Une personnalité d’exception :
la montpelliéraine Régine Lacroix-Neuberth 1912-2010

* Docteur d’Etat en Histoire

Sa vie, un théâtre permanent

Régine Lacroix (Fig. 1) naquit à Montpellier le 2 novembre 1912 dans une villa, rue Flaugergue, proche de la place de la Comédie. Elle était fille unique dans une famille bourgeoise aisée. Son père, Pol Lacroix gérait un important cabinet d’assurances en association avec Auguste Gibert, qui fut maire de la ville.

Lorsqu’elle eut huit mois, ses parents découvrirent qu’elle était déhanchée et les médecins lui imposèrent jusqu’à l’âge de trois ans, un long séjour dans le plâtre. Elle souffrit toute sa vie de cette infirmité. Elle savait déjà lire quand elle fréquenta à l’âge de quatre ans sa première école primaire, rue Mareschal dans le quartier Boussairolles. Tous les soirs, en rentrant du bureau, son père lui avait appris à syllaber dans un petit manuel.

Sa mère souffrait d’une sorte d’anémie. Elle s’intéressa vraiment à elle quand elle se rendit compte de son infirmité. Elle fit tout son possible pour l’aider car l’enfant, dotée d’un caractère affirmé, était bien décidée à s’en affranchir par une pratique sportive assidue.

Régine éprouva pour ses parents un amour passionné. Elle avait le pressentiment que sa mère disparaîtrait jeune. Aussi se levait-elle la nuit pour l’entendre respirer. Son père l’éleva dans le sens du devoir et de la rigueur. Admirative de ce grand séducteur, avec lequel elle vécut en symbiose jusqu’à la fin de sa vie, elle estimait avoir hérité de son tempérament.

Elle conserva toute sa vie un timbre de voix grave et un rire qui lui permettait d’être reconnue sans être vue. Ses camarades d’enfance s’en moquaient.

Portrait de Régine vers 1940
Fig. 1 - Portrait de Régine vers 1940

Son adolescence ne fut pas facile. Elle se sentait peu féminine. Son handicap physique la gênait. Elle ne pouvait pas marcher longtemps. Dès l’âge de quinze ans, à l’insu de ses parents, elle abandonnait sa chambre pour errer dans les rues, au milieu de la foule, jusque vers une heure du matin. Ses vrais compagnons de souffrance furent les animaux comme les chiens et les chats pour lesquels elle éprouva toujours beaucoup d’affection.

Ses études furent essentiellement littéraires. Elle entra à treize ans au Cours Privat, une école privée pour jeunes filles de la bourgeoisie qui se trouvait rue Salle l’Évêque et qui s’ouvrait sur un jardin suspendu au-dessus de l’Esplanade. La directrice était la femme du Conservateur du musée Fabre. Elle donnait des cours de français, d’histoire et de géographie d’une façon originale, mais très attachante. C’était une méthode allemande qui avait vu le jour vers 1925. L’enseignante laissait à ses élèves le choix d’un auteur classique ou d’une période historique, puis elle leur demandait d’aller chercher de la documentation dans les bibliothèques de leurs parents. Le travail en classe consistait alors à classer et à confronter les documents trouvés. Régine aimait beaucoup cette façon de travailler. Jusqu’à la fin de sa vie, elle réunira de la documentation puisée dans des livres qui encombraient sa salle de travail. Je l’ai toujours vue, un crayon à la main, en train d’écrire des notes sur des cahiers ou des feuilles de papier.

Ces cours étaient pour elle un enchantement. Certes, ils ne la préparaient pas au baccalauréat, mais, affirmait-elle, ils lui avaient donné un niveau bien supérieur sur le plan littéraire. Son souci du mot exact venait vraisemblablement du fait que son professeur lui fit travailler le style.

Carte d’identité en 1943
Fig. 2 - Carte d’identité en 1943

Ces cours étaient pour elle un enchantement. Certes, ils ne la préparaient pas au baccalauréat, mais, affirmait-elle, ils lui avaient donné un niveau bien supérieur sur le plan littéraire. Son souci du mot exact venait vraisemblablement du fait que son professeur lui fit travailler le style.

Appréciée en raison de sa vivacité d’esprit, Régine prolixe en jurons, obtenait souvent le prix de politesse. A ses camarades stupéfaites qui s’en étonnaient, Madame Privat faisait observer que la politesse ne se plaçait pas nécessairement où elles l’imaginaient. Il est vrai que malgré sa tendance à s’emporter et à laisser échapper de sa bouche quelques grossièretés, on percevait chez elle un souci d’urbanité 1.

Jeune fille de bonne famille, Régine fréquenta les bals de la bonne société montpelliéraine. Ses parents recevaient souvent plus de vingt personnes dans leur grande maison. Jolie brune aux yeux noirs, imitant le style de Greta Garbo et coquette, elle aimait plaire et danser. C’est au bal des petits lits bleus de Montpellier, à dix-huit ans, qu’elle rencontra Gaston Grasset, un jeune homme séduisant, blond, à l’allure d’un lord anglais, plus âgé qu’elle de six ans, Elle en devint follement amoureuse, si bien que leurs relations intimes inquiétèrent sa mère. Son père ne se doutait de rien. A la fin de l’été, son père lui interdit de le voir, elle n’était pas prête à affronter la vie. Ses études restaient insuffisantes et elle se comportait comme une enfant gâtée. (Fig. 2)

Alors qu’elle lui demandait l’autorisation de se marier, son père connaissant son caractère, lui fit la proposition suivante : « Tu vas avoir dix-huit ans, si tu veux, je te laisse te marier dans un an, à la condition que dans le bureau des assurances, tu sois capable de tout faire, de diriger les comptables, les dactylos, de recevoir les clients, et de savoir gérer un sinistre. Tu rédigeras les contrats, tu recevras les inspecteurs. Si tu es en mesure de faire tout cela, je te le promets, je t’autoriserai à te marier. Mais si j’ai un seul reproche à te faire, tu auras perdu ton pari. »

Elle était sûre de le gagner et remplit son contrat. Loyal, son père lui accorda l’autorisation le jour de ses dix-neuf ans, le 2 novembre 1931. Elle se maria vingt jours plus tard et son mari entra dans le cabinet d’Assurances de Pol Lacroix.

