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Description

Usages et techniques agraires dans la région de Pézenas aux environs de 1300

Monique GRAMAIN (Assistante d'Histoire du Moyen-âge à la Faculté des Lettres de Tours - article complet)

L’un des traits les plus frappants de l’histoire économique et sociale du Bas-Languedoc au début du XIVe siècle est l’extrême charge démographique que supporte le pays. Ce phénomène, signalé par Thomas(1) pour la seigneurie des Nogaret dans la sénéchaussée de Beaucaire, n’épargne pas le Piscénois, bien au contraire. Tout la basse vallée de l’Hérault supporte dès cette époque un réseau serré de villages que nous connaissons actuellement et ces villages éclatent dans leur enceinte : à partir de 1275, ils ont tous un ou plusieurs « barris », c’est à dire des quartiers d’habitations à l’extérieur du mur d’enceinte. De plus, entre ces villages, subsistent des hameaux et des « mas » isolés.

De cette constatation découle la majorité des questions que suggère l’étude du Piscénois à cette époque, et tout particulièrement celle de la capacité du pays à nourrir une population si nombreuse. Comment les hommes du début du XIVe siècle arrivent-ils à se nourrir ? Y arrivent-ils ou sont-ils sous alimentés de façon chronique ? C’est à la première de ces questions que je voudrais essayer de répondre en analysant les usages et les techniques agraires de l’époque.

Un système polycultural.

Aux environs de 1300, le Piscénois, comme toute la basse vallée de l’Hérault, est une zone de polyculture à base céréalière.

Les céréales occupent entre la moitié et les deux tiers des surfaces mises en valeur. Au premier rang vient l’orge méditerranéenne. Tout paysan en cultive, puisque la quasi-totalité des cens en nature sont dus en orge. Bien sûr une redevance en orge n’indique nullement que la parcelle correspondante produit de l’orge, puisque les vignes elles-mêmes sont grevées de redevances en orge ; mais elle signifie que le cultivateur de la terre produit dans son exploitation à peu près la quantité d’orge qu’il lui faut pour acquitter la redevance.

Assez loin derrière l’orge viennent le froment et l’avoine. Ils alimentent, plus que l’orge, les courants de commerce des blés : c’est du blé surtout que l’on vend dans les marchés locaux et que l’on expédie les bonnes années vers les villes languedociennes et Marseille.

Si les céréales constituent la base de cette polyculture, la viticulture est déjà étonnamment développée : entre le quart et le cinquième des parcelles cultivées. Les vignes produisent certainement plus que la consommation de l’ensemble des villageois. Bien qu’il ne s’agissen pas de vin célèbre et transporté au loin, la viticulture piscénoise alimente certainement un commerce à moyenne distance, probablement à destination des proches régions montagneuses.

Jardins et près complètent ces activités polyculturales

Dans l’ensemble, les terroirs agricoles offrent un mélange intime, dans chaque lieu-dit, de champs, de vignes et pièces de terre diverses, illustrant jusque dans le détail le caractère polycultural de l’agriculture. Toutefois ce mélange connaît des exceptions.

Sous ce climat, les près ne peuvent s’établir que le long des rivières.

Les jardins qui réclament une main d’œuvre abondante en même temps que des possibilités d’irrigation sont établis, avec les aires, à proximité des murs du village, dans un terroir arrosé par un ruisseau.

On pense souvent que les collines, aux sols médiocres, souvent plus tardivement défrichées, sont réservées à la vigne. Ce n’est que partiellement exact ici. Ainsi à Conas, le seul lieu entièrement consacré à la viticulture est situé sur les rives dut ruisseau qui sort de l’étang de Tourbes. Champs et vignes se partagent les terres basses champs, vignes et olivettes, peu nombreuses semble-t-il, se partagent les collines.

Aux environs de 1300, on sent se dessiner quelques tendances évolutives dans cette polyculture.

La première et la plus facile à discerner est tout simplement celle de l’accroissement des terroirs. En comparaisons du reste de la France et même des bordures montagneuses du Bas-Languedoc, cet accroissement n’est pas considérable. La mise en valeur est alors si poussée qu’on ne peut étendre la culture que dans le détail : sur les bords de l’Hérault, régularisé peu à peu par une succession de moulins et de biefs(2), aux extrémités des étangs que l’on tente d’assécher, aux lisières des bois comme le bois de Sallèles où les habitants de Pézenas et de Caux ont défriché de nouvelles parcelles(3).

