« Nous ne nous serions jamais séparés… » 1

Correspondance d’un couple de jardiniers agathois 1915-1918

* Respectivement professeure agrégée d’histoire et archiviste à la ville d’Agde,
membres du GRHISTA, Groupe de Recherche en Histoire des Territoires de l’Agadès.

(*) La syntaxe et l’orthographe des auteurs des lettres ont été respectées dans la transcription des extraits. Seuls des éléments de ponctuation (points et virgules) ont été parfois rajoutés.

Avant de devenir dans la dernière partie du XXe siècle une des plus importantes stations balnéaires de France, la ville d’Agde, petite ville du littoral héraultais, dut sa prospérité à son port puis, comme dans toute la plaine languedocienne, à la monoculture de la vigne. Dans les années 1990, c’est de la décharge de cette commune, que Franck Bancal, passionné d’histoire et de documents anciens, a sauvé la correspondance que Marie et Paul Loubet (fig. 1), un couple de jeunes jardiniers, ont échangée pendant la Grande Guerre. Confié définitivement en 2007 aux archives municipales 2, ce lot a déjà contribué, grâce à quelques-uns de ses extraits, au succès de l’exposition « Agathois dans la Grande Guerre » présentée lors de la commémoration du Centenaire. Dès lors, ces lettres et cartes se sont avérées précieuses pour la connaissance de la vie des Héraultais pendant le conflit. Précieux, cet objet l’est à trois titres au moins. Paul, d’abord, raconte à Marie sa vie de soldat où s’enchaînent à un rythme accéléré, les classes dans les Pyrénées Orientales, une brève mais dense expérience combattante sur le front de l’Argonne et enfin plus de trois années de captivité en Allemagne. S’exprime aussi, du front intérieur languedocien, une voix féminine alors que souvent les lettres des épouses de soldats ont disparu.

Marie et Paul, détail sépulture. (Photo Laurent Uroz)
Fig. 1 - Marie et Paul, détail sépulture.
(Photo Laurent Uroz)

Enfin, la situation sociale du couple, des ouvriers qui venaient de s’installer comme jardiniers, que rien ne destinait à une longue relation uniquement épistolaire, parait quasi inédite dans les témoignages utilisés dans les études sur 1914-1918. Alors, sur le rôle du courrier, sur la vie militaire et civile en temps de Grande Guerre et enfin sur l’intimité d’un couple héraultais séparé, que peut nous apprendre cette correspondance ?

« …de tes nouvelles 3… » Les fonctions essentielles de la correspondance, objet-source. 4

Les courriers échangés pendant la Grande Guerre se comptent en milliards. Au moins cinq millions de couples français ont été alors séparés et l’historienne Clémentine Vidal-Naquet a souligné combien le pacte épistolaire s’est imposé comme le « premier geste d’accommodement à la guerre du couple séparé » 5. De fait, si le lot comprend environ trois cents missives, Paul et Marie en ont au moins échangé cinq cents du 17 février 1915 au 24 novembre 1918 6. Le jeune époux, dès le lendemain de son arrivée à la caserne, démarre une correspondance qui devient, sinon l’unique, du moins le lien le plus tangible avec sa famille, acquérant progressivement un statut puissant jusqu’à résister au temps et arriver jusqu’à nous. Ressource vitale pour supporter la très longue séparation, ces simples morceaux de papier deviennent aussi un véritable espace-temps pour chacun des époux.

Le jeune couple exprime immédiatement l’importance que revêt ce courrier sur le moral. Paul demande : « […] Ecris-moi souvent car aujourd’hui j’ai un peu languis […] Quand je n’ai pas de nouvelles de la famille, je suis de mauvaise humeur et très malheureux […] ». Et son épouse de répondre en écho : « […] Lorsque je recois une lettre de ta par, cela mempeche un peu de languir […] » 7, sentiment renforcé trois ans plus tard : « […] Combien tes lettres me font plaisir et me reconforte et me donne de la patience […] » 8. Les épistoliers aimeraient bien qu’il abolisse la distance et l’investissent même de la fonction de remplaçant, Paul allant jusqu’à désirer se « […] mettre dans la lettre […] » 9. Les échanges démarrent à un rythme assez variable mais au bout d’un mois à peine, ils deviennent quotidiens, puis, durant la captivité de Paul, très réguliers. Dans une absence qui s’éternise, les enveloppes contiennent de plus en plus d’objets : des cartes postales, des photos, des fleurs aussi. De captivité, Paul expédie de nombreux clichés de lui, seul ou en groupe. Il presse aussi Marie de lui envoyer des photos et elle s’exécute. Leur disparition permet de mesurer combien sont aujourd’hui précieuses les lettres sauvées. A contrario, les absences dans le lot conservé ont des raisons souvent tragiques. Ainsi, toute la correspondance que Paul avait gardée lui est confisquée quand il est capturé. Fin 1917, Paul, terrassé par la douleur du décès du petit Jean, informe Marie qu’il a jeté toutes ses lettres.

Lettre de Paul, Perpignan. (Arch. Mun. Agde)
Fig. 2 - Lettre de Paul, Perpignan. (Arch. Mun. Agde)
Lettre de Marie (Arch. Mun. Agde)
Fig. 3 - Lettre de Marie (Arch. Mun. Agde)

Ces missives écrites en français présentent des points communs révélateurs d’une culture scolaire partagée à laquelle appartient l’exercice épistolaire formel même s’il est évident que les deux époux n’ont pas le même niveau d’expression écrite (fig. 2 et 3). Paul maitrise mieux la langue française que Marie. Le déroulement du contenu obéit en général à des règles identiques : Des formules d’affection encadrent des informations-vérifications sur la santé, le courrier, la vie quotidienne, le travail, la famille, les relations, l’expression des sentiments et du désir parfois. Les feuilles et plis sont souvent rédigés à l’encre, ou au crayon en captivité, et entièrement remplis. On trouve aussi des petites cartes, militaires ou pas. L’aspect des lettres témoigne par ailleurs des expériences successives vécues par le soldat. Ainsi, les cartes très courtes de Paul correspondent à un changement radical de sa situation militaire. Les contraintes que font peser les autorités sur la correspondance imposent aussi de nombreuses limites et nécessitent des adaptations régulières. Ainsi, pendant les classes, Paul écrit librement et longuement. Il a du temps et ne connaît pas le danger tandis que les lettres de Marie n’en finissent pas de se perdre au gré des lieux de cantonnement successifs de son mari.

Pli militaire du front (Arch. Mun. Agde)
Fig. 4 - Pli militaire du front (Arch. Mun. Agde)
Pli militaire du front (Arch. Mun. Agde)
Fig. 4bis - Pli militaire du front (Arch. Mun. Agde)

Puis, des tranchées de l’Argonne, le soldat remplit tous les jours, d’une petite écriture serrée, la totalité de l’espace proposé par le support de papier (fig. 4 et 4 bis). Avec Marie, il évalue les effets de la censure qui se durcit effectivement en ce mois de juin 1915 sur le front : « […] Tu me diras dans ta prochaine lettre si tu reçois mes correspondances comme il faut ou si les lettres n’ont pas été ouvertes […] » 10 demande-t-il à son épouse qui répond : « […] Il ny a que celle de jeudi que je nai pas recu. Je les ai recu toutes cachetés il ni a que celle daujourdhui les cotés de l’enveloppe étaient déchirés et sur le milieu de la lettre il y avait un morceau de papier collé je ne crois pas que ce soit toi qui lai fait. Ce qui me fait supposé que celle la a été ouverte et comme tu ne me dis pas grand chose au sujet de la guerre on a du la laisser passer a ce quil parait quelle passe par la censure et si lon parle de la guerre elles sont mises de coté […] » 11. Avec la captivité de Paul, le danger un peu écarté, les échanges sont soumis à d’autres obligations officielles que le prisonnier explicite progressivement : le nombre de correspondances est limité à deux lettres et quatre cartes par mois, la place disponible comprend un nombre de lignes précis et impératif et il faut rédiger le courrier au crayon noir, sans rature. Aussi, Paul va-t-il prendre l’habitude de faire un brouillon, d’écrire plus petit, parfois de sauter les articles, de resserrer les mots le plus possible (fig. 5).

