L’âme et la langue des pays d’Oc.
Les chantres du Midi

* Docteur en Histoire

Le thème de cet article provient de plusieurs de nos ouvrages portant sur les villages du Midi et du livre écrit en collaboration avec Jean Sagnes intitulé « Ils ont parlé à la jeunesse » 1 qui analyse un certain nombre de discours des prix prononcés dans les lycées de notre région dans les années 1880 à 1950. L’idée clé est que le Languedoc a une âme originale, toute imprégnée de l’héritage des Grecs et des Romains. La présentation de toutes ces richesses a constitué un des thèmes majeurs que se sont plu à mettre en valeur nombre de professeurs 2 appelés à faire le discours des prix, tout particulièrement aux lycées de Montpellier ou de Béziers. Pierre Brun en 1902, Bernard Sarrieu en 1909, Henri Gautier, Paul Marres en 1925, M. Sauvage en 1932, M. Gaston Galtier en 1936, M. Berne en 1937, Charles Camproux (1939) s’y attelèrent, chacun à leur tour, avec passion et enthousiasme. Ils demandent que soit faite sa place à l’histoire locale.

Une place pour l’histoire locale

Ces enseignants expriment avant tout, à partir d’un manque, une exigence : que l’on fasse à l’histoire du pays l’aumône d’une place. Leurs discours expriment en effet un regret cuisant : l’histoire « locale » n’a pas dans l’enseignement du second degré la place qu’elle mériterait. Cette remarque formulée par M. Berne en 1937 rejoint les critiques faites par Paul Marres douze ans plus tôt, dans la belle fresque dont voici un extrait :

« Cette histoire locale si riche en souvenirs, je n’ai presque rien vu qui parle d’elle dans nos programmes. C’est à peine si de récentes instructions ont bien voulu lui faire, parmi nos disciplines, l’aumône d’une place effacée. Cendrillon dédaignée, elle contribuerait pourtant à faire mieux comprendre l’histoire générale, sa sœur aînée, la seule connue et honorée. Humble servante du passé, elle nous attacherait davantage à ce foyer spirituel que composent pour nous les pierres dorées de nos arènes, les portails ciselés de nos églises romanes, les murailles altières de nos cités fortes, dont la couronne de créneaux découpe le bleu de notre ciel incomparable. Le premier but de l’histoire locale doit être de vivifier et d’illustrer l’histoire générale, mais cette histoire locale ne saurait limiter sa tâche à celle d’une discipline auxiliaire de l’histoire générale. »

Et de montrer à travers un large panorama historique « la personnalité vigoureuse que notre province développe à travers les âges », ce qui justifie à ses yeux, le mot de Lavisse : « L’histoire, c’est un ciel, un climat, qui se traduisent en pensée et en actes. » Il conclut qu’ainsi comprise, l’histoire locale est « susceptible de donner plus qu’aucune autre forme d’histoire le sens historique, la curiosité du passé, l’intérêt pour le présent, la confiance dans l’avenir […]. L’esprit acquiert ainsi le sens de la continuité, de la solidarité des générations. La connaissance de notre passé local nous attache davantage à nos horizons aimés. L’amour de notre province, mieux connue, est de nature à atténuer les progrès fâcheux d’une centralisation parfois excessive. Il peut épargner à bien des jeunes les amères déceptions des déracinés. » 3

Qui sont ces orateurs et quels argumentsdéveloppent-ils dans leurs discours ?

Pierre Brun 4 part à la recherche de l’âme du Languedoc que s’efforcent de cerner ces enseignants. Ce Montpelliérain de souche, né en 1858 et mort dans sa ville en 1915, fit de brillantes études au lycée de Montpellier et à la faculté des lettres, avant de devenir professeur dans les lycées de Bayonne, de Saint-Brieuc, de Rodez et de Foix. Il devint docteur ès lettres en 1894 avec une thèse portant sur Savinien de Cyrano de Bergerac : sa vie et ses œuvres. Il sera censeur dans les lycées d’Oran, de Rochefort et de Grenoble, avant d’obtenir un poste à Montpellier où il fut conseiller municipal, conférencier éminent et gazetier (il signait d’un pseudonyme, Marphurius, dans les feuilles quotidiennes).

Rien d’étonnant avec un tel parcours qu’il peigne d’un mot, en 1902, la physionomie des régions, où sa carrière l’a amené à vivre, avant qu’il puisse revenir dans son propre pays : « Le Pays basque, tragédie, langueur, pittoresque ; la morne Bretagne, la Charente crayeuse, l’Algérie, dont il garde le souvenir à travers le panorama d’Oran, taché de lumières tremblotantes ; la capitale du Roussillon ; les Pyrénées ariégeoises et le vieux comté de Foix ; Rodez au climat rude ; Grenoble et les Alpes Cottiennes. » Pour lui, « tous ces spectacles sont beaux, ils renouvellent et agrandissent l’esprit ». Mais « a lui le jour du retour » au pays et « la garrigue natale eut tôt fait de reprendre le déraciné ». C’est sans doute, juge-t-il, « parce que nous avons une âme un peu spéciale ». Il s’efforce de la saisir en mettant en valeur l’apport des Hellènes et des Romains au peuple languedocien. L’âme du Languedoc est, selon lui, faite d’amour et de force : « Elle a sans doute emprunté l’amour à la beauté hellénique et la force à l’italique fierté. » 5

Multiples sont les influences, selon le géographe Paul Marres 6, né à Toulouse en 1893, mort à Montpellier en 1974. Fils d’un instituteur, il fit ses études au lycée et à la faculté des lettres de Montpellier. À partir de 1916, il est engagé dans la guerre et, en 1918, il sera fait prisonnier. Sa carrière d’enseignant se déroule d’abord aux collèges de Carpentras, puis de Pézenas. En 1922, il est reçu à l’agrégation d’histoire et géographie. Il va successivement se retrouver aux lycées de Foix, puis de Montpellier entre 1923 et 1932. Il devient ensuite assistant en géographie à la faculté des lettres, entre 1932 et 1939. On le retrouve par la suite à la faculté de Bordeaux comme professeur de géographie, de 1939 à 1941. Il est enfin nommé à la faculté des lettres de Montpellier où il exercera de 1941 à 1965. Pendant la guerre, il prend part à la Résistance, et participe à la création d’une école supérieure de guerre clandestine.