La deuxième tendance est le ralentissement de la plantation des vignes. Le XIIe siècle et le début du XIIIe siècle ont été les grands moments de la plantation, aussi bien dans l’Agadès(4) que dans la région de Montpellier(5) ou dans le Piscénois. Mais, aux environs de 1300, dans le Piscénois en tout cas, une certaine saturation semble atteinte et la basse plaine de l’Hérault se tourne vers d’autres intérêts : les jardins et les prés.

Ces nouvelles tendances s’expliquent par des faits complexes. Tout d’abord, ainsi qu’on le remarque d’une façon assez générale en Occident, la modification de l’alimentation, où la viande tient plus de place, incite à développer l’élevage et les prés. Par ailleurs, il est possible que l’on se trouve vers 1325-1330 dans une situation analogue !, à celle que dégage M. Leroy Ladurie pour le milieu du XVIIe siècle(6) : la pression démographique n’autorise plus a diminuer notablement le nombre des champs. Seuls les paysans qui ont assez de terres pour être à l’abri de tout problème de subsistance peuvent abandonner la céréaliculture pour d’autres cultures, elles aussi alimentaires, notamment l’horticulture.

Il n’en reste pas moins que, si une bonne part du terroir est réservées aux blés et aux cultures de subsistance, les cultures spéculatives ne sont pas absentes de la région de Pézenas.

Les méthodes de l’agriculture

Outre la part consacrée aux cultures vivrières, la capacité d’un pays à nourrir sa population dépend aussi des rendements et de l’intensité de l’agriculture.

Jardinage et viticulture impliquent au moins une des formes de l’intensivité, celle du travail humain. Une certaine superficie cultivée en vignes requiert beaucoup plus d’heures de travail que la même superficie en champs et en même temps elle autorise une densité humaine beaucoup plus grande. Une région où horticulture et viticulture occupent une part notable de l’espace agraire, ce qui est le cas du Piscénois vers 1300, dénote donc à priori un abondant travail agricole. Ainsi s’explique, au moins en partie, la forte densité de population que nous avons relevée.

Reste à déterminer si dans chaque catégorie de culture, céréaliculture, horticulture et viticulture, on note à la fois un fort travail et de bons rendements. Nous nous heurtons là à une première difficulté : déterminer le rythme d’alternance des cultures et des repos. C’est un point sur lequel la majorité des documents reste muette.

Il est couramment admis que dans le Midi de la France le rythme est biennal. C’est vrai aussi pour le Piscénois. Mais on trouve aussi des rythmes triennaux classiques, des rythmes triennaux associés à un an de culture, deux ans de jachère et peut-être des rythmes quadriennaux plus compliqués.

Autre aspect de la plus ou moins grande intensivité de la culture : le mode de fumure. Que le fumier ait été recueilli ne fait évidemment aucun doute : les consuls interdisent aux particuliers de Pézenas de creuser des fosses à fumier dans les rues de la ville et du barri(7). Ce fumier était utilisé sur les « ferratjals » mais ces ferratjals semblent peu nombreux et nous n’avons aucune preuve que le fumier ait été utilisé, même en faible quantité, sur d’autres parcelles. Pour la plupart des champs on n’utilisait guère que la fumure naturelle que dispensaient les moutons lors qu’ils pâturaient, les années de jachère ou après les récoltes.