Puis, des tranchées de l’Argonne, le soldat remplit tous les jours, d’une petite écriture serrée, la totalité de l’espace proposé par le support de papier (fig. 4 et 4 bis). Avec Marie, il évalue les effets de la censure qui se durcit effectivement en ce mois de juin 1915 sur le front : « […] Tu me diras dans ta prochaine lettre si tu reçois mes correspondances comme il faut ou si les lettres n’ont pas été ouvertes […] » 10 demande-t-il à son épouse qui répond : « […] Il ny a que celle de jeudi que je nai pas recu. Je les ai recu toutes cachetés il ni a que celle daujourdhui les cotés de l’enveloppe étaient déchirés et sur le milieu de la lettre il y avait un morceau de papier collé je ne crois pas que ce soit toi qui lai fait. Ce qui me fait supposé que celle la a été ouverte et comme tu ne me dis pas grand chose au sujet de la guerre on a du la laisser passer a ce quil parait quelle passe par la censure et si lon parle de la guerre elles sont mises de coté […] » 11. Avec la captivité de Paul, le danger un peu écarté, les échanges sont soumis à d’autres obligations officielles que le prisonnier explicite progressivement : le nombre de correspondances est limité à deux lettres et quatre cartes par mois, la place disponible comprend un nombre de lignes précis et impératif et il faut rédiger le courrier au crayon noir, sans rature. Aussi, Paul va-t-il prendre l’habitude de faire un brouillon, d’écrire plus petit, parfois de sauter les articles, de resserrer les mots le plus possible (fig. 5)Le contenu demeure largement soumis à la censure : les lettres sont remises décachetées par le prisonnier avant d’être envoyées. Lui, les reçoit ouvertes, quand elles lui sont données. Beaucoup de passages sont barrés de noir, d’autres découpés. Enfin, les lettres arrivent avec de très longs retards. Parfois, la frontière ferme et il faut alors plus de deux mois pour que les courriers partant d’Allemagne atteignent la France. A l’inverse, dès que l’étau se desserre, en 1917, Paul en profite pour envoyer des photos de lui sous la forme de cartes postales, à toute la famille, puisque cela est autorisé. Une logistique s’impose dans la mise en place de la correspondance et les deux époux l’organisent peu à peu.

Lettre du camp de Meschède (Arch. Mun. Agde)
Fig. 5 - Lettre du camp de Meschède (Arch. Mun. Agde)

Elle peut concerner simplement le support : « […] Si tu m’envoie un paquet, mets y du papier à lettres […] » 12 réclame Paul. Puis, c’est un vrai système qui s’élabore et se perfectionne nourri par l’expérience. Les lettres non seulement reçues mais aussi envoyées sont comptées et numérotées. Leurs arrivées comme leurs rédactions sont anticipées grâce à des agendas et cahiers qui gardent aussi la trace de leur existence. Il en va de même des colis : « […] Quand tu m’enverras un colis, sur la lettre, tu y mettras ce que tu as mis dedans et tu y mettras la date. Comme cela, je saurai si le colis est arrivé intact et le jour où il est parti d’Agde […] » 13. De plus, les cartes hebdomadaires (fig. 6) que Paul expédient accusent essentiellement réception des lettres et des colis et en tiennent la comptabilité.

Pour les épistoliers, la guerre crée aussi un nouvel espace-temps vécu autour du courrier qui représente un des thèmes majeurs de la correspondance surtout à partir de la captivité de Paul et comme une mise en abyme, il est toujours question des lettres dans les lettres. Ecrire, envoyer, attendre en comptant, recevoir, lire et répondre, autant de moments qui occupent et rythment la vie des deux époux dans une noria temporelle. Ils tentent ainsi de maintenir une quotidienneté et de retrouver une intimité. Paul exprime dès le début la nécessité d’écrire : « […] je te dirai que ma passion c’est de t’écrire chaque jour […] » 14, ce à quoi Marie répond : « […] Tu me dis que ta passion à toi c’est de m’écrire je crois quil en est de même pour moi. […] » 15 Mais, quand la tâche épistolaire devient trop pesante à l’égard de la famille, Paul la conseille : « […] Tu n’as qu’à écrire qu’à ceux que tu ne peux t’éviter et faire donner des nouvelles par leurs épouses aux autres […] » 16. Dans les Pyrénées Orientales, Paul ritualise immédiatement l’acte d’écriture. Ainsi, il choisit d’abord un lieu, en général un café agréable, puis une heure, le soir avant le coucher, et enfin un objet, une feuille à magnifique en-tête.

Carte du camp de Meschède.
Fig. 6 - Carte du camp de Meschède. Recto/verso (Arch. Mun. Agde)

Quand il est sur le front, c’est un décor qu’il crée tout en donnant à voir les difficultés de son quotidien : « Je t’écris de dedans le wagon », « appuyé contre le mur de la gare », «  je suis couché parterre », « dans la tranchée appuyé sur le genou » en sont quelques exemples. En captivité, il précise que c’est dimanche. Marie, elle, écrit souvent le soir mais à la lumière naturelle. L’attente du courrier occupe les esprits en permanence et s’accompagne d’intenses émotions, jamais positives. « […] Tout à coup, j’ai cru une lettre tienne mais j’ai été déçu et cela m’a rendu triste. Alors je me suis dit ce sera pour demain et j’attends aujourd’hui […] » 17. La description que font les auteurs de cette attente révèle l’état permanent d’angoisse que la guerre a installé. Ainsi, en 1918 encore, Marie s’inquiète : « […] Je n’ai plus rien reçu de toi depuis cette carte du 18 novembre. Je ne suis jamais resté si longtemps, je suis embêtée d’une façon que je ne dors pas de la nuit […] » 18. Paul exprime davantage le sentiment de solitude voire d’abandon en captivité tandis que, pour Marie, c’est de peur qu’il s’agit surtout. Cette attente détermine aussi les comportements. Marie raconte ainsi ses pérégrinations dans la ville : « […] Tous les soirs je vais à la poste pour voir s il n y a rien et je reviens comme je suis allé. Le facteur est passé aujourdhui mais ne ma rien laissé. Dont ce soir il me faut aller à la ville pour tirer lallocation et jen profiterai pour passer de nouveau à la poste […] » 19. A l’inverse, recevoir enfin du courrier déclenche une satisfaction extrême : « […] J’ai reçu 2 cartes du 30 et du 2. Tu peux penser avec quelle joie je les ai lu […] » 20. D’Allemagne, le prisonnier, lui, exprime aussi le bonheur qu’il éprouve d’embrasser les photographies de sa femme et de ses enfants. Cependant, certaines lettres écrites à Marie sont lues en présence de la famille, mettant à mal l’intimité du couple impliquant une autocensure surtout concernant les allusions relatives à la sexualité.

Parce que l’attente des retrouvailles n’en finissait pas de durer, le couple investit le courrier de tous ses efforts. Il ne rompit jamais le pacte épistolaire qu’il avait créé et qui permit une relation de substitution, un lien efficace, parce qu’il sut le rendre conséquent et constant. Mais par la densité de son contenu, elle représente aussi un témoignage édifiant.

« Cette sale guerre » 21 Le témoignage d’un fantassin héraultais sur la vie de soldat

Comme presque la moitié des soldats français, Paul ne partit pas dès le début du mois d’août. Si sa guerre ne commença que le mardi 16 février 1915, c’est qu’il avait été exempté de service militaire en 1905 par le conseil de révision 22. Mais le décret du 9 septembre 1914 avait imposé le réexamen de tous les ajournés et exemptés en décembre, et Paul fut déclaré apte 23. Dès le début de sa vie militaire, il acheta non seulement papier et enveloppes mais aussi un carnet, aujourd’hui disparu, manifestant ainsi le désir de se rappeler voire de témoigner. Quelques jours plus tard, il confirmait : « […] Au moins conserve toutes les lettres que je t’envoie et au cas où je disparaisse tu les feras lire à nos enfants […] » 24. Effectivement il se révèle observateur attentif de ce que fut l’expérience militaire d’un apprenti-soldat devenu soldat puis prisonnier.

