L’école des Ponts et Chaussées de Montpellier 1787-1790

* Doctorante, Université Toulouse II – Jean-Jaurès

Au cours du XVIIIe siècle, les États de Languedoc ont lancé des projets de grande envergure pour le développement du réseau de communication de la province. Pays d’états, le Languedoc possède sa propre administration des travaux publics qui s’est organisée et mise en place tout au long du Siècle des Lumières, et qui a gardé son indépendance vis-à-vis du corps des Ponts et chaussées qui intervient dans les pays d’élection.

Soucieux de disposer d’un personnel formé et compétent, les États décident au milieu de la décennie 1780 de mettre en place des écoles des ponts et chaussées, à Toulouse et à Montpellier. L’école implantée à Toulouse a été étudiée dans plusieurs publications 1, mais hormis une mention dans un texte de Jean Claparède sur la société des Beaux-Arts, paru en 1993 2, l’établissement de Montpellier semble être resté dans l’ombre de l’historiographie.

Le présent article se consacre à l’école des ponts et chaussées de Montpellier. Après un rappel sur l’organisation de l’administration des travaux publics de la province dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous préciserons en nous appuyant sur les sources disponibles, les conditions de la fondation de cet établissement, son développement à partir de l’école de dessin, son fonctionnement et son programme pédagogique, que nous pourrons ensuite mettre en perspective avec ceux des institutions homologues de Toulouse et Paris.

L’administration des travaux publics en Languedoc au XVIIIe siècle

La constitution d’un corps d’ingénieurs provinciaux

À partir du milieu du XVIIe siècle, en particulier par l’arrêt du conseil du 4 septembre 1651, le roi autorise la province à imposer chaque année 30 000 livres pour les réparations des ponts, routes et chemins. La situation des travaux faits et à faire doit être établie par les députés des assemblées de chaque sénéchaussée et présentée aux commissaires du roi qui doivent procéder aux répartitions des impositions et des dépenses dans les différents diocèses 3.

Après quoi, au fil du temps, le pouvoir central incita les États à accroître leur contribution au financement des ouvrages, quitte à augmenter l’imposition, ce qu’ils firent, sans pour autant avoir la conduite des travaux.

Au début du XVIIIe siècle, par une délibération prise lors de leur assemblée de 1709, les États s’accordent le droit de juger eux-mêmes des projets à entreprendre. Puis, en corrélation avec leur responsabilité financière, ils décident la mise en place d’un personnel technique propre à la province, ce qui se fait de manière très progressive. Jusqu’à la décennie 1710, les États font appel à des ingénieurs du roi comme Gautier (1660-1737), à qui il est demandé de faire des devis et toisés pour les travaux de contention du Rhône ou encore de faire les mesures annuelles de la profondeur du port de Sète 4.

À partir de 1712, on voit apparaître dans les délibérations des États le nom de Jean de Clapiès (1670-1740). Astronome, membre de la Société royale des sciences de Montpellier, il est avec le titre d’ingénieur, mandaté pour faire le devis pour les ouvrages de protection contre les crues du Rhône 5. Au fil du temps, ses responsabilités s’étendent à un nombre de plus en plus important de travaux : réparations du pont de Toulouse, projet du pont de Cazères, inspection des chemins 6. C’est à la fin de l’année 1732 que Clapiès est désigné pour la première fois dans les délibérations des États avec le titre de « directeur des ouvrages de la province » 7. Il assume seul cette charge pour tout le territoire languedocien jusqu’à son décès en 1740. (Fig. 1)

L’aqueduc de Carpentras illustre la renommée de Clapiès au-delà du Languedoc
Fig. 1 - L’aqueduc de Carpentras illustre la renommée de Clapiès au-delà du Languedoc. (© Philip Bourret 2005, licence Structurae)

Conscients de l’expansion que connaissent les travaux publics, et de la charge de travail que cela induit, les États scindent alors le territoire en trois départements, correspondant aux trois sénéchaussées et affectent à chacun un directeur des travaux publics agissant pour le compte de la province 8. Pour Toulouse et Carcassonne, le directeur sera également nommé par l’assemblée de la sénéchaussée et cumule donc deux charges.

À quoi s’ajoute l’inspection des travaux du Canal de communication des Deux-Mers, confiée en premier lieu au directeur des travaux dans la sénéchaussée de Beaucaire et Nîmes, la charge passe ensuite au directeur des travaux dans la sénéchaussée de Carcassonne 9.

Un mémoire publié en 1790 par Jean-Antoine Ducros (1748-1814), directeur des travaux publics dans la sénéchaussée de Carcassonne depuis 1782, décrit en détail l’organigramme, le rôle et les responsabilités de chacun 10. Les directeurs reçoivent le concours de personnes présentes sur le terrain. Les sous-inspecteurs sont principalement affectés à la surveillance de l’exécution des travaux, ils lèvent les cartes et procèdent aux nivellements nécessaires. D’une manière générale, ils assistent dans toutes leurs tâches les inspecteurs pour lesquels ils travaillent.

Les inspecteurs doivent contrôler le travail des sous-inspecteurs, ils vérifient l’exactitude des cartes levées et des nivellements, et contrôlent l’avancement des ouvrages en établissant au fur et à mesure les toisés des travaux réalisés 11.

Les directeurs ont la responsabilité globale des travaux dans le territoire de leur ressort, tant pour la proposition des projets, que pour la supervision des chantiers et leur réception. Ils entretiennent une correspondance avec les inspecteurs et les sous-inspecteurs pour le suivi au jour le jour 12. Ducros précise que le nombre des inspecteurs et sous-inspecteurs est « illimité, parce qu’il doit être relatif à ce qu’exigent le nombre et l’espèce des ateliers en activité » 13. Le besoin de recruter du personnel technique qualifié va donc croissant avec la quantité de chantiers lancés par la province.

Le besoin de personnel qualifié

Comme l’indique Jean-Antoine Ducros, le recrutement s’est au départ fait par cooptation « parmi tous les jeunes gens qui avaient acquis dans quelque école que ce fût, des connaissances suffisantes des différentes parties des mathématiques et de la levée et dessin des plans et qui avaient travaillé ensuite auprès d’un directeur ou d’un inspecteur expérimenté » 14.

L’auteur ne manque pas de relever les inconvénients de ce système dans lequel l’absence de critère précis concernant les prérequis nécessaires « fournissait d’occasions aux sollicitations pour des sujets dont les talents n’étaient pas connus » 15.

