Philippe LACOMBRADE :
Béatrix Pau, Des vignes aux tranchées. Une Grande Guerre en pays biterrois.
Editions du Mont, Cazouls-les-Béziers, 2013 (254 pages)

Bien que située à des centaines de kilomètres du front, Béziers, sous-préfecture de 52 800 habitants en 1914, n’a pas été épargnée, dans sa chair et dans son quotidien, par les conséquences de la Première Guerre Mondiale. Alors que les célébrations du centenaire de la Grande Guerre se profilent à l’horizon, c’est ce que rappelle utilement l’ouvrage de Béatrix Pau, publié en novembre 2013 aux éditions Du Mont.

Issu d’un travail de maitrise dirigé par le spécialiste de l’histoire militaire Jean-Charles Jauffret, l’ouvrage, centré sur l’étude de la vie quotidienne, interroge plus largement les relations qu’entretient la population avec le conflit mais, surtout, avec ses proches, pères ou fils, partis combattre sur les fronts du Nord et de l’Est.

Dans le premier des trois chapitres qui composent le livre, l’auteur évoque l’entrée en guerre de la « capitale du vin ». Au-delà de l’inquiétude suscitée par sa proximité avec la période des vendanges, la mobilisation, orchestrée dans la cadre de la XVIème région militaire, s’opère sans heurts. Derrière les hommes du 96ème régiment d’infanterie, partis dès le 6 août, ce sont au total près de 7 500 soldats qui quittent la cité pour les zones de combat entre août 14 et mai 1915. Loin de l’enthousiasme des grandes villes – que les travaux de Jean-Jacques Becker amènent néanmoins à nuancer – et de la morosité qui règne dans les campagnes, ces départs s’opèrent dans un climat marqué par le calme et la détermination. Très vite, la guerre impose ses contraintes à une cité soumise, comme le reste du pays, à l’état de siège : contrôle de la circulation, surveillance des lieux publics et de l’information ; visas pour la diffusion des films au cinéma ; « bourrage de crâne »… Dans ce contexte exceptionnel, l’auteur relève l’élan de générosité et de solidarité qui touche la ville : vote par la municipalité d’un crédit de 20 000 francs en faveur des familles de conscrits, dons massifs en faveur des œuvres communales, succès des journées caritatives organisées pour alléger le quotidien des soldats ou les souffrances des blessés… L’auteur insiste sur les transformations de l’ordre social et familial engendrées par la guerre. Les femmes gagnent en autonomie et investissent, avec succès le plus souvent, les différentes sphères de l’activité économique : la santé en tant qu’infirmières, la viticulture… Les enfants les plus âgés connaissent une forme de promotion à l’intérieur du cercle familial. Mais les conséquences du départ des hommes ont des effets plus nombreux et parfois plus dramatiques : essor de l’adultère, recrudescence de la délinquance juvénile, explosion d’un alcoolisme spécifiquement féminin, multiplication des accès de démence… Comme le relève l’auteur, cette absence n’entraine pourtant pas une rupture totale des liens entre l’Arrière et l’Avant. Les permissions, octroyées au compte-goutte, les envois de colis mais surtout les lettres échangées, si importantes pour les conscrits, permettent de maintenir les relations, de rassurer la famille, d’obtenir des nouvelles du pays mais aussi d’exprimer des sentiments parfois cachés jusque-là.

Dans la deuxième partie du livre, Béatrix Pau dresse un tableau de la vie quotidienne pendant les quatre années de conflit. Sans surprise, la cité est confrontée aux difficultés croissantes de ravitaillement – problème d’accès aux biens de première nécessité, hausse des prix…–, de recrutement de la main d’œuvre, pour les vendanges en particulier, mais aussi à l’ampleur prise par la fraude organisée par un certain nombre de commerçants peu scrupuleux.. A la différence de ce qui se passe en région parisienne, au Havre ou à Toulouse, cette situation n’entraine pas de troubles majeurs. La mobilisation des marchands des halles et des couturières en 1915 est vite contenue. Quant à la grève des couturières en juin 1917, elle ne dure que deux jours et débouche rapidement sur un compromis. Les allocations militaires versées aux familles de conscrits (9 310 bénéficiaires à Béziers), les pensions attribuées aux veuves mais aussi les multiples formes d’intervention de la municipalité – achat de farine dès août 1914, création de boucheries municipales en juillet 1918, et de l’État… – prêt d’animaux, mobilisation d’une main d’œuvre étrangère… – ont permis de limiter les conséquences économiques et sociales négatives de l’état de guerre. L’auteur termine cette deuxième partie en insistant sur le maintien, malgré le contexte, d’une importante sociabilité festive. Projection de films, concerts ou galas, pièces de théâtres, manifestations sportives, fêtes, qu’elles soient nationales ou religieuses, continuent d’égayer les esprits tout en contribuant à souder la communauté civile derrière la nation, la patrie et, fait remarquable dans une des capitales de l’anticléricalisme, derrière l’église. L’auteur conclue en insistant sur l’accoutumance progressive de la population à l’état de guerre, accoutumance qui se traduit par une prise de distance, accentuée au fil du temps, avec les manifestations les plus tangibles de la prolongation du conflit : affichage des nouvelles, cérémonies officielles, passage des troupes…

