Maguelone : histoire et architecture

* *(Cruzy 1937– Fontès 2015), D.E.S. d’Histoire et d’Histoire de l’Art (Montpellier, 1962),
ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration.

En 1965, la préparation d’un volume de la collection du Zodiaque, envisagée en collaboration avec André Burgos, Jean Nougaret et Jean-Claude Richard, avait reçu le meilleur accueil de Dom Angelico Surchamp, directeur de la collection éditée par l’abbaye bénédictine de La Pierre-qui-Vire et, pour Maguelone, de Mgr Cyprien Tourel, alors évêque de Montpellier dans un échange de correspondance de décembre 1965 et janvier 1966. Les uns et les autres étaient dans des cycles d’études universitaires qui ne laissaient pas tout le temps désiré pour composer ce volume. Au début de 1968, Dom Angelico Surchamp prenait contact avec eux pour une mission photographique qu’il envisageait de réaliser sur les monuments qui devaient constituer dans l’Hérault et dans l’Aude, les chapitres à rédiger. Le temps passant, il est devenu clair, compte tenu du calendrier fixé par le Zodiaque, que ni André Burgos qui, depuis 1970, était engagé auprès de J. Chaban Delmas d’abord à Paris puis à Bordeaux (où il termina en 1993 sa carrière de directeur du Cabinet du Maire), ni Jean-Claude Richard, alors membre de l’École Française de Madrid-Casa de Velázquez, ne pouvaient répondre à ce projet. Jean Nougaret était devenu conservateur puis secrétaire de la Commission Régionale d’Inventaire du Languedoc-Roussillon : il proposa de s’associer à André Burgos pour les deux monographies de Saint-Pierre-de-Rhèdes et de Saint-Etienne d’Agde et de demander à Jacques Lugand, conservateur du Musée des Beaux-Arts de Béziers, de rédiger celle de Saint-Pons-de-Thomières. Jean-Claude Richard, responsable des fouilles de Maguelone de 1967 à 1973, proposa le jeune Maitre-assistant d’Histoire de l’art médiéval Robert Saint-Jean pour la rédaction de la monographie de Maguelone et pour celle de Saint-Guilhem-le-Désert (en 1973 Robert Saint-Jean avait déjà publié un Guide de cette abbaye et, en 1974, une étude sur la crypte de l’abbatiale). C’est donc ainsi que fut préparé le volume du Languedoc roman, le Languedoc méditerranéen, paru en 1975, dans lequel R. Saint-Jean assura aussi les monographies de Quarante, de Saint-Martin-de-Londres et l’essentiel des chapitres sur la sculpture et sur l’enluminure. André Burgos, initialement chargé de la monographie de Maguelone, avait rédigé, à la fin des années 60, un texte complet dont nous avions gardé une copie que nous publions aujourd’hui en hommage à notre collègue et ami disparu au mois d’août 2015 ; et nous rappellerons ici aussi le souvenir des autres auteurs disparus : R. Saint-Jean, J. Lugand et J. Nougaret.

« Maguelone, beau lieu, austère, paisible, une petite île, et dont les pentes douces descendent vers les flots bleus au-delà desquels se déroulent les montagnes… là on doit contempler, prier, pleurer ! »

Les accents romantiques de cette présentation due à la plume de Monseigneur Dupanloup ne surprennent sûrement pas le visiteur qui, venant de Palavas, aborde l’ancien îlot de trente hectares, circulaire et mamelonné, perdu au milieu des lagunes. « Contempler, prier, pleurer » trois verbes dont la progression, peut-être involontaire, nous permet d’aborder, d’approcher et enfin de découvrir Maguelone. Ce lieu n’a conservé de sa splendeur passée qu’un seul vestige : sa cathédrale. Surprenante vision que celle d’une cathédrale dressée entre la mer et les étangs ! Étrange destin que celui d’une cathédrale dont la masse imposante et lourde ne protège que des pins et des eucalyptus : où sont donc les maisons que l’on s’attendait à voir autour d’elle ? Silence oppressant de cette solitude d’où émerge, depuis des siècles, tel un vaisseau fantôme, une cathédrale abandonnée.

Cathédrale de Maguelone (Public domaine)

Cathédrale de Maguelone (Public domaine)

Maguelone… Le nom lui-même résonne comme un glas. Il faut avoir vu ce lieu en hiver pour éprouver cette tristesse, pouvoir avoir envie de pénétrer ce mystère. Et, pas à pas, le cœur serré, on découvre que cette solitude enveloppe un passé chargé de richesses. On voit briller Maguelone qui, tel un phare, a guidé une communauté dangereusement secouée. Les tempêtes n’ont pas épargné l’édifice. Il était fait pour résister. Ombres et lumière, abandons et retrouvailles s’expliquent dès lors que l’on ranime Maguelone. Ces longs moments de silence ont permis à la cathédrale, débarrassée de ce qui l’humanisait trop, de retrouver sa signification profonde. Poste avancé de la foi, Saint-Pierre de Maguelone assume son destin. Rien ne lui fut épargné. Mais le flambeau brille malgré tout, et aujourd’hui s’ouvre pour Maguelone une nouvelle époque. Sur ce littoral longtemps désert la vie semble renaître.

Une période nouvelle, qui voit l’antique nef se remplir de fidèles, témoigne de la pérennité de la flamme. L’histoire nous offre ainsi un monument qui n’est ni un musée ni un lieu que l’habitude nous a rendu familier. Nous découvrons avec étonnement que nous connaissions Maguelone sans jamais l’avoir vue. Pourquoi ? Parce que cette cathédrale longtemps sevrée de l’assemblée des fidèles a su conserver une présence. Ses pierres ont gardé dans leur sobre décor l’esprit qui animait ceux qui les ont dressées. Et aujourd’hui nous retrouvons par-delà les siècles la même prière et le même cœur.

Il y a une vingtaine d’années, Monsieur Oudot de Dainville concluant une étude sur Maguelone écrivait : « …L’œuvre a gardé ce charme indéfinissable des choses mortes » 1. Et voilà qu’à nouveau le vaisseau fait voile, le phare brille. Maguelone se réveille car les hommes longtemps retenus loin des paluds reviennent au rivage. La solitude se repeuple. La vieille nef résonne à nouveau. Une moisson se lève qui s’engrangera dans la vivante demeure. (Fig. 1).

