Hélène Chaubin, L’Hérault dans la guerre, 1939-1945

Hélène Chaubin, L’Hérault dans la guerre, 1939-1945

Hélène Chaubin,
L’Hérault dans la guerre, 1939-1945

Fille de résistant, membre du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale de 1966 à 1980 puis correspondante de l’Institut du Temps qui lui a succédé, Hélène Chaubin a consacré l’essentiel de ses travaux d’historienne à la période 1939-1945 dont elle est devenue une spécialiste reconnue. Après une série d’ouvrages concernant la Corse pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Hélène Chaubin se penche dans son dernier livre sur le cas de l’Hérault. Si les six chapitres du livre s’organisent autour d’une chronologie nationale classique, le propos consiste à mettre en valeur les spécificités héraultaises en intégrant dans l’analyse une dimension géographique indispensable pour saisir la manière particulière avec laquelle les différentes portions du territoire – hauts cantons, plaine littorale, zone côtière – ont été affectées par le conflit.

Dans un département éloigné des zones de combat mais fortement marqué par la Première Guerre mondiale – 11 159 héraultais y ont trouvé la mort -, les réfugiés qui affluent dès les lendemains de l’offensive allemande de mai 1940 font office de « messagers du danger ». Dans cette première phase de la guerre, l’Hérault (502 000 habitants) est une importante terre de refuge pour les populations d’origine diverse qui fuient les combats ou l’avancée allemande : Juifs, Alsaciens-Lorrains, soldats tchèques, belges… soit 132 000 personnes dont une partie rejoint au camp d’Agde les populations espagnoles qui, quelques années plus tôt, ont fui l’Espagne devenue franquiste. Si l’accueil de ces réfugiés s’opère sans véritables drames, l’arrivée massive de populations nouvelles ne fait qu’accentuer les difficultés de ravitaillement d’un territoire qui, tout au long du conflit et jusqu’à la fin des années 1940, fera figure de « département affamé » payant, dans la plaine et la zone littorale en particulier, le prix de sa dépendance à la monoculture viticole.

L’auteur revient sur l’attitude des neuf parlementaires héraultais lors du vote du 10 juillet 1940. Tandis que les trois sénateurs – le maire radical de Béziers Auguste Albertini, Pierre Masse (Gauche Démocratique) et Marius Roustan – et la moitié des députés – Moïse Majurel (SFIO), Fernand Roucayrol, secrétaire fédéral SFIO de l’Hérault et Édouard Barthe (Union Socialiste et Républicaine) -approuvent les pleins pouvoirs, le radical Vincent Badie organise, avec courage mais sans succès, la résistance et est rejoint dans sa défense du « Non » par Paul Boulet, le député Jeune République de Montpellier, et par Jules Moch, député SFIO de la 3e circonscription de Montpellier. Ce vote reflète sans aucun doute la sensibilité d’une opinion héraultaise qui, comme dans le reste du pays, accueille avec bienveillance la prise de pouvoir par l’ancien vainqueur de Verdun. Hélène Chaubin rappelle ainsi le succès de la rencontre entre Pétain et Franco à Montpellier le 13 février 1941, le ralliement au régime de figures emblématiques du « Midi Blanc » (Henri de Rodez-Bénavent, qui est nommé à la tête du Conseil départemental en avril 1942, le juriste Louis Guibal, le médecin Paul Delmas qui anime le groupe Collaboration…), le soutien apporté au régime par les rédactions de L’Éclair et du Petit Méridional mais aussi l’écho rencontré auprès de la population par les organisations « maréchalistes » : Compagnons de France, Chantiers de jeunesse, mais surtout Légion Française des Combattants qui, en 1942, compte plus de 35 000 membres soit l’équivalent de 20 % de la population masculine du département.