La première année de leur mariage fut une véritable lune de miel, si bien qu’au bout d’un an, Régine annonça à ses parents qu’elle était enceinte. Si la mère accueillit la nouvelle avec bienveillance, le père furieux de devenir grand-père à cinquante ans préféra passer la nuit dehors. Sa fille Marielle naquit en 1933. (Fig. 3)

La famille Grasset
Fig. 3 - La famille Grasset

Gâtée par l’existence, Régine continua de mener une vie de femme choyée, jusqu’au jour, où à l’âge de vingt ans, elle perdit sa mère, tuée dans un accident de voiture près de Brignoles, dans le Var. Son père en sortit indemne. Sa mère lui avait demandé de lui écrire à la fin de la semaine pour donner de ses nouvelles. Quand le samedi vers trois heures de l’après-midi, elle écrivit sa lettre, elle prit conscience qu’elle ne s’adressait pas à sa mère, mais à son père. Cette disparition brutale provoqua un choc émotionnel intense qui l’amena à se cloîtrer dans sa chambre, tous volets fermés, générant une dépression qui dura près d’un an. Elle venait de perdre sa compagne de guerre contre son infirmité, qui, par une pratique intelligente constituée de divers exercices, lui avait permis de la supporter. Son tempérament bien trempé lui permit de reprendre le dessus. Elle reprit ses activités aux côtés de son mari qui continuait de la séduire par son rayonnement et son charme. Tout ce petit monde voyageait ensemble dans une ambiance de dolce vita, séjournant en Catalogne, sur la Côte d’Azur, dans les stations de ski. Pendant ce temps leur fille Marielle restait sagement à la maison sous la garde des bonnes ou de la grand-mère paternelle.

Cependant Gaston Grasset vivait sous l’emprise du jeu et perdait des sommes énormes au Casino. Au bout de sept ans, le couple se sépara et en mars 1942, Régine apprit que son ex-mari s’était suicidé dans un hôtel d’Arles à cause de ses dettes. Comme pour la disparition de sa mère, Régine s’enfonça dans une période de dépression de quelques mois, puis, son énergie reprenant le dessus, elle décida de se battre pour élever sa fille. Tout en travaillant dans les Assurances, elle opta pour la peinture de portraits et le théâtre.

Un nouvel homme apparut dans sa vie en la personne d’un médecin juif qui l’impressionna vivement. Quand il fut arrêté par la Gestapo, elle tenta de le faire libérer. Elle utilisa pour ce faire, un procédé dangereux relevant d’une inconscience certaine. Elle demanda à être reçue par le chef de la police allemande de Montpellier. Comme il était absent, elle fut priée de revenir le lendemain. Obstinée, elle s’assit alors sur une chaise et y passa la nuit après avoir assuré qu’elle ne partirait pas sans l’avoir rencontré. Au matin, parfaitement ignorante du sort que les nazis réservaient aux juifs, elle sollicita l’autorisation de suivre son amant en déportation si on ne pouvait pas le relâcher, ce qui lui fut refusé. A force d’arguments, elle demanda la permission de lui apporter son violon. Le médecin rentra des camps au mois de juillet 1945, les poumons sévèrement atteints. Elle alla lui rendre visite à l’hôpital de la Salpêtrière. Il la rejoignit à Montpellier en septembre avant de regagner Paris avec l’intention de la revoir. Mais ce fut leur dernière rencontre, car il mourut quelques jours plus tard. Sa rencontre avec son second mari date de cette période.

Jean Neuberth, né en 1915 à Paris, était issu d’une famille de musiciens. Son père était premier violon des Concerts Colonne et sa mère claveciniste enseignait le français au lycée Lakanal. Ancien aviateur militaire, acrobate parachutiste dans les années trente, il avait fait la connaissance d’Henri-Jean Closon (1888-1975), l’un des tout premiers peintres abstraits français, qui l’initia à la peinture. Depuis 1937, Neuberth participait aux rares expositions d’art abstrait organisées en France et ne se consacra entièrement à la peinture qu’après 1942.

Présenté par Louis Charles Eymard, un peintre montpelliérain, ami de Valéry Larbaud, Régine fut séduite par sa personnalité. Devenue sa maîtresse, elle l’installa dans la vaste maison de famille, rue des Deux Ponts proche de la gare, maison qui avait appartenu au peintre décorateur Édouard Lefèvre, auteur des fresques du buffet de la gare de Lyon. Elle l’initia au théâtre, puis au spectacle de marionnettes qu’elle avait monté avec Yves Joly (1908­2013), comédien, plasticien et metteur en scène d’objets animés, où la main « cette âme de la marionnette », tenait une grande place. Comme elle vivait dans une famille de comédiens amateurs, le théâtre lui plaisait. Ses parents aimaient jouer la comédie devant leurs amis. Le grand salon se transformait en salle de représentations. Depuis l’âge de cinq ans, son père lui faisait réciter des poèmes et la laissait monter sur la scène. (Fig. 4)

Jean Neuberth vers 1955
Fig. 4 - Jean Neuberth vers 1955

Après sept ans de vie commune, Régine et Jean Neuberth se marièrent en 1951. On peut se demander pourquoi, car chacun poursuivait des vies amoureuses parallèles. Ils divorcèrent d’ailleurs en 1958, mais restèrent en contact jusqu’à la disparition de Jean à Chantilly en 1996. Flattée par sa notoriété, Régine conserva son nom.

Au lendemain de la libération de Montpellier en 1945, les clients s’étant faits rares, elle dut abandonner les Assurances. Elle trouva alors un emploi à la station de Radio de Montpellier où elle rencontra un homme de théâtre, André Var qui dirigeait le théâtre radiophonique. Elle lui succéda quand il partit à Paris. C’est à cette époque qu’elle commença à former des comédiens et créa avec eux la Compagnie du Peyrou en 1945. L’année suivante, au concours national des jeunes compagnies, la sienne fut classée troisième sur quatre-vingt. C’est là que commencèrent ses recherches sur la pédagogie du comédien.