Au début de la décennie 1780, la province est, de plus, confrontée à une pénurie de personnel qualifié. L’épidémie de suette qui frappe Toulouse en 1782 cause la mort de trois des principaux ingénieurs : Joseph-Marie de Saget (1725-1782), directeur des travaux pour la sénéchaussée de Toulouse, Philippe-Antoine Garipuy (1711-1782), l’un des premiers directeurs, ainsi que son fils Bertrand (1748­1782), directeur pour la sénéchaussée de Carcassonne. En outre, de nombreux inspecteurs en service depuis les années 1740 demandent leur mise en retraite 16.

La première création dans la province d’une structure d’enseignement dédiée aux ponts et chaussées est l’aboutissement d’une initiative privée. En effet, en 1782, Louis de Mondran (1699-1792), urbaniste et auteur d’un projet d’embellissement de la ville de Toulouse, membre de l’Académie royale de peinture, sculpture et architecture de cette ville, parent par alliance des Garipuy, propose « d’établir dans l’Académie une école des ponts et chaussées, par le moyen de laquelle [il pourrait] parvenir à former de bons inspecteurs qui pourraient par la suite devenir ingénieurs en chef » 17.

Mondran sélectionne la première promotion de quinze élèves parmi les meilleurs de l’école de dessin de l’Académie, et engage deux professeurs, l’un pour les mathématiques, l’autre pour les ponts et chaussées, qu’il persuade d’enseigner gratuitement 18. Il pourvoit sur ses fonds propres aux frais de fonctionnement de la nouvelle école, avec en 1785 le secours de la ville de Toulouse qui accorde une gratification de 1 200 livres, partagées entre les deux professeurs 19.

En parallèle, à Montpellier, la Société des Beaux-Arts fondée en 1779 se dote d’une école de dessin, publique et gratuite 20. Cette école comporte quatre classes, dans lesquelles les élèves aborderont successivement « les parties séparées », « la figure entière d’après l’estampe », « d’après la bosse », « d’après le modèle vivant » 21. Le nombre d’élèves n’est pas précisé.

« Monseigneur l’archevêque de Narbonne, président, a dit : Que les Etats ayant déterminé précédemment d’accorder aux Sociétés Royales de Toulouse et de Montpellier, et à la Société des Arts de cette dernière ville une somme de mille livres à chacune, il ne doute pas que l’assemblée ne veuille bien continuer le même secours pour les aider dans les dépenses qu’elles sont obligées de faire à raison de leurs travaux.

Sur quoi l’assemblée a unanimement délibéré d’accorder aux Sociétés Royales des Sciences de Toulouse et de Montpellier, et à la nouvelle Société des Arts établie dans cette dernière ville, une somme de trois mille livres à raison de mille livres pour chacune, lesquelles trois sommes seront imposées dans le département des dettes et affaires. »

[Délibération en séance plénière des États du Languedoc, 23 décembre 1780]

La Société des Beaux-Arts de Montpellier reçoit, comme l’Académie royale de Toulouse une gratification annuelle de la part des États de Languedoc. Pour Montpellier, cette prime se monte à 1 000 livres chaque année depuis la création de la Société en 1779. Dans une délibération du 16 décembre 1784, les États décident de porter cet avantage à 2 000 livres, considérant que « ce nouvel établissement a parfaitement répondu à leur attente, et qu’il mérite de plus en plus les encouragements d’une assemblée toujours occupée à favoriser les talents utiles » 22.

Le projet des États de Languedoc

Au cours de la même session annuelle, les États esquissent un projet de création d’écoles des ponts et chaussées. Dans leur délibération du 30 décembre 1784, ils proposent de « donner une nouvelle marque de confiance [à l’Académie royale de Toulouse et à la Société des Beaux-Arts de Montpellier] en réunissant à l’instruction qui y est déjà établie, celle qui sera nécessaire d’y ajouter pour la rendre propre aux études qu’exigent les ponts et chaussées » 23. Les commissaires des travaux publics respectivement du Haut et Bas-Languedoc sont chargés de présenter un rapport aux États lors de leur prochaine session, sur les enseignements dispensés dans les deux écoles, le nombre des professeurs, ainsi que sur les « moyens et [les] secours qu’il serait nécessaire d’ajouter pour que les jeunes gens qui se destinent aux ponts et chaussées puissent recevoir une première éducation qui développe leurs talents et les dispose à prendre dans des établissements plus considérables tout l’essor dont ils pourront être susceptibles » 24.

Dans leur assemblée suivante, les États prennent acte du rapport du syndic général Rome aux commissaires des travaux publics du Bas-Languedoc concernant la Société des Arts de Montpellier. Les éléments de ce texte, cités dans le procès-verbal de l’assemblée des États, méritent d’être exposés ici dans leur intégralité, en ce qu’ils éclairent le fonctionnement présent et futur de l’école de dessin :

« Il en résulte,

1° que cette Société entretient quatre classes de dessein, qui sont enseignées par un directeur et un professeur ; le directeur jouissant de deux mille livres d’appointements, au moyen desquels il est chargé du paiement du professeur.

2° Qu’elle renferme aussi une classe d’architecture, mais que les professeurs ne reçoivent aucun honoraire.

3° Que les dépenses actuelles de cette Société s’élèvent chaque année à la somme d’environ quatre mille deux cents livres, sur laquelle ne recevant que deux mille livres de la munificence des États, il reste à fournir par les associés une somme de deux mille deux cents livres; et que dans ces dépenses ne sont point comprises celle du loyer des salles que le Collège prête gratuitement, ni celle des prix que l’on distribue chaque année aux Élèves, et qui sont dus à la générosité de M. le Maréchal de Biron, Gouverneur de la Province.

Que tel est l’état actuel de l’instruction publique dans les écoles de ladite Société; et qu’à l’égard des moyens et des secours qu’il serait nécessaire d’y ajouter, pour appliquer l’utilité de cet établissement aux ponts et chaussées, il a paru à MM. les Commissaires qu’il suffirait, en y établissant une classe de Mathématiques, dont le professeur serait chargé de démontrer la mécanique et l’hydrodynamique, de mettre en activité la classe d’architecture, et d’y joindre un maître d’écriture; mais qu’en pourvoyant par les États aux frais de ces deux dernières classes, ils se porteraient aussi sans doute à se charger de la totalité de la dépense occasionnée par les écoles réunies de dessein et des ponts et chaussées, comme étant nécessaire l’un à l’autre, et ne devant former qu’un même corps.