Pour apprendre le métier des armes, Paul rejoint donc le 24e régiment d’infanterie coloniale à Perpignan. (fig. 7) Ses lettres dévoilent la désorganisation militaire du début de la guerre dans la caserne catalane, due à la loi des trois ans et renforcée par la mobilisation 25. Il effectue une préparation militaire très courte qui ne dépasse pas quatre mois. De plus, de nombreux aléas, comme les intempéries, limitent fortement les périodes d’exercices. Le soldat passe en outre par quatre lieux de cantonnement qui, exceptée la caserne saint Jacques, sont pour l’essentiel des endroits de fortune ; par exemple, une église désaffectée à Ille-sur-Têt, qu’il prend d’ailleurs pour une salle de bal. Les autorités militaires semblent quant à elles dépassées par l’afflux massif de soldats : « […] Si tu voyais, on ne voit que des soldats dans Perpignan […] » remarque Paul qui explique aussi lors de son premier déménagement que « […] nous sommes allés dans ce grand magasin pour faire de la place à ceux qui arrivent chaque jour […] ». L’encadrement parait dès lors insuffisant et ce sont des hommes justes sortis du rang qui assurent l’instruction. « […] Nous n’avons pas de caporaux et presque pas de sergents […] » 26. Il n’est pas rare en conséquence que les exercices soient annulés.

Caserne Saint Jacques à Perpignan (Collection particulière)
Fig. 7 - Caserne Saint Jacques à Perpignan
(Collection particulière)

Dès le début, Paul « languit » 27 à la caserne, saisi d’un sentiment de déracinement causé par le bouleversement de ses habitudes. Il supporte mal l’apprentissage des règles de vie communes. Qu’il s’agisse de la nourriture, des dortoirs humides, de la promiscuité, tout lui pèse. Il vit mal aussi l’infantilisation qui découle de la dépossession de son emploi du temps : « […] Que veux-tu nous ne sommes pas maîtres de nous et il faut se soumettre au règlement […] ». L’instruction militaire fondée sur le principe d’obéissance le met en colère : « […] Plus nous allons plus on nous fait travailler en même temps que l’on nous supprime toutes nos libertés […] ». Pourtant Paul a appris à l’école que « […] la caserne comme l’école est le lieu privilégié de formation du futur citoyen de la République […] » 28, la confrontation avec la réalité est donc rude 29 : « […] Et puis l’on crie Vive l’armée et vive la République. Et bien moi, je dis le contraire […] les mots liberté, égalité et fraternité doivent être rayés de la devise de la République […] » 30. Le propos de Paul monte en généralité. Les conscrits apparaissent peu motivés par cet apprentissage et ils élaborent des stratégies d’évitement relativement efficaces. Ainsi, pour fuir la corvée de pluches, la vaccination douloureuse ou même la caserne, « […] il y en a beaucoup qui se tirent des pieds […] » 31. Originaires de lieux proches en train (Aude, Pyrénées Orientales et Hérault), ils placent tous leurs objectifs et leur énergie dans l’obtention de permissions 32. Jouant alors avec la désorganisation, ils prennent des libertés avec le règlement, individuellement ou collectivement : « […] Les Cétois et Mézois s’entendent très bien. Il y en a qui partent vers le milieu de la semaine sans permission et ils arrivent deux ou trois jours après. Seulement lorsque l’on fait l’appel, toujours quelqu’un de leur escouade répond présent pour eux. Jamais personne ne leur dit rien […] » s’ébahit Paul qui, rapidement, calque sur eux son attitude, améliorant alors son moral grâce à des permissions officielles ou officieuses qui lui permettent de rentrer à Agde tous les quinze jours. Quelques moments de satisfaction parsèment cette période comme ces dimanches où « […] un certain nombre de femmes sont venues voir leur mari à notre cantonnement. Aussi, tous étaient contents d’avoir réussi une journée aussi magnifique et surtout d’être libres tout cet après midi […] » (fig. 8 et 9), bref, des moments où la vie militaire a des allures de vie civile. Paul est aussi témoin de la montée massive des soldats au front : « […] Samedi, il part un nouveau convoi et il y a beaucoup de marins d’Agde et des environs […] », selon des règles variables : « […] hier au soir, à 5 heures, on a demandé des volontaires. Comme tu pense il y en avait très peu alors on a pris par classe […] ». Il appréhende le moment où il faudra rejoindre les zones de combat, espérant toujours l’arrêt de la guerre qui lui éviterait de partir. Mais le départ approche : « […] aujourd’hui notre capitaine nous a fait une morale qui en veut dire long. Il nous a dit qu’il était très content de nous et que nous étions prêts à remplir notre devoir de Français et surtout qu’il tiendrait à venir avec nous au front car il dit être fier de nous commander. Il y en a beaucoup, et moi j’en suis, qui n’avaient pas les même idées que lui car nous sommes beaucoup de patriotes pour aller à la maison […] » 33. Finalement il part le deux juin après être passé à Agde embrasser sa famille.

Ille sur Têt (Collection privée Jeanine Ponsaille)
Fig. 8 - Ille sur Têt (Collection privée Jeanine Ponsaille)
Thuir (Collection particulière)
Fig. 9 - Thuir (Collection particulière)

Du 4 juin au 3 juillet 1915, Paul, qui se considère dès lors comme un « […] prisonnier qui commence aujourd’hui ses souffrances […] » 34, connaît l’expérience brève mais intense du feu sur le front de l’Argonne où il se retrouve acteur d’une des plus violentes batailles de la guerre de position de l’année. Ses longues lettres quotidiennes permettent de suivre précisément son itinéraire avec le 44e 35 régiment d’infanterie coloniale dans l’« archipel du feu » 36 dont les étapes plus ou moins difficiles impactent directement son moral. A la descente du train, à Clermont en Argonne dans la Meuse, le soldat hésite entre le soulagement et la découverte d’un monde hostile. Certes, l’ennemi n’est plus là mais le paysage est dévasté : « […] Où nous avons débarqué, cela a été brûlé par les Allemands lorsqu’ils ont battu en retraite […] » 37 (fig. 10). Le danger réel n’est donc pas imminent et Paul peut écrire à Marie qu’il n’est « […] pas dans une zone bien dangereuse, à ce qu’il paraît […] ». Il retrouve, soulagé, l’Agathois, Louis Nègre, qui lui annonce aussitôt le programme à venir : « […] On fait 6 jours de tranchées et 6 jours de repos et les deux bataillons se remplacent à tour de rôle […] ». Il se rapproche immédiatement de ses camarades en particulier des plus « anciens » qu’il observe et cherche à imiter.

Clermont en Argonne 1915 (Collection particulière)
Fig. 10 - Clermont en Argonne 1915
(Collection particulière)

Mais dès le 5e jour, Paul expérimente la guerre « des soldats couchés » 38 dans les tranchées : « […] Et dire qu’il y a tant de soldats sur le front et qu’on n’en voit aucun. Cela ne semble pas possible […] », « […] Les boches ne sont pas loin mais il n y en a pas un qui se présente car ils se tiennent soigneusement cachés […]. Parfois on les entend parler et tout le temps on les entend travailler. Je crois que tant que nous sommes comme les boches nous n’osons tirer dessus. Il n’y a que l’artillerie qui fait des ravages et les bombes ou pétards que l’on lance à la main […] Je n’ai presque pas encore tiré de coup de fusil, et il y en a beaucoup comme moi […] ».

Sous les bombardements qui s’intensifient, les pertes sont nombreuses, le 25 juin, il raconte que dans son bataillon il y a eu « […] une centaine d’hommes hors combat et sur ce nombre il y a eu 7 tués dont plusieurs pères de famille […] ». Il constate finalement l’impossibilité de faire partager l’horreur de la vie au front : « […] si on n’est pas ici on ne peut pas savoir comment cela se passe sur le front mais c’est quelque chose d’épouvantable […] ». De même, il évoque pudiquement les difficultés de la vie quotidienne. Le récit de Paul témoigne encore de la lassitude des combattants : « […] il y en a beaucoup qui languissent que cela soit fini ou bien ils ne demandent qu’une bonne blessure pour être évacué au plus tôt chez eux car quoiqu’en disent les journaux il leur tarde à tous que cela finisse au plus tôt […] ». Car le nouveau soldat est rapidement conscient de la désinformation et de la propagande : « […] On a beau dire, on ne bouge pas de place et les boches ne sont pas à court de munitions comme les journaux osent le dire. Si tu avais vu et entendu le bombardement d’hier au soir tu aurais pu t’en rendre compte, donc ne vous fiez pas trop aux journaux car les journalistes ne sont pas ici et ils ne mettent que ce que le gouvernement leur dit d’écrire, le communiqué et c’est tout […] ». C’est aussi la fin définitive de l’espoir d’une guerre courte : « […] Les Russes reculent de nouveau et ont abandonné Lemberg. Cela est malheureux et retardera de beaucoup la fin de la guerre […] ». Cette fois à l’ouest de l’Argonne, dans la Marne, les combats s’intensifient, et les soldats expérimentent de nouvelles armes : « […] les aéroplanes […] et dans les tranchées, les mines souterraines […] ». Équipé des premiers casques, il est victime des premiers gaz allemands aussi. Pour le soldat, les combats se terminent le 3 juillet 1915 lorsqu’il est capturé à la Harazée, à l’ouest de la forêt de l’Argonne. Aux Allemands qui sont parvenus à percer le front répond une contre-offensive française. (fig. 11) Comment Paul a-t-il été fait prisonnier ? 