Dès les lendemains de la prise de pouvoir par Pétain, le régime épure les 343 conseils municipaux élus en 1935. Il démet 22 des 40 maires des villes de plus de 2 000 habitants, dont celui de Montpellier, le radical Jean Zuccarelli, Jean Bène à Pézenas ou Vincent Badie à Paulhan, mais conserve les édiles les plus dociles ou les plus sensibles aux thèses maréchalistes tels Auguste Albertini à Béziers ou Jean Félix à Agde. L’épuration concerne aussi l’espace public. S’appuyant sur les travaux de Richard Vassakos, Hélène Chaubin montre comment les rues ou boulevards Karl Marx, Jean Jaurès, Roger Salengro, Émile Zola ou Robespierre sont débaptisés pour célébrer désormais la mémoire de Philippe Pétain, des généraux Joffre ou Foch ou de Jeanne d’Arc. La prise de pouvoir par Vichy se traduit surtout par la répression qui s’abat sur les « ennemis de l’intérieur », communistes, franc-maçons et juifs mais aussi parlementaires qui refusent le nouvel ordre politique et social : le sénateur Pierre Masse, qui a voté « Oui » le 10 juillet 1940 mais a dénoncé le statut des Juifs d’octobre 1940, est déporté et meurt à Auschwitz en octobre 1942 ; Jules Moch est brièvement incarcéré tandis que Vincent Badie est interné à Dachau à partir de 1943. Concernant les populations juives, Hélène Chaubin reprend à son compte le bilan de la répression établi minutieusement par Michael Iancu. Les 3 000 Juifs recensés dans le département – dont la moitié sont polonais – vivent dans l’incertitude la plus totale. Ils subissent la discrimination juridique, la propagande antisémite, les spoliations (214 biens sont aryanisés), l’internement, à Agde puis Rivesaltes, mais aussi les rafles et la déportation. Si l’aide apportée par certains fonctionnaires de la préfecture – dont le Préfet Jean Benedetti et son chef de cabinet Jean-Jacques Kielhoz, Camille Ernst, secrétaire général, et Roger Fridici, chef de service – et par une partie de la population, permet de limiter la portée des rafles des 26, 27 et 28 août 1942 (400 Juifs sont arrêtés sur les 1 024 planifiés par les autorités), les 17 enfants qui ont trouvé refuge à Campestre, près de Lodève, et qui sont transférés sous la protection de Sabine Zlatin à Izieu dans l’Ain, n’échappent pas à leur tragique destin.

Dans un contexte marqué par la répression et les difficultés croissantes d’approvisionnement, Hélène Chaubin rappelle le rôle d’un certain nombre de réfugiés, des universitaires pour la plupart, dans la naissance précoce d’une résistance ancrée dans la tradition républicaine. Dès la rentrée universitaire de 1940, le professeur de droit démocrate-chrétien Pierre-Henri Teitgen, le spécialiste d’économie politique René Courtin, le germaniste Edmond Vermeil ou l’historien Marc Bloch entretiennent l’esprit de résistance. Derrière Jean Bène, l’ancien maire de Pézenas et Gaston Escarguel, l’édile de Sète entre 1931 et 1935, les « locaux », majoritairement de gauche et qui s’appuient massivement sur les réseaux dont ils disposent parmi les franc-maçons et les membres des municipalités écartés en 1941, prennent la relève. Professeur de droit romain à l’université de Montpellier, Jean Baumel est à l’origine de la création de Liberté en novembre 1940 – René Courtin en sera le chef dans le département -, tandis que les socialistes René Devic et Albin Tixador prennent la direction de Combat en décembre 1941, que le SFIO Francis Missa succède à Pierre Stibbe, à partir d’avril 1942, à la tête de Libération-Sud, que l‘ancien militant d’Action Française, l’agent d’assurances Joseph Lanet, est chargé par Raymond Chauliac qui en est le responsable régional, d’organiser l’Armée Secrète dans l’Hérault. Les communistes ne sont pas en reste et c’est Henri Puponni et le professeur de géographie Paul Marres qui animeront la première réunion du Front National dans le département en mai 1943. Mais, comme le souligne l’auteur, si la résistance héraultaise n’est pas un bloc, c’est pourtant dans le plus large consensus que s’opère fin 1942 la création des MUR dans le département. Très masculine dans ses sphères dirigeantes, cette résistance doit beaucoup à l’action des femmes, comme le rappelle Hélène Chaubin lorsqu’elle évoque les figures de Marie et Jeanne Atger, de Laure Moulin ou de Raymonde Demangel. Spécialisées dans l’organisation de réseaux d’évasion ou dans les fonctions d’agents de liaison, elles jouent un rôle essentiel dans le développement des organisations et paient parfois de leur vie, telle Suzanne Buisson, le prix de leur engagement.