[…] La Commission a pensé qu’il pourrait être du bon plaisir des États de charger MM. les Commissaires des travaux publics pendant l’année […] de rédiger de concert avec le Modérateur de ladite Société, un projet de règlement qui tendît à remplir leurs intentions à cet égard, en donnant à cet établissement une forme constante et conforme à leurs vues […] » 25.

Cette déclaration démontre que le financement de l’école de dessin reposait jusqu’alors sur la contribution des associés. Le projet des États d’étendre la compétence à d’autres disciplines en échange d’une contrepartie pécuniaire est une occasion pour ses mécènes de pérenniser leur institution.

L’école des ponts et chaussées de Montpellier

De l’école de dessin à celle des ponts et chaussées

Les commissaires de travaux publics présentent l’avancement de leur mission lors de l’assemblée des États l’année suivante. Ils considèrent, compte tenu du nombre de sujets à traiter, et de « la facilité plus ou moins grande de se procurer dans l’une ou l’autre de ces deux villes, Montpellier et Toulouse, les différents maîtres que des établissements doivent réunir », que leur projet de règlement n’est pas encore abouti, mais qu’ils pourront « remettre à l’assemblée prochaine un règlement fini et déterminé » 26.

Cependant, ils font part de l’enthousiasme suscité dans les deux villes par le projet de création de ces écoles, tant de la part des enseignants que des élèves :

« Les amateurs de ces deux villes, les professeurs et les associés artistes de l’Académie de Toulouse et ceux de la Société de Montpellier, s’étant livrés à l’envi les uns à des dépenses réelles pour soutenir l’émulation par des prix, les autres à des soins généreux et des leçons gratuites pour instruire les jeunes gens qui étaient accourus en grand nombre dans les écoles de ces deux villes sur la foi de l’établissement annoncé comme prochain » 27. (Fig. 2)

Pour soutenir cette ardeur et ne pas abuser de la magnanimité des contributeurs, les États décident d’allouer à chacune des écoles une somme de 3 000 livres, en complément des 2 000 livres annuelles qu’elles recevaient déjà, charge à elles de faire aboutir leur projet de règlement, puis de déployer les moyens et ressources nécessaires à l’enseignement 28.

L’hôtel de Massilian, rue Montpelliéret, très probable siège de l’école des ponts et chaussées
Fig. 2 - L’hôtel de Massilian, rue Montpelliéret, très probable siège de l’école des ponts et chaussées. (Cliché EH)

Le 19 janvier 1787, les associés fondateurs de la Société des Arts de Montpellier convoquent une assemblée générale extraordinaire au cours de laquelle ils prennent acte de la délibération des États. Considérant qu’ils « n’ont eu en vue en formant à leurs frais une école de dessin que de faire pressentir par le développement des talents […] que la ville de Montpellier était traitée à cet égard par la nature aussi favorablement que toute autre » et que le projet de « former en étendant l’instruction aux objets liés à l’administration des sujets propres à diriger les grands ouvrages et les travaux utiles qui en dépendent […] se trouve rempli par la réunion de l’école de dessin à l’école des ponts et chaussées que les États se proposent d’établir, il ne leur reste qu’à […] remettre à la province l’établissement utile qu’ils ont eu le bonheur de former » 29.

En conséquence, ils décident la dissolution de la Société des Arts et la cession aux commissaires des travaux publics du Bas-Languedoc, représentant les États, de tous les biens et dettes de cette Société. Ils chargent leur trésorier de faire un inventaire, qui doit être validé par le modérateur, et remis au Marquis de Montferrier, syndic général agissant par délégation des commissaires 30. Quelques semaines plus tard, Montferrier rapporte que « la valeur des effets cédés excède de beaucoup le montant des dettes ; qu’il en est même dans le nombre qui sont aussi utiles que précieux et qu’il eut été impossible de se procurer sans une très grande dépense » 31.

En parallèle, un règlement intérieur est élaboré, qui précise les objectifs et le fonctionnement de l’école.

« Monseigneur l’évêque de Montpellier a dit encore : Que le sieur Rome, Syndic-Général, a rappelé à MM. les Commissaires que les États, par leur délibération du 11 janvier 1787, accordèrent à l’École des Ponts & Chaussées de Montpellier, réunie à l’École de Dessin de la même ville, une somme de trois mille livres, pour, avec celle de deux mille précédemment accordée audit établissement, être divisée, employée, destinée & appliquée par MM. les Commissaires des Travaux-Publics aux moyens & secours les plus propres à soutenir l’enseignement commencé, l’étendre, le développer, & lui donner tout le degré d’utilité dont il seroit susceptible, pour, sur le rapport qui seroit fait aux États actuels de l’effet qu’auroit produit ce nouvel encouragement, être statué définitivement par l’assemblée ce qu’il apartiendroit, ainsi qu’à l’égard du projet de règlement qui seroit présenté par lesdits sieurs Commissaires.

La Commission a appris avec satisfaction que les progrès de cette École pendant l’année avoient justifié les soins des États, & que le règlement provisoirement formé à cet égard par MM. les Commissaires avoit été communiqué, tant aux Directeurs des Travaux-Publics qu’à l’académie royale des Arts établie à Toulouse, qui ont fourni à ce sujet diverses observations dont on pourra profiter.

Ce projet de règlement, qui contient tous les objets relatifs à la formation de l’École, à l’instruction qui doit y être donnée, & aux encouragements dont les élèves peuvent être susceptibles, ayant été mis sous les yeux de la Commission, elle a reconnu qu’il étoit établi sur les meilleures bases ; & cependant, comme des établissements de ce genre ne peuvent acquérir leur perfection que par l’expérience, elle a été d’avis de proposer aux États de charger de plus fort MM. les Commissaires des Travaux-Publics pendant l’année de s’occuper des observations & modifications dont ce projet de règlement pourra leur paroitre susceptible, & de déterminer pour ladite École le même fonds de trois mille livres, pour, avec celui de deux mille livres accordé, faire la somme de cinq mille livres, qui continuera d’être employée conformément à la délibération du 11 janvier 1787.