Dans la dernière partie de l’ouvrage, sans doute la plus novatrice, Béatrix Pau pose les jalons de ses travaux ultérieurs sur le transfert et la restitution aux familles des corps des soldats 1. L’auteur dresse d’abord le bilan des pertes. Avec 1 272 victimes, soit 2,5 % de la population de la cité mais surtout près de 17 % des soldats mobilisés (16 % au niveau national), le Biterrois a payé un lourd tribut à la guerre. Ses « enfants » sont majoritairement morts pendant les deux premières années de combats sur les champs de bataille de Lorraine (293 morts), de Champagne (199 morts) et de Picardie (172 morts). Les corps retrouvés (15 à 25 % des corps des victimes) seront progressivement rapatriés au lendemain de l’adoption de la loi du 31 juillet 1920, qui pose le principe de la restitution des corps aux frais de l’état. Après avoir transité par Creil, Brienne, Marseille ou Sarrebourg, les dépouilles sont centralisées dans la gare départementale de Montpellier avant d’être redirigées vers la sous-préfecture où un carré militaire est aménagé dans le cimetière neuf pour les accueillir. A Béziers, la manifestation en l’honneur des 11 premiers conscrits rapatriés, le 11 mars 1920, inaugure le cycle des cérémonies d’hommage aux victimes qui, malgré une banalisation progressive au fil du temps, marqueront durablement l’après-guerre, dans l’Hérault comme dans l’ensemble du pays.

On pourra certes regretter que l’auteur n’ait pas davantage mis en perspective, par la comparaison avec d’autres situations locales, la spécificité biterroise ou n’ait abordé que de manière allusive certaines questions comme l’attitude des partis politiques locaux ou l’évolution de l’opinion locale face au passage de la guerre courte à la guerre de tranchées ou à la crise que traverse le pays en 1917 (grèves, mutineries…). Mais, on l’aura compris, l’ouvrage de Béatrix Pau, qui a obtenu en 1997 le prix d’histoire de la Défense, s’impose au final comme une contribution majeure à l’étude de l’Arrière et du comportement des populations du Midi pendant la Grande Guerre. Au-delà de ses qualités intrinsèques – solidité du propos, diversité des angles d’attaque… –, le livre s’attaque à des problématiques novatrices qui seront ultérieurement développées par l’historienne et serviront de matière première au remarquable roman du prix Goncourt 1993, Pierre Lemaitre (Au revoir là-haut). Ce n’est pas le moindre mérite d’un ouvrage dont la parution est décidément la bienvenue.
[Philippe Lacombrade]

NOTES

1. Béatrix Pau-Heyriès, « Le marché des cercueils après-guerre, 1918-1924 », Revue Historique des Armées, N° 224, 2001, pp. 65-80 ; Béatrix Pau-Heyriès, Le transfert des corps militaires de la Grande Guerre. Étude comparée France-Italie, 1914-1939, Thèse soutenue en 2004 sous la direction de Jean-Charles Jauffret.

Danielle BERTRAND-FABRE :
Raymond Huard, A l’arrière du front.
Le Gard, un département mobilisé, 1914-1919, Uzès, Inclinaison, 2011

La Grande Guerre a été meurtrière, avec de longs combats. C’est l’impact sur la population que Raymond Huard, qui a été professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Montpellier III, étudie dans ce livre. Il présente le Gard, un département qu’il connaît bien puisqu’il y a mené de nombreux travaux. Il en propose une vision globale pendant la guerre, à partir des données recueillies dans son espace administratif. Ce département méridional, à la différence d’autres conflits, n’a pas été envahi et se trouve loin du front. La population voit sa vie néanmoins modifiée. L’auteur poursuit une étude chronologique en quatre moments, qui comprennent les élections législatives de 1919, tout en développant quelques thématiques classiques.

Le Gard de 1919 ne sera plus celui de 1914, argumente-t-il. Il connaît à la fois des départs pour le front et des arrivées de population. A Milhaud, par exemple, 1/6e de la population masculine est partie entre 1914 et le début de 1915, beaucoup plus en envisageant la force productive. Dans certains villages, il n’y a parfois plus de maire, de médecin ou de maréchal-ferrant. Un peu partout, entre 1/3 et 1/4 des conseillers municipaux partent. Les réfugiés arrivent, jusqu’à 15 000 décomptés au début de 1918, venus du Pas-de-Calais (5 000), du Nord, de Belgique ou de l’Est ; 167 Alsaciens-Lorrains sont sujets allemands. Il faut les loger et les équiper, leur fournir parfois des allocations car beaucoup sont dans la plus grande détresse. Ils se rencontrent dans 85 % des communes, mais la moitié réside dans l’arrondissement d’Alès où ils sont ouvriers de la mine et de la métallurgie. Les nombreux blessés n’étaient pas prévus, dans le schéma d’une guerre courte, et il faut aussi accueillir les convalescents. Les blessés ont besoin de lits et de volontaires pour s’occuper d’eux. A la fin du conflit, Nîmes aura huit hôpitaux dont cinq créés du fait de la guerre, avec un service de radiologie. Des immigrés et des prisonniers de guerre allemands arrivent pour travailler dans l’agriculture, la métallurgie ou les mines. Des soldats africains ou américains séjournent quelque temps en garnison. Il s’en suit un brassage sans précédent, une confrontation des modes de vie. Ainsi, Guillaume Apollinaire, qui fait ses classes à Nîmes fin 1914 à début 1915. Il s’y ennuie vite, trouvant Nîmes marqué par le protestantisme : « des Hollandais, moins la bonhomie ». Quant à la garrigue voisine, « rien que des pierres coupantes pareilles à des ossements », juge le poète. Après le retour de la paix, le bilan démographique est négatif. La population a diminué de 16 000 habitants, du fait des décès militaires et civils, par le manque de naissances aussi, par exemple 40 % de moins à Nîmes en 1916. L’auteur note également « que les naissances illégitimes se font plus nombreuses pendant la guerre et dépassent fréquemment les 20 %. »