Maguelone en 1888
Fig. 1 - Maguelone en 1888

Historique du site

Maguelone, mentionnée comme cité dans les Itinéraires d’Antonin, fut le siège d’un des plus anciens évêchés de notre région avec Narbonne et Béziers. Le premier évêque dont il soit fait mention est Bœtius qui, en 589, envoya un diacre le représenter au concile de Tolède. Il participe lui-même au concile de Narbonne. La cité, comme toutes celles de Septimanie, connût les invasions des Wisigoths et des Arabes. Sarcophages, agrafes, boucles de ceinturon, monnaies témoignent de son importance sous la domination wisigothique. Une sérieuse campagne de fouilles pourrait apporter plus de lumières sur cette période que nous connaissons mal. Dans la liste des évêques, il y a d’énormes lacunes. Nous n’avons aucun nom entre 683 et 788. Ceci nous donne une idée de l’insécurité et de l’anarchie qui devaient régner à la fin de la période wisigothique, au temps des conquêtes arabes et au début de la domination franque. Maguelone a dû subir le même sort que ses voisines.

Nous pouvons évoquer à grands traits les caractères de l’occupation sarrasine et ceux de la conquête franque. Pour les Arabes, le site constituait un remarquable point d’appui. Sous leur domination, Maguelone devint une place forte, base de départ pour des razzias à l’intérieur des terres, et position de repli ouverte sur la mer. La présence des nouveaux envahisseurs ne semble pas avoir bouleversé la vie de la cité dont les maisons occupaient le versant nord où se trouve l’église. L’attitude des Sarrasins explique en partie que les habitants se soient accommodés d’une domination qui, vu le rôle joué par leur île, ne subissait pas que les inconvénients de la présence des infidèles. Cette présence, hélas, sera néfaste à la cité. Les Arabes reculent devant Charles Martel qui, malgré l’échec de sa tentative pour prendre Narbonne, saccage Béziers, Agde, et pousse vers l’ouest. Déposséder les sarrasins de leurs points d’appui oblige Charles Martel à ruiner de fond en comble les aires infidèles. Mais aussi cette rage de détruire s’explique-t-elle en partie par l’attitude assez équivoque d’une population qui, à franchement parler, semblait faire preuve d’une certaine apathie dans la lutte contre l’occupant. Maguelone fera connaissance avec les Francs. Elle est détruite vers 737 et le sièges épiscopal est transféré à Substantion (Castelnau-le-Lez).

Le renouveau carolingien oublie Maguelone en son île, alors que l’arrière-pays voit naître et se développer les abbayes. À quelque distance de la côte, sur les bords de l’antique voie romaine, un lieu de culte s’anime qui va donner naissance à Montpellier. Près de trois siècles de silence préparent pour Maguelone une importante résurrection qui s’opère dans les premières années de l’an Mille. En 1030, l’évêque Arnaud va relever l’église « réduite à rien ». Maguelone va vivre au rythme de la chrétienté occidentale, mais restera marquée de l’empreinte du Languedoc sur la rive duquel elle se dresse. Situation périlleuse car deux dangers menacent l’île : la mer qui la baigne appartient à l’infidèle, et les paluds isolent Maguelone d’une terre chrétienne dont les évêques sont responsables.

L’histoire de l’évêché nous est relativement bien connue à partir de 1030 grâces à la vieille chronique de Maguelone rédigée dans la seconde moitié du XIIe siècle par un chanoine de la cathédrale. Ce texte constitue un document du plus haut intérêt dans la mesure où il contient, dans sa partie ancienne, les notices des évêques Arnaud, Godefroy, Gauthier et Raymond qui se sont succédé de 1030 à 1158, et, dans la relation des événements contemporains, des détails sur l’activité de l’évêque Jean de Montlaur. Or il se trouve qu’après Jean de Montlaur, l’édifice n’a pas été remanié. C’est donc grâce à la chronique que nous pouvons connaître les détails de la construction de l’église.

À partir de 1030, l’évêché va rapidement s’enrichir. Les donations se multiplient. En 1085 Pierre de Melgueil et Almodis de Toulouse font hommage au Saint-Siège du comté de Substantion et de leurs droits dans l’évêché de Maguelone. Hommage et donations présentés à Grégoire VII furent acceptés par Urbain II qui, en juin 1096, honora la cathédrale de sa présence. Le statut de Maguelone et ses fortifications en font une terre d’asile pour plusieurs pontifes qui viendront s’y réfugier. Ils seront chez eux… Mais terre du Saint-Siège, Maguelone ne sent pas le danger qui la guette. Elle oublie peut-être qu’elle est aussi du Languedoc. Alors que s’étend l’hérésie albigeoise, elle est certes bien protégée. Mais le berger doit aussi protéger le troupeau. « Citadelle de l’orthodoxie », Maguelone ne semble pas avoir eu beaucoup de peine à l’être, et n’avait pas à en tirer grande gloire. Elle fut récompensée de son attitude par Innocent III qui inféoda à l’évêque de Maguelone le comté de Melgueil en 1215. Ce somptueux cadeau porta la richesse de l’évêché à son comble. Le chapitre goûta-t-il plus que de raison aux plaisirs d’ici-bas ? Nous nous permettons de le croire puisque en 1331, l’évêque Jean de Vissec promulgua des statuts que les chanoines devraient scrupuleusement respecter. Ces statuts nous permettent d’avoir sur la vie des chanoines et l’état de l’évêché à cette époque, des renseignements très précieux. À cette date le chapitre comprenait une soixantaine de chanoines. Quelques années plus tard, Arnaud de Verdale, évêque de 1339 à 1352, rédigea son Catalogus episcoporum magalonensium.