Auteur de nombreux articles et ouvrages, sa thèse très appréciée sur les Grands Causses lui a valu le doctorat ès lettres en 1936. Retenons aussi de lui qu’il participa aux études sur l’aménagement de la Camargue et du Languedoc méditerranéen. Professeur, il se plaisait à amener le dimanche ses étudiants sur le terrain, où il leur traçait sur un tableau portable les coupes géologiques des régions visitées et leur faisait découvrir les plantes de la garrigue. Un modèle de professeur humaniste !

Auteur en 1924 d’un ouvrage écrit avec Léon Blanquet 7, L’Hérault géographique et historique, rien d’étonnant à ce qu’il mette en avant dans le discours des prix de 1925 dont il est chargé alors qu’il est professeur au lycée de Montpellier, l’importance de la contribution apportée par la contrée aux grandes œuvres nationales en évoquant les Languedociens ayant joué un rôle de tout premier plan dans les destinées du pays. Et de rappeler l’œuvre de Paul Riquet dans la construction du canal du Midi, l’apport des Cambon, Chaptal, Cambacérès. Il évoque aussi ces liens commerciaux avec le Levant, du Moyen-âge au XVIIIe siècle, ce qu’il appelle ses destinées méditerranéennes. Paul Marres rappelle encore les morts de 1914. Et de conclure : « Le Languedoc, moins qu’une autre province n’a subi passivement les grands faits de l’histoire générale. Avant d’entrer dans l’unité française et depuis, en dépit des règlements uniformes, de la marqueterie administrative, l’âme languedocienne vit et s’épanouit en œuvres brillantes et fortes. L’histoire du Languedoc se suffit à elle-même. Paul Marres n’oublie pas l’éclat de la vie intellectuelle et artistique avec la médecine, Molière, les hôtels languedociens. Bref, « une longue et riche histoire qui n’est pas extérieure aux Languedociens car elle a façonné leur âme et continue à la façonner aujourd’hui encore » ».

De la même veine que les autres discours sur ce thème, est le texte de Gaston Galtier 8 (1908-1967). Ce Montpelliérain, agrégé d’histoire et géographie, détenteur de nombreux diplômes d’économie, de droit, de législation – il fut lauréat de la faculté de droit – enseigna dans nombre de lycées : Rodez, Béziers, Montpellier, Claude-Bernard à Paris. Chargé d’enseignement, puis assistant de géographie à la faculté des lettres de Montpellier, il y enseigna de 1942 à sa mort prématurée, en 1967. Il fut membre de l’Académie des sciences et des lettres locale, et président de la Société languedocienne de géographie. Il passa sa thèse d’État principale sur le vignoble du Languedoc méditerranéen et du Roussillon. Il consacra nombre de travaux à la vigne, tels Le vignoble et le vin dans le Languedoc oriental de la fin du XIe siècle à la Guerre de Cent Ans, La viticulture du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, La reconversion du vignoble du Languedoc méditerranéen et du Roussillon.

Son discours, prononcé le 11 juillet 1936 au lycée Henri-IV à Béziers 9, est un hymne à la Méditerranée et à la « civilisation méditerranéenne » présentée comme un de ces lieux où « souffle l’esprit ». Défile alors, devant les yeux des élèves et des autorités présentes, le tableau physique de la mer et des rivages qui la bordent. Tout est contraste : le relief, le climat, la végétation. Ici, déclare le conférencier avec audace : « les rivages méditerranéens sont la terre de la concurrence pacifique ». Certes, de temps à autre déferlent des invasions mais les guerres principales qui émaillent l’histoire des rives de la Méditerranée sont passées sous silence pour la commodité du propos. De grandes civilisations naissent sur les bords de la Méditerranée en Grèce, à Rome, plus tard en France, en Espagne, ces dernières se répandant ensuite vers l’Amérique et l’Afrique.

Il est intéressant de savoir ce que les orateurs disent aux jeunes à propos de la civilisation médiévale dans notre région. Pierre Brun développe cette question : « Ils sont pareils aux aèdes et rapsodes que les pasteurs des peuples traitaient en serviteurs des muses, nos troubadours du Languedoc qui allaient de ville en ville et de château en château chanter sur le rebec ou sur la viole le sirventès satirique, la gracieuse alba, l’ingénieux tenson, et même l’encyclopédique ensenhamen. Toutes ces œuvres portaient la marque de cette heureuse vie de plaisir intellectuelle et élégante dans l’éternelle fête d’un incessant printemps […] Ermengarde de Narbonne tenait des Cours d’amour ; et ce nom seul évoque toute l’âme languedocienne du Moyen Âge, avec ce qu’elle avait de charmant et de frêle aussi, doux ramage d’oiseau délicat dont un rude hiver, venu du Nord, devait trop vite éteindre la voix ».

