Tropez que l’on doit de voir naviguer aujourd’hui un exemplaire de ces navires qui formaient naguère le gros de la flotte méditerranéenne.

   17.   Degage 1983, 15.

   18.   Cf. entre autres Sagnes 1987, Degage 1989 et Molinier 1968.

   19.   Rappelons pour mémoire que les Anglais prirent la ville de Sète en juillet 1710.

   20.   Cf. Arch. Dép. Hérault, série C 751.

   21.   Concernant une époque où en matière d’artisanat le travail en série se concevait d’autant moins que chacun entendait posséder une embarcation qui réponde à ses besoins particuliers, l’idée même de typologie fait figure d’anachronisme. Ce n’est en effet qu’après la seconde guerre mondiale que les charpentiers commenceront à produire des séries de barques identiques (Cf. infra).

   22.   S’il faut se garder d’étendre au Languedoc ces textes qui concernent la Provence, on ne peut cependant négliger l’extraordinaire source d’information que ces études constituent pour notre connaissance de la petite flotte de la fin du XIXe. Notre plus grand regret reste que de tels travaux n’aient pas été menés à l’époque sur nos propres côtes. Les plans de J. Vence sont donnés en annexe, ainsi que diverses illustrations extraites de l’ouvrage de P. Gourret.

   23.   Pour Vence, cet éperon serait monté sur ces embarcations par analogie avec les anciennes galères, dont le Rostrum, on s’en souvient, constituait l’arme principale. Pour Gourret, les formes des mourrés de pouar se seraient inspirées d’anciens bateaux maltais (?) qu’ils auraient remplacés à la pêche.

   24.   La longueur des petites embarcations n’était en fait jamais donnée en mètres. L’unité de mesure est le pan (0,25 m) qu’on compte de surcroît de la rablure de l’étrave à la rablure de l’étambot, au plat-bord d’une manière générale, et au niveau du plan dans le cas des bettes.

   25.   Gourret 1894.

   26.   Les bateaux-bœufs sont les moins connus de la littérature, et si leur nombre a pu être un temps élevé, leur existence semble ne pas devoir excéder la première moitié du XXe siècle. On pêchait autrefois au bœuf avec toute sorte d’embarcations, et à peine a-t-on pris la peine de créer un type de bateaux particulièrement adapté à cette pêche que le moteur à explosion, en ouvrant la perspective du chalut, rendait obsolète la pratique du bœuf. L’arrière (en « cul-de-poule ») des bateaux existants fut retaillé par les charpentiers pour travailler au moteur, hâtant ainsi la disparition d’un style de navire pourtant hier fort répandu.

   27.   L’appellation de « barque catalane » est donnée de l’extérieur. Les Catalans, entre eux, parlaient simplement de « barque », sans avoir besoin de les qualifier plus avant.

   28.   Gourret 1894. On reconnaît de loin une barque catalane à son mât incliné vers l’avant d’une vingtaine de degrés. Le mât des barques catalanes mesure la même longueur que celles-ci, tandis que les mâts des autres embarcations à voilure latine mesurent généralement un mètre de moins que la barque qui les supporte (Cf. Vence 1897).

   29.   Les barques catalanes doivent sans doute également une grande part de leur prestige à la valeur des pêcheurs catalans qui importèrent en France – au moins dès le début du XVIIIe (Cf. Gourret 1894) – de nombreuses techniques dont la pêche aux bœufs ou certains perfectionnements importants dans l’art de la palangre. A Marseille, les Catalans immigrèrent en masse, au point qu’un quartier entier de la ville s’appelle aujourd’hui encore « les Catalans », et où ceux-ci travaillaient principalement aux palangres (Cf. Gourret 1894). A Sète enfin, le commerce des anchois au XVIIIe devait énormément aux pêches des Catalans qui malgré la petitesse de leurs bateaux °, ne craignent pas d’aller prendre ce poisson quelquefois assez au large (Degage, in Sagnes 1987). Aussi, alors que Sète se construisait encore, on décida d’essayer d’y fixer quelques-unes des familles catalanes qui venaient y faire la pêche. Le subdélégué Grangent écrit ainsi en 1786 que « l’acquisition de ces hommes de mer, si leur nombre pouvait aller en croissant, serait précieux pour la Marine de France et produirait surtout les plus heureux effets dans le Languedoc » (Cité par Degage in Sagnes 1987). Le subdélégué insiste et va jusqu’à proposer que comme ces pêcheurs sont d’excellents marins, il serait de la politique du gouvernement de les protéger par quelques faveurs pour en attirer autant qu’on pourra (Cité par Degage, in Sagnes 1987).