La Compagnie cessa ses activités en 1948, faute de subsides. Sa qualité de journaliste de radio permit à Régine de côtoyer des acteurs professionnels qui venaient en tournée à Montpellier, tels que Pierre Fresnay, Yvonne Printemps, Pierre Brasseur, Sylvia Montfort, Edwige Feuillère, Claude Nollier, Odette Laure qui devint son amie, et François Truffaut.

Elle joua au théâtre de l’Atelier à Paris aux côtés de Michel Bouquet dans Le Révizor de Gogol. Mais au métier d’actrice, elle préféra toujours la mise en scène. Pour elle, c’était le plaisir de voir surgir la vie, la réalité, l’authenticité des choses à travers le jeu des comédiens. Les voir se saisir de la vie du texte par la présence à eux-mêmes était une véritable jubilation mais, assurait-elle, cela exigeait un travail inlassable. Âgée de plus de cinquante ans, elle renonça à ses passions amoureuses et se consacra à ce qui deviendra l’œuvre de sa vie.

Tout commença par l’expérience passionnante d’une salle de cinéma réservée aux enfants à Montpellier, 27, rue des Deux ponts, proche de son domicile, une salle de prophylaxie mentale montée sous l’impulsion du Professeur Robert Lafon (1905-1980), psychiatre titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales et nerveuses à la Faculté de Médecine de Montpellier en 1964, et membre fondateur de l’institut de psychopédagogie médico-sociale de Montpellier (IPPMS). La salle où Régine faisait répéter les acteurs de théâtre était animée en grande partie par des enfants dont les âges s’échelonnaient entre huit et douze ans. (Fig. 5)

La salle de cinéma et la maison familiale, rue des Deux-ponts
Fig. 5 - La salle de cinéma et la maison familiale, rue des Deux-ponts. (Cliché EH)

Ayant préparé un diplôme de psychopédagogie, elle voulut expérimenter les théories du neuropsychiatre Henri Vallon (1879-1962) sur la notion de perfection. Si l’expérience ne fut pas très réussie au point de vue de la psychologie, elle fut riche en revanche sur le plan des relations humaines. En effet, les enfants issus de milieux sociaux différents pouvaient voir et revoir le même film. Régine constata aussi que les enfants pouvaient entrer sans difficulté dans un film, ou pas du tout. Observant leurs réactions, elle les corréla aux rythmes des séquences filmées. Quelle que fut la qualité du film, elle constata qu’elles étaient toujours les mêmes. Elle en parla à François Truffaut venu participer à des travaux de montage cinématographique. Lorsqu’il organisait un montage, il plaçait une alternance de séquences rapides et lentes. Il fut ravi quand Régine lui expliqua que l’intérêt du public pour une œuvre filmée, théâtrale ou musicale repose sur la loi naturelle de l’alternance, c’est-à-dire sur les contrastes rythmiques. Dans la musique classique, un mouvement lent succède à un autre plus rapide.

Peu à peu un petit noyau permanent d’une dizaine de jeunes gens se constitua. Certains commencèrent à faire du cinéma d’amateur et devinrent très habiles, tout en s’intéressant au théâtre et aux mécanismes de la parole.

Curieuse de tout, Régine tomba un jour sur le livre de Piotr Ouspensky publié en 1949 Fragments d’un enseignement inconnu, qu’un critique littéraire, Pierre Carmes, lui avait prêté. Elle le lut pendant plusieurs nuits de suite et prit d’abondantes notes. Fascinée par la personnalité de Georges Gurdjieff mort en 1949 et concepteur de cet enseignement, elle voulut en savoir davantage.

Gurdjieff, né en 1877 en Arménie, d’un père grec et d’une mère arménienne, avait fait de nombreux adeptes parmi les intellectuels. Certains de ses disciples, séduits au départ comme Jean-François Revel et Louis Pauwels, le renièrent par la suite, considérant que son enseignement relevait du charlatanisme. Son autobiographie jusqu’en 1914, relatée dans Rencontres avec des hommes remarquables, le présente comme un homme intéressé par l’occultisme qui voyagea à travers l’Asie centrale, le Tibet et le bassin méditerranéen, pour recueillir les enseignements de maîtres. L’arrivée des Bolcheviks en Arménie le contraignit à s’exiler à Istanbul, Berlin, Dresde, et enfin à Avon, puis à Paris en 1922 où il ouvrit son Institut.

Quelques aspects de sa doctrine inspirée par le soufisme intéressèrent plus particulièrement Régine, notamment la croyance que chaque être humain dispose pour vivre de trois centres personnels, l’intellect, l’émotionnel et la sensation physique. Dans leur grande majorité, les hommes vivent comme des automates à cause du déséquilibre entre ces centres. Pour les sortir de leur rêve éveillé, Gurdjieff proposait des exercices visant à l’auto-observation et au rappel de soi permettant d’être enfin présent à soi-même.

Le Centre expérimental de Recherches de psychologie collective fondé en 1962 à Montpellier, regroupait autour du professeur Alphonse Dupront, historien du Sacré 2, et de Régine, des médecins, des enseignants, des industriels de Montpellier intéressés par certains aspects de l’enseignement de Gurdjieff. L’un d’entre eux, un parfumeur, favorisa une entrevue de Régine avec Henri Tracol, continuateur des groupes Gurdjieff.

Celui-ci comprit que le travail qui se faisait à Montpellier avait une valeur en lui-même et qu’il était stimulant de le comparer au sien. Il vint de temps en temps à Montpellier confronter ses vues avec le groupe qui était ouvert et qui n’avait rien d’une cellule close. Des conférences permettaient au public de lui poser toutes sortes de questions.

Poursuivant ses mises en scène et sa formation de jeunes acteurs, Régine publia ses réflexions en 1966 sur les mécanismes du théâtre dans son livre, Le théâtricule et le Caleçon d’écailles. La lecture des textes à voix haute finit par lui faire concevoir un ensemble de techniques fondées sur l’esthésie, c’est-à-dire sur la sensation. Elle publia son ouvrage, La Technesthésie en 1975. Dès lors, jusqu’à son dernier souffle, multipliant les formations organisées dans sa propriété de Castelnau-le-Lez, ou ailleurs, elle les anima avec rigueur, aidée par des équipes qu’elle avait formées. Des milliers de personnes les ont fréquentées.