La croisade des Albigeois et ses violences ont marqué les esprits. M. Sauvage l’évoque en une phrase en 1932, tandis que M. Berne en 1937 s’écrie : « Hélas ! La croisade des Albigeois devait détruire en partie, cette brillante et éphémère civilisation. Pierre II, le beau roi… meurt à Muret sans pouvoir sauver le Languedoc. » 10

La civilisation occitane, un monde original

Toute l’histoire du Languedoc est présentée à l’auditoire rassemblé comme une richesse fondamentale. Aucune page n’est oubliée. L’originalité de la civilisation occitane est ainsi campée. Il n’est pas jusqu’à la disposition géographique de cette province qui ne contribue à la créer. Le Languedoc, selon M. Sauvage, est « un des types les plus accusés de région naturelle ». Toutefois, c’est la disposition du sol, non le climat, qui fait son unité, car « la Provence ou la Catalogne ont, à des variantes près, un ciel semblable, et le climat n’est pas ici le trait qui distingue, mais celui qui rapproche et apparente, l’air de famille auquel se reconnaissent les membres de la grande communauté latine […]. Le Languedoc méditerranéen est équilibré ; région de passage ouverte aux impulsions venues de tous les points de l’horizon, il conserve la stabilité et l’originalité d’un pays de cantonnement qui, en marge de la grande route, a servi de refuge un temps de guerre ou d’invasion, et de réserve d’énergie humaine pendant les périodes pacifiques de mise en valeur ». (Fig. 1)

Dialectes occitans selon Frédéric Mistral (wikimedia commons)
Fig. 1 - Dialectes occitans selon Frédéric Mistral (wikimedia commons)

Un autre orateur, Henri Gautier, met en valeur l’âme et la langue méditerranéennes. Parlant en 1921 du « rythme éducateur » à travers la gymnastique, la musique et la poésie, il termine sur un vœu : « Vienne le jour où la langue d’oc secondera sa sœur aînée ! Où trouver poème plus exaltant que l’hymne grec, l’Inne gregau de Mistral, qu’on ferait apprendre par cœur – en ménageant toutefois les opportunités diplomatiques ?

Se fau mouri per la patrio greco, / Rempau de Diou, se mor jamais qu’un cop.

S’il faut mourir pour la patrie hellène, / Palme de Dieu, on ne meurt qu’une fois. » 11

Et prolongeant cette méditation à travers les poètes et les prosateurs les plus prestigieux, H. Gautier se veut le chantre de ces lumineux paysages languedociens, vus du Peyrou :

« Quelquefois, à la tombée de la nuit, je le vois, sur la terrasse qui couronne sa cité lumineuse. Le soleil descend entre les colonnes du château d’eau. La ligne des collines s’est affermie. Les plans sont nets, l’horizon strict. Chaque chose est ici à sa place comme les mots dans un beau vers. Alors le jeune homme se réjouit ; il comprend que l’ordre vibrant qui règne en lui, autant que dans les architectures qui l’entourent, fut suggéré à ceux de sa race par cette terre et par ce ciel. Il reconnaît dans le sens du rythme un privilège reçu et légué par les siens. Et il se promet de le transmettre à son tour, comme l’essence de l’âme méditerranéenne. »

Rêve poétique auquel répondent, familiers, les propos de M. Rozière, qui en 1938, fait surgir les bruits qui assaillent le vieux lycée : « Vrombissement des camions, roulement de tramways sur l’Esplanade, sonnerie des cloches de Notre-Dame, cris des baladeuses ou des estamaïres 12, harmonies de la foire ou d’une fanfare militaire, rire joyeux d’une jeune classe en récréation » – les élèves du lycée utilisaient cet espace comme terrain de jeux. Tel autre orateur évoque les joueurs de boules des Arceaux, là, hier comme aujourd’hui. Visions fugitives dans des discours souvent idéalisés, d’un pays réel, d’une ville à propos de laquelle M. Dupuy rappelle, en 1909, ce curieux jugement d’Henry James : « Montpellier n’a pas l’animation d’une cité moderne, ni la solennité d’une ville antique ; elle est agréable comme le sont certaines femmes, qui se passent de beauté et même d’esprit. Un Italien dirait que c’est une ville sympathique ; un Allemand admettrait qu’elle est gemütlich » 13.

Le côté pittoresque et original des autres villes n’est pas oublié des orateurs. Paul Valéry dresse un émouvant portrait de Sète, sa patrie, et Léon Blum, député de Narbonne, une évocation de cette cité qu’il connaît mal. Certains orateurs ne se contentent pas de décrire et d’évoquer un riche passé. Ils invitent leurs auditeurs à vivre de cette âme languedocienne et à la répandre : « Où que vous alliez, vous porterez la flamme languedocienne et vous essayerez d’en mettre en valeur la force et l’amour », écrit Pierre Brun en 1902. On rappelle aux jeunes gens qu’ils sont « fils d’une race antique et d’une terre vaillante » et que les racines de cette civilisation sont très profondes : « Nulle part, elles ne vont aussi loin dans le passé qu’en Languedoc, nulle part elles donnent à la vie régionale d’assises plus solides. »

Dans ce monde qui, selon M. Sauvage, « s’américanise, (nous sommes en 1932) créant une désolante uniformité, il faut préserver un patrimoine et le cultiver jalousement ». Et il parle aux élèves « des forces salutaires d’un régionalisme éclairé qui les aidera à mieux se connaître et à rester eux-mêmes. […] Vous, jeunes gens, vous saurez conserver l’héritage spirituel et moral qu’est notre magnifique civilisation occitane, doux fruit mûri au soleil des siècles ».

Ainsi certains enseignants, tout en insistant sur la profonde unité française, se font-ils dans ces discours officiels les propagandistes d’une culture originale qu’il faut sauvegarder, non comme une pièce de musée, mais en la faisant vivre. L’histoire locale enseignée en serait un des véhicules indispensables et privilégiés. Les discours des prix, on le voit, ne sont pas toujours de vagues rêveries ou des propos creux. Ils s’incarnent parfois au plus profond de la chair d’un pays réel, quoiqu’en perte de vitesse, grâce aux convictions profondes et à l’attachement à la culture languedocienne de certains professeurs, occitans jusqu’au bout des ongles, sans pour autant mépriser le reste du monde. Et qu’en est-il du parler local ?