L’effort de guerre transforme la vie économique. « Le Gard avait avant la guerre l’activité industrielle la plus importante du Bas-Languedoc », précise Raymond Huard. D’abord mobilisés, les mineurs puis les ouvriers deviennent par la suite des affectés spéciaux sur place, étant donné l’occupation des régions industrielles du Nord et du Pas-de-Calais. En 1917, 12 000 personnes travaillent pour la défense nationale tandis que l’industrie de la soie marque le pas. Les femmes forment 33 % de la main d’œuvre, dont un témoin « ronchon » écrit qu’elles dépensent leur salaire en vêtements élégants, tant l’ambiance n’était pas à faire des économies. L’agriculture est touchée par la réquisition de la main d’œuvre et des animaux de trait, et le manque de bras reste l’aspect le plus crucial dans les campagnes. Le Gard ne couvrait qu’un tiers de sa consommation avec sa production de blé et le préfet assaille de demandes les services du ravitaillement car son département vit au jour le jour, au gré des arrivages d’autres régions. Le rationnement accompagne la pénurie, avec des jours sans viande par exemple. L’auteur présente un tableau de la hausse des prix à Nîmes sur cinq ans ; relevons-y que le prix du pain double, il triple pour le lait et le bois à brûler et est multiplié par cinq pour les pommes de terre. Quant à la douzaine d’œufs, le prix en passe de 1,10 à 7,20 francs. Raymond Huard en conclut que dans des villages, pour qui dispose d’un jardin et d’un petit élevage, les soucis de ravitaillement ont dus être moindres. En ville, il note la création de magasins municipaux, qui disparaitront la paix revenue. Certaines villes mettent en place des allocations et des soupes populaires. L’auteur fait remarquer que « sans la hausse des prix et la pénurie, on ne comprendrait pas vraiment la crise de 1917 qui ne résulte pas seulement de la fatigue des années de guerre et de la crise du moral ».

La conviction que l’Allemagne était l’agresseur, quand elle a déclaré la guerre, ne provoque pas des mouvements d’opposition notables et la résignation domine lors de la mobilisation. Au début, il n’y a plus de distractions, ni cafés, ni théâtres, ou même de spectacles et corridas dans les arènes de Nîmes. Puis, la guerre se prolongeant, certains lieux de spectacles rouvrent, comme l’indiquent les journaux. L’auteur regrette « le silence des villages » dans l’ensemble de ses sources et il ne peut dire par exemple, si les fêtes votives locales ont été maintenues. Il observe aussi un investissement dans les œuvres liées à la guerre, les secours aux blessés ou aux combattants.

On recueille des fonds dans des collectes, comme le font les enfants des écoles. On souscrit aux emprunts de guerre dont les affiches qui participent de la « mise en condition de l’opinion ». Parmi les conférences patriotiques, autre forme de contrôle de l’opinion, certaines ont du succès, Pourquoi nous devons tenir, Thann ville martyre, ou encore celle donnée par le slavisant d’origine nîmoise Ernest Denis sur la révolution russe d’octobre 1917. Des poètes s’expriment également et des cartes postales patriotiques sont envoyées. La censure veille et des espaces blancs peuvent apparaître dans les journaux, comme celui de Charles Gide qui critiquait les excès de la guerre. Sont censurées les nouvelles sur l’allié russe ou bien la situation dans les colonies, parmi les relevés de l’auteur dans les télégrammes jaunes conservés aux Archives départementales. Hostile à la République, l’Action française était suspecte et « vis-à-vis des forces religieuses, la méfiance restait de rigueur ». Avec la révolution russe, les brochures et publications qui l’évoquent sont pourchassées.

1917 voit le réveil de l’activité syndicale qui a concerné des milliers d’ouvriers et ouvrières. Des femmes manifestent, dans un contexte de lassitude générale, de pénurie, de hausse des prix et de revenus qui ne suivent pas. Elles réclament des hausses de salaire accordées ou non, selon les cas, par les industriels locaux. Des grèves se produisent là où les salaires sont estimés trop bas, comme dans la métallurgie à Tamaris. En 1918, à l’époque de la deuxième révolution russe, dans une grève des mineurs, on observe la progression des idées pacifistes et internationalistes. Il est demandé que les buts de guerre soient précisés. Les sanctions prononcées sont sévères, avec des peines de prison, et un député gardois s’interposera en faveur des ouvriers. Dans le bassin minier, le syndicalisme sort renforcé de la guerre. Fin 1919, le taux de syndicalisation y atteint 40 % contre 4,7 % en 1914. La tendance est la même dans la métallurgie et la chimie, chez les instituteurs et institutrices. Les grèves en milieu ouvrier auront alors pour objet la journée de huit heures et un salaire minimum.

Avec l’armistice et la paix, l’enthousiasme fait débaptiser places et rues comme à Alès. Avec le retour des soldats et des corps, on compte les disparus. Les pertes en vies humaines sont différentes selon les localités. Les zones rurales ont perdu davantage de fantassins. Le tableau, dressé pour quelques localités, indique le pourcentage des morts et disparus par rapport à la population de 1911. Il varie de 2,4 % de décédés dans la ville d’Uzès à 5,9 % pour le village cévenol d’Aujac. Il y a 3 000 pupilles dénombrés en 1918. Des associations se créent autour des victimes, des veuves et orphelins. Après celle des mutilés en 1916, viennent celles des Anciens Combattants, en 1919. Des monuments aux morts sont érigés, pour l’essentiel entre 1920 et 1923, et on appose des plaques dans églises et temples. Le monument aux morts d’Alès, dû au sculpteur d’origine nîmoise Marcel Mérignargues, évoque certains épisodes du conflit tandis que Nîmes construit un monument aux morts départemental. Les mouvements de revendication se poursuivent dans le bassin minier, où le langage du 1er mai 1919 est marqué par l’internationalisme. Cependant, les élections législatives de 1919, du fait d’un mode de scrutin très particulier, voient une poussée de la Droite, qui obtient deux-tiers des sièges de députés gardois, alors qu’il y avait 56 % de votants à gauche. Néanmoins, en 1924, le département retourne à gauche.