Après quatre-vingt-cinq ans, marchant avec l’aide d’une canne, portant un pantalon, elle descendait péniblement de son bureau pour se rendre dans la salle de stages, laissant la direction des exercices à ses collaborateurs qu’elle surveillait de très prés. Elle intervenait fréquemment pour corriger le travail des stagiaires, visiblement impressionnés par sa présence.

Pierre Le Roux, membre du Centre Expérimental de Recherches de Psychologie Collective et formateur en technesthésie, qui la rencontra pour la première fois en 1965 à Pézenas, la décrit ainsi : « C’était une femme toute petite. Elle n’était ni borgne ni bossue, mais boiteuse des deux jambes. Une fois assise dans le cercle des stagiaires, les fesses posées en avant de la chaise, les pieds fermement appuyés au sol, elle semblait énorme et lourde, et en même temps prête à bondir. Sa voix grondait, fouaillait, caressait, remuait en moi des échos inconnus. Et puis ses manières étaient parfaitement inconvenantes. Elle posait des questions sur la vie et la mort, le ciel et la terre, les dieux et les animaux, et chacun était interpellé. Elle faisait des remarques à l’un sur la manière dont il était assis, à l’autre sur sa voix, lançait des bourrades à son voisin. Au milieu d’un échange ardu, elle se mettait à pester sur un courant d’air, à pousser des jurons contre un moteur bruyant, invitait le groupe à crier des gros mots, éclatait d’un rire tonitruant. J’étais pantois, ahuri. Mon intelligence habituée à saisir un certain type d’explications, se révoltait, mais elle était emportée dans un tourbillon. Dans cet état bizarre, j’éprouvais des impressions inhabituelles. Régine agissait et faisait agir les stagiaires… et je m’apercevais que dans mon métier de professeur, je n’avais jamais prêté attention à mes élèves ; j’étais habitué à écouter leurs discours, non à les écouter et à les voir, eux, dans leur être 3 ». (Fig. 6)

Régine en stage (cliché Jean-Marie Pérard)
Fig. 6 - Régine en stage (cliché Jean-Marie Pérard)

Tous ceux et celles qui l’ont vue à l’œuvre dans les exercices de technesthésie ne peuvent oublier son charisme solaire. Il n’était pas facile de vivre avec elle en permanence. Exigeante, tyrannique avec ses proches, elle provoqua la fuite d’un certain nombre d’admirateurs qui n’osaient pas lui tenir tête.

En ce qui me concerne, je me suis toujours plié à ses injonctions dans les exercices de technesthésie. J’étais l’élève, elle était le maître. En revanche dans les autres domaines, je n’acceptais pas toujours ses exigences que j’assimilais à de véritables caprices. Elle me rappelait ce que me dit un jour la dernière secrétaire d’Alexandra David-Néel 4 : « Vivre à ses côtés était souvent un supplice, mais une heure de conversation avec elle était un véritable bonheur. »

Régine avec Georges Frêche
Fig. 7 - Régine avec Georges Frêche

Comme tous ses amis, j’admirais sa vive intelligence et j’ai apprécié sa tendresse à mon égard. Nonagénaire, épuisée par un corps qui n’en pouvait plus, elle me répéta souvent qu’elle attendait la Parque de la Mort avec impatience. Mais je n’y croyais pas trop. Sa lucidité était intacte et son appétence pour la cigarette toujours aussi vive.

Elle n’avait qu’une seule angoisse, la pérennité de la technesthésie et l’avenir de sa propriété de Castelnau. Elle savait que ses héritiers ne pourraient pas payer les frais de sa succession, aussi, repoussant les convoitises des promoteurs immobiliers, elle tenta de léguer sa maison et son jardin méditerranéen à des associations pour en faire un centre de culture. Devant une telle charge, toutes se dérobèrent. Ni la ville de Montpellier, ni celle de Castelnau-le-Lez n’en voulurent. Seul, Georges Frêche, alors président de l’Agglomération, l’accepta. (Fig. 7)

Son œuvre

Deux aspects fondamentaux de l’œuvre de Régine Lacroix-Neuberth retiennent l’attention, ses travaux sur la mise en scène au théâtre et son enseignement de la technesthésie.

Les premiers sont exposés dans son ouvrage publié en 1966 par le Centre expérimental de recherches de psychologie collective, intitulé Le théâtricule, le Caleçon d’écailles.

Ce titre étrange demande une explication. Le théâtricule, c’est le théâtre de l’extrême, celui de la vie intérieure. Le théâtre que nous nous jouons est celui où l’on met en scène notre vie quotidienne. Il y a donc deux théâtres, notre théâtre intérieur et celui de la vie quotidienne. L’expression le « Caleçon d’écailles », se trouve dans Ondine, la pièce de théâtre de Jean Giraudoux créée le 4 mai 1939 au théâtre de l’Athénée à Paris, dans une mise en scène de Louis Jouvet, avec Madeleine Ozeray dans le rôle d’Ondine et Louis Jouvet dans celui du Chevalier Hans. En 1974, Isabelle Adjani reprit le rôle.

Ondine est la nymphe du lac qui souhaite acquérir un supplément d’âme dans la forme humaine. Elle perd par amour ses attributs surnaturels. Bertha, la fiancée du Chevalier Hans, va tout tenter pour faire échouer l’amour réciproque d’Ondine et de Hans. La reine Yseult dit à Ondine : « mais ne vois-tu pas que ce qui est large en toi, Hans ne l’a aimé que parce qu’il le voyait petit. Tu es la clarté, il a aimé une blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle. Tu es l’aventure, il a aimé une aventure… Dès qu’il soupçonnera son erreur, tu le perdras ». Ondine répond : « Alors je lui dirai que je suis une ondine ». Et la reine de répliquer : « Ce serait le pire, peut-être es-tu pour lui en ce moment une espèce d’ondine, mais la vraie Ondine, pour Hans, ce ne sera pas toi, mais dans un bal travesti, Bertha avec son Caleçon d’écailles. »

Le « Caleçon d’écailles », c’est donc le jeu de l’illusion, la parade, l’apparence, le costume de la vie. La matière de ce livre est le théâtre et la mécanique humaine, le théâtre considéré comme la clef de la connaissance de l’homme et de l’univers.