De même que la fumure intense est réservée à un petit nombre de parcelles, les gros travaux d’aménagement agricole sont réservés à quelques quartiers. A proximité des rivières, notamment à partir des biefs des moulins, un réseau de petits canaux apporte l’eau aux époques où le niveau de la rivière n’est pas bas et draine les pluies. Les paysans vont jusqu’à couper les chemins par ces fossés, sans doute pour bénéficier au maximum des possibilités d’irrigation(8). Aussi les consuls de Pézenas créent-ils en 1301 douze carrériers, officiers municipaux chargés d’empêcher ces pratiques. Néanmoins, à côté du vaste « secano », le « regadio » est peu de chose

Le labourage est évidemment un des moments essentiels du travail de la terre. Sur les terres bien cultivées, on laboure trois fois. Le labourage se fait très rarement avec des chevaux, car le cheval de trait, le roncin, coûte trop cher. Mais l’attelage de bœufs est assez courant : la moyenne paysannerie dispose d’un attelage, la paysannerie aisée de deux. Toutefois de nombreux paysans ne sont que brassiers. Et il existe aussi une main d’œuvre qui se loue à la journée pour faire des travaux de labourage.

Le salariat existe en effet. D’une part au moment des récoltes : des textes à peine postérieurs indiquent des équipes de vendangeurs composées, à peu près comme aujourd’hui de coupeuses et de porteurs. Les moissons sont aussi faites par des salariés. D’autre part, pendant l’année, le personnel agricole est régulièrement employé par groupes nombreux dans les vignes(9). Les sources dont nous disposons ne nous permettent malheureusement pas d’aller plus loin dans l’analyse des méthodes culturales et de leurs résultats et nous ne disposons en particuliers pas du moindre élément de calcul des rendements.

L’élevage

L’élevage concerne principalement les bovins, les ovins et les porcins. L’élevage équin reste une activité marginale. Inversement l’élevage des volailles est si universel qu’il est difficile de l’associer au cheptel.

Dans une région aussi peu favorable à la pousse de l’herbe grasse que le Piscénois, tout élevage bovin se heurte à la difficulté de nourriture, à laquelle s’ajoutent les moustiques et les fièvres dus au grand nombre d’étangs(10). Aussi les troupeaux de bovins sont-ils, absents des exploitations de la basse vallée de l’Hérault. L’élevage bovin est limité aux bœufs nécessaires à l’attelage, d’ailleurs nombreux.

Si l’élevage bovin est rare, l’élevage ovin est une des activités principales de toute la population ; du plus petit paysan aux plus riches possesseurs de terres, tout le monde a des moutons. Tout concourt à ce grand développement de l’élevage ovin : les aptitudes climatiques, le faible prix d’achat des moutons et une draperie très vivante dans toute la région de l’Hérault, facilitée à Pézenas par la politique des consuls qui mériterait à elle seule une étude.

S’il est facile de voir que le mouton est universellement répandu, il est plus difficile de déterminer les méthodes de son élevage. Les gros propriétaires disposent en général de plus de cinquante bêtes et d’un berger qui s’adjoint des aides au moment de la naissance des agneaux.

Les petits propriétaires, qui ont en général d’un à une quinzaine de moutons, se chargent parfois eux-mêmes de les garder, mais parfois « joignent ensemble leurs brebis et leurs chèvres pour en former un troupeau »(11).

Il ne s’agit pas d’un berger communal, mais d’une entreprise uniquement privée. Ils peuvent donner aussi leurs quelques moutons en garde, pour un nombre variable d’années, à des paysans possesseurs d’un troupeau plus vaste ou qui veulent assurer un petit complément à leur exploitation. On pense traditionnellement à l’élevage ovin méditerranéen comme à un élevage transhumant. A Pézenas, la Grange des Prés, qui appartenait à l’époque au Chapitre de Lodève, pratiquait ce type d’élevage, comme tous les établissements religieux Nous n’en avons pas de preuves formelles dans ce cas, mais comment expliquer autrement que la Grange des Présloue à la communauté de Pézenas des pâtures comme le causse de « Liauman », exclusivement du mois de septembre au mois de mars ?(12).

S’il est clair que les grands propriétaires ecclésiastiques, et probablement nobles aussi, pratiquaient la transhumance de leurs troupeaux ovins, le fait est beaucoup moins net pour le cheptel paysan. Parmi tous les contrats par lesquels un particulier met ses moutons en garde chez un paysan, je n’en ai encore trouvé aucun qui ait un rythme saisonnier. Au début du XIVe siècle il semble probable que la transhumance n’ait pas été pratiquée par la majorité des troupeaux ovins paysans.