Ce qui a été ainsi délibéré, & qu’il en sera usé de même à l’égard de l’École des Ponts & Chaussées de Toulouse. »

[Délibération en séance plénière des États du Languedoc, 18 janvier 1788]

Un fonctionnement réglé dans les moindres détails

Le projet de règlement 32 qui est soumis pour commentaires aux directeurs des travaux publics, en vue de sa présentation aux commissaires 33 se trouve dans le dossier des archives départementales de l’Hérault, il comporte huit articles.

Le propos liminaire stipule que les quatre classes de l’école de dessin seront conservées, et qu’on y joint « un cinquième et important objet pour l’établissement d’une école dans laquelle on professera les différentes parties des ponts et chaussées, soit pour la théorie, soit pour la pratique; ainsi que la coupe des pierres et les mathématiques » 34.

Les cinq premiers articles mêlent des considérations d’emploi du temps, les jours, heure et durée des cours, et de pédagogie en précisant le contenu des enseignements.

Le régime des examens et des prix est décrit dans les trois derniers articles. Les élèves les plus brillants, destinés à poursuivre leur cursus dans l’école des ponts et chaussées de Paris, « subiront un examen général sur tout ce qu’on leur aura montré et s’ils sont reconnus bien instruits par la commission assemblée qui aura assisté à leur examen, le secrétaire de l’académie leur délivrera un certificat signé de lui et de Messieurs les fondateurs » 35. Il est prévu que des prix d’encouragement soient attribués aux élèves chaque année, pour l’école de dessin, d’architecture, mathématiques et ponts et chaussées.

L’enseignement du dessin et celui des disciplines relatives aux ponts et chaussées sont complémentaires, les horaires sont aménagés de telle sorte que les élèves puissent suivre tous les cours.

Pour le dessin, le fonctionnement de l’ancienne école n’est pas modifié, les apprentissages qui étaient en place sont conservés et se composent d’« une première salle des principes du dessein [sic], d’une seconde salle de la ronde-bosse, d’une troisième salle du modèle vivant et d’une quatrième salle pour l’architecture civile et hydraulique ». De même l’horaire des cours, « chaque jour depuis cinq heures du soir jusques à sept » pour les classes de dessin, « deux heures de l’après-midi jusques à quatre heures le lundi, le mardi, le mercredi et le vendredi », les élèves étant censés suivre les deux cours.

Les cours de « ponts et chaussées » se tiennent les lundi, mardi, jeudi et samedi, « depuis deux heures de l’après-midi jusques à quatre heures soit pour la théorie soit pour la pratique ». Les matinées sont consacrées aux mathématiques, « le lundi, le mercredi et le vendredi depuis neuf heures du matin jusqu’à midi ». De plus, il est prévu qu’à la « belle saison de chaque année le professeur des mathématiques condui[se] ses élèves sur le terrain pour leur apprendre la pratique de lever les cartes et le nivellement ».

On remarque que ce projet de règlement prévoit un cursus de deux ans. Or, les projets de cours soumis par les enseignants (cf. infra) prévoient un cycle de trois ans au moins. Ils suivent en cela les recommandations de Charles-François de Saget (1734-1790), qui après avoir été inspecteur, avait été promu directeur pour la sénéchaussée de Toulouse en remplacement de son frère aîné décédé lors de l’épidémie du printemps 1782. Dans une lettre adressée en 1785 au syndic général Jean-Baptiste Rome, il précise qu’« une expérience de deux années [de l’école des ponts et chaussées de Toulouse] nous a fait reconnaître que le cours des études devrait être fixé à trois années au lieu de deux » 36.

Le budget annuel de l’école est fixé à 5 500 livres, soit les 5 000 livres accordées par les États, et 500 livres abondées par la ville de Montpellier. Sur ces fonds, 2 850 livres sont consacrées aux appointements des professeurs et du directeur de l’école, 200 livres au garde-dessin, 300 au modèle vivant et 150 au portier. Les frais d’éclairage représentent 1 350 livres, 300 livres sont consacrées à l’entretien, à la distribution des prix et des expositions, le solde étant conservé pour faire face à des dépenses imprévues 37.

Le corps enseignant est constitué de six personnes. Le directeur, « qui demeure chargé de surveiller les autres professeurs et de maintenir le bon ordre dans les classes », est chargé du cours de ronde-bosse et de modèle vivant. Les autres professeurs enseignent respectivement les principes (cours élémentaire de dessin), l’académie, l’anatomie, l’architecture et les mathématiques. Au moment de la création de l’école au début de l’année 1787, certains postes sont attribués : Bestieu directeur, Claude professeur d’académie, Valadier professeur d’anatomie, Durand professeur d’architecture, Danizy professeur de mathématiques. Le poste de professeur des principes non encore pourvu est mis au concours, par voie d’affichage. Les candidats doivent être jugés « en prenant l’avis des gens de l’art en présence de la commission sur l’académie faite d’après le modèle qui aura le plus de suffrages » 38.

Des professeurs et des ressources pédagogiques de qualité

Dans les disciplines plus spécialement liées aux ponts et chaussées, les mathématiques et l’architecture, l’école s’est attaché les services de personnalités qualifiées.

Le professeur de mathématiques, Jean-Hippolyte Danizy 39 (1748-1827 à Privas) 40 est le fils d’Augustin Danizy (1698-1777) 41. Celui-ci, élève de Jean de Clapiès, l’astronome et premier directeur des travaux publics de la province, est adjoint de la Société royale des Sciences de Montpellier en 1729, puis membre associé à partir de 1733. Il s’est rendu célèbre par un mémoire sur la poussée des voûtes, qui lui vaut une reconnaissance nationale 42. Son fils puîné Jean-Hippolyte se forme à ses côtés et l’accompagne lorsque celui-ci effectue en 1772 une mission d’étude en Espagne sur l’irrigation des plaines d’Aragon. En 1783, Jean-Hippolyte Danizy prend la chaire de mathématiques et d’hydrographie de la Société Royale des sciences que son père avait occupée auparavant 43.