Partant de la nécessité de découvrir les lois de la vie pour de meilleures représentations théâtrales, Régine en tira un enseignement qui se caractérise par la technique de l’instrument (de Soi) où l’on travaille sa respiration, sa voix et le corps. La technique de l’interprétation (de l’Autre) met en évidence des lois comme celles de l’Alternance, du Troisième Tiers et diverses règles comme la ponctuation orale, les toniques et un entraînement mécanique. Par exemple, l’accéléré-ralenti, exercice coulé dans le rythme en dynamique. Enfin la technique de Réalisation (du Tout), dans lequel on travaille Mécanisme et Conscience, s’attache à la Présence. Elle aborde alors, les différents stades de la mise en scène.

Régine s’adresse au comédien. La sensation dans la vie joue un rôle prééminent, le pont d’appui, le point fixe. « La parcelle de matière vivante douée de la propriété de réagir à certaines sensations cherche à perpétuer celles qui lui sont agréables et à se soustraire aux autres ; voilà son seul objet, sa seule morale… Tout nous vient des sensations. Ce sont celles-ci qui constituent les forces qui tendent à déclencher nos activités. Il n’est nullement nécessaire que ces activités aient un nom ; il ne l’est pas davantage qu’y intervienne une idée. La sensation aiguille, dirige, contrôle tout ce qui vit, un peu à la manière dont peut agir un courant électrique sur une aiguille aimantée » 6. Il n’y a pour nous au monde qu’elle, tout le reste est la transmission du connu, de l’habituel, du déjà-vu. Quand on veut faire du théâtre, il est indispensable de reprendre chaque fois cette sensation qui est première, à partir de laquelle on connaît tout, à partir de laquelle le monde peut se réinventer. Il faut distinguer sensation et émotion bien qu’elles soient intimement liées. La sensation est avant tout physique, c’est le corps qui agit. L’émotion est mentale. Sous le coup de l’émotion, on rougit (sensation), mais la senteur d’une odeur de rose crée une sensation de plaisir qui engendre une émotion agréable. Au théâtre donc, il faut partir de la sensation suggérée par les textes. (Fig. 8)

Le théatricule (cliché EH)

Fig. 8 - Le théatricule (cliché EH)

L’art dramatique repose sur le périnée qui est le muscle avec lequel on met les enfants au monde. L’air utilisé s’appuie sur la ceinture abdominale qui sert d’appui à la confection du son. Du périnée dépend la tonicité du tout. Trop de gens n’utilisent pour la parole que la partie haute de leur poitrine. Le comédien apprendra à s’appuyer sur le périnée par un entraînement, et à le dépasser en visant les jambes, puis il aura le droit de remonter. « Ce qu’il faut savoir, c’est que tant que nous n’aurons pas obtenu de nous d’habiter consciemment cette partie de notre corps, en même temps que toutes les autres, d’y appuyer notre voix, nos pensées, et nos sentiments, nous n’aurons pas acquis le droit de nous dire comédiens, hommes non plus sans doute, car il ne s’agit pas seulement d’art dramatique dans le sens du spectacle, mais dans son sens plein qui est l’action » 7.

Ce qu’un homme a de plus profond, c’est sa voix, car le timbre se fait de la texture même de la chair. Il se sert dans le langage d’un certain nombre de notes sans s’apercevoir qu’une note qu’on appelle centrale se répète constamment. Le premier travail du comédien sera de la rechercher afin de travailler sur elle. En s’en rendant maître, il affirme son caractère dans son originalité. « Lorsque l’apprenti comédien a poursuivi son entraînement quelques semaines, ceux qui l’observent s’aperçoivent qu’il est, lui, mieux dessiné, quelque chose d’indéfinissable, en lui, s’est élargi. Il se rend à lui-même ». 8

Tout son, s’exécute en un point précis, le point d’articulation à la rencontre ultime de la langue et du palais, de la langue et des dents et des lèvres entre elles. Il faut apprendre à charpenter les consonnes avec représentation mentale de l’exécution en image : « J’ai longtemps répété : les consonnes sont l’ossature du langage, les voyelles la chair, sans connaître tout ce que cette image du squelette puisait dans mon inconscient » 9. Après beaucoup d’exercices, l’articulation deviendra l’art extrême. C’est par les vers et les conseils de Paul Valéry que Régine assure l’avoir compris :

« Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice, il change son absence,
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée…
 10 »

Sans une longue préparation de l’articulation, la communication physique, émotionnelle et mentale par l’interprète avec ceux qui la reçoivent ne peut atteindre la plénitude souhaitée. Quand on assiste à un match nous dit Régine, les spectateurs éprouvent les sensations des mouvements exécutés par ceux qu’ils regardent, reproduites à leur insu en réduction dans leur corps. « Le bon conférencier qui sait travailler, au plus beau d’une phrase, s’arrête et commence à se remplir d’air, lentement, la phrase laissée en suspens. Il se remplit toujours, sa cage thoracique se gonfle et avec elle celle des auditeurs. Puis il bloque son gros volume d’air et la salle fait comme lui, balancée qu’elle est et comme suspendue. Et alors le conférencier finit sa phrase et toute la salle se dégonfle doucement. 11 » C’est ce que l’on appelle une salle suspendue à ses lèvres. L’inverse se produit malheureusement pour l’étudiant qui subit une épreuve orale. Son trac provoque une respiration courte et inégale. A son insu, il la communique à son examinateur et le met mal à l’aise.

Chez les intellectuels apparaît trop souvent l’oubli du corps, l’impossibilité de se situer en lui. L’individu, étranger à lui-même, a perdu sa sensibilité, le contact avec sa propre peau. C’est la raison pour laquelle l’apprenti comédien doit travailler avec son corps et en ressentir les sensations. « Si vous ne parvenez pas à vous sentir, faites-vous sentir (toucher) par un autre », dit Régine à l’acteur qui s’entraîne.

Les stoïciens mettaient la voix au nombre des sens et ne le confondaient pas avec le toucher buccal qui demeure sens du toucher. Jean-Louis Barrault estimait que ce n’est pas avec l’oreille, mais avec la voix elle-même que celui qui parle se repère, comme si de sa bouche au mur, un radar était dressé. Il y a bien là une sensation précise, quoique ténue et on rencontrerait, assure Régine, moins de voix qui claironnent, moins de propos perdus, les uns comme les autres, pour défaut d’adaptation à l’espace environnant.