En 1536, l’évêque Guillaume Pellicier demande et obtient le transfert du siège épiscopal de Maguelone à Montpellier. François Ier qui visita Maguelone avait appuyé cette demande et devait certainement comprendre combien la solitude pesait aux chanoines. L’insalubrité des lieux, leur isolement farouche et surtout l’existence de cette ville prestigieuse qu’était devenue Montpellier, ne pouvaient que hâter le transfert qui plaçait le pasteur au milieu de son troupeau. Pour bien marquer la volonté d’abandon, les chanoines vendirent les bâtiments entourant l’église en exigeant leur destruction, afin de qu’on ne puisse se réinstaller en ce lieu austère. Ce qui restait fut utilisé comme forteresse pendant les guerres de religion. Richelieu, inquiet de voir cette place forte en un pays où les religionnaires étaient nombreux et puissants, demanda le démantèlement des fortifications. En 1633 ne restent debout que le sanctuaire et la construction attenante appelée « évêché ». Triste retour des choses neuf cents ans après Charles Martel ! Les derniers pans de murs que les pirates n’avaient jamais pu prendre furent démolis en 1708 et leurs pierres servirent à la construction du canal de Cette au Rhône. Le danger ne venait pas de la mer mais des étangs. Ce sont eux en définitive qui ont eu raison de Maguelone et qui pendant deux siècles allaient la plonger dans un second oubli.

En 1856, Frédéric Fabrège, après l’acquisition du domaine de Maguelone, entreprit de restaurer l’édifice. Sa fille continua son œuvre. Aujourd’hui, le domaine appartenant au diocèse de Montpellier, l’évêque vient de rouvrir l’église au culte. Le rivage se peuple saisonnièrement d’estivants. Maguelone est là qui les accueille. Après cinq siècles de silence, les cantiques résonnent à nouveau.

Les étapes de la construction

L’impression d’unité qui surprend le visiteur ne doit pas faire oublier que l’édifice que nous avons sous les yeux est le résultat de trois campagnes de construction qui se sont échelonnées de 1030 à la fin du XIIe siècle. Nous devons donc, avant d’aborder la visite de la cathédrale, marquer avec soin ces différentes étapes. Pour ce faire, nous possédons la précieuse chronique du chanoine anonyme.

L’évêque Arnaud construit au XIe siècle la première cathédrale romane sur l’emplacement de l’édifice préroman dont on ne sait presque rien. Nous verrons, à la hauteur de la deuxième travée de la nef actuelle, le tracé, sur le pavement, de l’abside préromane retrouvée par Frédéric Fabrège. En 1054 l’église est dédicacée. À partir de 1104, devant l’état du bâtiment qui menace ruine, l’évêque Gauthier entreprend la construction du chevet d’une nouvelle cathédrale. Celle-ci sera plus importante et remplacera celle d’Arnaud. C’est à lui que l’on doit l’abside, le transept dont les croisillons comprennent deux absides ménagées dans l’épaisseur du mur droit. Au-dessus des croisillons, deux tours dont la hauteur ne dépassait pas celle de la nef ont été édifiées ; tour du Saint-Sépulcre au nord, tour Sainte-Marie au sud. Il en était ainsi à Agde, Béziers, Quarante, Saint-Pons de Thomières. Leur construction fut accentuée par l’évêque Raymond (1129-1158). Au premier étage de ces tours, on établira une chapelle. C’est aussi sous l’épiscopat de Raymond que furent exécutés l’autel de Saint-Pierre et la chaire épiscopale.

En 1158, nous avons donc le chevet et le transept que nous voyons aujourd’hui. Le tracé de l’abside d’Arnaud, retrouvée elle aussi par Fabrège était marqué sur le pavement de la croisée du transept. Quand Jean de Montlaur (1158-1190) devient évêque, il officie dans une église dont le chœur vient d’être reconstruit, mais se prolongeant par une nef ancienne « qui menace ruine ». Cette nef, vestige de l’ancienne église (celle d’Arnaud), est démolie et remplacée par la nef actuelle. Ce qui fait dire au chroniqueur que Jean de Montlaur a, en majeure partie, construit l’église « nouvelle ». Elle est couverte d’une voûte de pierre, ce qui entraîne la consolidation des murs. C’est à ce moment que l’on ajoute les éléments de fortification. Cette fortification est semblable à celles des églises d’Agde et de Saint-Pons qui sont d’ailleurs de même époque.

Le bâtiment appelé « évêché » attenant à la façade nord date de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Une fois bien marquées les étapes d’une construction qui se poursuivit sous trois prélats successifs, nous sommes frappés de l’unité dont fait preuve la conception d’ensemble. La longueur et la hauteur de la nef, son système de voûtement, son décor en font le prolongement direct de la croisée du transept. Seuls, des détails signalés par Monsieur Jean Vallery-Radot nous permettent de bien distinguer ce qui revient à chaque campagne. Nous les indiquerons au cours de la visite et nous y reviendrons dans les notes archéologiques.

Visite de l’édifice

Si vous visitez Maguelone en été, vous aurez hâte de trouver un peu de fraîcheur après avoir quitté le chemin poussiéreux tracé sur le lido. C’est pour cette raison, et aussi parce que le meilleur des guides est encore la vieille chronique, que vous commencerez votre visite par l’intérieur de l’église.

Le plan

Il est celui d’une croix latine sans bas-côtés, régulièrement orientée. La nef ne compte que trois travées. Un important transept sépare la nef du chevet. Le croisillon nord supporte une tour à étage : la tour du Saint-Sépulcre. Entre le sanctuaire en hémicycle et le transept s’insère une étroite travée de chœur. Ce plan fort simple de rectangle terminé par une abside, semi-circulaire intérieurement et polygonale à l’extérieur, témoigne de la fidélité au goût régional. Avancez-vous sous cette sorte de tunnel que constitue la voûte de la tribune et dirigez-vous vers le sanctuaire. Il se redresse d’un seul jet devant vous et paraît d’autant plus élevé que le recul que vous avez en débouchant sur le transept est plus mesuré. Arrêtez-vous au milieu de la croisée du transept et regardez l’abside. Elle est voûtée en cul de four et percée de trois baies en plein cintre dont l’archivolte est supportée par des colonnettes. Ces ouvertures s’inscrivent dans un décor dont la sobriété ne manque pas de grandeur. Le soubassement plein s’élève à une hauteur de six mètres, se dégageant d’une banquette de pierre sur laquelle devaient être posés les sièges des dignitaires. Un feston de petits arcs retombant sur des consoles entre des arcs de même ouverture que supportent de fines colonnettes engagées, se développe entre le haut du soubassement et la naissance de la voûte. Cette arcature est surmontée d’un cordon de dents d’engrenage. Des bandeaux murés enserrent majestueusement le sobre mais remarquable décor. Le bandeau supérieur souligne le départ du cul de four et se prolonge dans le carré du transept et dans la nef. On retrouve le profil du bandeau inférieur dans les absidioles. Ce décor porte la marque des traditions du « premier art roman ». N’oublions pas que nous sommes dans un pays où les églises, de la plus modeste paroisse rurale à la grande abbaye, ont abondamment utilisé ce répertoire. Ici, le thème est librement interprété, ce qui témoigne d’une évolution bien affirmée.