Le professeur d’architecture, Charles Durand (1762­1840), déjà titulaire du poste à l’école de dessin, assurait également l’inspection du canal des étangs au service de la province avant sa nomination à l’école des ponts et chaussées 44. Moins célèbre que la famille Danizy, il a néanmoins la reconnaissance de ses pairs et dans ses nouvelles fonctions, il tire profit de son expérience pour enseigner à ses élèves la manière de dresser des devis 45, ou encore pour leur montrer les méthodes qu’il a lui-même mises en œuvre pour la construction d’un pont 46. Durand est le premier à se préoccuper des supports nécessaires à l’apprentissage et intervient auprès des États pour obtenir que l’école se dote d’une collection de modèles pour l’enseignement, qu’il n’hésite pas dans un premier temps à financer sur ses fonds personnels 47. Une liste des modèles recherchés a été établie :

  1. « Des desseins des palais publics et particuliers
  2. des hôpitaux
  3. des arcs de triomphe
  4. des portes de ville
  5. des fontaines
  6. des marchés ou halles
  7. des prisons
  8. des places
  9. des théâtres
  10. des phares
  11. des aqueducs
  12. des ponts de toute espèce
  13. des maisons
  14. des desseins d’écoles publiques, etc.

On observe qu’il faut que tous ces desseins soient accompagnés de leurs plans et coupes » 48.

Malgré la présence de dessins de constructions privées (palais particuliers, maisons), cette liste se concentre sur l’architecture publique ou édilitaire, sans doute le domaine de prédilection de Durand  49.

Le syndic général Rome apporte son soutien à cette démarche, tout en la recadrant. En effet, dans une lettre à Montferrier en septembre 1787, reprenant les arguments de Durand, il justifie que « l’objet essentiel de l’école devant être l’étude de la construction des ponts et chaussées, il serait à désirer que la Province procurât en dessins bien faits et bien détaillés tous les objets d’instruction dans la construction et la coupe des pierres, tous les modèles y relatifs, comme aussi des modèles de charpente pour connaître la force des bois par la manière dont ils sont employés et des modèles des machines pour le levage des fardeaux » 50. Il va même jusqu’à préciser le besoin, en ajoutant qu’« il serait nécessaire d’avoir les objets d’étude qui tiennent à l’hydraulique, et tout ce qui appartient à la construction et à l’entretien des ports, écluses, canaux, chutes et prises d’eaux aqueducs de dérivation, etc. au lieu que les différents articles de la note du professeur ne présentent des moyens d’instruction que pour l’architecture civile qui n’est qu’accessoire à l’étude des ponts et chaussées » 51.

On voit qu’il s’agit de se procurer non seulement des dessins ou estampes, mais aussi tous types de modèles ou maquettes en rapport avec le cursus des élèves. Conscient que la dépense peut excéder le budget alloué par la province, Rome envisage un plan pluriannuel pour la constitution de ce fonds et propose « que les sommes d’argent que la province pourra destiner à ce genre d’acquisition soient employées annuellement à établir une bibliothèque qui consisterait en livres de mathématiques, mécaniques, architecture civile, et hydraulique, construction de toute espèce tant en maçonnerie qu’en charpente ; à quoi l’on joindrait quelques dessins pour exercer les élèves dans le lavis et les effets des plans » 52.

Dépassant le besoin immédiat, les commanditaires de l’école développent une stratégie à long terme pour doter cet établissement d’un fonds documentaire de référence et asseoir sa compétence.

La préoccupation de centrer les études sur les sujets relatifs aux ponts et chaussées se retrouve dans les propositions de contenu des cours.

Un plan de cours coordonné

La vision d’ensemble et la volonté de coordonner harmonieusement les cours des deux disciplines principales est établie dans un document qui précise que « Le travail du Professeur de mathématique d[oit] être relatif et correspondant à celui du Professeur des Ponts et Chaussées » 53. Il est indiqué que les « parties à traiter par le Professeur de mathématiques ne peuvent être enseignées sans la connaissance préliminaire et complète de la géométrie, du calcul littéral et numérique, ces deux parties essentielles, la clef de toutes les autres seront premièrement enseignées par lui pendant le temps où le professeur des Ponts et Chaussées aussi chargé de l’architecture exercera les élèves au dessein et au lavis des différents membres d’architecture et aux proportions des choses de pure décoration et de goût » 54.

Le programme de mathématiques comprend la géométrie, le calcul littéral et numérique, puis l’étude des coniques, la mécanique, la statique, l’hydraulique, la trigonométrie et le nivellement. On remarque que seul l’intitulé des matières est indiqué, sans précisions sur le contenu ni mention d’ouvrages référence ; c’est plus une liste d’objectifs qu’un programme détaillé.

Le cours de ponts et chaussées est un peu plus détaillé et doit se consacrer :

  1. « aux dimensions qu’il faut donner aux murs de revêtement pour être en équilibre avec la poussée des terres
  2. à la poussée des voûtes, et à la coupe des pierres
  3. à la force et à la résistance du bois pour la construction des cintres, échafaudages et autres œuvres de charpente, soit dans l’eau ou hors de l’eau
  4. à la construction des machines pour l’épuisement des eaux et l’enlèvement des fardeaux et autres
  5. au mouvement ou choc des eaux dans la distribution et la conduite des eaux, l’emplacement des Piles des Ponts, Digues et autres ouvrages hydrauliques
  6. aux différents toisés des terres, maçonneries et charpenterie
  7. à la levée des plans et à l’arpentage
  8. enfin à la construction des profils de chaussées, voyes et canaux pour en déterminer les pentes et les dispositions convenables la situation des lieux » 55.

Axé sur les techniques de construction, et conformément aux objectifs annoncés, cet enseignement vise à former de bons inspecteurs et pas des concepteurs d’ouvrages. L’importance donnée à tous les types de travaux hydrauliques ne doit pas étonner, car comme le note Antoine Picon, « à l’âge classique, la lutte contre l’eau sous toutes ses formes constitue […] l’un des principaux problèmes posés aux techniciens » 56. C’est particulièrement vrai en Languedoc, où la construction de ponts, l’entretien du Canal royal et du port de Sète, les quais de Toulouse et le canal Saint-Pierre (actuel canal de Brienne), les projets de canaux vers le Rhône et ceux d’assèchement des marais constituent une part essentielle de l’activité des ingénieurs des travaux publics.

À ce stade, une comparaison avec les objectifs et l’instruction donnée dans les écoles de Toulouse et Paris s’impose.

Montpellier, Toulouse, Paris

Des écoles sœurs, mais pas jumelles

Les conditions de la fondation de l’école des Ponts et chaussées de Paris, son fonctionnement et le contenu de ses enseignements sont étudiés dans l’article de Fernand de Dartein 57, et surtout dans l’ouvrage de référence tiré de la thèse d’Antoine Picon 58. On n’en reprendra ici que les points utiles à la mise en perspective des initiatives languedociennes.