Une langue vivante méconnue

Mais que serait cette culture occitane sans la langue du pays ? Trouve-t-elle des défenseurs dans les discours des prix ? On a un très bel exemple de cet engagement sous la plume de Bernard Sarrieu, professeur au lycée d’Auch, qui, lors de la distribution des prix du 31 juillet 1909 propose à ses auditeurs une présentation de la littérature occitane à travers les siècles et les provinces et une organisation complète de l’enseignement de la langue dans toutes les classes du secondaire des départements du Midi. Bernard Sarrieu (1875-1935) est né à Montauban, mais sa famille est originaire de Saint-Mamet (Haute-Garonne). Professeur agrégé de philosophie, il enseigne à Montauban. Il sera professeur à l’Institut catholique de Toulouse et doyen de la faculté théologique. Il s’intéresse au parler du Haut-Comminges (Saint-Girons) sur lequel il publie de nombreux travaux scientifiques et s’adonne à la littérature. Il compose des odes religieuses, une tragédie imitée de l’antique, Era Pireneido, une grande épopée de trente-deux mille vers, des mystères, plusieurs comédies, des chansons montagnardes. Il pratique la poésie, le théâtre, la philosophie, la toponymie. Auteur de biographies, d’un dictionnaire gascon, d’une grammaire, il s’est fait remarquer par ses travaux de linguistique. Il recueille des expressions auprès des villageois. En 1904, il a fondé l’Escolo deras Pirenéos pour le Sud-Est gascon (Comminges, Couserans français, Val d’Aran espagnol) qui organise chaque année des manifestations culturelles où sont mises en avant les traditions commingeoises (chants, danses, costumes) et la composition d’œuvres poétiques dans le goût mistralien. Il écrit aussi des articles pour diverses revues. Il obtient un prix aux Jeux floraux de Toulouse pour son œuvre maîtresse, Era Pireneido. Il est majoral du félibrige, et se rend célèbre pour son engagement dans la défense de la lenga nostre.

Admirons l’audace de cet enseignant – il en fallait en ce temps pour proposer dans ce cadre universitaire par excellence, un plan comme celui dont nous allons prendre connaissance en lisant le discours de ce professeur qui prône un apprentissage systématique de la langue d’oc à une époque où les instituteurs ont mission (ou se donnent mission) de faire disparaître l’usage du « patois », sans pour autant favoriser la langue littéraire. (Fig. 2)

Pour illustrer ce combat contre le « patois », on pourrait invoquer bien des textes. Reportons-nous au livre d’Aimat Serre, Bogres d’ases ! Bougres d’ânes ! 14 qui nous raconte dans le concret de la vie quotidienne d’un village ordinaire, Bargelle, la lutte têtue pour déraciner la langue du pays. Aimé rentre à l’école primaire en 1927 :

« Nous parlions généralement un français – franciman serait plus juste – un peu meilleur, mais sans plus. Le maître, un brave homme pourtant, jouait son rôle d’alphabétiseur­gendarme-franciseur. […] Il n’est pas possible de se débarrasser de la langue maternelle en franchissant le seuil d’une classe. Notre milieu était occitan. […] Nous disions tous “patois” et étions convaincus de ne pas parler une langue véritable. Personne n’avait jamais dit aux Bargellois que leur “patois” s’écrivait depuis le Moyen Âge et qu’il avait encore pas mal d’écrivains. […] La langue occitane si vivante pourtant, était déconsidérée au maximum par l’école qui avait pour but, depuis sa création, de la tuer par l’enseignement exclusif du français […] La morale officielle était là pour condamner la langue de nos pères et de nos mères. Le tout était de nous faire apparaître le parler occitan aussi honteux que la rapine dans le jardin du voisin. »

Bogres d’ases
Fig. 2 - Bogres d’ases

Cependant, parmi les gens cultivés, figurent des connaisseurs et des défenseurs de la langue. Et ils n’hésitent pas à se manifester. Ainsi la ville de Nîmes organisa-t-elle, le 12 mars 1859, une fête du Félibrige, en invitant trois des maîtres de la renaissance occitane, Roumanille, Aubanel et Mistral. Ces poètes furent reçus avec éclat au collège de l’Assomption par le père d’Alzon et l’abbé de Cabrières, qui était alors son second, et M. Germer-Durand, le préfet des études, agrégé des lettres. Une plaque dans le salon d’entrée et d’honneur rappelle cet événement historique, qui se poursuivit le lendemain à la mairie de Nîmes. Mais c’est au collège catholique que les convives prirent part au banquet triomphal, et qu’au moment de trinquer, les toasts furent portés en languedocien ou en provençal. Le compte-rendu de cette rencontre fut publié par l’Armana provençau, en 1859. Le poète nîmois, Jean Reboul, était de la fête à plus d’un titre 15.

Dans la foulée, on peut aussi remarquer que nombre d’ecclésiastiques admirèrent Mistral et adhérèrent au félibrige. Mgr de Cabrières pratiquait la langue et en usait parfois avec humour avec les femmes de la halle. L’abbé Remize publiait l’Armanac de Louzèro où, écrivait-il, « il y a les fêtes, la pluie et le beau temps, les foires, les lunes, de petites choses pour amuser le monde, des proverbes, des contes, des chansons, des remarques. » Mais le but était plus large : « faire parvenir la littérature occitane dans tous les foyers, sauvegardant en cet acte notre patrimoine oral ». Le nombre d’abbés félibres était considérable en ce temps et leurs œuvres et entreprises sont nombreuses.