Le débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord, et l’occupation du département qui en découle, entrainent une nouvelle dégradation de la situation alimentaire et sanitaire, une perte de confiance croissante à l’égard du régime, mais aussi un durcissement des affrontements et des clivages au sein de la société héraultaise. Alors que les dirigeants de nombre de groupes maréchalistes rompent progressivement avec Vichy – les préfets Jean Benedetti et Alfred Hontebeyrie sont membres de la résistance tandis que le principal dirigeant des Compagnons de France, Guillaume de Tournemire, travaille pour le réseau Alliance et est membre du groupe de résistance Les Druides – la Milice, issue du Service d’ordre légionnaire de la Légion Française des Combattants, incarne la radicalisation du régime. Dirigée par René Hoareau, bien implantée à Montpellier, Sète et Béziers, et soutenue par les nouveaux hommes forts du régime, l’intendant de police Pierre Marty à partir d’octobre 1943 et le Préfet délégué de l’Hérault, Joseph-Marie Reboulleau, à partir de mai 1943, elle devient le fer de lance de la collaboration et de la répression exercée prioritairement et de manière « jusqu’au boutiste » à l’encontre des juifs et des résistants : Jean Guizonnier meurt des suites des tortures subies le 11 aout 1944 à la caserne De Lauwe de Montpellier, Raoul Batany y est exécuté le 17 août.

Signe de son enracinement durable dans le département, la Milice compte encore 1 100 hommes un mois après le débarquement de Normandie.

Ce dernier donne le signal du passage à l’action pour des maquis qui, bien implantés dans les contreforts montagneux du département, ont été renforcés par les nombreux réfractaires du STO et qui, depuis avril 1944, sont alimentés en armes par les parachutages alliés. L’auteur évoque les opérations menées par le maquis Léon autour de Clermont-l’Hérault, du groupe Cabrol dans l’Ouest héraultais, du Corps Franc de la Montagne Noire, du maquis Armée Secrète Latourette de Jean Girvès sur les pentes de l’Espinouse… A partir du 17 août 1944, date du début de la retraite de la 19e armée allemande, groupes francs et maquis sont chargés par le Commissaire de la République Jacques Bounin, qui est arrivé clandestinement à Montpellier le 6 juin 1944, de ralentir les mouvements des troupes allemandes. L’opération est un succès puisque celles-ci mettent 10 jours à évacuer le département. Mais la libération de l’Hérault, effective à Sète le 20 août, à Béziers le 21 et à Montpellier le 22, s’opère souvent dans la douleur : mort de 32 membres du maquis Bir-Hakeim au plateau de la Parade le 28 mai 1944, dramatique embuscade tendue par les Allemands à Fontjun le 6 juin qui débouche sur la mort de 23 hommes et la déportation en Allemagne de 143 habitants de Capestang, décès de 23 résistants au pas de l’Escalette le 22 août, exécution de 6 otages au carrefour de Fescau à Montferrier-le-Lez le 24… Évitant tout manichéisme, Hélène Chaubin ne masque pas les difficultés qui surgissent au lendemain du départ des troupes allemandes. Les relations entre les FFI de Gilbert de Chambrun et les pouvoirs civils qui se mettent progressivement en place – Jacques Bounin, Commissaire de la République, préfecture dirigée par André Weiss, comité régional de Libération dirigé par Lucien Roubaud, comité départemental de Jean Bène, comités locaux de Libération – sont souvent problématiques et le climat de vengeance engendré par la radicalité de la Milice débouche sur des incidents graves. A Béziers, 8 miliciens et auxiliaires de la Gestapo sont abattus par des FFI en décembre 1944 et l’autorité de Jacques Bounin est ouvertement contestée lorsque le comité local de Libération de Béziers démolit, sans le consulter, les quartiers jugés insalubres de la ville. Il faudra attendre l’incorporation des troupes FFI dans l’armée régulière et la dissolution de la police FFI à la fin 1944 pour que les pouvoirs civils puissent enfin établir pleinement leur autorité.