Le fonctionnement de l’école de Toulouse est décrit dans le règlement dont elle s’est dotée 59. D’emblée, quelques différences apparaissent avec l’établissement montpelliérain. Le nombre d’élèves est fixé à quinze 60, alors que rien n’est précisé à ce sujet à Montpellier, et que les sources ne donnent aucune information. Le cours d’architecture est confié à François Cammas (1743-1804) et celui de ponts et chaussées à Delaistre, un inspecteur des travaux publics de la province, alors qu’à Montpellier Durand s’occupe seul des deux cours 61.

Les conditions d’accès à l’école sont différentes dans les deux villes. À Montpellier, mis à part une mention dans les règlements des différents cours, qui indique que seuls y seront admis ceux qui s’y seront présentés « avec l’agrément de MM. les modérateurs » 62, les sources disponibles ne spécifient aucune condition particulière pour l’admission des élèves. Il en va autrement à Toulouse, où l’article V du règlement stipule que seuls les élèves de l’Académie qui auront suivi avec assiduité les cours de dessin, géométrie et architecture seront autorisés à se présenter à un examen au cours duquel ils seront évalués par les trois professeurs de l’école, sur leurs connaissances et la réalisation d’un dessin. Au vu des résultats, c’est la commission qui préside l’école qui proclamera les admissions 63. Cette procédure formalisée se démarque tout autant des pratiques parisiennes, où l’admission à l’école repose sur la seule décision du directeur Jean-Rodolphe Perronet, après un entretien avec les candidats 64.

Les différences les plus marquantes concernent la durée du cursus et le contenu des cours. En effet, à Toulouse il est prévu une scolarité de quatre ans 65, contre trois à Montpellier. À Paris, au contraire, la durée des études n’est pas fixe, la sortie des élèves étant conditionnée par les besoins de l’administration, certains peuvent demeurer dans l’école pendant plus de huit années 66. Quant aux enseignements, le descriptif du cours de mathématiques toulousain ne se limite pas à la liste des sujets à aborder, mais indique que le professeur doit suivre « le cours de M. l’abbé Bossut, examinateur des élèves du Corps royal du Génie » 67. Hormis cette référence, le programme est assez semblable dans les deux écoles, à ceci près que celle de Toulouse annonce en deuxième année l’étude » 68, des « premiers principes du calcul infinitésimal, objectif plus ambitieux que ceux affichés à Montpellier. L’institution parisienne dirigée par Perronet repose sur un enseignement mutuel entre les élèves d’une même classe. Ainsi, les meilleurs devaient lire et commenter pour leurs camarades des manuels imprimés, dont celui de Bossut pour la mécanique, mais aussi Mauduit pour la géométrie, Clairaut pour l’algèbre ou encore Bézout pour le calcul intégral 69. Cette méthode suppose que ces étudiants aient la maturité et la connaissance préalable suffisante pour accéder par eux-mêmes au contenu de ces ouvrages, ce qui n’était peut-être pas à la portée des élèves des écoles languedociennes. Ce qui conduit à s’interroger sur le niveau des classes et les relations qu’entretiennent ces institutions.

Le projet des États, énoncé lors de leur session de 1784, consiste non seulement à former du personnel pour l’administration provinciale, mais aussi à permettre à ceux qui se destinent à cette carrière d’être préparés à poursuivre leur apprentissage dans « des établissements plus considérables »  70. Comme on l’a vu ci-dessus, l’article 8 du règlement de l’école de Montpellier s’adresse aux meilleurs élèves, appelés à continuer leur scolarité à Paris 71. C’est aussi le projet de Louis de Mondran lorsqu’il jette les bases de ce qui deviendra l’école des ponts et chaussées de Toulouse 72. Dans les deux cas, le cursus donne le niveau de connaissances attendu d’un élève aspirant (le premier grade) à l’école des ponts et chaussées de Paris. Au-delà des besoins de formation locaux, l’ambition des États n’est pas de concurrencer le corps des Ponts et chaussées, mais de faciliter l’accès des jeunes provinciaux à cette carrière. Les établissements languedociens se conçoivent comme des classes préparatoires à la grande école parisienne. Il n’y a donc pas de rivalité, mais plutôt une hiérarchie entre ces différentes institutions.

Les écoles provinciales, un élan interrompu

En 1791, le 19 janvier, est décrétée la nouvelle organisation du corps des Ponts et Chaussées. Ce décret acte l’absorption par le Corps des Ponts et Chaussées des administrations des pays d’états, jusqu’alors autonomes. L’existence des écoles de Toulouse et Montpellier a été trop brève pour qu’une promotion d’élèves ait pu en sortir, même si certains anciens de l’école de Toulouse ont poursuivi leurs études à Paris 73.

La question du maintien des écoles provinciales s’est posée, et a fait l’objet d’un débat argumenté entre Chaumont de la Millière, ingénieur en chef des ponts et chaussées, et Jean-Antoine Ducros. Outre sa charge de directeur des travaux publics dans la sénéchaussée de Carcassonne, à laquelle il avait succédé à Bertrand de Garipuy, celui-ci avait joué un rôle éminent auprès des États qui lui avaient confié diverses missions d’expertise d’études 74 ; il est intégré dans la nouvelle administration au plus haut grade, celui d’inspecteur général 75.

Chaumont de la Millière émet des critiques virulentes contre les ingénieurs des pays d’états, leurs travaux et leur compétence, et s’oppose au maintien des écoles provinciales. Ducros publie en septembre 1790 un mémoire dans lequel il répond point par point 76.

Les deux premiers arguments qu’emploie Chaumont de la Millière à l’appui de la centralisation des écoles sont proches et expriment la crainte que ne se développent des « corporations » locales, si les élèves et futurs ingénieurs voient leur instruction puis leur carrière soumise à l’autorité des seuls mêmes responsables provinciaux. À quoi Ducros objecte que la présence de plusieurs écoles n’implique pas « nécessairement autant de corps séparés » et n’est pas incompatible avec la gestion des carrières au niveau national.

Selon lui, rien n’empêcherait un examinateur d’un établissement d’évaluer les élèves d’un autre ni un ingénieur formé en Languedoc d’exercer ailleurs et réciproquement. Cette mobilité permettrait de plus que l’appréciation des talents et des compétences soit faite sur un plan national, évitant ainsi tous les risques et biais qui résulteraient d’un jugement local.