Dans l’axe de l’abside, dans le soubassement, on aperçoit la trace du dossier de la chaire épiscopale. La présence de la chaire au fond de l’hémicycle absidial peut surprendre le visiteur. Dans l’Antiquité, la règle est de placer la cathèdre épiscopale au fond de l’abside et de célébrer face au peuple, donc de célébrer vers l’ouest. En pays franc, dès 700-850, l’officiant se déplace sur le devant de l’autel face à l’abside. Cela ne veut pas dire qu’il veuille tourner le dos au peuple, mais il célèbre vers l’est, avec le peuple. À ce déplacement de l’officiant est lié celui de la cathèdre et sa localisation sur le côté droit, afin d’éviter les mouvements compliqués consistant à contourner l’autel. Cependant, la tradition de la chaire dans l’axe de l’abside se maintient en certains endroits, au Moyen Âge jusqu’au XIIIe siècle (Lyon, Vienne, Vaison), et jusque dans la première moitié du XIVe siècle dans les pays catalans (palais de Majorque, Barcelone, Gérone). On abandonne ces trônes à partir du moment où les autels sont surmontés de retables. L’emplacement des trônes épiscopaux dans les cathédrales du Moyen-Âge a été étudié par M. Durliat. Nous avons donc à Maguelone un exemple de la résistance de la tradition primitive. Et Maguelone, au XXe siècle, donne à l’officiant la place qui a toujours été la sienne dans la cathédrale. Oui, étrange destin de cette cathédrale qui, après tant de siècles, n’a pas vieilli…

Sur l’autel, simple dalle de pierre, table du sacrifice, vous serez intrigué de voir des plumes de paon. Ce sont des flabella indiquant que l’église appartient au pape. Les flabella dont les plumes sont couvertes d’yeux sont le symbole de la vigilance du Saint-Siège. De chaque côté de l’autel sont figurés les sceaux des facultés de Montpellier : médecine et droit, qui témoignent de leur reconnaissance envers les papes dont les libéralités furent nombreuses.

Le transept

Il va nous fournir la preuve de l’évolution dont nous avons parlé. Une voûte en berceau brisé couvre la croisée. Nous retrouvons à la naissance de cette voûte le bandeau mouluré dont le profil est semblable à celui de l’abside. Au nord et au sud, des arcs brisés à double rouleau ouvrent sur les croisillons. Ces arcs retombent sur des chapiteaux à feuillage supportés par d’épaisses colonnes. Vous notez que les arcs se développent en dessous de la naissance du berceau de la croisée.

Les croisillons profonds d’une seule travée, sont couverts d’une voûte d’ogives. Les nervures sont épaisses, rectangulaires, construites en petit appareil, et ne butent pas contre une clef. Elles sont primitives certes, mais marquent un progrès par rapport au système de voûtement généralement employé dans la région. Elles témoignent en outre du métier des maçons ayant assimilé la technique « lombarde ». En vous approchant, vous remarquerez que l’angle des pilastres supportant la retombée des nervures est échancré.

Les absidioles, situées à l’est, présentent cette particularité d’être noyées dans l’épaisseur du mur droit. Le même procédé est utilisé à Saint-Guilhem, Montbazin, Villeneuve-lès-Maguelone (Fig. 2).

Dessins de J-J. Bonaventure Laurens en 1836
Fig. 2 - Dessins de J-J. Bonaventure Laurens en 1836

Vous découvrez dans les bras du transept un mobilier funéraire important disposé avec bonheur. Dans le bras nord du transept, la pièce la plus important est certainement le sarcophage compris dans le mausolée que nous verrons tout à l’heure. La provenance de cette pièce est inconnue. Le sarcophage se trouvait déjà dans l’église au début du XIXe siècle. Il s’agit d’un sarcophage de l’école d’Aquitaine dont la face principale est ornée de rameaux de vigne et d’acanthe. Sur les petits côtés, un vase d’où sortent des pampres de vigne ; sur le revers du couvercle, des imbrications. La chronologie de ces sarcophages est sujette à controverse : du Ve au VIIe siècle. Il nous est donc impossible de donner pour celui-ci une date précise. Mais pour le visiteur, il est intéressant de savoir que le groupe des sarcophages d’Aquitaine, par opposition aux productions des autres écoles régionales, manifeste la survie de l’inspiration méditerranéenne-orientale plus qu’hellénistique. Il n’est que de se reporter aux passages de l’Ancien Testament pour voir le peuple de Dieu figuré sous l’image d’une vigne plantée et cultivée par Yahvé.

« Il était une vigne : tu l’arraches d’Égypte
Tu chasses des nations pour la planter,
Devant elle tu fais place nette
Elle prend racine et remplit le pays
 » (psaume 80, 9-12)
« La vigne de Yahvé, c’est la maison d’Israël » (Isaïe 5,7)

Pour les chrétiens, la « plantation de Dieu », c’est l’Église ; chaque plant est un chrétien introduit dans la vigne du père par le baptême : « ceux qui croient en sa révélation véridique sont le vignoble élu ». Ce thème baptismal de la vigne plantée par le Seigneur a été étudié par Jean Daniélou dans Les symboles chrétiens primitifs. C’est en tenant compte de ce symbolisme profond transmis par le plus ancien enseignement de l’Église qu’on doit étudier l’adoption, dans le répertoire occidental des thèmes décoratifs, du motif syrien de la vigne. Heureuse est donc pour nous cette rencontre, en Languedoc, en ce lieu… Le visiteur comprendra que nous ayons insisté.