La violence des affrontements et des clivages explique la dureté de l’épuration. Hélène Chaubin évoque utilement les débats auxquelles elle a donné lieu, et en dresse un bilan exhaustif. Elle rappelle que les impératifs de la reconstruction en ont limité la portée dans le domaine économique, mais qu’une quarantaine de communes ont connu leurs cortèges de femmes tondues et que l’Hérault, avec un ratio de 0,19 condamnations à mort par habitant, figure parmi les régions qui en ont connu le plus grand nombre.

L’année 1945 est aussi marquée par un renouvellement important de la classe politique à l’occasion des élections qui se déroulent entre mai et octobre. Les premières, qui voient l’émergence timide du MRP et de la Jeune République, constituent un triomphe pour le Parti Communiste Français (78 élus) et une défaite cuisante pour le parti radical-socialiste qui perd près de 100 élus. A Béziers, les radicaux, maîtres de la ville avant la guerre, sont exclus du nouveau conseil municipal dirigé par le communiste Joseph Lazare. A Montpellier, où Suzanne Demangel et Laure Moulin sont élues, les radicaux conservent 13 sièges mais Paul Boulet prend la tête d’une majorité SFIO et antifasciste. A Sète, c’est le cheminot communiste Pierre Arraut qui accède à la mairie. Dans un département où seuls trois maires de 1935 retrouvent leur poste – outre Paul Boulet, il s’agit de Vincent Badie à Paulhan et de Jean Bène à Pézenas -, la ville d’Agde fait exception en privilégiant la continuité : 22 radicaux sont élus alors que la liste antifasciste ne compte qu’un siège. La volonté de changement des électeurs est néanmoins confirmée lors des élections suivantes. En septembre, Jean Bène prend la présidence d’un Conseil Général orienté à gauche et qui ne compte que 6 élus d’avant-guerre. En octobre, quatre nouveaux députés, soit deux MRP (Paul Coste-Floret et Joseph Aussel) et deux communistes (Raoul Calas et Antonin Gros) accompagnent deux des trois élus de 1936 qui, le 10 juillet 1940, avaient fait le choix du maintien de la République : le socialiste Jules Moch et le radical Vincent Badie, à peine revenu de déportation. Après la Libération, l’épuration et le rétablissement de l’ordre civil et politique, le temps de la reconstruction économique et sociale est désormais à l’ordre du jour dans l’Hérault.

On l’aura compris, par son ampleur, par la solidité de ses propos et de ses conclusions, l’ouvrage d’Hélène Chaubin est un livre important, un vrai livre d’histoire dense, maîtrisé et souvent éclairant. Utilement complété par des cartes, par de riches annexes et par un index des noms de personne et de lieux, il s’impose d’ores et déjà comme une référence incontournable pour les spécialistes, mais aussi pour les amateurs d’histoire qui y trouveront matière à alimenter leur réflexion sur une période qui a durablement marqué le pays mais aussi le devenir du département de l’Hérault.

[Philippe Lacombrade]