Le Gard, qui n’a connu ni invasion, ni destruction, ni résistance, rappelle Raymond Huard, a été impliqué de façon intense et continue dans le conflit. En témoignent les monuments aux morts qui entretiennent la mémoire des souffrances endurées. Cette recherche bien documentée est classique dans sa démarche ou son cadre administratif, et intéressante par ses données sur la vie associative, le mouvement ouvrier ou l’écho de la révolution russe. Elle est une source de réflexions et d’informations pour qui souhaite disposer d’éléments de comparaison, que ce soit pour une région qui a connu l’invasion, ou une zone, comme ce département, loin du front.
[Danielle Bertrand-Fabre]

Danielle BERTRAND-FABRE :
Jean-Yves Le Naour, La légende noire des soldats du Midi, Paris, éd. Vendémiaire, 2013

L’historien Jean-Yves Le Naour, qui écrit sur la Première Guerre mondiale, revient dans ce petit ouvrage sur la mise en cause du XVe corps d’armée en août 1914, lors de la bataille des frontières perdue par les Français, en l’occurrence en Lorraine annexée. Engagés près de Dieuze, dans la zone marécageuse de l’étang de Lindre, entre le XVIe (des Languedociens) et le XXe (des Lorrains), les régiments provençaux ne peuvent tenir le terrain conquis, pas plus que leurs voisins. En trois jours, dix-mille hommes sont fauchés par l’artillerie lourde allemande, qui avait placé des repères dans une zone où elle avait l’habitude de manœuvrer.

Au moment où les Français comprennent que le pays est envahi, que les pertes sont considérables, les Provençaux, eux, apprennent qu’ils sont jugés responsables de la défaite : « Une division du 15e corps, composée de contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix, a lâché pied devant l’ennemi […]. La défaillance d’une partie du 15e corps a entraîné la retraite sur toute la ligne […]. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à l’honneur d’effacer et ceci dès demain, l’affront qui vient d’être fait, par certains des leurs, à la valeur française », peut-on lire dans un article signé par Auguste Gervais, sénateur qui écrivait parfois dans le journal Le Matin. Il a été inspiré, selon Le Naour, par le ministre de la guerre du moment lui-même, Adolphe Messimy.

L’auteur analyse la stratégie de l’offensive à outrance menée par Joffre et l’état-major puis aborde les conséquences pour les soldats méridionaux de cette stigmatisation, quand « lâcher pied » est entendu comme « lâcheté ». D’où méfiance, brimades et insultes. Les élus et journalistes de Provence réagiront et des liens seront créés pour éviter de briser l’unité nationale, par exemple par l’adoption de villes du Nord pour aider à leur reconstruction. En 1919, le ministre de la Marine Georges Leygues apaise le ressentiment par ce discours : « L’abominable légende contre le 15e corps est un crime […]. Nos soldats ont des traits de caractère différents mais ils ont tous la même foi patriotique, même fermeté, même bravoure ».

Le Naour présente longuement l’adhésion rapide à la légende du XVe corps à partir des présupposés hérités du XIXe siècle. Pendant cette période où l’identité nationale se construisait face à l’existence de régions, s’est forgé l’ethnotype du méridional, avec une image péjorative, nouvelle. L’origine en serait, selon l’auteur, dans la théorie des climats développée dans L’Esprit des Lois de Montesquieu, livre ayant eu un grand succès au XVIIIe siècle. Le relais a été pris au XIXe siècle par d’autres auteurs et par la Droite nationaliste, hostile aux républicains méridionaux : indolence, violence meurtrière, faible patriotisme et tartarinades mises en scène par Alphonse Daudet. L’intérêt de l’ouvrage porte aussi sur les documents utilisés. L’article de Gervais est reproduit. De nombreux journaux tant nationaux que méridionaux sont cités, de même que des romans contemporains, montrant comment la représentation négative du méridional a été diffusée, jusque dans un ouvrage de distribution des prix.

D’autres documents sont disponibles et peuvent compléter les données sur le XVe corps engagé dans le secteur de Dieuze en août 14. Le ministère de la Défense met en ligne les fiches des morts pour la France dans sa base mémoire des hommes. Des bénévoles ont réalisé des relevés et les mettent en ligne dans la base Genweb, 1914-1918 mémorial. Dans cette dernière base, qui traite d’un tiers des décédés, la recherche multicritère permet de retrouver les morts des journées d’août par régiment et par secteur. Le 40e régiment d’infanterie caserné dans le Gard faisait partie du XVe corps et ses soldats étaient majoritairement des Languedociens, avec un tiers des morts originaires du Gard. Les autres soldats tombés venaient principalement des départements de l’Aude et de l’Hérault, plaine comme montagne, ainsi que des communes rurales d’altitude de l’Aveyron et de la Lozère.

Il n’est donc pas étonnant que cette affaire du XVe corps ait eu des retentissements dans l’Hérault. Dans son blog Le bibliophile languedocien, Guy Barral publie des extraits de la correspondance en occitan échangée par deux félibres montpelliérains, Louis Bonfils et Pierre Azéma. En 1914 et 1915, ils font allusion à Gervais à plusieurs reprises, signe de l’impact de l’article du Matin parmi les Languedociens du front. Eux aussi ont cherché à comprendre ce qui différenciait les méridionaux des habitants d’autres régions, tant le brassage de population faisait s’interroger sur les ressorts de l’obéissance pour la défense du pays envahi.
[Danielle Bertrand-Fabre]

Jean-Claude RICHARD RALITE :
P. Bard et M.-B. Ferrer, Mémoire de verre, mémoire de guerre, 14-18,
Paris, La Martinière, 2014

L’église de Saint-Germain-de-Préaux-du-Perche présente la particularité d’avoir :
Une série de vitraux, datés de 1918, qui rendent hommage à dix-huit poilus du village, morts pour la France. Cette initiative du curé local est rare et peut-être unique en France. Les vitraux ont été réalisés par la maison Champigneulle de Paris, célèbre dans cet art. Le curé précédent, l’abbé Alphonse Riguet a un vitrail particulier qui le représente : il tomba au champ d’honneur le 25 mars 1918.