Il est d’ailleurs assez révélateur de l’organisation économique de l’élevage ovin dans notre région que la transhumance ne soit attestée que pour les établissements religieux. Eux seuls pratiquent, semble-t-il, un élevage d’envergure. Les consuls de Pézenas, pourtant bien pourvus de terres, ne sont visiblement pas de gros éleveurs. En tant que bouchers et drapiers, nombreux parmi, les consuls et conseillers, ils favorisent le commerce de la laine et du bétail, mais à l’intérieur du terroir de Pézenas les intérêts qu’ils défendent, les leurs, sont ceux des cultivateurs. Si, en 1265, l’interdiction des caprins du territoire de Pézenas(13), interdiction qui reste visiblement sans effet, touche peut-être surtout le bétail des petites gens et ne suffit pas à confirmer l’hypothèse que je viens de formuler, la mesure interdisant les olivettes au pacage commun, en 1307, frappe bien tout l’élevage(14).

L’élevage ovin paraît donc pratiqué suivant deux formules : en grand par les établissements religieux et exceptionnellement par quelques particuliers, et comme appoint par le reste de la population.

Il est vraisemblable que cet appoint ait été plus gros en proportion des autres biens chez les petits exploitants que chez les gros propriétaires. Cette situation est d’ailleurs normale sous l’Ancien Régime c’est elle que M. Appolis décrit encore pour la même région au XVIIIe siècle(15). Dans ces conditions, on conçoit bien la difficulté de faire respecter l’interdiction des caprins et les défens des près et des olivettes, si les, revenus d’appoint sont fournis aux petits paysans par l’élevage du menu bétail et si les récoltes d’herbe et d’olives sont les principaux bénéfices des gros cultivateurs que sont les notables piscénois.

Beaucoup plus encore que l’élevage ovin, l’élevage porcin se présente comme une entreprise de petite envergure. Le porc, sous forme de lard salé, est à la base de la nourriture carnée de la population piscénoise : c’est la seule viande mentionnée par le tarif du péage de Pézenas.

Tout paysan a son porc et les bandiers qui n’ont pas le droit d’avoir des moutons ont le droit d’élever un porc. Outre les divers détritus, les porcs sont nourris par la glandée, autorisée dans les bois et les garrigues.

Les usages communautaires

La coexistence des deux types d’activité précédemment analysés, culture et élevage, est organisée sur l’ensemble du terroir par un certain nombre de règles et d’usages valables pour toute la communauté. Ces usages varient peu d’un village à l’autre et l’exemple de Pézenas, bien connu grâce aux archives municipales conservées ici mieux qu’ailleurs, illustre des pratiques observées dans toute la basse vallée de l’Hérault.

Le principe de ces usages parait simple au premier abord. C’est celui de la vaine-pâture : les terres sont ouvertes au pacage commun après les récoltes. Mais derrière ce principe simple, se cache une situation complexe. Un certain nombre de terres échappent à la vaine-pâture et un certain nombre de personnes n’en bénéficient pas ; à la jonction de ces exceptions réelles et personnelles se trouve le difficile problème de la nature juridique de la communauté villageoise aux XIIIe et XIVe siècles, déjà loin de ses origines.

Le cadre territorial de la vaine-pâture est le finage, le « districtus », de chaque. village. Il n’y a pas dans le Piscénois de droit de parcours ; chaque communauté est confinée dans son territoire. Ce trait est assez caractéristique du particularisme villageois ; l’esprit de clocher règne ; aussi les querelles et les procès concernant les limites des terroirs abondent-ils dans toutes les archives communales.

Il n’existe pas d’assolement obligatoire. Nous l’avons constaté plus haut : dans chaque terroir, champs, vignes, olivettes et prés sont juxtaposés, les critères d’emplacement étant les aptitudes pédo-logiques, microclimatiques et les besoins de l’exploitant. D’ailleurs les contrats passés entre les consuls et les bandiers de Pézenas, à l’entrée en charge de ces derniers, ne mentionnent aucune sole.(16)

A Pézenas, champs et vignes sont livrés à la vaine-pâture après les moissons et les vendanges. La date de fermeture des champs à la vaine-pâture est l’ensemencement, tôt en saison puisque la majorité des céréales sont des blés d’hiver et que je ne connais aucune mention d’« écimage ». Pour les vignes, ce doit être l’épanouissement des bourgeons, mais ce terme n’est jamais précisé. Il est tout à fait remarquable que, dans notre région, comme en Roussillon, les vignes ne soient pas mises en défens spécial. Ici comme là, peut-être à cause des aptitudes climatiques, l’intégration des vignes au statut commun de la vaine-pâture ne les a pas empêchées de se multiplier.