L’on cherche aussi à créer des ponts entre la langue française et la langue occitane, en utilisant celle-ci pour mieux apprendre le français. Vers 1840, Pierquien de Gembloux exposait cette manière de faire. Il cite une grammaire française datant de 1819, éditée à Marseille, expliquée au moyen de la langue provençale, et il écrit : « Nous ne pouvons apprendre le français que par notre langue maternelle. […] Tous les peuples qui parlent un patois ne sauront bien le français que lorsqu’on se décidera à le leur enseigner par cette méthode. » Au lycée de Pézenas, vers 1840, Peytavi de Saint Christol expliquait comment faire aller de pair les deux langues en présentant le texte occitan et le texte français en deux colonnes parallèles. Et tel frère des Écoles chrétiennes originaire du Midi, Joseph Lhermitte, de son nom de religieux frère Savinian, organisait cet enseignement en créant une véritable méthode de ce type avec ses Lectures ou versions provençales-françaises, cours préparatoire et cours élémentaire, ouvrage publié en 1897 16. Le célèbre linguiste Michel Bréal déclarera à son tour : « Le patois est le plus utile auxiliaire de l’enseignement du français ».

Dans cette veine s’inscrit Jean Jaurès en 1911 : « Mais je disais aussi avec une force de conviction qui ne fait que s’accroître que ce mouvement du génie méridional pouvait être utilisé pour la culture du peuple du Midi. Pourquoi ne pas profiter de ce que la plupart des enfants de nos écoles connaissent et parlent encore ce que l’on appelle d’un nom grossier “le patois”. Ce ne serait pas négliger le français : ce serait mieux l’apprendre au contraire, que de le comparer familièrement dans son vocabulaire, sa syntaxe, dans ses moyens d’expression, avec le languedocien et le provençal. Ce serait, pour le peuple de la France du Midi, le sujet de l’étude linguistique la plus vivante, la plus familière, la plus féconde pour l’esprit ». Mais d’autres auteurs, comme le Catalan Jean Amade, déplorent que Jaurès ne réhabilite l’occitan que comme un moyen de mieux apprendre le français et non comme langue à part entière pour ses qualités intrinsèques.

Qu’en est-il de la pratique ? A l’échelon populaire dans les villes et les villages où l’on parlera couramment l’occitan encore longtemps, jusque vers les années 1950, se poursuivait la tradition des cours d’amour, avec concours de poésies occitanes, des musiques, des danses, des chants traditionnels et des représentations théâtrales données par des habitants de nos villages jouant parfois des pièces écrites par un des leurs, comme la Pétola des Mestre Danis de Bastide de l’Oulieu. Jean Fournel écrira à propos d’une félibrée de Cournonterral tenue en 1894 que « le félibrige n’est plus seulement aujourd’hui l’art de faire des chansons, mais il est le drapeau des revendications de notre race méridionale » 17. Des revues comme la Campana de Magalouna en langue nostre diffusaient quant à elles la culture, les contes, les histoires et l’humour occitans 18.

Un programme de retour à l’occitan

C’est dans ce contexte contrasté fait d’hostilité et de respect que se situe le discours de Bernard Sarrieu, Une langue vivante méconnue, la langue d’Oc, discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’Auch, le 31 juillet 1909 dont nous publions des passages agrémentés de commentaires.

L’auteur se félicite d’abord de ce que l’on ait étendu l’enseignement des langues vivantes dans le secondaire en faisant place « à côté de l’allemand 19, à l’anglais, et même, plus récemment à l’espagnol et à l’italien. Dans l’Académie de Paris, on a même admis le russe : depuis longtemps, en Algérie, on avait adopté l’arabe. »

Mais n’a-t-on pas oublié « une grande langue vivante, la langue maternelle de tout le Midi, c’est notre langue d’Oc. Aucune place ne lui est faite encore dans l’enseignement des lycées et collèges. Pour quelles raisons ? C’est souvent le fruit des préjugés ou des ignorances… »

« On dira d’abord […] que la langue d’Oc n’est pas une langue ». Les linguistes répondront qu’il existe un groupe d’idiomes locaux qui se ressemblent entre eux plus qu’à ceux qui les entourent. Leur domaine est vaste : « l’Occitanie », comprend, en gros, le Nord-Est de l’Espagne, tout le Midi de la France et même un peu du Piémont. Les vingt millions d’hommes qui parlent ces dialectes ont bien le sentiment qu’ils forment une famille linguistique originale…

Mais, dira-t-on, votre langue d’Oc en est-elle bien une ? Ne se décompose-t-elle pas en une multitude de parlers ? Sarrieu fait remarquer qu’en tous pays, « l’idiome national varie toujours légèrement d’une localité à l’autre ; mais cela n’en détruit point l’unité foncière » et cela lui permet d’affirmer qu’il existe une langue d’Oc, et cette langue est une. Mais « …son histoire a été différente de celle des langues sœurs. Chez celles-ci, les événements ont assuré la prépondérance d’un dialecte sur les autres… Dans notre Midi, au contraire, la domination passagère de l’idiome des troubadours n’eut point de lendemain, et la langue d’Oc resta divisée en dialectes… Mais cela ne saurait l’empêcher d’être une. Le grec ancien n’était-il pas lui aussi divisé en un grand nombre de parlers locaux ? Ne comptait-il pas au moins quatre dialectes littéraires ? En avait-on moins là une langue une et admirable ? Ainsi en est-il aujourd’hui de notre langue d’Oc. »

D’ailleurs, si pour mériter le nom de langue, il faut une littérature…, notre idiome maternel n’en manque pas…