Le mausolée plaqué contre le mur nord de ce bras du transept est celui de Raymond de Canillac, prieur de Maguelone, mort en 1373. Ce grand monument très mutilé était d’une facture gothique et richement orné. L’archéologue Jules Renouvier écrivait en 1835 qu’on y distinguait « un petit bas-relief en marbre blanc représentant l’apothéose de l’âme du cardinal, sous la forme d’un corps debout, nu, que des anges élèvent dans un drap » 2. Les autres membres de la famille de Canillac sont ensevelis dans ce croisillon nord.

Avant de quitter le croisillon, notons, sur l’autel de la petite absidiole, un retable mobile, sculpture sur marbre du XIIIe siècle, acquis et placé là par Frédéric Fabrège.

Traversant le transept pour vous diriger vers le croisillon sud, penchez-vous sur les dalles qui recouvrent les restes pieusement conservés des prélats dont Maguelone est la dernière demeure. Frédéric Fabrège à couvert des tombes anonymes par des pierres sur lesquelles sont parfois gravés ces mots : « Hic ossa duorum episcoporum » (Ici les ossements de deux évêques). D’autres pierres tombales sont richement ornées. Sur celle de Jean Bonald, le prélat est gravé en pied, et l’inscription demande aux visiteurs « qui que tu sois, qui sur cette pierre lis son nom ne dédaigne point de lui dire un bon adieu. Il mourut l’an du seigneur 1487, le 15 du mois d’août ». La pierre qui représente un prélat, la tête posée sur un coussin et coiffé de la mitre, les mains jointes sur un livre, est celle qui recouvre les restes de Guitard de Ratte, évêque de Montpellier mort en 1602.

Dans le croisillon sud, un second mausolée s’adosse au mur ouest. Il est très dégradé et les bas-reliefs sont à peine lisibles. C’est le tombeau de Pierre Adémar (1418). Une vitrine renferme des crânes placés là par F. Fabrège, qui voulut ainsi rendre hommage à ceux qu’il nous dit être des guerriers francs morts en combattant l’infidèle. Le sarcophage représentant une frise de personnages est en trop mauvais état et prêterait à trop de discussions pour que l’on s’y arrêtât. Devant l’autel de la chapelle Sainte-Marie, sous une simple dalle repose celui à qui nous devons la restauration de la cathédrale. Frédéric Fabrège (1841-1915) et sa famille dorment ici en paix.

Revenez au milieu du transept, tournez le dos à l’abside, et embrassez la majestueuse ampleur de la nef.

La nef

Elle paraîtrait encore plus grandiose, si la tribune n’avançait pas autant. Des demi-colonnes engagées, montant jusqu’à la naissance de la voûte, soulignent les travées. Leurs chapiteaux ont ce même caractère antiquisant que l’on retrouve dans le bandeau prolongeant celui du transept qui court le long de la nef. Ce bandeau sert de tailloir aux chapiteaux et d’imposte aux dosserets.

La voûte en berceau brisé ne prend pas appui sur le bandeau, mais légèrement en retrait. Un examen attentif nous permettra de relever que ce retrait est plus accentué côté nord. On peut même en faire une vérification plus précise en observant la retombée des arcs doubleaux à triple rouleau et à angles vifs qui soutiennent la voûte. L’intrados de la voûte est percé de vases acoustiques très bien conservés, dont on aperçoit les orifices.

Suivant la mode régionale, de grandes dalles, les lauzes, recouvrent la voûte. L’éclairage de la nef est insignifiant. Les rares fenêtres, trois au sud et deux à l’ouest sont étroites ; largement ébrasées à l’intérieur, elles prennent l’allure de meurtrières à l’extérieur. L’arc de ces ouvertures repose sur des colonnettes à chapiteaux décorés de motifs végétaux. Si vous pouviez accéder à la tribune, et par là-même mieux observer ces baies, vous seriez surpris par le défaut de symétrie dans le nombre des fenêtres et par la position de l’ouverture de la première travée, tangente à la pile. Le maître d’œuvre a, semble-t-il, sacrifié l’éclairage à la défense. Il n’a pratiqué d’ouvertures qu’une fois le dispositif des mâchicoulis en place.

Avant de vous diriger vers la tribune, vous vous rendrez dans la chapelle Saint-Augustin, comprise entre le croisillon sud et la nef. On y accède par un arc brisé à trois rouleaux qui appartient à la nef. De plan carré et voûtée, peu éclairée, elle semble étrangère à l’édifice. Son petit appareil, l’absence de décor, le plein cintre des arcades n’ont rien de commun avec ce que vous avez vu dans la nef appareillée en gros blocs calcaires coquilliers. Monsieur Vallery-Radot voit dans cette chapelle qui n’est que le rez-de-chaussée de ce que l’on appelle « la tour ruinée », le seul témoin de la première cathédrale romane édifiée par l’évêque Arnaud 3. Nous y reviendrons dans les notes archéologiques. L’évêque Arnaud aurait été enterré dans cette chapelle. En 1933, Mlle Fabrège fit ériger une plaque en l’honneur de ce prélat. À droite en entrant, vous pouvez lire sur un pilier l’inscription rappelant le décès d’un évêque d’Avignon : « Aribertus, un des bienfaiteurs de Maguelone ».