Tranchées de l’Argonne (Collection particulière)
Fig. 11 - Tranchées de l’Argonne (Collection particulière)

Plusieurs mois plus tard, il donne un début d’explication : « […] avec l’emploi que j’avais, c’était obligé que je ne me fasse pas vieux au front. Plus tard je te dirait tout de vive voix […] » 39. L’historique de 44e régiment d’infanterie coloniale précise que ce jour-là « […] le bombardement redouble d’intensité, et par un tir d’encagement resserré, l’ennemi isole la première ligne. De nombreux blessés et quelques valides restent entre ses mains ; rares sont ceux qui regagnent la 2e ligne […] » 40. Commence alors une longue période de captivité au camp allemand de Meschède en Westphalie, d’où il n’est rapatrié que le jour de Noël 1918. (fig. 12) C’est par une carte datée du 16 juillet 1915 que Paul annonce sa situation. Treize jours se sont écoulés sans qu’il puisse écrire. On ne sait pas comment il est arrivé là ni comment se sont passés ses 15 premiers jours sur le sol ennemi mais il situe son lieu de captivité près de la Hollande, ce qui correspond effectivement à la réalité. Il supplie Marie de lui envoyer des lettres et des colis contenant notamment des vêtements car il n’a plus de paquetage et lui demande : « […] quand tu m’écriras ne me dis rien de la guerre car pour moi elle est finie et cela ne me fera pas plaisir […] ». Il apprend, avec joie et un mois de retard, la naissance de son fils Jean. Il souhaite uniquement recevoir des nouvelles des Agathois qui étaient avec lui au 44e colonial 41. Il rencontre un Agathois, « le fils Donnarel » qui fait partie, selon Odon Abbal, des 155 Héraultais et Gardois détenus au camp de Meschède 42

Vue aérienne du camp de Meschède (Collection particulière)
Fig. 12 - Vue aérienne du camp de Meschède
(Collection particulière)

C’est sa famille qui prévient Marie et qui informe Paul de la naissance de son fils. Ce camp abrite des prisonniers de guerre français, russes, anglais et italiens. A deux reprises Paul évoque la présence de prisonniers russes, présents sur une photo envoyée à Marie en novembre 1915. Ce camp rectangulaire, entouré de fils de fer barbelés, se situe sur une colline dominant la ville, au confluent de la Henne et de la Ruhr 43. Durant les premiers mois de fonctionnement, jusqu’en mars 1915, les conditions de vie y étaient particulièrement difficiles, de nombreux prisonniers y sont morts. Puis, l’alimentation en eau, les conditions d’hygiène se sont améliorées. Dans ses lettres, Paul dit peu de choses sur le déroulement de ses journées mais on devine que la vie au camp est difficile. Au-delà de la forte contrainte sur le courrier, les vêtements civils sont marqués d’« […] un coup de pinceau rouge […] » 44. Nul doute encore que la nourriture était largement insuffisante comme d’autres témoignages l’ont révélé et les prisonniers ne survivaient qu’avec la nourriture envoyée par la famille et les comités. (fig. 13) En janvier 1917, Paul demande à Marie de contacter le comité des Parrains de l’arrondissement de Béziers et ceux du comité de l’Hérault. Il reçoit aussi un colis de l’abbé Juvenel, l’un des prêtres d’Agde et un de la Croix Rouge aussi. 

Arrivée des colis au camp (Collection particulière)
Fig. 13 - Arrivée des colis au camp (Collection particulière)

Tenaillé par la faim, il se révèle, au fil des mois, un mari exigeant, souvent insatisfait des nombreux colis, au contenu de denrées pourtant varié, que lui envoie Marie. En plus de l’indispensable pain, ils contiennent par exemple des nouilles, du thon, de la saucisse sèche, de la viande en sauce entourée de graisse envoyée dans des boites en fer scellées, du fromage, parfois de Roquefort, des fruits, du chocolat, des vêtements, des sabots. La nourriture arrive aussi souvent moisie. Si Paul semble mesurer la précarité financière de Marie quand il lui demande de ne plus lui envoyer de friandises et de se soigner elle et les enfants, à d’autres moments, ses demandes se font pressantes : « […] Envoie toujours de la saucisse sèche et du boudin car il y a quelques colis que je n’en reçois pas. Si tu m’envoies de la saucisse cuite dans la graisse dans une boite soudée, glisses-y un peu de primeurs […] je languis d’en goûter. Au moins penses-y […] » 45. Quelquefois aussi les critiques concernent l’emballage : « […] Je te prie de bien vouloir coller les étiquettes ou de mettre deux ou trois adresses au crayon sur l’enveloppe […] » 46. Le prisonnier est régulièrement affecté à divers travaux hors du camp. Dès la fin août, il part travailler dans une ferme. Il passe à Hüblingen 16 mois, d’août 1916 à novembre 1917. Ensuite il est affecté dans une usine mais ne se plaint pas des conditions de travail. Il retourne ensuite aux champs puis à Hüblingen. À l’extérieur, la nourriture est meilleure. Compte tenu du décalage dû au temps d’acheminement des colis, Marie ne peut, qu’avec retard, adapter ses envois. Le 26 janvier 1916 alors qu’il travaille, il se retrouve avec 18 tablettes de chocolats et 8 pains d’avance. Pour limiter le stockage, il vend des pains à d’autres prisonniers. Très vite, Paul exprime sa tristesse et son angoisse : « […] il y a bien des jours où il me semble que cette guerre ne finira jamais […] » 47, il se considère comme un « exilé », il craint d’être oublié. Finalement c’est lui, dans une lettre du 22 juin 1918, qui évoque le premier les rapatriements. Le 30 septembre, Marie annonce l’arrivée du premier prisonnier agathois, Eugène Azaïs, captif depuis le début de la guerre.

Sur le front intérieur, « Une vie semée d’épines… » 48

L’ensemble des lettres représente aussi une source très riche sur la vie à l’arrière. Dans les lettres de Paul en captivité ou de Marie, paradoxalement, la guerre est rarement nommée. « Cauchemar » ou « calamité », les termes utilisés donnent l’impression que, pour Marie, elle n’est pas vraiment réelle. Trop éloignée. Ses mots racontent alors, souvent à la demande de Paul d’ailleurs, la vie quotidienne qui continue, à Agde, comme en temps de paix : les travaux agricoles avancent, les enfants naissent, grandissent vont à l’école et au catéchisme, les plus grands font la communion : « […] c’est devenu un véritable commerce, les gens se marient, tout se fait […] » 49 constate Paul amèrement. Le cinéma, qui a rapidement rouvert, fonctionne. Le décalage existant entre les vies civiles et militaires peut s’avérer profond. Ainsi, Marie écrit comme si Paul était en voyage : « […] La petite Françoise te fait demander si ou tu es on ne fait pas de bagues avec des morceaux declats d’obus. Si tu voyais, tout le monde en porte Douzal en a envoyé 2. Si tu a loccasion, tu men enverra une pour moi aussi cela sera un souvenir […] » 50. Au même moment, dans les tranchées, Paul suffoque sous les gaz libérés par les obus allemands et au bout de cinq jours de combats acharnés, il est capturé. L’incompréhension pourrait s’installer.