Le comédien honnête doit apprendre tous les rouages de sa machine. Connaître le déclic qui va lancer en lui la crispation de la douleur, ouvrira la dilatation de la joie, fera couler les larmes ou les retiendra, portera ses membres. Il est indispensable de faire juste et pour y parvenir, il doit connaître de sa machine tout ce qui est connaissable. Lorsqu’un acteur a sa voix bien en place et qu’il sait articuler, il peut alors se livrer à un entraînement mécanique.

Montant des pièces à la Radio, pour accompagner l’émotion, Régine traçait dans le vide, encadrant le texte, et à sa gauche, un trait rouge, qui se gonflait chaque fois que l’action s’intensifiait, de bout en bout, dans la pièce. Mais il n’y avait pas que des moments d’émotion. Aussi déroulait-elle un second trait de couleur verte, celui de l’intelligence, à côté du premier pour suivre le déroulement de l’histoire. De temps en temps les deux traits s’enflaient ensemble. Plus tard, elle éprouva le besoin d’un troisième trait de couleur noire, comme les deux précédents, dans la marge, tout le long du texte. Il lui servait à conduire ce qu’elle ne comprenait pas et commençait à réserver, en ce qu’elle interprétait, la part de l’ombre. Elle utilisait le même procédé pour des lectures et des poèmes.

Elle finit par constater une relation étrange entre ces trois traits ou fils qui se reproduisait en un point, au deux tiers du chemin de la pièce ou de la lecture. Elle l’appela le point majeur ou le troisième tiers. Une étude approfondie des troisièmes tiers des Fables de La Fontaine constituerait, selon elle, un monument littéraire. Elle en déduisit qu’une loi apparaissait, loi qu’elle retrouvait dans les vies, sans qu’il n’y paraisse.

« Tout organisme vivant, et partant toute création tendant à reproduire les mécanismes de la vie (ainsi le théâtre), rencontre l’échec ou l’accomplissement de sa fin aux deux tiers de sa durée 12 ».

La technesthésie

« D’une lecture aussi drôle que difficile, l’ouvrage sur la technesthésie raconte la naissance d’un art de l’homme. Il fait état alors qu’il y paraît à peine, de surprenantes découvertes en sciences humaines. A la fois religieux et antidogmatique, d’une philosophie souriante, ésotérique et ouvert, il fait réentendre l’enfant dans le vieil homme contemporain » 13.

La technesthésie fut la grande aventure de Régine Lacroix-Neuberth. Elle s’y est consacrée corps et âme jusqu’à son dernier souffle. Le terme de technesthésie, désigne une technique fondée sur la sensation et la motricité de la parole. L’esthésie étant la plénitude de l’état de sensation, l’anesthésie étant l’absence de sensation.

Elle fut présentée aux étudiants de l’IUT de Montpellier comme suit :

« La parole n’est pas naturelle. Elle est le résultat d’un apprentissage par imitation. Elle est devenue rapidement automatique, habituelle. Aussi quand il s’agit de rendre cet acte volontaire, conscient (prendre la parole), un malaise l’accompagne le plus souvent. La reprise de sa propre parole se fait d’abord à partir de la fonction sensorielle et motrice. Le corps entier est concerné (pieds, périnée, diaphragme, souffle, bouche, regard, etc.). L’esthésie, la sensation, redevient le guide. Parler en effet est un acte musculaire, d’où le plaisir et le bien-être sont loin d’être exclus.

Pour y parvenir, il est nécessaire de redécouvrir les quatre mécanismes premiers du langage verbal. Confondus dans la parole habituelle, ils vont être pratiqués séparément grâce à des exercices, puis à nouveau réunis. Pour ce travail, de nouvelles facultés se développent rapidement pour ceux qui s’entraînent selon cette technique (pouvoirs de la parole, énergie neuve, plaisir d’être, autorité naturelle, volonté, concentration, écoute, gaieté, etc.)

La fonction émotionnelle inhibe le plus souvent l’action ou l’emballe. Elle coupe l’homme de son moteur (é-motion). En redonnant à la fonction sensorielle et motrice sa juste place, le sujet parlant conduit mieux ses actes (par exemple il se sert de son trac, de sa peur).

Dans un tel état de plus grande harmonie, la fonction intellectuelle peut alors pleinement employer toutes ses capacités sans plus de gêne (temps de réflexion, clarté d’esprit, utilisation d’un vocabulaire plus étendu, organisation et production d’idées plus riches).

En redonnant du corps à la parole et la parole au corps, la technesthésie agit sur deux plans :

— Celui de l’expression dans la vie quotidienne, professionnelle et personnelle. Ceux qui s’expriment se donnent le droit d’exister. Ils délimitent ainsi leur place dans la société. Savoir parler, se taire, écouter sont des actes nécessaires au plein développement de la personnalité.

— Celui de la vie intérieure, de l’identité, de l’intimité avec soi. Retrouver sa propre parole, sa voix, c’est abandonner les imitations et atteindre par ce travail sa singularité, son Être.

La technesthésie propose donc à chacun, redevenu témoin de lui-même, un art de vivre. Chaque instant peut être perçu pleinement en développant l’éveil à l’état de présence.

Enseigner la technesthésie, c’est évidemment former à l’expression orale, mais pas seulement cela, c’est entrer aussi dans le mystère de la parole quotidienne qui est pour chacun de nous le résultat de l’histoire personnelle, du milieu où l’on est né. L’utilisateur de cet acquis est le corps d’abord, l’instrument qui sonne et entre en résonance : son timbre constitué de chair, d’os, d’eau, de la mise en jeu par le feu de nos énergies, de l’air ». 14

La technesthésie adaptée à l’enseignement

Inspecteur pédagogique régional dans l’académie de Montpellier, j’ai toujours accordé une importance particulière à la présence de l’enseignant dans sa classe. En effet, un individu qui fait acte de présence devant un public peut devenir un professeur efficace, s’il acquiert en même temps la pédagogie et la didactique de sa discipline. Le contraire est plus aléatoire. On peut être un érudit et un chercheur de talent. Mais sans la présence, la parole ne passe pas. Les élèves le savent bien et ne se gênent pas pour le dire. Être présent, c’est vivre dans l’instant et être conscient de la présence de l’autre.