Le grand vitrail d’hommage donne la liste des disparus avec leur photographie et les dates de leur disparition, un autre le chanoine honoraire Patrice. D’autres vitraux représentent des combattants, Notre Dame des Champs. La grande verrière au-dessus de la porte d’entrée offre au centre Saint Louis marquant ainsi depuis la place publique le tribut payé par la commune qui possède aussi un Monument aux Morts pour les quarante-neuf hommes qui ont été portés manquants. Les auteurs donnent pour chacun des dix-huit une biographie en utilisant des correspondances et des photographies conservées dans les familles locales.

Ainsi le Centenaire de la Grande Guerre permet-il de mettre au jour, en quelque sorte, les façons différentes dont les survivants ont tenu à marquer les sacrifices consentis. Saint-Germain-de-Préaux a donc un intérêt tout à fait particulier.
[Jean-Claude Richard Ralite]

Partie du grand vitrail de l’église de Saint-Germain-de-Préaux-du-Perche
Partie du grand vitrail de l’église de Saint-Germain-de-Préaux-du-Perche

Claire ALRIC-DEVÈZE :
L’honneur retrouvé de Milan Rastislav Stefanik

Statue de Milan Rastislav Stefanik à Paulhan
Statue de Milan Rastislav Stefanik à Paulhan

Né en Slovaquie en 1880, naturalisé français en 1912, Milan Rastislav Stefanik devint général de l’armée française en 1918 et fut l’un des fondateurs de l’État tchécoslovaque. Mais que fait sa statue dans le petit village de Paulhan en Languedoc-Roussillon ?

Lorsque j’étais enfant, on l’appelait « l’aviateur ». Je le trouvais beau et souvent, j’ai détaillé son visage, la détermination qui se dégageait de la position de ses jambes, un pas en avant, le sourire que l’on devinait sur ses lèvres. Il trônait au milieu du square dans lequel nous jouions avec mes frères, cours national, à côté de la maison de ma grand-mère. Souvent je demandais : « qui est ce ? Ma grand-mère, Marguerite Bonniol me répondait : personne ne le sait, c’est un aviateur. Et la voisine ajoutait : il doit être mort à la guerre. Le temps a passé, ma grand-mère est décédée. Je suis partie à l’étranger, je ne suis jamais retournée dans son village.

En 2012-2013, le Conseil général de l’Aude lança un concours : « avoir 14 ans en Europe ». Rentrée en France, professeur d’histoire, j’avais jumelé ma classe avec une classe d’une ville de Slovaquie. Je me rendis sur place, rencontrai ma collègue slovaque. Elle me parla d’un certain Stefanik. Je n’en avais jamais entendu parler. Elle manifesta sa surprise. Elle cherchait des points communs entre la France et la Slovaquie, Stefanik était franco-slovaque, héros de la Première guerre mondiale, j’aurais dû le connaître. Elle m’expliqua : « Stefanik pour nous, c’est comme vous De Gaulle, d’ailleurs tu as atterri à l’aéroport Stefanik ». Elle me montra une photo. Je la rassurai, je le connaissais. Je ne connaissais pas son nom mais je connaissais cet homme. Il me fallut quelques jours avant de faire le rapprochement avec « l’aviateur » de mon enfance.

C’était bien lui : Stefanik. L’histoire que je découvris alors était extraordinaire.

Dans le village de Paulhan, square de la révolution, cours national, trônait une statue de l’an II. Durant la deuxième guerre mondiale, la statue fut réquisitionnée par le gouvernement de Vichy et fondue pour récupération du bronze. Le maire du village, Vincent Badie, s’y était opposé comme il s’était opposé à Pétain, en refusant de voter les pleins pouvoirs en sa faveur. Déporté, il survécut à Dachau et rentra au village en 1945. Une fête célébra son retour.

De cette fête, je sais que ma mère portait une robe jaune avec des fleurs, qu’elle était belle et que Vincent Badie la choisit pour ouvrir le bal. Ma grand-mère, qui tenait l’épicerie « moderne » sur la place (l’enseigne est encore lisible sur la façade de nos jours) fut appelée pour assister à l’événement. « Margot, viens vite ! Bisou danse avec Vincent Badie ! » Ma mère racontait cette scène, son embarras lorsqu’il lui demanda de danser, sa fierté aussi. « Si tu avais vu comme j’étais jolie dans cette robe. Et j’avais un chapeau ! On ne sortait jamais sans chapeau. C’était la fête du village. Et le maire s’est approché de moi, il m’a regardée et il m’a invitée à danser. Moi j’ai bien voulu, je ne sais pas pourquoi il m’avait choisie. Mais toutes les voisines sont parties en courant chercher ma mère. Elles criaient : vite Margot, vite, viens voir, Bisou danse avec Vincent Badie. J’étais allée sur la place pour regarder. Sur le bord de la place. Il s’est empare de ma main et hop, l’instant d’après j’étais dans ses bras. Je n’en revenais pas qu’il m’ait choisie moi. Pourquoi moi, je ne sais pas. Mes sœurs étaient jalouses ».

Vincent Badie fut réélu maire du village et partit en quête d’une nouvelle statue pour remplacer le soldat de l’an II. A Paris, au ministère de l’armée on lui donna l’embarras du choix : les sous-sols regorgeaient de statues, mises en réserve.