Dans le mur sud de la nef sont encastrés des fragments de reliefs et d’inscriptions que Frédéric Fabrège aurait découverts en 1872 « en relevant le pavage de l’abside ». Vous admirerez un bas-relief de marbre, mutilé, représentant deux femmes au profil très pur dont l’une offre à l’autre une couronne. Cette plaque est entourée d’oves. Sans pouvoir déterminer la provenance de cette œuvre, on pourrait y voir un travail grec comme l’a écrit Augustin Fliche 4. Mais le morceau le plus important est semble-t-il l’inscription funéraire : « VERA IN PACE ». L’épitaphe de Vera est accompagnée d’un bélier gravé. Le visiteur épris d’art roman s’arrêtera devant cette pierre. Par elle, il reviendra aux sources… La concision de la formule – qu’on trouve abondamment dans les catacombes romaines (Diehl, Inscriptiones Latinae Christianae Veteres) – et la qualité de la gravure du bélier, amènent à dater l’épitaphe du début du IIIe siècle. Nous nous garderons cependant de la présenter comme un témoignage de la présence de Chrétiens à Maguelone à cette époque. Elle peut avoir été rapportée de Rome assez récemment (XVIe-XVIIe siècle) à l’époque où l’on distribuait en Italie et ailleurs des fragments inscrits et des ossements provenant des catacombes. L’origine romaine est suggérée par la nature de la pierre. Une analyse effectuée en 1963 par Monsieur le docteur Salgues, de Montpellier, a montré qu’il s’agissait de marbre de Carrare. Les mots gravés dans la pierre sont une profession de foi dans la résurrection. Pour le défunt, receptus in pace signifie receptus ad Deum in pace (Diehl), c’est-à-dire admis à cette présence devant Dieu qui unit la prière et le bonheur de la contemplation symbolisée tant de fois par l’orante. Ce thème de la paix dans la mort est fréquent dans l’épigraphie chrétienne jusqu’au haut Moyen Âge. Et quel riche symbolisme que celui du bélier, figure du Christ dans le sacrifice d’Abraham ! Les ronces emprisonnant le bélier sont aussi la croix et la couronne d’épines du Christ. Le bélier ne guide-t-il pas le troupeau ? Le Christ conduit la communauté des Chrétiens. « Les signes changent, mais la foi reste la même… bélier, agneau, veau, bouc, tout cela c’est le Christ… » (Saint-Augustin, Sermon, 19,3). Quel bonheur pour celui qui visite Maguelone que de découvrir en ce lieu cette humble pierre !

La tribune

Servant de chœur aux chanoines, elle semble avoir été remaniée, surtout dans la partie comprise dans la seconde travée. Le système de voûtement de cette partie-là prouve que sa construction est postérieure à la tribune primitive. Seule serait romane la portion comprise dans la première travée. L’accès à cette tribune se fait par un escalier ménagé dans le mur nord de la nef. À St-Guilhem, St-Martin de Londres, on construisit aussi une tribune tout comme à Serrabonne dans le Roussillon voisin. L’existence de celle de Maguelone ne nous surprend donc pas. Avant de sortir, remarquez l’épaisseur de la muraille (1,84 m), le verrou, énorme pièce de bois qui barre la porte, et la fente par laquelle on abaissait la herse en cas d’attaque. Vous avez un aperçu des éléments de défense dont était dotée l’église. Mais c’est à l’extérieur que le caractère de place forte apparaît pleinement.

L’extérieur

Après en avoir franchi le seuil, et avant de faire le tour de la cathédrale, prenez du recul pour mieux observer la façade dont la hauteur surprend. Vous revient alors à l’esprit l’histoire de Maguelone et son rôle de forteresse. Entre des contreforts, trois arcs brisés étaient bandés. Celui de gauche n’est visible que de l’intérieur de l’évêché, bâtisse ruinée s’appuyant contre le tiers nord de la façade. Celui du milieu a été restitué (Fig. 3).

Le portail en 1888
Fig. 3 - Le portail en 1888

Le portail

Bas et relativement étroit, écrasé entre les deux contreforts intermédiaires, il nous surprend par son décor figuré. À vrai dire, il n’a, semble-t-il, rien à voir avec l’édifice. Il se compose de trois parties qui n’ont rien de commun : les piédroits, le linteau, le tympan. Les piédroits, bizarrement encastrés, représentent les apôtres Pierre et Paul, patrons de l’église. Mérimée écrivit en 1834 qu’ils étaient d’un style plus ancien que le tympan. Ces deux bas-reliefs dont il est aisé de comprendre qu’ils ont été rapportés, nous montrent à droite Saint-Pierre avec les clés et un livre, de l’autre côté Saint-Paul brandissant son épée et tenant un livre dans sa main gauche. Saint-Pierre est assis, Saint-Paul plie le genou. Ces deux bas-reliefs faisaient partie d’un ensemble qu’on pourrait dater du milieu du XIIe siècle, et attribuer à l’évêque Gauthier. La forme des plis, le traitement de la chevelure font songer à l’art de Saint-Sernin. Il faut aussi souligner les attitudes des deux apôtres qui sont très différentes. D’un côté, le mouvement fougueux de Paul partant à la conquête des nations, de l’autre le calme serein de Pierre conscient de ses lourdes responsabilités. Quand on songe à ce qu’était Maguelone et aux difficultés qui s’amoncelaient pour la papauté dans cette région languedocienne, on devine que l’artiste a sculpté d’après des directives précises. Il était urgent de rappeler par l’image certains principes menacés.

Les consoles soutenant le linteau figurent les têtes des apôtres. Elles sont inversées : à gauche Pierre, à droite Paul. L’artiste a repris les détails de la chevelure, frisée pour Pierre, lisse pour Paul. Notez avec quel soin il a sculpté la moustache et la barbe de Saint-Paul. Vous pouvez aussi retenir le réalisme dont témoigne cette originale tentative d’avoir voulu représenter en ronde bosse les deux visages que l’on voit de face, sur les bas-reliefs. C’est apparemment du même artiste que proviennent les bas-reliefs et les deux têtes.

Le linteau

C’est un ancien milliaire romain retourné dont une partie de l’inscription se voit à l’intérieur de l’église. Finement ciselé, il représente un rinceau dont les tiges régulièrement courbées s’entrecroisent délicatement, se retournent avec souplesse, enserrant dans leurs mouvements gracieux des feuilles largement étalées. Certains ont vu dans ces enroulements, dans ces feuillages aux lignes simples et pures, un souvenir des rosaces de Moissac, et ont fait de ce linteau le relais emprunté par l’art toulousain pour aboutir en Provence. C’est ainsi que Robert de Lasteyrie a pu dater le rinceau de Saint-Trophime d’Arles. En effet, sur le bandeau qui encadre le feuillage, se développe une inscription en vers leonins. Bernard de Tréviers, chanoine de Maguelone, l’a signée et datée (1178) :

AD PORTU(M) VIT(A)E SITIENTES QUIQ(UE) VENITE
HAS INTRANDO FORES COMPONITE MORES
HINC INTRANS ORA TUA SE(M)P(ER) CRIMINA PLORA
QUICQ(UI)D PECCATUR LACRIMAR(UM) FONTE LAVATUR
BD. III VIIS FECIT HOC AN(N)O INC(ARNATIONIS) D(OMINI)
MCLXXVIII

[Venez au port de vie, Ô vous les assoiffés
En franchissant ce seuil, purifiez vos mœurs
Priez en cette enceinte et pleurez vos péchés
Toute faute se lave en la source des pleurs.] (Fig. 4)

Tympan et linteau (1888)
Fig. 4 - Tympan et linteau (1888)

Le diamètre du tympan ne coïncide pas avec la longueur du linteau. Le tympan de marbre orné d’un Christ en majesté dans une gloire multilobée, entouré des symboles des quatre évangélistes, s’inscrit dans un arc brisé dont l’intrados n’est pas concentrique avec l’extrados… Les claveaux de cet arc sont de marbre, alternativement blanc et gris, veiné de noir. Il ne semble pas que cette œuvre soit languedocienne et que la sculpture soit antérieure au XIIIe siècle.