   30.   Alors qu’on trouve le terme de bette dans les archives du XVIIIe, le terme de nacelle qui tire son étymologie du bas latin navicella, naucella, diminutif de navis « bateau », malgré que le Petit Robert en atteste l’existence depuis le XIe siècle, n’apparaît – jusqu’a plus ample informée – dans les archives languedociennes – qu’avec le XIXe.

   31.   De nos jours, pour désigner cette embarcation aux formes caractéristiques, le terme de bette est utilisé principalement en Provence, tandis que l’usage du terme de nacelle est plutôt languedocien. Au sud de Narbonne, on les désigne comme les « barques pointues », pour les distinguer des bétounes qu’on utilise plus traditionnellement (cf. infra).

   32.   L’angle entre la muraille et le plan varie selon Vence entre 110 et 115°. L’inclinaison de l’étrave est, toujours d’après le même auteur, généralement de 122° ; celle de l’étambot se fait le plus souvent à 115°, excepté pour les bettes qui font la pêche à la fouine sur lesquelles l’inclinaison de l’étambot est réduite à 110° (Vence 1897). A. Corporon, dans un article sur les nacelles de l’étang de Thau, explique que « l’angle formé par les membrures variait légèrement d’un charpentier à l’autre, à tel point qu’un œil avisé en devinait le constructeur, ou du moins sa ville d’origine ».

   33.   On a vu plus haut que les nacelles spécifiquement se mesurent dans le fond du bateau, de rablure à rablure, et non au niveau du franc-bord comme il est d’usage de le faire pour les autres types d’embarcations.

   34.   Dans son mémoire sur les étangs saumâtres du Midi de la France, P. Gourret nous décrit le marinier comme étant « un bateau plat, long de 28 à 32 pans, de 3 tonneaux, montés par 8 matelots et un patron, marchant plus souvent à la rame qu’à la voile ».

   35.   Pour J. Vence, « on désigne quelquefois les bettes qui n’ont pas de fargues sous le nom de barquet ». Car en général, précise-t-il encore, à la longueur de 21 pans et au-dessus, les bettes portent des fargues. Au-dessous de 21 pans, elles n’ont plus de fargues °. La plupart des bettes (/nacelles) d’aujourd’hui ne sont plus farguées, aussi la distinction de Vence est-elle tombée en totale désuétude.

   36.   Dans les étangs de faible profondeur, ainsi que dans les roubines (canaux), on préfère manœuvrer ces barquets à la partègue, qui est un long manche fourchu au moyen duquel on s’appuie sur le fond pour faire avancer son esquif. Pour l’anecdote (on sait que l’aviron est aujourd’hui un sport athlétique), P. Gourret rapporte qu’à son époque, les femmes des patrons bouzigaux (sic) transportaient dès le matin, à la rame, le produit de la pêche jusqu’à Sète !

   37.   Il faut également savoir que les embarcations ne servent pas qu’à la pêche, et dans ce monde d’étangs, elles sont un moyen de transport privilégié. En plus de servir à la chasse, on trouve d’autres types de barquets, plus larges, utilisés pour le transport, des sagnes par exemple au moment de leur récolte. Le bateau, ailleurs pur engin de pêche, est ici à la fois véhicule et engin agricole.

   38.   Pour la chasse, on utilise d’encore plus petites embarcations : les rabalaïres, que l’on manœuvre couché à plat ventre, au moyen de courtes partègues plombées : les rouquettes. On arrive ainsi sans être vu au plus près des canards qu’il est alors facile de tirer. Cette pratique est aujourd’hui interdite.