« C’est lui qui, le premier, fit rayonner sur les nations occidentales la pure clarté de la beauté littéraire. D’une poésie populaire… germa pour fleurir pendant près de trois siècles, le lyrisme raffiné des Troubadours. Ceux-ci cultivèrent vingt genres poétiques, douces chansons, aubades et sérénades, romances à refrain, épîtres didactiques, badines ou passionnées, tensons subtiles, hymnes ou cantiques religieux, planhs ou lamentations funèbres, et fougueux sirventès. Venus des quatre coins de la Terre d’Oc, chacun d’eux imprima sur la “poésie courtoise” la marque de sa province natale et de son tempérament personnel à l’instar de Guillaume de Poitiers, de Bernard de Ventadour, d’Arnaud de Mareuil, de Bertrand de Born, de Gairaut de Borneil, que Dante 20 appelle “le poète de la droiture” ; Arnaud Daniel “le grand maître de l’amour et de la poésie”, Pierre Cardinal, à la fois satirique violent et chantre mystique, et bien d’autres encore, la perfection et le fini de la forme n’avaient jamais été poussés aussi loin… L’Espagne, le Portugal, l’Italie, les trouvères du Nord, les Minnesanger allemands se mirent à leur école ; Pétrarque et l’auteur de la Divine Comédie furent leurs élèves. Et, en même temps, la langue d’Oc entonnait l’épopée, elle déroulait en prose de longs récits romanesques, elle consacrait nos libertés municipales, elle se pliait même à la vulgarisation scientifique […] Mais, hélas !, toute cette éclatante floraison disparut comme en un clin d’œil au souffle de l’affreuse tempête dont la Canson de la Crozada nous apporte l’écho vibrant et douloureux. »

Après cette brillante période, B. Sarrien aborde une deuxième phase de l’histoire de notre Languedoc, du XIVe au XVIIIe siècle, période trop silencieuse, mais entrecoupée çà et là, de réveils partiels, présages d’une renaissance ultérieure. Nulle part on n’abandonna l’usage de la langue d’Oc. L’orateur énumère des moments fastes :

« À Toulouse, en 1323, sept bourgeois fondent l’Académie des Jeux Floraux. Si la langue courtoise était tombée, les dialectes étaient demeurés vivants : ce sont eux qui désormais fournissent l’étoffe des productions littéraires. De 1760 à 1820, une nouvelle éclipse se produit chez elle. Les dialectes locaux, abandonnés au bas peuple, tournent alors au patois. La paix va permettre à l’Occitanie de reprendre conscience, elle aussi, de sa nationalité morale. La sève méridionale tout à coup bouillonne plus fort, et, un peu partout, surgissent des talents, éclosent même des chefs-d’œuvre. Sur les bords du Rhône, chantent déjà ceux que les Provençaux appellent li Troubaïre. À Agen, c’est Jasmin, poète fécond, pittoresque, sentimental, avide de relever la gloire de sa langue…

Aucun de ces dialectes n’est devenu la langue officielle d’un État. À la France dont toute la partie méridionale parle cette langue, de s’en faire la tutrice. La France est assez grande… pour faire fleurir deux langues et deux littératures. Notre langue d’Oc le mérite absolument. Par sa diversité, par ses beautés, l’occitan représente à lui seul tout un concert : le béarnais, fluide et caressant, le gascon, fier, énergique, héroïque… le limousin, plein de finesse et de distinction, le montalbanais mignard, l’agenais coulant et le toulousain musical, l’accent plus rude et plus sombre du Haut-Quercy, du Rouergue et de l’Auvergne, le savoyard 21, pittoresque et narquois, le provençal aux amples sonorités, le bas-languedocien, éclatant et bruyant, le valencien à la molle douceur, et le catalan nerveux, aux voyelles indécises, aux finales heurtées, mais aux consonnes généralement voisées, y font, chacun à leur poste, et produisent une impression d’ensemble d’une richesse extraordinaire. Une langue semblable non seulement existe, mais mérite d’être étudiée, ne serait-ce que pour cette variété phonique véritablement merveilleuse.

Nous voyons s’établir entre la Provence et la Catalogne des rapports suivis : la Coupo Santo vient des Catalans. Le Languedoc, et bientôt les autres provinces, entrent dans le chœur fraternel. La floraison littéraire issue de tout ce mouvement est considérable. Et cet épanouissement subit continue toujours. (Fig. 3)

La Coupo Santo
Fig. 3 - La Coupo Santo

Nul n’a fait autant que Mistral pour rendre à notre langue sa gloire passée. Qui ne connaît sa Mirèio, cette œuvre originale et harmonieuse… où la Provence entière a la joie de se voir vivre, où l’idylle s’élève à la hauteur de l’épopée ? Calendau et Nerto, Lou Pouéme dou Rose, et Lis Isclo d’Or, La reino Jano et Moun Espelido lui font un magnifique cortège. Mistral est encore le savant linguiste du Tresor dou Félibrige, le grand traditionniste du Museon Arlaten. “Sa stature de demi-dieu”, “et son éternelle jeunesse”, et aussi sa simplicité généreuse expliquent, avec son génie, l’attrait qu’il exerce toujours sur les fils du Midi et le véritable culte dont il est l’objet de la part de ceux qui voient en lui l’incarnation la plus pure de notre renaissance.

Autour de lui, bien d’autres viennent de passer : les Roumanille, les Aubanel, les Félix Gras… D’autres vivent toujours, et, là-bas, au pays où s’épanouissent les tamaris et les oliviers… En Catalogne, même féconde abondance avec la noble figure de Jacint Verdaguer, poète épique dans Lo Canigo et L’Atlantida, mais aussi merveilleux poète lyrique et mystique… La Catalogne peut s’enorgueillir d’une foule de romanciers de valeur ; son théâtre, enfin, est peut-être actuellement le premier de l’Europe : Angel Guimera a fait applaudir jusqu’à Paris des adaptations de ses œuvres. Le mouvement a pénétré là les couches profondes de la population ; en Roussillon, il est déjà plein de promesses.