Si vous poursuivez la visite côté nord, vous contournerez ce qui a sûrement frappé vos regards lorsque vous vous êtes dirigé vers l’entrée de la cathédrale : l’énorme tour carrée dite « de la cuisine » faisant partie de ce que l’on appelle l’évêché. Postérieure à l’édifice roman, cette construction dont il ne reste que les murs bâtis en gros blocs de calcaire coquillier date probablement de la fin du XIIIe siècle. Les traces de décoration et le profil des nervures de la voûte d’ogives dont il ne reste que les départs, sont des éléments de datation valables. Le second étage de la tour a dû être remanié au XVe siècle. Nous en avons pour preuve les supports visibles dans le mur, ainsi que l’ouverture trilobée à l’ouest. Cette construction était fortifiée. On voit en effet le départ des arcs portant mâchicoulis. Mais ici, le système défensif est plus élaboré que celui de l’entrée de l’église, car les pilastres d’angle sont montés en encorbellement, ce qui accentue la saillie sur le mur (Fig. 5).

Cathédrale côté nord (1888)
Fig. 5 - Cathédrale côté nord (1888)

Continuant la visite par le flanc nord, vous vous trouverez sur l’emplacement du cloître et des bâtiments conventuels. De nombreuses ouvertures dont plusieurs ont été murées, permettaient de communiquer avec l’église. Les arrachements visibles sur le mur du croisillon, côté ouest, sont les témoins de constructions qui ont été abattues. On devine pourquoi cette partie de l’édifice ne porte pas de trace de fortifications : les bâtiments conventuels étaient compris dans un système défensif. Par contre, si les flancs nord et ouest du croisillon septentrional ne sont pas fortifiés, il n’en est pas de même du côté est. Vous pouvez alors suivre le système de fortifications qui apparaît nettement sur toute la partie orientale de l’église. Une plinthe s’élève au-dessus du sol entourant l’ensemble chevet transept. On ne la retrouve pas le long des murs gouttereaux. Des pilastres supportaient des arcs dont la courbure de départ laisse supposer que ces arcatures étaient en plein cintre. Les deux contreforts du mur sud du croisillon méridional ne présentent pas de départ d’arc. Bien qu’aucun arrachement ne soit visible sur le parement de la croisée du transept, on peut penser qu’un étage s’élevait sur ce croisillon.

Sur le flanc sud de la nef, on compte quatre arcs, dont il ne reste que les départs sur les impostes en quart de rond semblable à ceux de la façade. L’arc restitué à la façade et la courbure des amorces visibles permettent de dire que ces arcs étaient brisés.

Cette étude des éléments défensifs de l’église qui vous conduit à observer la partie méridionale de l’édifice ne vous permet pas d’éviter les vestiges de « la tour ruinée ». Renforcée aux angles par des contreforts, cette tour n’a conservé intact que son rez-de-chaussée. Sauf à l’angle sud-ouest on ne voit au-dessus que les arrachements des murs est et ouest et son mur nord. Le mur sud s’est écroulé. Ces murs très épais sont en blocage entre des parements minces en petit appareil. La face orientale de la tour est masquée par le mur ouest du croisillon sud. Au rez-de-chaussée sur la face sud, une ouverture en forme de meurtrière éclaire la chapelle Saint-Augustin. Au premier étage, une grande arcade en plein cintre et au second, une petite baie ajourait le mur nord. Elles ont été aveuglées. S’il vous était possible de monter sur cette tour, vous découvririez que le mur nord s’applique contre le mur de la nef jusqu’au premier étage inclus. Mais au-dessus il en est indépendant – à la hauteur de la petite baie murée – car un couloir voûté le sépare de la nef. L’existence de cette tour n’a pas manqué d’intriguer les archéologues et c’est à partir d’hypothèses émises à son sujet que l’on peut établir la chronologie de la construction de la cathédrale (Fig. 6).

Cathédrale côté sud (1888)
Fig. 6 - Cathédrale côté sud (1888)

Notes archéologiques

La visite vient d’être effectuée en suivant la « vieille chronique de Maguelone ». Ce faisant, nous avons passé sous silence certains problèmes qui ne manquent pas de se poser quand le tour de l’édifice a été accompli. Il faut reconnaître que si Maguelone ne suscite pas de longues discussions archéologiques, la chronologie établie par Monsieur Oudot de Dainville, ce parfait connaisseur de l’art roman languedocien, a été retouchée par Monsieur Vallery-Radot dans le volume du Congrès archéologique de Montpellier 1950.

Pour M. Oudot de Dainville, il resterait de l’église d’Arnaud (1030-1066) les deux flancs de la nef. Godefroy aurait construit la tour ruinée (1080-1103). À Gauthier et Raymonde (période 1104-1158) reviendraient le chevet et le transept. Quant à Jean de Montlaur, il aurait voûté la nef, fortifié l’église et établi la tribune (1158-1190). Cette chronologie se fondait sur le texte de la chronique et sur l’étude de l’édifice. Or il semble que Monsieur Oudot de Dainville se soit surtout laissé guider par la pierre plus que par le texte. Il nous dit par exemple que les mots « ecclesis vétus démolite est » ont impressionné les archéologues. Et quand le chanoine écrit en relatant l’œuvre de Jean de Montlaur « et nova ex majori parte constructa » Monsieur Oudot de Dainville trouve que ces mots ont « une odeur d’encens », autrement dit le texte devrait être interprété très librement. Ceci pourrait passer si l’examen approfondi de l’édifice avait été fait. Or ce n’est que l’aspect de la pierre qui a retenu Monsieur Oudot de Dainville. Les murs latéraux intérieurs sont d’Arnaud car ils sont appareillés en gros blocs de calcaire coquillier, plus frustes que ceux du chevet. La voûte étant des pierres au grain plus fin, est postérieure, de Jean de Montlaur. Le revêtement extérieur en pierre froide serait aussi de ce dernier.