   39.   En étang, on a utilisé pendant de nombreuses années les négafols également pour pêcher les coquillages à plat ventre sur la barque, une boîte à fond vitré maintenue devant le visage par les dents, le pêcheur armé d’une fourchette et d’un salabre recueillait les coquillages (principalement les palourdes). Bien évidemment, l’arrivée des combinaisons de plongée a eu raison de cette activité qui, bien que lucrative, était pénible pour la cage thoracique.

   40.   Les quilles qu’on voit aujourd’hui sur les nacelles servent à protéger l’arbre d’hélice des moteurs in-bord, ainsi effectivement que de dérive à ces bateaux qui n’ont désormais plus l’occasion de gîter.

   41.   A l’intérieur de l’aire de la bétoune, on connaît donc la bette, sous le nom de « barque pointue », alors qu’inversement, plus au nord, les formes de la bétoune sont totalement absentes.

   42.   Il n’existe malheureusement à ma connaissance aucune étude publiée de ce type d’embarcation.

   43.   Le littoral provençal est sablonneux depuis le Languedoc jusqu’à l’embouchure de l’étang de Berre. Martigues, sur les rives de l’étang de Berre, possède une solide tradition dans la construction des bettes, au point que de nombreux Languedociens venaient y chercher les bettes « Martégales » qu’ils voulaient faire travailler à la mer.

   44.   En pays catalan, on rencontre dans les étangs, quelques rares exemplaires de barques dont la coque est indéniablement celle d’une catalane, tandis que la carène possède un fond plat qui fait un angle vif avec la muraille. S’agit-il vraiment d’une tradition, ou simplement du souvenir de quelque essai d’un charpentier local ? Seul un complément d’enquête pourrait le dire.

   45.   Concernant cette course à une adaptation de plus en plus aiguë, on se rappellera l’exemple du bateau bœuf cité plus haut.

   46.   Je dois l’épisode qui suit à la gentillesse érudite de François Feral, par ailleurs connu pour sa thèse de droit sur la prud’homie de Palavas.

   47.   C’est ainsi que, par exemple, on a coupé l’arrière des bateaux bœufs qui passaient au chalut, pour qu’ils puissent remonter le filet par l’arrière. A la même époque, on a également, pour augmenter les tonnages, commencé de rallonger les navires dont les formes le supportaient.

   48.   La guerre s également eu un effet inattendu sur l’histoire de la construction navale : en quittant la région, les Allemands ont coulé la plupart des embarcations existantes (à Sète notamment), dont ils ont dû payer ensuite la reconstruction au titre de la dette de guerre. Chacun a exigé une barque au moins équivalente à celle qu’il possédait dans le passé, et c’est ainsi que les charpentiers de Sète, ou de Valras ont construit à l’époque quantités de barques « catalanes ». (Un œil exercé reconnaît toutefois ces « fausses » catalanes à plusieurs détails : la forme de la carène est souvent moins effilée en proue, et leur étrave est généralement moins courbée que celles des barques construites en Catalogne.)

   49.   L’arrivée des moteurs n’a pas eu que ce seul effet sur les carènes. Du fait de la poussée de l’hélice, il a fallu élargir conséquemment l’angle arrière du plan des nacelles pour augmenter la résistance à l’enfoncement. Ce qui revient à dire que les bettes (nacelles) qui nous restent aujourd’hui, du fait qu’elles ont toutes été conçues pour avancer au moteur (ne serait-ce, dans les premiers temps, que de manière auxiliaire) sont loin d’être semblables à celles du passé… Le moteur hors-bord a encore accéléré le processus, puisque pour l’adapter, il a fallu d’abord couper la pointe de l’étambot. Après quoi, on a continué d’élargir progressivement l’angle arrière du plan, au point que le tableau arrière atteint aujourd’hui la dimension du maître couple (très forte résistance à l’enfoncement et gain de place à l’intérieur de l’embarcation). Les pêcheurs ne s’y sont pas trompés, et ces nouvelles barques, nées d’une adaptation des nacelles au moteur hors-bord portent désormais le nom de sapinous.