Il choisit Stefanik. Le hasard peut-être ou bien la beauté de la statue, œuvre de l’un des plus grands sculpteurs tchèques Bohumil Kafka, ou bien encore avait-il connaissance de ce fait insolite de la première Guerre mondiale : l’aviateur Louis Paulhan (homonyme du nom du village) avait sauvé la vie de Stefanik alors que celui-ci était malade, sur le front russe, effectuant ainsi le premier rapatriement sanitaire par avion de l’histoire.

Mais que faisait cette statue, dans les réserves du ministère de l’armée où la trouva Vincent Badie ? En 1928, le conseil national tchécoslovaque afin d’exprimer sa reconnaissance envers Stefanik, nomme un comité de travail pour la création d’un monument. Le sculpteur tchèque Bohumil Kafka, ami de Stefanik présenta deux œuvres : Kosariska A et Kosariska B. Cette dernière fut choisie. A l’origine, c’était un groupe composé de Stefanik en tenue de pilote et de lions qui symbolisaient les légions de l’armée tchécoslovaque à l’étranger. Seule la statue fut achevée, peut-être par manque de moyens financiers. Ce bronze fut coulé en 1933 dans les fonderies Bartak à Prague. M André Dezarris, conservateur du Musée du Jeu de Paume, acheta une réplique au 1/3 dans le cadre d’une exposition sur l’art contemporain tchécoslovaque en 1934. Elle devait être installée sur la place Milan Stefanik, tout juste achevée, dans le 16ème arrondissement de Paris. Entre temps, Hitler avait envahi les Sudètes et la France avait renoncé à mettre à l’honneur Stefanik : on mit la statue à l’abri dans le dépôt des œuvres d’art de l’État.

Vincent Badie ramena donc la statue, propriété officielle du village depuis 1955 mais omit de mentionner le nom du héros, qui devint l’« aviateur ».

Tandis que le village adoptait cet « aviateur » anonyme, l’Europe de l’Est était envahie par l’URSS. A Prague, capitale de la Tchécoslovaquie, trônait encore l’original d, la statue de Stefanik qui dominait la ville et symbolisait la fierté nationale. Mais lorsque les Russes envahirent la ville en 1948, Stefanik, qui avait aidé les puissances occidentales, passa pour un traître. Sa statue fut fondue. Seul le piédestal fut conservé : un lion bifide soutenant les armoiries tchécoslovaques.

Restait la statue de Paulhan, sous les platanes, dans le Midi de la France.

En 1989, le mur de Berlin tomba, le rideau de fer s’ouvrit. Alexander Matus, major de l’armée de l’air de la République Tchécoslovaque, d’origine slovaque, en vacances dans le Sud de la France, passa dans le village de Paulhan. Il reconnut Stefanik, s’émut de l’absence de plaque, écrivit à la presse. Des légionnaires américains, originaires de Cleveland où Stefanik avait recruté de nombreux volontaires pour se battre aux côtés de la France, offrirent une plaque en 1989.

Mais l’histoire continuait : en 1993, la Tchécoslovaquie se divisa en deux et la Slovaquie voulut retrouver son héros. Par souscription nationale, l’argent fut rassemblé pour fabriquer une nouvelle statue de Stefanik. Le 4 mai 2009, à l’occasion du 90ème anniversaire de la mort de Stefanik, Bratislava retrouva son héros dont la statue, d’une hauteur de 7,60 mètres, domine le Danube.

Quant à sa réplique au 1/3, à Paulhan, elle a donné naissance à une amicale franco-slovaque dont aurait été fier Milan Stefanik, dont la devise était : « j’y parviendrai parce que je veux y parvenir ».

NDLR : Ce texte complète utilement l’article de Marie-Sylvie Grandjouan,
« Le voyage d’une statue, de Prague à Paulhan », Études héraultaises, n° 42, 2012, p. 201-207.

Claire Alric Devèze
(Professeur d’histoire-géographie, Collège Montesquieu, Narbonne.)

Docteur André BORGOMANO :
Les hôpitaux militaires temporaires dans le XVIème Corps d’Armée en 1914-18

Le Major François Olier, du Service de Santé des Armées, s’intéresse depuis plusieurs années aux Hôpitaux Militaires pendant la Grande Guerre et son travail fait déjà l’objet de 4 tomes en attendant le cinquième en 2015. Il a recensé, en espérant qu’il n’a rien oublié, quelque 10 000 hôpitaux durant cette période !

Je me contenterai d’un survol des hôpitaux du XVIème Corps d’Armée, chef-lieu Montpellier.

En 1914 la France était divisée en 22 Corps d’Armée, qui ont subsisté jusqu’ à la fin des années 40 : le dernier Commandant du XVIème fut le Général Jean de Lattre de Tassigny en 1942.

Ce XVIème C. A., par rapport à l’actuelle région Languedoc-Roussillon, était amputé du Gard rattaché à Marseille, mais comptait l’Aveyron et le Tarn, aujourd’hui en Midi-Pyrénées. À cette époque dans les Corps d’Armée, on trouvait des régiments d’Infanterie, d’Artillerie, de Cavalerie, des unités du Génie, du Train des Équipages (hippomobiles), de l’Intendance et le Service de Santé. Dans le XVIème C. A. on ne trouvait que des Hôpitaux Mixtes Civils et Militaires.

Les hôpitaux du temps de paix ne permettaient pas de faire face à l’afflux de malades et de blessés du temps de guerre. C’est ainsi qu’ont été créés les Hôpitaux Temporaires pour les besoins propres des Corps d’Armée et les évacuations des malades et blessés qui chaque jour se comptaient par milliers.

Les Hôpitaux créés étaient tous qualifiés de Temporaires, mais se divisaient en sous-catégories suivant une numérotation identique dans chaque C. A. Il y a donc eu 22 Hôpitaux H.C. n° 1, 22 Hôpitaux H.B. n° 1, etc.