Une autre objection concerne le contenu des enseignements, qui selon l’ingénieur en chef des ponts et chaussées serait nécessairement de moindre qualité en province qu’à Paris, où se rassemblent les talents et « où les élèves trouvent les meilleurs maîtres ». Ducros réplique que pour l’ensemble des connaissances de base attendues des futurs ingénieurs, il existe « dans plusieurs grandes villes non seulement des écoles publiques […], mais encore des Académies des arts qui offrent des ressources gratuites en tout genre pour tout ce qui est relatif au dessin et à l’architecture ». Et de citer, dans le cas de Toulouse, les principaux collèges de la ville, ainsi que l’école des ponts et chaussées « qui réunissent déjà de bons professeurs […] excepté pour la théorie et la coupe des pierres, objet essentiel, mais qui peut aussi bien être enseigné dans cette ville et partout ailleurs que dans la capitale ». Il considère en outre que « plus ou moins de perfection dans les moyens d’instruction » n’a que peu d’importance puisque les connaissances élémentaires qu’on y acquiert doivent « être fortifiées par une seconde éducation, qui décide véritablement des talents, […] celle que l’on reçoit par la pratique ». (Fig. 3)

Cette Carte Routière Générale du Languedoc a été dressée sous la direction de M. Ducros, Ingénieur Directeur des Travaux publics de la Province et gravée aux frais des États, par Berthault, en 1789
Fig. 3 - Cette Carte Routière Générale du Languedoc a été dressée sous la direction de M. Ducros, Ingénieur Directeur des Travaux publics de la Province et gravée aux frais des États, par Berthault, en 1789. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dernier argument, le coût du maintien de plusieurs établissements, auquel Ducros répond que les frais sont « proportionnés, ou à peu près au nombre d’élèves, et par conséquent […] les mêmes » qu’il y ait plusieurs écoles ou une seule. En marge de cette question du budget global, Ducros évoque l’aspect individuel. Même si un passage à Paris est rendu obligatoire pour tous les futurs ingénieurs, il plaide pour le maintien d’établissements en province « pour préparer des sujets qui seraient ensuite envoyés à Paris lorsqu’on se serait assuré […] de leur talent et de leur application » afin d’éviter à « un père de famille peu fortuné (et presque tous ceux qui désirent faire élever leurs enfants dans les écoles des ponts et chaussées sont de cette classe » les frais de voyage et d’installation à Paris pour un étudiant qui ne serait pas à même de réussir.

Un ressort caché de cette discussion est l’esprit de compétition qui a existé entre les ingénieurs des ponts et chaussées et leurs confrères languedociens, et plus généralement la supériorité dont ceux-là se prévalent sur les administrations des pays d’états en général. On note que Ducros ne revendique pas la reconnaissance de particularismes locaux, et qu’il accepte la fusion des corps d’ingénieurs. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo, mais d’un appel au maintien des établissements de formation décentralisés, avec des arguments qui résument tous les enjeux : reconnaissance de la présence en dehors de Paris, de savants et d’enseignants compétents, accessibilité des études à des personnes issues de milieux moins ou peu fortunés. Ducros n’aura pas gain de cause, et les écoles disparaîtront avec toutes les institutions provinciales, remplacées à Montpellier par l’école centrale 77.

Vers 1825 - 1835, le plan d’alignement dit Atlas des jardins (planche 23, détail) permet de situer approximativement l’École des ponts et chaussées, entre le Collège royal et le nouveau Musée Fabre
Fig. 4 - Vers 1825 - 1835, le plan d’alignement dit Atlas des jardins (planche 23, détail) permet de situer approximativement l’École des ponts et chaussées,
entre le Collège royal et le nouveau Musée Fabre. (Archives municipales, 1Fi10 n° 29)

NOTES

1. En particulier, par Edmond Saint-Raymond « Les travaux d’utilité publique de l’Académie Royale des Beaux-Arts, l’école du Génie », Mémoires de l’Académie des Sciences Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, 1918, 11e série, tome 6, et plus récemment, du point de vue du droit public, dans la thèse de Jérôme Slonina « Des chemins superbes jusqu’à la folie », la politique routière des États de Languedoc de 1753 à 1789, Thèse de doctorat en droit sous la direction de Jacques Poumarède, Université Toulouse I, 1999, et du point de vue de l’histoire des institutions académiques dans celle de Marjorie Guillin « L’anéantissement des arts en province ? » L’Académie royale de peinture, sculpture et architecture de Toulouse au XVIIIe siècle (1751-1793), Thèse dactylographiée de doctorat sous la direction de Pascal Julien et Fabienne Sartre, Université de Toulouse, 2013.

2. Claparède, Jean, « Houdon et la Société des Beaux-Arts de Montpellier (1779-1784) », Études Héraultaises nouvelle série n°9, 1993, p.39-48.

3. Albisson, Jean, Loix municipales et économiques du Languedoc ou recueil des ordonnances, édits, lettres patentes, arrêtes du conseil du Parlement de Toulouse et de la cour des aides de Montpellier, Montpellier, Rigaud et Pons, 1780-1787, Tome II p. 313. Par ailleurs, on trouve une synthèse sur l’histoire de l’administration des travaux publics dans la province de Languedoc dans Slonina, Jérôme, op. cit.

4. Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2357, Novembre 1712-Janvier 1713, passim.

5. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2358, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, f° 31, délibération du 4 janvier 1714.

6. Arch. dép. Haute-Garonne, 1C 2356 à 2376, Procès-Verbaux des assemblées des États du Languedoc, années 1712 à 1732, passim.

7. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2377, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, f° 79 et 80, délibération du 31 décembre 1732.

8. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2385, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, f° 73 et 74, délibération du 18 janvier 1741.

9. Ibid. et Ducros, Jean-Antoine, Mémoire sur les travaux publics du Languedoc, Carcassonne, Imprimerie Heirisson, 1790, p. 21.

10. Ducros, Jean-Antoine, op. cit.

11. Ibid. p. 24.

12. Ibid.

13. Ibid. p. 21.

14. Ibid. p. 22.

15. Idem.

16. Slonina, Jérôme, op. cit. p. 245.

17. Cité dans Saint-Raymond, Edmond, op. cit., p. 342.

18. Ibid. p. 343.

19. Ducros, Jean-Antoine, op. cit. p. 23.

20. Articles XVII et XXVIII des statuts de la Société des Beaux-Arts de Montpellier, cités dans Stein, Henri, « La société des Beaux-Arts de Montpellier (1779-1787) » in Archives de l’art français, Mélanges Lemonnier, nouvelle période tome VII, Paris, 1913.