Or les sondages effectués par Monsieur Vallery-Radot et la lecture de la chronique nous donnent une chronologie différente : celle que nous avons indiquée et sur laquelle nous revenons en signalant les détails qui permettent de mieux la saisir. La vieille chronique dit bien qu’Arnaud fit construire une église. Un siècle plus tard, le sanctuaire est repris sur un plus vaste plan et Gauthier commence le chevet que termine Raymond en faisant surélever le croisillon nord « turini sancti sepulcri a muris superius ». Il est fort probable, comme cela se faisait souvent en pareille circonstance, que l’on ait commencé la nouvelle cathédrale par le chœur, en conservant pour les offices l’ancienne nef. Le chœur terminé, vint Jean de Montlaur qui entreprit d’abattre la nef d’Arnaud et de bâtir un nouveau vaisseau raccordé au chevet. Mais alors, de qui est la tour ruinée ? Pour Monsieur Vallery-Radot, c’est un vestige de la cathédrale d’Arnaud. Monsieur Fabrège, retrouvant l’abside de cette cathédrale, écrivait « les dimensions de l’appareil et le mortier étaient identiques à ceux de la chapelle Saint-Augustin ». En outre, l’arcade ouverte dans la nef ne pouvait être un portail car la moulure de l’imposte est intacte, donc ne témoigne pas de la présence des éventaux d’une porte. Cette tour antérieure au transept et, comme nous venons de le voir, à la nef, a donc été conservée, vraisemblablement pour constituer un élément défensif pendant la durée de la construction de l’église que nous avons sous les yeux. Quant à la fortification, il ne semble pas qu’elle soit un plaquage extérieur. Un sondage effectué dans le mur de chevet ne montre aucune différence de parement, le chevet a donc été construit et fortifié en même temps. En ce qui concerne le flanc sud de la nef, le seul fortifié, le parement de pierres froides n’a pas été monté sur le mur en calcaire coquillier plus ancien. En effet Monsieur Vallery-Radot nous montre à la façade les deux parements apparaissant côte à côte, séparés par un pilastre. Les retours du pilastre ont la même profondeur et les deux parements différents sont au même niveau. Pour le chevet comme pour la nef, d’époque différente, la fortification est allée de pair avec la construction. Il faut donc faire confiance à la chronique. L’étude de l’édifice confirme le texte. Il ne fallait pas a priori récuser le témoignage.

Vous quitterez Maguelone, emportant avec vous une impression « d’austère grandeur ». Vous aurez vu un bel exemple de l’art de la construction de la pierre. Dans cet édifice viennent s’éteindre, dans un splendide éclat, les traditions décoratives empruntées au répertoire du « premier art roman ». L’abside avec son arcature, ses dents d’engrenage, conserve dans une libre interprétation un thème déjà ancien. Mais le transept terminé au milieu du XIIe siècle, par l’articulation des supports, les voûtes d’ogives primitives, le décor des chapiteaux, se dégage des traditions. L’évolution dont il témoigne se poursuivra dans la nef.

De Maguelone, vous retiendrez la majestueuse grandeur faite d’équilibre reposant sur un puissant appareil. Vous retrouverez alors un visage que le Midi de la France n’a jamais oublié. L’acanthe souple à la corbeille des chapiteaux, parmi tant d’autres traits, vous rappelle la Provence. Maguelone a conservé « la majestueuse grandeur des monuments antiques » (Vallery-Radot).

Maguelone n’est pas morte elle n’a même pas vieilli.

Bibliographie

La décoration des églises romanes en Bas-Languedoc, Montpellier,1962 (D.E.S. Histoire, inédit) ; La crise viticole de 1905-1907 à travers les registres de délibérations du Conseil Municipal de Béziers, Montpellier, 1962 (DES Histoire annexe, inédit) ; Les édifices romans de la région biterroise, une chapelle rurale, Bayssan, Béziers, 1965 (15p.) ; avec J. Nougaret, « Préliminaires à l’étude de la décoration figurée des églises romanes du Bas-Languedoc », Mélanges R. Crozet, Poitiers, 1966, p.487-497 ; avec J. Nougaret, Un prieuré, Saint-Pierre-de-Rhèdes (près Lamalou), Béziers, 1967 ; La gendarmerie départementale et l’importance de son rôle en milieu rural, Paris, 1968 (37 p., Mémoire de l’ENA, 1967) ; avec J. Nougaret, « Saint-Pierre-de-Rhèdes » (p.141-151), « Saint-Etienne d’Agde » (p. 245-252), dans Languedoc roman, le Languedoc méditerranéen, La Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1975 ; « Journal des bords de l’Orb », Hérault Informations, 1978 (61 p) ; Les cours d’adulte de Pierre Sacreste, instituteur de la IIIe République (hiver 1898-1899), Paris, 2002 ; Un curé dans la tourmente, Camille Canitrot, 1905-1907, Montpellier, 2006 (110p) ; « 1907 dans L’Illustration », Cahiers du Musée du Biterrois, 2, 2007 ; L’église Saint-Hippolyte de Fontès, Montpellier, 2007 ; « Grande presse nationale et presse d’opinion devant le mouvement de 1907 », dans La révolte du Midi viticole cent ans après 1907, Perpignan, 2008. [N.D.L.R.].

NOTES

1. Oudot de Dainville, Maurice, « La cathédrale de Maguelone », La France de toujours – Languedoc méditerranéen et Roussillon d’hier et d’aujourd’hui, Nice, 1947, pp 149-150.

2. Renouvier, Jules, Histoire, antiquité et architectonique de l’église de Maguelone, Montpellier, 1836, p. 42.

3. Vallery-Radot, J., « L’ancienne cathédrale de Maguelone », Congrès archéologique de France, 108e Session, Montpellier 1950, Paris, 1951, pp 60-81.

4. Fliche, Augustin, Montpellier, collection « Les villes d’art célèbres », Paris, 1935, p. 16.