Répartition des Hôpitaux Temporaires
Répartition des Hôpitaux Temporaires

Étaient appelés Hôpitaux Complémentaires (H.C.) les hôpitaux directement gérés par le Service de Santé Militaire. Les Hôpitaux Auxiliaires (H.A.) relevaient des Sociétés d’Assistance à la Croix-Rouge. Celles-ci étaient au nombre de trois : la SSBM – Société de Secours aux Blessés Militaires, créée en 1864, et dont les Hôpitaux étaient numérotés de 1 à 100 puis à partir de 300 ; l’UFF – Union des Femmes Françaises – créée en 1879, utilisant une numérotation de 101 à 200 puis à partir de 400 ; et l’ADF – Association des Dames Françaises créée en 1881, numérotée de 201 à 300 puis à partir de 500. Enfin, les Hôpitaux Bénévoles (H.B.) dépendaient de particuliers, d’Associations, de Communautés ou de Collectivités qui devaient respecter le cahier des charges du Service de Santé Militaire. Ils étaient numérotés en bis, ter ou quater.

Par ailleurs, on trouvait aussi les H.O.E. Hôpitaux d’Évacuation, ainsi que des H.D.C., Hôpitaux Dépôts de Convalescents.

Le terme « Ambulance » était exclusivement réservé aux formations sanitaires de l’avant.

Avec les S.H.L.D. (Section Hygiène des Laboratoires et Désinfection), les C.S.R. (Centre Spécial de Réforme) et les U.R.S. (Unité de Réserve Santé) nous aurons les principaux types d’établissements en fonction durant la guerre, ainsi que les sigles employés.

Les malades et blessés des belligérants, amis ou adversaires, avaient dans ces hôpitaux des lits réservés par nationalités. À l’H.C. n° 12 de Castelnaudary, par exemple, c’étaient des Russes.

L’organisation des Hôpitaux Temporaires était la même dans toute la France, même si les structures utilisées étaient les plus diverses. Le nombre de lits était très variable. Les plus petites structures étaient de 10 lits : l’hôtel Moderne (Annexe de l’H.B. N° 20 bis) à Sète ou la Gendarmerie de Narbonne (Annexe de l’H.C. n° 35). À Montpellier la plus importante était le Petit Séminaire (Caserne de Lauwe) avec 615 lits suivi du Collège des Jésuites – Rondelet (600), du Sacré-Cœur (450), du Lycée de jeunes Filles (410) et du Lycée de Garçons (375). C’étaient les plus gros hôpitaux du XVIème C.A. avec le Collège Henri IV de Béziers (470) et le Lazaret Catholique de Sète (320).

La réquisition des Écoles, Collèges et Lycées a entraîné des perturbations immédiates : suppression des internats et dispersion des élèves. Il faut savoir que nombre de ces hôpitaux n’ont pas été ouverts sans interruption du 1er septembre 1914 au 1er décembre 1918. Ils ont existé pendant une durée plus ou moins longue, ont fermé et ré-ouvert avec une nouvelle dénomination et un nouveau numéro. Certains ont subsisté en 1919 accueillant surtout des porteurs de la grippe espagnole avec une mortalité considérable (75 %). En dehors des séquelles de blessures, les affections les plus fréquentes étaient pulmonaires.

Le XVIème C.A. avait au moins 27 000 lits d’hospitalisation et le département de l’Hérault en fournissait à lui seul 43 %, la Lozère 2,5 %. Il existait 310 sites dans le C.A. dont 30 % de sites privés et 20 % de sites divers tels que châteaux, casinos (jeux), maisons particulières, local municipal et grands magasins. À Montpellier, l’accueil des structures privées (Couvents, Séminaires, Écoles, Collèges, Lycées) comptait pour 56 % des 4 300 lits recensés.

Les Hôpitaux complémentaires à Montpellier
Les Hôpitaux complémentaires à Montpellier

Lors de mes recherches aux Archives de Montpellier j’ai eu la surprise de trouver des actes de décès estampillés « Hôpital Militaire Belge – Villa Saint Charles » et « Ambulance Élisabeth – Croix Rouge de Belgique », ouverts de mai 1915 à mai 1919. Mention était également faite d’un « Camp du Ruchard » qui s’est avéré un camp militaire situé au sud d’Azay-le-Rideau (Indre et Loire) et jouxtant la forêt de Chinon, qui envoyait ses convalescents dans le Midi. Mais ce qui est très curieux, c’est que ce camp, créé en 1885, a reçu en 1914 des prisonniers allemands et qu’il a alors été déclaré « insalubre » ! Les prisonniers allemands ont donc rejoint un camp plus accueillant et ont été remplacés par des convalescents belges ! Impossible de savoir si ces derniers étaient au courant de l’insalubrité des lieux antérieurement formulée !

Le Camp du Ruchard, « un camp de convalescents où l’on devient malade », « un sale trou » tel que le décrivent ses occupants, a fonctionné de décembre 1914 à juillet 1917. C’était un univers dur, inhumain, fait de rixes, de punitions, où la nourriture laissait à désirer (pour des convalescents !), où la fièvre typhoïde sévissait à l’état endémique, qui recevait les réformés, les épileptiques, ceux qui avaient perdu la raison, les déserteurs, les inaptes, la plupart logés sous la tente traversée par des pluies fréquentes, sans chauffage, et où la mortalité était importante. Le village voisin d’Avon les Roches compte 76 pierres tombales belges. La plus grande distraction pour ces hommes était d’assister aux enterrements, au village à 4 km, d’aller au café, y faire ripaille, boire, se quereller, se battre, pour finalement se retrouver puni de cachot.

Un jeune compositeur, plein d’avenir, Georges Antoine, qui a mis en musique des sonnets de Verlaine, y a séjourné et décéda brusquement peu après son retour en Belgique.