21. Idem, article XVII des statuts.

22. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2427, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, p. 306, délibération du 16 décembre 1784.

23. Ibid. p. 466-467, délibération du 30 décembre 1784.

24. Ibid.

25. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2428, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, p. 522-523, délibération du 16 février 1786.

26. Arch. dép. Haute-Garonne 1C 2429, Procès-verbal de l’assemblée des États du Languedoc, p. 536, délibération du 11 janvier 1787.

27. Ibid. p. 536-537.

28. Ibid. p. 537.

29. Arch. dép. Hérault, C7903. Les pièces de ce volumineux dossier de l’école des ponts et chaussées ne sont (malheureusement) pas numérotées.

30. Ibid., même compte-rendu.

31. Ibid. Lettre du 27 mars 1787, non signée.

32. Ibid. Arrangements faits par Messieurs les fondateurs de l’académie de peinture, sculpture et architecture de la ville de Montpellier.

33. Ibid. Lettre du 2 août 1787, non signée.

34. Ibid. Arrangements faits par Messieurs les fondateurs de l’académie de peinture, sculpture et architecture de la ville de Montpellier.

35. Ibid.

36. Ibid. Copie de la lettre écrite à M. de Rome syndic général par M. de Saget de Toulouse le 13e Mars 1785.

37. Ibid. Lettre du 27 mars 1787, op. cit.

38. Ibid.

39. On trouve aussi l’orthographe Danyz.

40. Les informations biographiques sur Jean-Hippolyte Danizy sont tirées de Castelnau, Junius, Mémoire historique et biographique de l’ancienne Société royale des sciences de Montpellier, Montpellier, Boehm imprimeur, 1858, p. 178-179.

41. Les informations biographiques sur Augustin Danizy sont tirées de Desgenettes, René-Nicolas Dufriche baron, Éloges des académiciens de Montpellier. Pour servir à l’histoire des sciences dans le XVIIIe siècle, Paris, Bossange et Masson, 1811, p. 214-222.

42. Danizy, Augustin « Méthode générale pour déterminer la résistance qu’il faut opposer à la poussée des voûtes », Histoire de la Société royale des Sciences établie à Montpellier, Volume 2, Montpellier, Martel aîné, 1778, p. 40-56. Les commentaires faits par Frézier sont annexés au texte lu le 27 mars 1732.

43. Jean-Hippolyte Danizy conserve un poste d’enseignant dans l’École centrale qui remplace l’école des ponts et chaussées après 1791. Malgré des publications variées dans le Bulletin de la société des sciences et lettres, il ne laisse pas dans l’histoire du milieu scientifique montpelliérain une trace aussi marquante que son père.

44. Les informations biographiques sur Charles Durand sont tirées de Eyssette, Philippe, « Notice biographique sur M. Charles Durand », Mémoires de l’Académie royale du Gard 1840-1841, Nîmes, Durand-Belle, 1842, p. 283-289.

45. Arch. dép. Hérault C7903, Projet du cours d’architecture pour l’école des ponts et chaussées.

46. Ibid.

47. Arch. dép. Hérault C7903, Lettre à Nosseigneurs des États de Languedoc.

48. Arch. dép. Hérault C7903, Notte des desseins faits à la main qu’il convient de faire venir pour la classe d’architecture de l’école des ponts et chaussées établie par la province à Montpellier.

49. Charles Durand devient ingénieur des ponts et chaussées après 1790, à ce titre, il réalise entre autres la digue du Rhône entre Beaucaire et Tarascon, ainsi que le prolongement du môle du Grau-du-Roi. Il mène par ailleurs une activité d’architecte, avec la construction du Palais de Justice et la restauration de la Maison-Carrée et de l’Amphithéâtre de Nîmes.

50. Arch. dép. Hérault C7903, Lettre à M. de Montferrier du 3 septembre 1787.

51. Ibid.

52. Ibid.

53. Ibid. Plan de tout ce qui doit être enseigné par le Professeur de Mathématiques et celui d’architecture Ponts et Chaussées de l’École établie par Nosseigneurs des États de la Province.

54. Ibid.

55. Ibid.

56. Picon, Antoine, L’invention de l’ingénieur moderne : l’École des Ponts et Chaussées 1747-1851, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1992, p. 56.

57. Dartein, Fernand de, « Notice sur le régime de l’ancienne école des Ponts et Chaussées », Annales des Ponts et Chaussées, 1906/22 article n°19, p. 5-143.

58. Picon, Antoine, op. cit.

59. Arch. mun. Toulouse GG929, Arrangements faits par l’Académie royale de peinture, sculpture et architecture pour l’école du Génie relative aux ponts et chaussées, nouvellement établie pour l’utilité des travaux de la province.

60. Ibid. article V.

61. Ibid. article XXI.

62. Arch. dép. Hérault C7903, Règlement pour la salle des mathématiques, règlement pour la salle des modèles, règlement pour la salle d’architecture.

63. Arch. Mun. Toulouse GG929 op. cit., article V.

64. Picon, Antoine, op. cit., p. 94.

65. Ibid. article V, VI, VII et VIII.

66. Picon, Antoine, op. cit. p. 104.

67. Arch. mun. Toulouse, GG 929, op. cit. Article VI.

68. Ibid.

69. Picon, Antoine, op. cit. p. 107.

70. Ibid.

71. Arch. dép. Hérault C7903 Arrangements faits par Messieurs les fondateurs de l’académie de peinture, sculpture et architecture de la ville de Montpellier.

72. Guillin, Marjorie, op. cit., p. 277.

73. Voir l’exemple de Pierre-Dominique Martin dans Laissus, Yves, (présentation et annotations) Pierre Dominique Martin, ingénieur des Ponts et Chaussées compagnon de Bonaparte en Égypte, Autobiographie 1771-1839, Paris, Guénégaud, 2007.

74. Isaac, Catherine, « Voyager, observer, publier : une mission des ingénieurs languedociens du XVIIIe siècle », Actes du deuxième congrès francophone d’histoire de la construction Lyon janvier 2014,à paraître.

75. Arch. nat. F14/2217/1, Dossier Ducros.

76. Ducros, Jean-Antoine, op. cit., p. 29-40.

77. Claparède, Jean, op. cit., p. 40.