Pourtant, les rudes conséquences de la guerre sur la vie quotidienne de l’arrière en rappellent en permanence la réalité. L’historienne Françoise Thébaud réaffirme que la guerre est avant tout une épreuve 51 faisant ainsi écho à Marie qui peste contre « […] cette rude épreuve […] » 52. Et la douleur de la séparation puis de l’absence n’en représente pas la moindre dimension. C’est certes par étapes que Paul a quitté sa famille, mais le départ à Perpignan marque la première séparation, difficile, de la famille. Marie rappelle le 11 février 1918 à son époux la réaction qu’ils eurent chacun lors de son exemption du service militaire : « […] Avec ta sœur, nous avons vu a ton air que ça nallait pas quand tu m’as embrassé me disant que tu était ajourné […] ». Si lors du conseil de révision […] le fait d’être déclaré apte représente un élément essentiel dans le processus de construction de l’identité masculine […] » 53, alors il est possible que Paul ait été déçu. Mais Marie, elle, s’en est largement satisfaite qui rajoute « […] Tu croyais peutétre me facher au contraire moi jétais contente en pensant que je taurai toujours à mes cotés. Pendant que les autres partirait toi tu serais avec moi […] » rassurant du coup son époux quant à sa virilité et exprimant l’importance de la vie à deux. Alors ce 16 février, toute la famille est présente à la gare. Paul se la remémore dès le lendemain : « […] C’est à la gare, quand je suis parti et lorsque j’ai vu pleurer ta mère, ton père, et vous tous, qui avez les larmes aux yeux que cela m’a troublé […] » 54. Les époux sont conscients de la gravité de la situation ; ils ont souvent reçu des nouvelles peu rassurantes du front et puis, la liste des décès de soldats agathois n’en finit pas de s’allonger : soixante au moins sont déjà morts en cet hiver 1915 55. Quand la séparation est renouvelée le 2 juin, c’est de courage qu’il s’agit. Cependant, il reste des hommes à Agde, les plus âgés et les plus jeunes et ceux dont on ne sait pas bien pourquoi ils ne sont pas à la guerre. Les permissionnaires commencent à rentrer quand Paul s’en va, provoquant des sentiments ambivalents chez Marie, heureuse de revoir les hommes de sa famille mais qui souffre davantage de l’absence de son époux et du peu de nouvelles qu’elle reçoit. La vie change et désormais elle est traversée d’angoisses et des larmes de la jeune femme qui imagine Paul « […] malade de languitude […] » en captivité. Paul ne la rassure pas qui confesse : « […] Je suis toujours triste […] ». Les échos de la guerre créent un état de tensions permanent. « […] La nuit je ne dors presque pas […] », précise souvent Marie qui rajoute aussi : « […] Je voudrais tant que tu sois la pour me soulager jai tant besoin de douces paroles […] ». Car il y a aussi la conscience aigüe de « la vie qui passe » si tristement et le regret de voir son corps changer, les cheveux blanchir si jeune et le caractère devenir « aigre ». La frustration devient aussi celle des relations sexuelles désormais impossibles, certes, mais plus souvent celle de la simple proximité physique. La guerre exerce ainsi une violence insondable sur les cœurs et les esprits à l’arrière qui n’épargne pas les corps.

Car le conflit génère des épreuves physiques. Le froid, d’abord, glace ces corps. Chaque année s’il cause des engelures 56, c’est que le bois de chauffage, qui manque déjà en temps de paix, manque encore plus en temps de guerre. De plus, Marie rechigne visiblement à acheter des sabots qui la protègeraient, elle et ses enfants. « […] je sais que pour moi tu te priverais de tout […] Je sais que tu plains l’argent […] » 57 lui reproche Paul qui n’en finit pourtant pas de sa liste d’exigences quant à la composition des colis. La fatigue causée par le travail harassant dans les vignes s’installe provoquant visiblement une anémie permanente pour Marie. La jeune femme doit aider son père vieillissant : « […] Mon père a fini de tailler et moi je devais finir les buches […]. On ne connait que le travail […] » résume la jeune femme. De plus, dans les terres paternelles éparpillées aux quatre coins du terroir agathois, il faut se dépêcher pour gagner la récolte contre les maladies et les intempéries : pluies terribles encore que celles de cette année 1918. Souvent, Marie saute le repos du dimanche : « […] Voilà un nouveau dimanche de passé pour moi cest comme un jour de semaine […] » car il faut aller aider sœur, nièce et belle-sœur sur leurs terres où bien se louer pour « […] faire quelques journées […] », sans compter les tâches ménagères. La jeune femme qui a toujours travaillé, travaille donc davantage car les bras manquent. D’ailleurs, « […] A la campagne, il y a beaucoup d’étrangers […] » 58. Une photo retrouvée par un descendant de la famille Delmas laisse supposer qu’il s’agit de réfugiés venus des régions évacuées du nord de la France qui étaient incités à travailler. Mais ces années de guerre correspondent aussi à une arrivée massive de la main d’œuvre agricole espagnole dans les grands domaines.

Le poids des responsabilités de Marie à l’égard de sa famille s’alourdit aussi considérablement. La fille aide ses parents pour lesquels elle s’inquiète régulièrement car « […] la guerre les vieillit beaucoup […] ». Souvent les lettres rappellent que sans la guerre « […] ils auraient du se mettre à la pension […] » et cesser de travailler. L’épouse soutient son mari. Non seulement elle lui écrit tous les jours, puis deux fois par semaine, après ses longues journées, mais elle répond aussi au courrier de ses camarades et à celui envoyé par tous les parents mobilisés. Elle a fait l’effort d’écrire plus de 1 000 pages à Paul durant cette séparation alors que précédemment elle écrivait peu. L’envoi des colis devient, par ailleurs, une activité importante dans son emploi du temps. Toutes les semaines, elle en confectionne un, parfois deux. Elle en tient soigneusement la comptabilité ce qui permet de dire qu’il y en a eu plus de deux cents. De plus, Paul lui donne toutes sortes de conseils pour leur réalisation et particulièrement pour la bonne conservation des conserves, ce qui l’oblige à écrire à la tante d’un prisonnier qui conseille de faire bouillir les boites soudées pour en assurer la conservation d’une année sur l’autre 59. Elle doit encore solliciter les commerçants pour les caisses en bois et la ficelle. Il est intéressant de souligner que si les colis envoyés aux soldats au front bénéficiaient de la franchise postale 60 ceux envoyés en Allemagne nécessitaient que les familles payent les timbres 61. Durant l’année 1918 surtout, les conditions matérielles s’aggravent à l’arrière : les prix de certaines denrées comme les macaronis augmentent fortement, certaines sont rationnées. Marie pourtant continue d’essayer de satisfaire les exigences de Paul qu’il s’agisse de la composition des paquets ou de leur régularité. Il demande des confitures mais le sucre est rare et rationné, « […] Quant au cuir, jen ai trouvé deux morceaux quant au complet ce nest pas facile […] », il souhaite des pâtes mais justement c’est ce qui a le plus augmenté. Pourtant, tout finit par arriver en Allemagne ce qui contente son époux et elle-même. Elle a fait son devoir. La mère de famille doit aussi élever ses enfants, inscrire sa fille à l’école. En l’informant de la situation des enfants, en leur parlant de lui, en leur montrant des photos de lui, en en faisant faire pour lui, elle ramène Paul dans le cercle de famille qu’elle continue ainsi de faire exister. Elle accouche du petit Jean, alors que les nouvelles du front n’arrivent plus, puis deux ans plus tard, toujours seule, elle soigne le petit homme qu’il est devenu, le voit souffrir d’une méningite, l’entend pleurer et le veille cinq jours de suite pour finalement l’enterrer. Cette mort correspond à un trou dans la correspondance. On peut supposer que Paul n’a pas répondu à Marie dès qu’il a appris le décès de l’enfant. La jeune femme peut d’autant moins partager la douleur de la perte que les lettres mettent deux mois pour parvenir à destination.

La guerre entraîne aussi pour Marie une réelle régression sociale. Elle est d’abord retournée vivre chez ses parents à la fin de l’été 1915 (fig. 14). Paul lui conseille d’« arrêter le jardin » et de déménager, économisant le paiement du fermage de 600 francs chaque année 62. Jeune mère de deux enfants en bas âge, Marie quitte donc la maison du bord de l’Hérault mais doit rembourser 55f par an d’intérêts. En décembre 1917, alors qu’elle vient de perdre son fils, elle doit liquider la situation et rembourser son créditeur, à la demande pressante de Paul qui ne semble pas toujours prendre toute la mesure du désarroi de son épouse. Elle bénéficie certes de l’allocation journalière qu’elle a réclamée à la mairie et versée par l’Etat. Elle se monte à 1,75 franc tant que Paul est au front, à partir de 1917, elle passe à 2,25, puis en 1918 à 3 francs 63. Cela ne saurait pourtant compenser les revenus du jardin lorsque le couple y travaillait. Marie, avisée, se réjouit des prix élevés auxquels est vendu le vin (quatre fois plus qu’en 1914) mais elle en profite peu. D’abord parce que les prix des produits chimiques nécessaires augmentent aussi énormément. De plus, les revenus de la vigne, obtenus en partie grâce au travail de la jeune femme, seront partagés en trois lors de l’héritage et c’est un sujet de conflit avec Paul. Et puis, la jeune femme voit bien que travailler le vignoble représente une tâche trop lourde pour son père, un homme de 75 ans qui meurt d’épuisement à la fin de la guerre.