Il existe cependant quelques cas de tènements viticole clos, non pas à la proximité immédiate de Pézenas mais entre Gabian et Magalas(17), mais ces clos pourraient bien être d’anciens vignobles seigneuriaux récemment allotis, si l’on en juge par les redevances très particulières qui y sont dues.

La règle générale pour les vignes est donc la vaine-pâture.

Près et rivages suivent le même régime : ils sont en défens jusqu’à la récolte des herbages, vers la Pentecôte. Rien n’est précisé concernant le regain(18). Le statut des olivettes se modifie peu après 1300. Jusqu’en 1307 on ne peut savoir si elles étaient ouvertes toute l’année à la vaine-pâture ou seulement après le ramassage des olives. Le plus probable est qu’elles suivaient le règlement des champs que, dans bien des cas, les oliviers se contentaient de complanter ; l’olivette plantée d’oliviers serrés, sans autre culture, était encore rare à cette époque. En 1307, les consuls de Pézenas se plaignent auprès du viguier de Béziers des dommages faits par les moutons aux olivettes et le viguier interdit de pâturer toute parcelle comptant au moins cinq oliviers vivants, réputés dès lors olivettes. On ne sait quel fut le destin de cette ordonnance. Quelques années plus tard, en 1331, les contrats passés entre les consuls et les bandiers ne parlent pas des olivettes. Ou bien, l’ordonnance a été rapportée, sans que nous ayons gardé trace de ce changement, ou bien elle est appliquée et il n’est pas besoin de répéter cet usage entré dans les mœurs. Les jardins sont exclus de la vaine-pâture et sont probablement clos dans bien des cas. De toute façon, leur groupement dans des quartiers bien définis du terroir rend la surveillance de ce défens très facile.

Il existe deux types d’infraction à ces coutumes. L’une consiste à en enfreindre les défens, c’est la plus grave ; l’autre à faire un dommage dans la parcelle ouverte à la dépaissance commune. En effet, ouvrir une terre à la dépaissance commune ne signifie pas évidemment la laisser dévaster par le bétail. Les bêtes pâturant doivent être rigoureusement gardées. Pour chaque infraction, le coupable doit payer à la fois le ban, c’est à dire la punition d’avoir rompu l’ordre public, dont le montant va aux autorités publiques et l’amende (ou talle ou domage), qui rembourse le propriétaire lésé. Le montant du ban est très variable, d’un mouton ou six sols pour l’infraction la plus grave, à l’obole pour l’infraction la moins grave. Si le coupable ne paie pas immédiatement, les bandiers le « pignorent » c’est à dire qu’ils prennent en gage soit quelques bêtes, soit une pièce de son habillement, que le coupable retrouvera lorsqu’il aura acquitté l’amende due.(19)

Quand le montant du ban est d’un mouton, il en va un quart au bayle du roi, c’est à dire au représentant du roi dans le village ; ces sommes sont évidemment versées au trésor royal. Pour les autres montants du ban, il en va un tiers aux caisses municipales et deux-tiers aux bandiers. Le dommage est fixé par les bandiers, mais si la victime l’estime inférieur au dommage commis, il peut le faire expertiser par l’un des cinquante prudhommes désignés à cet effet par les consuls. Tout doute concernant une affaire de ban ou de talle est porté devant la juridiction consulaire. Les bandiers, sont désignés par les consuls et restent en fonction d’une fête de Pâques à la suivante.

C’est donc une affaire strictement consulaire que l’organisation et la surveillance de la vaine-pâture ; les autorités seigneuriales, du moins dans cette solide communauté qu’est Pézenas, n’y jouent aucun rôle.