Plus près de nous en Languedoc, voici Fourés, dont les poésies sont souvent “belles comme l’antique”. Beaucoup d’autres ont suivi dans l’Agenais, dans le Rouergue, en Auvergne avec le délicat Vermenouze, en Périgord avec Robert Benoît… À Tulle, c’était Joseph Roux et sa Chansoun Limouzina, deux grands poètes languedociens, dans l’Aude, Prosper Estieu, dans le Quercy, Antonin Perbosc, sont actuellement les représentants de cette tendance…

Enfin, notre Gascogne est résolument entrée dans la lice. Le Béarn, les Landes, la Bigorre. »

Mais cette langue peut aussi être utile. Cette langue peut profiter au latin et au grec. Les formes des mots et leurs désinences sont restées plus près du latin dans notre langue. Beaucoup de gasconismes sont des latinismes ou même des hellénismes.

Elle peut aussi servir pour le français, l’orthographe peut être mieux sue à l’aide de comparaison avec la langue d’Oc… la signification des mots savants est découverte aisément à l’aide des radicaux demeurés intacts ; les gasconismes ou provincialismes d’expression sont bien mieux corrigés par des indications expresses. Bien loin de nuire au français, l’enseignement intelligent de la langue d’Oc dans les lycées du Midi, ne saurait lui être que profitable, surtout en donnant, par des traductions des comparaisons continuelles une connaissance plus parfaite de son originalité et de ses nuances.

« Avantage considérable encore pour l’étude des langues néo-latines. Des professeurs qui enseignent l’espagnol et l’italien sont unanimes à reconnaître que les enfants du Midi arrivent bien plus vite que ceux du Nord à les prononcer correctement, à les comprendre, à les posséder et que cela tient à l’usage de la langue d’Oc… Ainsi se trouvent aisément accessibles à nos méridionaux des contrées qui représentent hors de France, tant en Europe qu’en Amérique, près de 140 millions d’hommes… Il faut donc maintenir l’état de chose actuel et, pour cela, faire étudier expressément la langue d’Oc dans nos lycées et collèges.

Remarquons que la connaissance de notre langue d’Oc nous suffirait à nous pour nous faire comprendre… dans le Piémont et la Haute-Italie… dans l’Aragon, en Catalogne, à Valence et aux Baléares. C’est que ces régions voisines parlent des dialectes de notre langue ou du moins des idiomes assez analogues.

L’Occitanie est ainsi comme un pont matériel et moral jeté à travers la France, de l’Espagne à l’Italie ; grâce à elle, trois grands peuples latins ne sont pas seulement contigus, mais se trouvent même en continuité. Par son intermédiaire… L’esprit français pourra exercer sur l’Espagne et l’Italie une action plus efficace…

Mais, dans nos lycées et collèges, comment organiser son enseignement ? Et quels avantages peut-on donc en espérer ?

En fait, l’organisation de cet enseignement sera des plus faciles. Qu’on inscrive la langue d’Oc au programme officiel et l’on verra apparaître les professeurs et les livres. Les maîtres de français ou de langues vivantes originaires du Midi seront à la hauteur en un instant… » (Fig. 4)

Hommage à Bernat Sarrieu
Fig. 4 - Hommage à Bernat Sarrieu

Sarrieu propose alors un plan d’études. On ne part pas de zéro.

« Les enfants ne sont pas totalement ignorants de la langue à étudier, mais simplement illettrés à son égard. On s’attaquera de suite à la lecture et aux petits travaux écrits ». Il propose trois périodes. En sixième et cinquième, on prendra pour base le parler local, puis on passera à des textes provenant de la même région dialectale. En fait, à la fin de ces deux années, à une heure par semaine…, l’élève sera déjà plus fort dans le dialecte de sa région que dans n’importe quelle autre langue vivante. En quatrième et troisième, on commencera l’étude des quatre autres dialectes. Pour les gascons, il restera à étudier seulement le languedocien, le provençal, le limousin et le catalan. En même temps, on leur donnera un aperçu général de l’histoire de notre littérature d’Oc. Enfin, en seconde et en première et facultativement en mathématiques et en philosophie, on se familiarisera avec tout cela et on lira dans le texte les plus belles œuvres.

« Point de surmenage avec ce régime, mais un travail attrayant. Vous intéresseriez à notre langue et à notre littérature pour elle-même. On pourrait en tenir compte, à l’oral de la première partie du baccalauréat. Cette étude servira aux jeunes à mieux savoir ce qu’ils sont : elle leur inspirera une légitime fierté, et elle développera chez eux un patriotisme local à la fois ardent et raisonné. Or ce patriotisme est la condition indispensable d’un patriotisme plus général, d’une affection profonde et sans retour pour la France entière, protectrice née des régions qui se sont à jamais données à elle depuis tant de siècles ».

Ce long discours présente donc à la fois un résumé des œuvres littéraires et un projet d’intégration de la langue d’Oc dans le cursus des élèves à partir de la sixième. C’est à la fois un plaidoyer pour l’apprentissage de la langue à partir du parler maternel des élèves et une sorte de synthèse sur les divers auteurs, qui ont illustré les différents dialectes du parler occitan. B. Sarrien fait partie des auteurs et des précurseurs oubliés 22. L’occitan et ses cinq grands dialectes auraient eu leur place dans le secondaire si l’on avait appliqué un tel projet.