Comment peut-on être présent ?

Nous avons généralement connu des maîtres exceptionnels. Faire comprendre le sens des mots les plus élémentaires, partir du concret pour aller vers l’abstrait, mettre en scène le propos pour capter l’attention de l’auditoire par la maîtrise de leur parole et de la gestuelle. Telles étaient leurs façons de faire. Avec eux, le cours était souvent trop bref.

La technesthésie se réfère à la psychopédagogie, la sociologie, la physique, l’art dramatique et la musique. Cette dernière est à la source de la parole. En effet, des individus qui échangent des propos, sont pareils à des instruments qui se répondent. (Fig. 9)

Le domaine des Pins, dernier domicile et lieu de stages
Fig. 9 - Le domaine des Pins, dernier
domicile et lieu de stages
(cliché EH)

A l’ouverture de ses stages, Régine rappelait que tout nouvel apprentissage nécessite un effort volontaire et conscient, donc de présence. Le résultat obtenu devient automatique. Elle ajoutait : la technesthésie, volupté de la technique, est la conquête de sa proprioception.

Pour les kinésithérapeutes, la proprioception ou sensibilité profonde désigne la perception consciente ou non, de la position des différentes parties du corps. Régine, à tort ou à raison, y voyait autre chose. C’est disait-elle, ce qui en nous, est capable d’exécuter quelque chose : « Si tu veux faire un pas de danse, tu décides de mettre le pied là, de le déporter à côté. Pendant ce temps tu t’efforces de conserver l’équilibre. Bref tout un ensemble de choses qui au départ te semble très embrouillé, mais tu arrives à le faire volontairement et puis tu as en toi une fonction, ta proprioception qui va progressivement le refaire avec aisance, sans t’en occuper. La proprioception est donc le sens invisible qui permet d’éprouver le corps comme étant sa propriété (automatisme des gestes, des actions). Dans la parole, elle y est souveraine » 15. On ne peut décrire ici tous les exercices de technesthésie. Cela d’ailleurs ne servirait pas à grand-chose, car il faut les pratiquer. Fidèle à sa méthode, Régine essayait d’obtenir des stagiaires de ressentir d’abord leurs sensations, afin de saisir ce qu’ils mettaient en place. Cela en dérouta plus d’un. Certains abandonnèrent, d’autres persévérèrent.

A la suite de la pratique enseignée par Régine, à l’écoute d’un conférencier, d’un orateur, d’un enseignant, on parvient à repérer les critères suivants :

— Le contenu de l’exposé (fonction intellectuelle). Est-il structuré ? Les arguments s’appuient-ils sur des exemples concrets ? Le contenu et le vocabulaire sont-ils adaptés à l’auditoire ? Le temps imparti est-il respecté. ? Combien de conférenciers débordent de leur sujet par des digressions qui n’en finissent plus, au détriment du temps qui leur a été fixé ?

— L’attitude corporelle (fonction sensorielle). La position assise ou debout face au public est-elle dynamique ? Le regard s’adresse-t-il à tous, ou seulement à une partie de l’auditoire ? Cela vaut pour le professeur qui ne regarde que les élèves de devant ou d’une seule rangée dans une classe.

— Les mécanismes de la parole (fonctions sensorielle et motrice). La voix est-elle posée, timbrée, sonore en permanence ? Les attaques sont-elles dépourvues de parasites comme des raclements de gorge, des expressions inutiles comme « Bon », « Bien », « Écoutez », « D’accord » « En fait » « Pardonnez-moi » et les finales qui n’en sont pas avec « Voilà »

Les orateurs, les comédiens de talent s’approprient toutes ces techniques. Certains professeurs les pratiquent pour le plus grand plaisir de leurs élèves.

L’Éducation Nationale devrait accorder une priorité à ce type de formation, notamment pour les élèves du primaire. Apprendre à lire technesthésiquement n’accorde plus la primauté aux fonctions intellectuelle et émotionnelle du lecteur, mais à ses fonctions motrice et sensorielle qui cherchent à dégager la fonction motrice du texte 16. Elle se déroule en mouvements alternés. Elle reconstitue la ponctuation orale imposée par le temps et l’espace dont le texte est porteur.

Conclusion

Le grand mérite des recherches de Régine Lacroix-Neuberth est de sensibiliser tous ceux qui ont à cœur de rendre la communication verbale efficace et sereine entre les êtres. La mise en scène au théâtre lui a permis de découvrir ou de rappeler la fameuse loi du troisième tiers : tout organisme vivant, aux deux tiers de sa durée, rencontre l’échec ou l’accomplissement.

Les lois de la mise en scène l’ont amenée à centrer sa recherche sur la parole, ce qui l’a conduite à l’enseignement de la technesthésie qui conduit à l’état de plénitude de l’état de sensation dans et par la parole. Celles et ceux qui ont eu le privilège d’entendre Régine, le ressentait. L’acteur Fabrice Luchini, qui a suivi et qui pratique son enseignement, disait d’elle : « Régine était très importante ; son charisme était fabuleux, elle était géniale » 17.

Comme Paul Vigné d’Octon (1859-1943), député de l’Hérault, romancier et polémiste redoutable injustement oublié par ses concitoyens, avec lequel elle partageait certains traits 18, cette Montpelliéraine attachée à sa ville natale, a fait du soir de sa vie, une aurore. Il serait souhaitable que les comédiens, les enseignants, les communicants, les édiles n’oublient pas son travail fantastique. Le silence qui perdure depuis sa disparition en 2010 n’augure rien de bon tant il est vrai que l’inculture a tendance à se propager. Comme disait un célèbre libraire parisien du boulevard Saint-Germain à qui Régine exposait ses idées : « Les hommes sont tels, mon amie, que si vous mettiez la connaissance, le cul nu sur le trottoir, personne ne se retournerait » 19.