— 1885 : Naissance de Paul Loubet et de Marie Mathieu,

— 1909 : Mariage puis naissance de Françoise,

— 1914 : Décès en août de Raymond, 2 ans,

— 1915 : Naissance de Jean en juillet,

— 1917 : Décès de Jean en novembre.

Maison vigneronne familiale des Mathieu (Photo C. D.)
Fig. 14 - Maison vigneronne familiale des Mathieu (Photo C. D.)

Au début du mois de juillet 1915, le risque de morts prochaines, de Paul au front, du bébé à naître ou de sa mère en couches n’a jamais été aussi élevé. Marie accouche le 11 juillet 1915 sans savoir si le père de son enfant était toujours vivant, lui est fait prisonnier à ce moment-là. C’est le paroxysme des angoisses. Le pire est évité mais Marie évolue en permanence dans un univers de deuil qu’il s’agisse de sa famille ou de son entourage. La mort de Jean marque un tournant d’une forte intensité. « Sa mort m’a été terrible » 64 écrit Marie dont on ne sait si elle va s’en remettre. Pas une de ses nombreuses lettres, en 1918, qui n’annonce un décès dans la ville qu’il soit civil ou militaire, évènement toujours source de tristesse. En juin 1918, elle constate avec son amie Léonie que leurs amis sont « tous morts ou prisonniers ». En deuil de Raymond puis de Jean, dans l’angoisse du sort réservé à son mari, le seul loisir qu’elle s’autorise avec les encouragements de son époux, c’est le cimetière où elle passe de nombreux dimanches après-midi sur la tombe de ses deux enfants auxquels elle apporte des fleurs : « […] la meilleure distraction pour le moment sans cela on sembete partout […] » 65. (fig. 15)

Carré des enfants au cimetière d’Agde.
Fig. 15 - Carré des enfants au cimetière d’Agde. L’endroit est inchangé depuis le XIXe siècle (Photo C.D.)

« Que nous soyons tous réunis… » Un couple ordinaire dans la Guerre

Paul et Marie formaient au début de la guerre « un vieux couple », c’est-à-dire un lieu d’expériences, d’affection, de solidarité et de projets partagés que la densité de l’échange épistolaire devait maintenir et entretenir malgré la séparation. Ils avaient déjà un passé commun quand la guerre éclata. Les indices permettant d’affirmer qu’ils se connaissaient et s’aimaient depuis longtemps parsèment la correspondance. Le jeune époux avait été un temps ouvrier dans la plus grande usine de la ville et Marie se louait comme journalière agricole dans divers domaines de la commune. C’est une fois mariés qu’ils s’étaient installés, en 1910, dans un jardin pris en fermage, en empruntant 1 000 francs soit l’équivalent d’une année de revenu d’un couple d’ouvriers. Ils travaillaient ensemble, Paul se disait « patron » et les deux parents avaient déjà, en août 1914, affronté, et surmonté, ensemble la perte de leur petit garçon. Si le drame familial se mêla au drame national de l’entrée en guerre, Paul n’était toutefois pas immédiatement parti. « […] Que tu reviennes et nous reprendrons une vie interrompue et brisée […] » décrète Marie en 1918. Car pour tous les deux, la vraie vie se déroule à Agde, et la guerre s’impose comme une violente parenthèse dont le couple attend et espère en permanence qu’elle se referme. Ils endurent pour atteindre un objectif commun absolu, sans cesse réitéré depuis le début de la séparation : la fin de la guerre qui permettra le retour définitif de Paul, les retrouvailles et démarrera « […] une nouvelle lune de miel […] » 66. Une grande partie des échanges concerne donc la gestion du quotidien, de « la vie qui passe », séparés. Le travail tient une place importante et Paul cherche d’abord à diriger le jardin à distance, puis, plus tard, il s’inquiète des vitrages et de la résiliation du bail pour laquelle il envoie une procuration. Il veut connaître les prochains fermiers et prépare son retour : « […] Quant au jardin, je suis content que ce soit Madeleine qui l’ai pris et si nous avons le bonheur de prendre celui de ma sœur Lisou nous aurons des amis comme voisins […] » 67. La famille représente aussi un sujet essentiel. Paul exprime régulièrement le désir d’assumer un rôle protecteur à l’égard de sa femme : « […] Au moins, ne fais pas d’imprudences et ne te fatigues pas trop […] ». Quant il arrive en Argonne, pour rassurer, il adopte un ton de récit de voyage : « […] Je te dirai qu’ici il fait un temps magnifique et même le canon gronde à nos côtés, on ne s’inquiète pas […] ». En captivité, il insiste : « […] Si on te fait des misères, dis-le moi ne me cache rien au moins […] » 68. Manon Pignot parle à propos des relations qui s’instaurent dans l’absence entre les pères et leurs enfants, de « paternité de papier nourrie d’affection et d’angoisses » 69. Paul, en effet, exprime en permanence cette affection et tente de participer à distance à l’éducation des enfants sur laquelle Marie l’informe pour obtenir son approbation. Il s’inquiète de ne pas connaître son fils et de ne pas être reconnu par lui. Perturbé par l’idée de rater quelque étape, il ne cesse de réclamer des photos. Il semble que Marie par soucis d’économie ou par aversion rechigne. Finalement, le sujet devient conflictuel et Paul écrit : « […] Je sais que tu plains l’argent. Par ailleurs, je ne te le répéterai plus, fais à ton idée, car je vois que tu fais la sourde », Marie cède car Paul cherche à se rassurer de l’état de santé de son épouse et de ses enfants, à donner un visage au fils qu’il ne connaît pas, et aspire à voir Françoisette grandie. Il souhaite, reflétant l’état d’esprit de beaucoup de Français, que son fils « […] ne connaisse pas la guerre […] » mais aussi « qu’il […] passe aux pantalons […], qu’’il ne parle pas patois […], qu’on ne l’appelle pas Jeannou […] » 70, bref qu’il devienne un petit homme alors que les attentes à l’égard de sa fille sont quasi-exclusivement scolaires : « […] Veille bien à notre petite Françoisette surtout à son éducation […] » 71. Même si son épouse a pris l’initiative de l’inscrire à l’école, il revendique le suivi de ses études et n’hésite pas à préconiser des sanctions physiques qu’il souhaite faire appliquer à distance « […] et corrige la si elle te fait inquiéter […] ». Sans surprise, il fait partie de ces pères, pour lesquels « l’autorité des mères est régulièrement décrite comme laxiste et insuffisante » 72. Pourtant Marie ne renonce pas à éduquer sa fille loin de là, elle « […] lui fais souvent la morale, il le faut […] » et la menace même, en cas de désobéissance, « […] de la mettre aux orphelines […] » 73.