La vaine-pâture languedocienne a été interprétée par MM Appolis et Dion plutôt comme une tolérance réciproque que comme un véritable usage communautaire. Une remarque à propos du bannerage me parait confirmer cette idée pour les environs des années 1300. Après la récolte, lorsque les terres sont livrées à la vaine-pâture, les droits du propriétaire ne disparaissent pas absolument : chacun reste son propre bandier chez soi et dans le cas où le propriétaire a exercé lui même le bannerage, il perçoit le montant du ban et de la talle et doit, comme un bandier, un quart du ban au bayle royal.

La vaine-pâture, saisonnière, est complétée le reste dé l’année par le pacage sur les communaux. La communauté de Pézenas par exemple, ensemble largement pourvu, et les communautés voisines, consacrent une lourde part du budget communal à l’achat de nouveaux communaux qui étaient auparavant, dans bien des cas, de vastes parcelles seigneuriales et que les seigneurs en difficulté financière cèdent aux communautés villageoises.

Le problème le plus délicat que pose la vaine-pâture de cette époque est de savoir si l’on peut s’exclure librement de ces usages communautaires ou si la vaine-pâture est obligatoire et de déterminer exactement qui en use ou qui n’en use pas.

Qu’il y ait eu des tentatives pour sortir de la vaine-pâture de la part d’individus ne fait aucun doute. Ainsi un habitant de Lézignan avait dû vouloir interdire l’accès de ses terres à ses concitoyens et il doit venir affirmer devant le bayle royal de Pézenas qu’il n’empêchera en rien les habitants de Lézignan de venir faire pâturer leurs bêtes et de ramasser du bois sur ses terres(20). C’est très probablement un échec d’une tentative pour mettre ses terres en défens et s’extraire des obligations communes. D’autres ont-ils été plus heureux dans leur tentative ? Cela semble difficile, étant données le perfectionnement de l’administration consulaire et la vigilance des officiers de la commune, du moins tant que les consuls n’aient pas été eux mêmes convertis à l’individualisme agraire. La vaine-pâture semble donc être une obligation pour tous les membres de la communauté villageoise.

Si tous les membres de la communauté villageoise sont soumis à l’obligation de la dépaissance commune, tout le monde appartient-il à la communauté villageoise ? Tout le monde bénéficie-t-il de la dépaissance commune et ceux là également ? Le problème est plus difficile à résoudre pour l’époque qui nous occupe et débouche sur celui des fondements juridiques de la communauté villageoise.

L’appartenance à la communauté se marque par deux faits : la contribution aux tailles communes et la jouissance des pâturages communs. L’un est-il la condition de l’autre et peut-on jouir des pâturages communs sans payer la taille ? La question se pose d’abord pour les « nihil », ceux qui sont trop pauvres pour contribuer à la taille, c’est à dire dans ce pays de taille réelle, ceux qui ne possèdent aucune terre. A notre époque, aucun texte ne permet de déterminer si ces « nihil » étaient exclus de la vaine-pâture ni, comme ce fut le cas plus tard, si le montant de la contribution à la taille commune influence le nombre de bêtes autorisé sur la vaine-pâture. Il est probable que la vaine-pâture était libre de ce point de vue.

Le cas des nobles et des ecclésiastiques est plus délicat encore. En effet ici sont mêlés le droit de participer à la vaine-pâture, le droit de mettre ses terres en défens et celui de ne pas contribuer aux tailles communes, privilèges réclamés par ces deux catégories sociales, mais qui paraissent intolérables et inconciliables aux communautés villageoises. Aussi les dernières années du XIIIe siècle fourmillent-elles de procès opposant nobles ou ecclésiastiques aux consuls des villages.

Le cas se complique...