L’on s’aperçoit au bout du compte que dans la première moitié du XXe siècle, l’étude de l’histoire et de la langue du pays n’a pas été présentée comme matière à apprendre mais comme un moyen de plonger les élèves dans leur culture originelle afin de façonner en eux l’âme d’un pays vénéré.

NOTES

1. Jean Sagnes et Louis Secondy, Ils ont parlé à la jeunesse, Nouvelles Presses du Languedoc, 2013.

2. Les discours de Pierre Brun (1902), Bernard Sarrieu (1909), Henri Gautier (1921), Paul Marres (1925), M. Sauvage (1932), M. Berne (1937), M. Rozière (1938) ont été consultés dans les bulletins annuels des lycées et collèges qui contiennent toutes les données sur ces établissements et les palmarès et les succès des élèves au baccalauréat et aux grandes écoles. Ces ouvrages portent le sceau officiel par les mentions suivantes : vu et approuvé par l’inspecteur d’Académie et le Recteur.

3. Paul Marres, discours de 1925.

4. P. Clerc, Dictionnaire de biographie héraultaise, Nouvelles Presses du Languedoc, 2006, tome I, p. 405-406.

5. Lycée de Montpellier, distribution solennelle des prix 1902, lycée Joffre, CDI.

6. P. Clerc, op. cit., tome I, p. 1286.

7. C’est un botaniste suisse, fondateur de la Station internationale de géobotanique et alpine de Montpellier. Il s’établit dans cette ville où il épouse Gabrielle Blanquet, d’où le nom qu’il adopte alors : « Josias Braun-Blanquet ». Il soutient sa thèse de doctorat sur la végétation des Cévennes méridionales (1915).

8. P. Clerc, op. cit., p. 904.

9. Archives du lycée de Béziers.

10. Pierre II, roi d’Aragon, seigneur de Montpellier, vainqueur des Almo­hades à Las Navas de Tolosa, fut tué à Muret, en 1214, au cours d’une bataille contre les croisés du Nord. Il s’était porté au secours du comte de Toulouse.

11. Distribution solennelle des prix, lycée de Montpellier, 1921, CDI, lycée Joffre.

12. Mot occitan pour désigner l’étameur qui recouvre un objet d’une couche d’étain.

13. Lycée de Montpellier, distribution solennelle des prix 1909, lycée Joffre, CDI. On pourrait traduire gemütlich par « agréable », « où l’on est bien ».

14. Aimat Serre, Bogres d’ases ! Bougres d’ânes !, édition bilingue français/occitan, préface de Robert Lafont, « Oc-Oïl », Librairie Occitane, 1988, p. 54-58.

15. Voir le récit de cet événement dans L’Assomption, n° 35, 1er juin 1876, p. 82 à 84 et Anthologie, tome II, chap. 30, p. 142-146 (« Le Père d’Alzon et son ami le poète Jean Reboul 1859 »).

16. Sur ce thème, Pierre Boutan, « Apprendre le français par le provençal : l’échec du frère Savinian », Tréma, n° 22, septembre 2003, IUFM de Montpellier, p. 7 à 28. Voir les travaux de Philippe Martel, article cité, « L’École de la IIIe République et l’Occitan » in Tréma, n° 12-13, décembre 1997, IUFM de Montpellier, p. 115.

17. Voir Louis Secondy, Dix Villages, dix visages. Nous avons montré dans cet ouvrage la place de la culture populaire occitane et le rôle des félibres locaux qui écrivent, publient et récitent leurs textes. Cela va du chant à la louange du pays jusqu’à la parodie, les odes à la Campana (la cloche) et les Vendanges de Pignan, la culture de l’olivier, « les ouvriers et les parvenus », la crise de 1907 et des chants revendicatifs : « Voulen de pan, crevan de fam, car la misèra, nous faî la guerra » (Nous voulons du pain, nous crevons de faim, car la misère nous fait la guerre).

18. Créée en 1891 à Montpellier par Francés Dezeuze, elle a été l’organe du Félibrige de cette ville et a publié de nombreux textes littéraires, souvent humoristiques.

19. Curieusement, l’allemand est alors de très loin la première langue enseignée dans les lycées, comme nous l’avons montré pour celui de Montpellier : en 1875, 68 % des élèves font de l’allemand, 19 % de l’anglais, 13 % de l’italien. Au grand collège de Perpignan, qui dépasse 500 élèves, en 1914, le pourcentage des hispanisants est très faible (20 %) contre 80 % pour les germanistes. Mais avant la Première Guerre mondiale, l’allemand est obligatoire pour entrer à Polytechnique. Le virage ne s’effectuera dans nos lycées et collèges qu’à partir des années 1916-1918, ce qui va mettre des professeurs d’allemand au chômage (L. Secondy, Histoire du lycée de Montpellier, p. 219-222).

20. Il s’agit bien sûr du florentin Dante Alighieri qui écrivit La Divine Comédie au début du XIVe siècle.

21. Philippe Martel et Marie-Jeanne Verny, que je remercie pour leurs apports, précisent que le savoyard n’est pas de l’occitan mais du franco-provençal (note à l’auteur).

22. On doit à Sarrieu plusieurs œuvres dans ce domaine : 1923. L’enseignement et les divisions universitaires au point de vue régionalistes. Éd. Privat, 1923 ; L’enseignement de la langue d’oc : son intérêt, son intégralité, sa portée. Éd. Privat, 1923 ; La graphie de la langue d’oc et la langue commune d’Occitanie. Éd. de la Revue Méridionale, 1924 ; La langue locale à l’école pour le français et pour elle-même : le breton, le basque, la langue d’oc. Berthomieu, 1926. Toutes les publications de Sarrieu sont consultables au CIRDOC à Béziers.