Les deux époux, bien que séparés et vivant dans des conditions différentes, utilisent des stratégies de résistance pour endurer assez similaires. De façon récurrente d’abord, ils expriment régulièrement une grande résignation, conscients qu’ils n’ont aucune prise sur les évènements ce dont témoigne Paul régulièrement, que ce soit lors des classes : « […] Nous y sommes par force et nous ferons comme font les autres […] », puis dans le train qui l’amène au front : « […] Je commence aujourd’hui mes souffrances. Ne te chagrine pas trop car moi je prends la vie comme elle se présente […] », dans les tranchées ; « […] Pour ce que nous gagnerons nous, c’est embêtant d’aller se faire tuer. Que veux-tu il le faut […] », et enfin en captivité : « […] Enfin que veux-tu on s’y fera et ce ne sera pas malheureux quand cette sale guerre voudra finir […] ». Marie lui fait écho : les « Que veux-tu », rythment ses lettres. Le couple s’exhorte mutuellement à la patience, au courage, au destin ou à la chance pour ne pas s’effondrer car Marie pleure beaucoup et l’écrit. Ils se consolent aussi, chacun de leur côté et ensemble, par une série de comparaisons relativisant la dureté de leur situation. Pour Paul, sur le front : « […] Il vaut mieux être dans le 44e que dans le 24e qui est à Beauséjour ou aux Dardanelles […] ». Quand il devient grenadier, il considère le poste plus protégé car « […] Si on nous attaque pas, nous ne bougeons pas […] Ce qui fait que on ne fout rien de tout le jour, et puis on ne va pas à la baïonnette. La baïonnette c’est ce que je craignais le plus […] ». Prisonnier, il rappelle que « […] Nous ne sommes pas les seuls a être séparés […] » 74. Marie, elle aussi, évalue souvent son malheur à l’aune de celui des autres femmes du bourg, consciente de partager une communauté de souffrances : « […] Je sais que je ne suis pas seule, cest ce qi me console […] » 75. Dans les cercles de la douleur, elle se considère bienheureuse par rapport aux veuves parce que son mari est prisonnier et parce qu’elle a une tombe pour se recueillir. D’ailleurs, quand Paul trouve peut-être un moyen d’être rapatrié, elle préfère rester prudente voire l’en dissuader. Le couple peut aussi compter sur le soutien de la famille proche. Ses membres écrivent à Paul, les femmes participent à la composition du colis. Les hommes sont présents auprès de Marie : son cousin l’aide à déménager, son beau-frère Jean lui écrit régulièrement de longues lettres pour la soutenir. Entre sœurs et belles sœurs, l’entraide s’impose, encouragée par les époux. Marie accouche chez sa belle-sœur et va se reposer chez sa sœur. La jeune femme retourne vivre chez sa mère qui s’occupe de ses enfants pendant qu’elle travaille et la protège de la jalousie de son frère. Les enfants représentent une autre source de réconfort : Jean « divertit ». Françoisette écrit à son père et dort avec sa mère qui se sent moins seule, ensemble elles évoquent l’absent. Pour les deux parents, elle est source de fierté. Il existe aussi, pour tenir, une réelle solidarité de petits groupes en particulier dans la vie de Paul. Lors des classes, le jeune Agathois se constitue des petites « familles » avec d’autres conscrits qu’il renouvelle autant de fois qu’il est nécessaire. « […] Pagès, les deux de Pomérols et moi nous ne nous quittons plus. Nous sommes comme quatre frères […] » 76. Il choisit des hommes de son milieu social, de son âge ou de sa ville. Sur le front, il retrouve immédiatement des amis du régiment : « […] Je suis avec les mêmes camarades qu’il y a deux mois. Ce sont des frères pour moi. […] », et des connaissances agathoises : « […] hier au soir nous nous sommes rassemblés tous les agathois du 44e […] ». En Allemagne, il trouve du soutien dans les petits groupes d’Héraultais et il en exprime ainsi l’importance : « […] Ce qui m’embête le plus c’est d’avoir quitté mes camarades que je m’étais déjà fait à Meschède […] Chaque soir on se réunissait au nombre d’une quinzaine tous de l’Hérault et on parlait beaucoup du pays que l’on languit de revoir […] », « […] autrement si j’étais seul je crois que je mourrais […] » 77. Avec eux, il tente d’oublier les souffrances des prisonniers tentant de mettre en place des activités notamment autour du chant. Paul sollicite Marie pour qu’elle demande à son frère le texte de la chanson des Godillots « […] pour un de nos jeunes camarades car, que veux-tu, il chante un peu le dimanche soir et cela nous empêche de languir et nous sommes moins tristes […] » 78. Marie, elle, trouve des moments de réconfort auprès de ses voisines ou amies, Lucie, Anna, Léonie avec lesquelles elle partage les mêmes inquiétudes. Paul et Marie trouvent encore, chacun de leur côté, du répit dans la nature. Marie se plaît au jardin ou en campagne. Le beau temps, la récolte des fruits au jardin, les promenades, la cueillette des fleurs pour le cimetière lui font du bien. Cela aussi, elle le partage avec Paul à qui elle envoie régulièrement quelques fleurs de violette ou mimosa et brindilles. Lui en fait de même. Redevenant pour un temps, par la pensée et l’intérêt, un civil, les jardins d’Ille-sur-Têt le séduisent. En Allemagne, il est heureux de travailler en plein air : « […] Il fait un temps magnifique et c’est vraiment embêtant d’être en guerre avec un si joli temps. Il vaudrait mieux être dans mon jardin. Il faut espérer que ce temps reviendra on passera les jours heureux en famille avec les enfants […] » 79. Ensemble, les deux époux compensent et s’éloignent du temps de la guerre en se remémorant les moments du passé. Travail au jardin, visites à la famille, promenade avec les enfants, amis, café, chansons, complicité et intimité physique, « ces bons moments » (souvent tempérés par Marie qui appréhende le risque de grossesse qu’elle nomme « bétise » ou « diabolo ») du couple forment les tableaux d’un passé heureux du temps de paix. Mais ils en évoquent aussi les pires moments comme la mort de Raymond qu’ils ont pu surmonter ensemble. Ils se projettent aussi dans un futur commun qu’ils n’idéalisent pas forcément mais « […] Pour si mauvais que soit lavenir il ne le sera jamais comme le présent […] » 80 et qui ressemblera à la continuation de leur vie d’avant-guerre. D’ailleurs, à partir du mois d’août 1918, le ton des lettres devient plus léger, une petite nièce naît et Marie prépare concrètement les retrouvailles, suspendant du chasselas pour que Paul puisse y goûter à son retour qu’elle imagine proche puisque les premiers prisonniers rapatriés arrivent à Agde. La famille de sa sœur Rosalie, qui a attrapé la grippe espagnole, est guérie. Le mercredi 30 octobre, le père de Marie meurt d’épuisement, dernière épreuve, le partage immédiat de ses biens semble satisfaire et réconcilier frère et sœurs que la guerre avait éloignés. La lettre racontant le partage de l’héritage s’avère précieuse pour connaître la façon dont se déroulaient les successions.

La force du lien conjugal, ses tangages et au final, son renforcement, représentent une autre ressource essentielle. Tout au long de la séparation, les deux époux cherchent l’approbation et le soutien de l’autre qui parfois s’impose, parfois se négocie mais qui ne fait pas défaut. Y compris lorsqu’il faut évoquer le danger. A Perpignan, Paul considère qu’est bienvenu tout ce qui peut retarder le départ : « […] Il vaut mieux leur faire de la place en partant à Ille que non pas en partant au front. Tu me comprends […] ». Il a cependant besoin de l’assentiment confirmé de Marie qui le lui apporte aussitôt : « […] Tu me dis que tu n’as pas été du nombre de ceux qui sont habillé de neuf. Tu pense bien que cela me fait plaisir […] ». Les mots d’amour que les deux époux s’échangent continuellement rassurent et réconfortent. Et si l’angoisse de l’infidélité point rapidement dans l’esprit de Paul, Marie rassure aussitôt : « […] Tu me dis de ne pas faire dimprudence et de penser a toi comme toi tu pense a moi. Tu peux croire que toute ma pensée nest que pour toi. Je taime trop tu le sais pour me recommandé pareille chose […] ». Dans la situation tragique que vit Paul en Argonne, les lettres permettent d’aborder la question du risque imminent de mort au combat. Le jeune époux l’a envisagée dès le premier jour des classes mais « […] Quand j’étais en permission et que j’ai voulu te parler de cette question, tu m’as défendu de parler. Donc, j’ai préféré te le dire par lettre […] » Il peut, grâce à l’éloignement, en parler explicitement à Marie : « […] Cela te fera de la peine que je te parle ainsi mais il le faut car moi ici je suis entre la vie et la mort […] Surtout s’il m’arrivait malheur ne te remarie plus car cela me ferait de la peine à moi qui t’ai tant aimée […] ». Il accepte, au regard de l’enjeu, de faire pleurer : « […] Dans ta lettre d’hier, tu m’as fait de la peine en me disant que tu avais pleuré quand tu as lu ma dernière lettre, mais en voyant la triste réalité devant mes yeux je n’ai pas pu me retenir […] » 81. La lettre acquiert même alors une valeur performative 82. La longue séparation absolue et forcée par la guerre mit la solidité du couple à l’épreuve. L’échange épistolaire permet alors non seulement de constater qu’il a résisté et s’est renforcé mais aussi de comprendre pourquoi.