Le cas se complique encore par le fait que, traditionnellement, les bois et autres terres incultes appartenaient aux seigneurs, mais étaient ouverts aux paysans pour y faire dépaître leurs bestiaux, y ramasser du bois et y pratiquer la glandée, avec ou sans paiement d’un droit d’usage. A Pézenas ces libertés semblent se réduire vers les années 1300, parce que les défrichements limitent les terres où elles s’étendaient et parce que certains seigneurs les réduisent volontairement. Ainsi à Conas, où les seigneurs qui disposaient d’une « matte », longue pièce de terre à pâture, le long de l’Hérault, précisent aux consuls en 1336 qu’elle sera désormais en défens(21). De même le bois de Sallèles au terroir de Pézenas se trouve peu à peu interdit à l’usage des habitants de la ville(22) : ce bois appartenait en indivis à la famille de Roquefeuil et au roi ; la part de Roquefeuil est peu à peu accensée et cultivée et le roi, dans le cadre d’une politique générale de meilleur entretien des forêts royales, interdit aux habitants de Pézenas l’accès de sa part pour y faire pâturer leurs troupeaux(23). Les réserves incultes des seigneurs sont donc de moins en moins ouvertes au droit d’usage de la communauté.

Ces restrictions ne semblent pas entrainer de difficultés juridiques, probablement parce que, réputées nobles, ces terres sont en quelque sorte en dehors du territoire communal.

Pour les terres cultivées appartenant à des seigneurs laïcs ou ecclésiastiques, il faut envisager deux cas suivant que la terre appartient « de toute ancienneté » à des seigneurs ou qu’elle est d’acquisition récente.

Sur les anciennes réserves, la situation est claire, les consuls et la coutume acceptent qu’elles soient en défens C’est ainsi que le centre d’exploitation de la Grange des Prés(24), le centre des biens de la Commanderie des Hospitaliers, les biens de certains seigneurs laïcs comme le seigneur de Castelnau ou la famille de Roquefeuil sont en défens dans le territoire de Pézenas. Cette interdiction n’est levée, pour la Grange des Prés, que pour le décimaire de St Christophe de Gouvers, où la dîme appartient au chapitre et où le droit de ban appartient en commun au chapitre et aux consuls de Pézenas(25). Sans doute la dîme, et plus généralement les droits de seigneurie banale, donnent-ils le droit de pacage dans toute l’étendue de la seigneurie.

Pour les terres nouvellement acquises par les seigneurs, l’attitude des consuls est différente. En effet, au fur et à mesure que les gros exploitants seigneuriaux, surtout ecclésiastiques – car les seigneurs laïcs en ont rarement les moyens – achètent à proximité de leurs anciennes réserves la propriété utile de parcelles sur lesquelles ils ont les droits éminents, ils souhaiteraient les mettre en défens, comme les parcelles qu’ils ont depuis longtemps. Telle fut la politique de la Grange des Prés. Les consuls et la communauté tentèrent de s’y opposer autant qu’ils le purent(26). Toutefois une série de grignotements, pratiqués aux moments opportuns et sur lesquels les consuls durent à posteriori transiger, donnèrent quelques succès aux chanoines de Lodève.

Il n’en reste pas moins qu’on voit, dans ce domaine, s’appliquer deux coutumes différentes : l’une réservée aux biens réputés nobles, qui sont en dehors du bannerage communal et de la dépaissance commune, et l’autre aux biens roturiers qui sont obligatoirement soumis aux devoirs communautaires. Le statut de la terre ne dépend plus à cette époque du rang social de son propriétaire : le système de réalité semble dans ce domaine bien établi.

Dans une atmosphère générale de lourde charge démographique, où le manque de terre est probablement vivement ressenti, et où les pratiques de la culture et de l’élevage, pour aussi intensives qu’elles soient, étant données les conditions techniques et climatiques, nourrissent sans doute au plus juste la population, ces luttes pour ou contre les usages communautaires prennent une importance considérable et c’est bien souvent autour de ces problèmes que l’on voit se dessiner les diverses classes sociales et leurs antagonismes.

La petite paysannerie est sans doute très attachée au maximum d’extension de la vaine-pâture et des communaux, il n’y a là rien que de très habituel. La bourgeoisie et la paysannerie riche que représentent bien les consuls, ne s’opposent encore qu’exceptionnellement à la vaine-pâture. Ces deux groupes se trouvent unis contre les tentatives des établissements religieux pour étendre leurs défens, c’est à dire limiter l’extension de la vaine-pâture.

Monique GRAMAIN
Agrégée d’Histoire
Assistante d’Histoire du Moyen-âge de la
Faculté des Lettres de Tours.

Informations complémentaires

Année de publication

1970

Nombre de pages

9

Auteur(s)

Monique GRAMAIN

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