BIBLIOGRAPHIE

— Lacroix-Neuberth, Régine, Mounoud, Claude, « Essai d’expression orale : Technesthésie à l’I.U.T de Montpellier » Bulletin pédagogique, n° 0, février 1969, revue EXPRESSIONS publiée par l’Institut national pour la formation des adultes.

— Lacroix-Neuberth, Régine, Exposé, Compte-rendu de colloque, 7-10 mai 1969, Nancy, Institut national pour la formation des adultes.

— Landier, Jean-Marc, « La technesthésie », Revue Progrès, Rue du Moniteur, Bruxelles, 24 décembre 1970.

— Fierobe, N., « Compte-rendu d’un stage d’expression orale », Bulletin pédagogique, 1971 INFA- Nancy-Paris.

— Le Roux, Pierre, « Une méthode d’enseignement de l’expression orale : la technesthésie », Le Français aujourd’hui, Revue de l’Association française des professeurs de français de la Maternelle à l’Université. N° 17-Mars 1972.

— Launay, Claude, « Dans les classes de techniciens supérieurs », Le Français Aujourd’hui, N°18, Mai 1972.

— Monnier, Guy, « Le corps, la parole et l’exercice à la relation dans la demande d’emploi », Bulletin de Français, Médiation, printemps 1973.

— Monnier, Guy, « La technesthésie : une méthode d’enseignement à la parole », Les cahiers pédagogiques, printemps 1976. Article de L’Encyclopédie, « Savoir communiquer », Edition Communication et langage, 114 Champs Élysées, Paris, 1976.

— « La technesthésie », Revue de la Formation permanente, N° 53, janvier 1978.

— Koch, Raymond, « La technesthésie, une propédeutique de l’expression » Mémoire de l’Université catholique de Louvain, juin 1978.

— Peretti, André de, (dir) « Rapport sur la technesthésie au ministre de l’Éducation nationale », Commission sur la formation des personnels de l’Éducation Nationale, La Documentation française, Paris, 1982.

— Guiraud, Christian, Bastide, Jean-Louis, « Régine Lacroix-Neuberth, le mot dit du corps et la corde sensible de l’être ». Études Héraultaises, n°42, 2012.

— Roche, Christian, Régine Lacroix-Neuberth, le quatrième coup du théâtre, L’Harmattan, 2014.

— Éditions du Centre expérimental de Recherches de Psychologie Collective :

— 1963 : Le Jeu qui fait Loi, Reconstitution du jeu traditionnel de l’Oie. Réalisation collective.

— 1966 : Régine Lacroix- Neuberth, Le Théâtricule et le Caleçon d’écailles (réédité en 1967 et 1975).

— 1972 : Robert Berthoumieu, A la recherche des sentiers perdus.

— 1977 : Manifeste pour un Art de l’Homme.

— 1979 : Régine Lacroix-Neuberth, Technesthésie, Illusion, Réalité.

— 1994 : Marguerite Frémont, Contribution à la publication de la vie de René Allendy, 1889-1942.

— 2004 : Régine Lacroix-Neuberth, A la Crypte du Crâne.

— Sauf indication contraire, toutes les illustrations sont tirées de la collection privée de Régine Lacroix-Neuberth.

NOTES

1. Elle en justifia plus tard l’usage, en évoquant la valeur cathartique du mot grossier. Ce serait un affranchissement du surmoi ! En effet, le juron, selon ses recherches, aurait des racines acoustiques et une valeur heuristique. Christian Guiraud, Jean-Louis Bastide, « Régine Lacroix-Neuberth, le mot dit du corps et la corde sensible de l’être » Études sur l’Hérault, n°42, 2012.

2. Alphonse Dupront (1905-1990), historien français, spécialiste du Moyen Âge et de l’époque moderne. Maître de conférences à l’Université de Montpellier, il soutient en 1957 sa thèse de doctorat consacrée au Mythe de croisade. Étude de sociologie religieuse. Professeur à la Faculté des lettres de Paris, il fut élu en 1960 directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (VIe section), à une direction d’études intitulée « Psychologie collective et histoire de la civilisation européenne. » Sa thèse, « après la croisade » décrit la persistance et les mutations du mythe de la croisade dans l’inconscient collectif de l’Occident chrétien jusqu’à aujourd’hui.

3. Technesthésie, illusion-réalité.

4. Alexandra David-Neel (1868-1969) orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra, franc-maçonne, journaliste, écrivaine, exploratrice et bouddhiste. Elle fut, en 1924, la première femme d’origine européenne à séjourner à Lhassa au Tibet, exploit dont les journaux se firent l’écho un an plus tard en 1925, ce qui contribua fortement à sa renommée, en plus de ses qualités personnelles et de son érudition.

5. Les œuvres et les documents des travaux de Régine Lacroix-Neuberth ont été déposés aux archives départementales de l’Hérault sous la cote Fond privé, 796W 39, n°25.

6. Charles Léopold Mayer. La Sensation crée la Vie, Librairie Marcel Rivière, cité dans le Théâtricule p. 39. Charles Léopold Mayer (1881­1971), ingénieur chimiste et profondément humaniste, s’attacha à développer sa fortune afin de pouvoir soutenir des actions visant au développement de l’homme. Il est notamment à l’origine de la Fondation pour le Progrès de l’Homme qui porte aujourd’hui son nom.

7. Ibid, p. 23.

8. Ibid, p. 30.

9. Ibid, p. 34.

10. Paul Valéry, « De la diction des vers », Pièces sur l’Art, Gallimard.

11. Le Théâtricule, p. 38.

12. Ibid, p. 61.

13. Guy Monnier, ancien membre des équipes de Régine Lacroix-Neuberth.

14. Le timbre d’une voix, c’est la couleur du son vocal à partir de laquelle on peut identifier une personne à la simple écoute de sa voix.

15. Christian Roche. « Régine Lacroix-Neuberth, le quatrième coup du théâtre », p 102.

16. Motricité d’un texte : c’est son agencement sonore que l’on découvre dans le deuxième mécanisme, accéléré-ralenti.

17. Interview à Midi Libre, 26 août 2010.

18. Christian Roche, Paul Vigné d’Octon (1859-1943), les combats d’un esprit libre, L’Harmattan, 2009.

19. Centre Expérimental de Recherches de Psychologie Collective, Manifeste pour un Art de l’Homme, p 101.