Comment Paul est-il revenu d’Allemagne ? La dernière missive du lot date du 24 novembre 1918. C’est une carte de Paul attendant le rapatriement. Est-elle la dernière ? Le soldat revint à Agde à la fin de l’année 1918. D’après Odon Abbal, on peut supposer qu’il est rentré en France par la voie maritime et a débarqué à Cherbourg ou au Havre. Il revit enfin sa famille, on ne sait si ce fut à Cette où Marie imaginait ces retrouvailles, ni comment elles se déroulèrent. Le couple reprit, comme il l’avait projeté, le jardin de Raymond et de Lisou, la demi-sœur aînée de Paul. En 1922, naquit une seconde fille, Yvonne, qui décéda en 1937. Cette année-là, ils firent l’acquisition d’une concession perpétuelle au cimetière qu’ils rejoignirent à six mois d’intervalle à l’âge de 90 ans. Françoise épousa un voisin en 1928, n’eut jamais d’enfants, n’exerça pas d’activité professionnelle, ne quitta jamais Agde où elle mourut en 1995.

La correspondance échangée entre Marie et Paul Loubet, jeunes jardiniers, couple amoureux, représente donc par sa richesse une source inestimable pour la connaissance de la vie de gens ordinaires et sur la dignité et la capacité d’endurance dont ils firent preuve pour traverser la Grande Guerre. À la fin de la rédaction de cet article, nous avons décidé de faire partager ces lettres en travaillant à son édition.

NOTES

1. Marie à Paul, 7 juillet 1915.

2. Arch. Mun. Agde, fonds Bancal 11 Z.

3. Expression récurrente des lettres de Paul et Marie exemple : Marie à Paul, 26 août 1918.

4. Cette partie doit beaucoup à l’étude de Vidal Naquet, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre, le tragique et l’ordinaire, Robert Laffont, Paris, 2014, 476 p.

5. Vidal Naquet, Clémentine, Correspondances conjugales, les Belles Lettres, Robert Laffont, Paris, 2014, 1321 pages, p. 38.

6. D’après le contenu des lettres.

7. Marie à Paul, 26 avril 1915.

8. Marie à Paul, 26 avril 1918.

9. Paul à Marie 21 janvier 1917.

10. Paul à Marie, 26 juin 1915.

11. Marie à Paul, 3 juillet 1915.

12. Paul à Marie, 13 juin 1915.

13. Paul à Marie, 20 septembre 1915.

14. Paul à Marie, 23 juin 1915.

15. Marie à Paul, 1er juillet 1915.

16. Paul à Marie, 7 mars 1916.

17. Paul à Marie 24 avril 1915.

18. Marie à Paul, 13 janvier 1918, reçue le 10 février par Paul.

19. Marie à Paul, 7 juillet 1915.

20. Marie à Paul, 8 juillet 1915.

21. Paul à Marie, 4 juin 1915.

22. Maurin, Jules, Armée-Guerre-Société : soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.

23. Arch. dép. de l’Hérault en ligne, Registres matricules, série 1R1218, fiche numéro 1152.

24. Paul à Marie, 27 mars 1915.

25. Colonel Guilton, Frédéric, « Les armées » dans Audouin-Rouzeau Stéphane et Becker J.-J. (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Bayard, 2004, Paris, page 225.

26. Paul à Marie, 26 mars 1915 – Paul à Marie, 1er avril 1915.

27. Paul à Marie, 17 février1915, terme récurrent dans les lettres de Paul.

28. Sur cette question voir Crépin, Annie, Histoire de la conscription, folio histoire, Gallimard, Paris, 414 pages.

29. Vaïsse, Maurice, « Aux armes, citoyens ! », l’Histoire, numéro 207, page 34. Le numéro contient un folio d’illustrations.

30. Paul à Marie, 1er avril 1915 idem pour les extraits précédemment cités.

31. Paul à Marie, 7 mars 1915.

32. Sur le sujet, Cronier, Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Belin, 2013, 401 pages.

33. Paul à Marie, – 14 mars 1915 – 4 mai 1915 – 27 avril 1915 – 29 avril 1915.

34. Paul à Marie, 2 juin 1915.

35. Le régiment de réserve du 24e ; Paul y est certainement affecté en raison de son âge.

36. Rousseau, Frédéric, La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens, Points Seuil 2014, page 355.

37. Paul à Marie, 2 juin 1915. Les extraits suivants concernant l’expérience en Argonne proviennent des lettres de Paul jusqu’au 29 mai 1915.

38. Audouin-Rouzeau, Stéphane, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Le Seuil, 2008, 327, page 223.

39. Paul à Marie, 19 novembre 1916.

40. Historique du 44e régiment d’infanterie coloniale, ancestramil, éditions Barrière, Perpignan, 1920.

41. Paul à Marie 25 juillet 1915.

42. Abbal, Odon, Les prisonniers de guerre, 1914-1918, prisonniers du Gard et de l’Hérault, thèse pour le doctorat de spécialité de 3e cycle, Montpellier, 1977, page 84.

43. Outre Abbal, Odon, op. cit., toutes les informations sur le camp sont extraites des sites http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/forum-pages-histoire/prisonnier-meschede (2023 : site inaccéssible) et http://prisonniers-de-guerre-1914-1918.chez-alice.fr/ (consultés le 20 juillet 2015).

44. Paul à Marie, 4 septembre 1915.

45. Paul à Marie, 26 mai 1916.

46. Paul à Marie, 10 septembre 1916.

47. Paul à Marie, 7 mai 1916.

48. Marie à Paul, 29 mai 1918.

49. Paul à Marie, 21 janvier 1917.

50. Marie à Paul, 29 mai 1915.

51. Thébaut, Françoise, « Penser la guerre à partir des femmes et du genre : l’exemple de la Grande Guerre », Astérion 2/2004, mis en ligne le 05 avril 2005, consulté le 15 juin 2015. URL : http://asterion.revues.org/103.

52. Marie à Paul, 21 mars 1918. Tous les extraits suivants proviennent des lettres de Marie sauf note contraire.

53. Roynette, Odile, « Discipline, patriotisme, virilité… Quand la vie de caserne forgeait les hommes », dans la revue l’Histoire, novembre 2001, numéro 259, pages 60 à 65.

54. Paul à Marie, 17 février 1915.

55. Sagnes, Jean (Coll. sous la direction de), L’Agadès dans la Grande Guerre, cahier du GRHISTA, 2015.

56. Paul à Marie, 8 janvier 1916.

57. Paul à Marie, 10 septembre 1916.

58. Marie à Paul, 15 août 1918.

59. Paul à Marie, 26 mars 1916.

60. Le Naour, Jean-Yves, Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, Larousse, 2013, p. 175.

61. Abbal, Oddon, Soldats oubliés : les prisonniers de Guerre français. Études et communications, 2001, p. 173.

62. Arch Municipale Agde, archives modernes pré classées, 77-20.

63. Pau, Béatrix, Des vignes aux tranchées, la Grande Guerre en pays biterrois, Éditions du Mont, Cazouls les Béziers, 2013, 254 p, pages 99-100.

64. Marie à Paul, 17 janvier 1918.

65. Marie à Paul, 25 mars 1918.

66. Marie à Paul, 1er août 1918-6 mai 1918.

67. Paul à Marie 2 avril 1916.

68. Marie à Paul, 2 juin 1915.

69. Pignot, Manon, Allons enfants, Génération Grande Guerre, Paris, Seuil, 2012, 448 pages, page 19.

70. Paul à Marie, 22 avril 1917.

71. Paul à Marie, 5 mai 1918.

72. Pignot, Manon, op cité, page 283.

73. Marie à Paul, 26 août 1918, 7 juin 1918.

74. Paul à Marie, 21 avril 1918.

75. Marie à Paul, 30 juin 1918.

76. Paul à Marie, 19 février 1915.

77. Paul à Marie, 7 mai 1916.

78. Paul à Marie, 18 février 1917.

79. Paul à Marie, 20 juin 1915.

80. Marie à Paul, 22 avril 1918.

81. Paul à Marie, 25 juin 1915.

82. Selon Vidal Naquet, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre, op. cité, page 138.