Mes recherches m’ont permis d’identifier la Villa Saint Charles située au nord de Montpellier, à près de 4 kms du centre-ville dans une zone non urbanisée à l’époque, le Plan des Quatre Seigneurs, point culminant de Montpellier et de sa proche banlieue, où se trouvait le Patronage Jeanne d’Arc. La villa Saint Charles, édifiée sur un domaine de 5 hectares très boisé, date de la fin du XIXème siècle. L’armée belge y a fait construire trois bâtiments en briques de 40 m sur 6 m couverts en fibrociment pour y recevoir les tuberculeux et un crématorium. Après la guerre, le Patronage Jeanne d’Arc, de l’Abbé de Fonbelle, s’y réinstalle. Dès 1920 la construction d’un sanatorium pour tuberculeux hommes est envisagée sur le terrain voisin de « La Pensée », appartenant déjà à la ville.

Bien sûr, cette photographie du XVIème C.A. ne peut être transposée telle quelle pour les autres C.A. et l’on peut supposer que des régions comme la Bretagne ou la Vendée avaient un plus fort pourcentage de bâtiments privés réquisitionnés.

L’existence de 10 000 hôpitaux temporaires, avec fermetures et ouvertures fréquentes, laisse supposer une organisation administrative remarquablement performante qui est tout à l’honneur du corps de Santé militaire.

Docteur André Borgomano
Médecin Colonel (h.) des Troupes de Marine

Pierre MAZIER 1 :
Attaquons ! Attaquons ! … Comme en 14

On va, en 2014, célébrer le centenaire de la Grande Guerre à grand renfort de documents médiatisés.

Louis Mazier, mon père, n’a laissé, lui, qu’un simple carnet crayonné, peu lisible mais d’une criante vérité : « Ma campagne »

Instituteur, marié et père d’une petite fille, il est mobilisable puisqu’il est né le 4 septembre 1884 et a effectué son service militaire comme EOR.

Dès le 3 août 1914, il rejoint son centre de mobilisation à Pont St Esprit en qualité de sous-officier de réserve au 255ème Régiment d’Infanterie.

On a imposé à Louis une guerre qu’il avait condamnée. Il ne pouvait que la subir et dans de mauvaises conditions : il se rend compte, jour après jour, que le haut commandement, en retard d’une guerre, en est resté à la technique périmée de l’« attaque à tout prix », génératrice de milliers de morts 2. Le tir de l’ennemi est, lui, précis et ajusté.

Le 6 septembre 1914, en début d’après-midi, Louis Mazier est à Heippes, aux environs de Verdun. Son unité, opérationnelle dès 4 heures du matin, a déjà dû répondre à plusieurs attaques ennemies. Nous le suivons dans l’évocation de cette rude journée au cours de laquelle il est blessé.

Récit de Louis Mazier

Dimanche 6 septembre 1914, après midi

Nous sommes maintenant à l’entrée du bois d’Ahaye qu’il nous faut traverser d’est en ouest 3.

Nous nous y engageons en ligne de section par deux, à quarante ou cinquante mètres d’intervalle. Nous avons à nous frayer un chemin dans les broussailles, mais les hommes de liaison entre les sections ont encore plus de peine. Nous avançons très difficilement et très lentement jusqu’à un petit sentier que nous traversons. Le bois est de plus en plus épais et nos hommes de liaison ont perdu le contact avec les autres sections : nous sommes seuls. En colonne d’escouade, les uns derrière les autres, nous continuons à avancer prudemment car la fusillade se rapproche ; les patrouilleurs qui nous précèdent sont avertis que l’ennemi est à la sortie du bois, s’il n’y est pas déjà engagé. Nouveau petit sentier transversal.

L’escouade du caporal Pommier s’est égarée ; cela ne m’étonne pas. Nous rencontrons de nombreux soldats, surtout des chasseurs, blessés, qui retournent du front ; ils nous disent que la bataille bat son plein et que le 26ème chasseur est presque complètement détruit.

Des soldats surgissent de tous côtés, sur le chemin, et nous hésitons sur le chemin à prendre lorsque la charge sonne 4.

Où faut-il courir ? Dans quelle direction doit-on aller ? Nous sommes au milieu d’une clairière de bois coupés et la fusillade résonne de tous les côtés. C’est maintenant, avec le crépitement des fusils, les clairons qui se répondent. Lentement, d’abord, puis de plus en plus vite, les notes vibrantes se font entendre :

« Il y a la goutte à boire la haut ! »

« Il y a la goutte à boire ! »

— Baïonnette au canon ! crie notre capitaine, en avant ! À la baïonnette ! Et tous de crier après lui :

— En avant ! En avant !

C’est un cri épouvantable qui nous enlève, qui nous transporte. Nous nous grisons nous-mêmes en criant, en chantant, en hurlant. Quel spectacle ! Quelle est cette furie qui nous a transformés si vite en bêtes furieuses ? Car, je n’en doute plus, nous sommes des bêtes : je n’ai qu’à regarder les figures qui se trouvent près de moi. Où sont-elles, ces physionomies souriantes, ces yeux vifs et pétillants ? Je ne vois plus que des faces convulsionnées, bestiales, des yeux désorbités, pleins de menaces, des fronts plissés sur lesquels ruisselle la sueur, des bouches largement fendues d’où sort un seul cri : En avant !

Un coup de clairon et un commandement ont suffi pour accomplir ce prodige. Et nous courons sous-bois, nous frayant difficilement un passage, tombant souvent au milieu des broussailles, mais vite relevés.

Je commence à douter de l’efficacité de cette course engagée à travers bois : bientôt nous ne pouvons plus avancer et nous sommes obligés de nous diriger vers la droite jusqu’à un chemin empierré de frais. Les Allemands occupent l’extrémité ouest de ce chemin ; rasant les arbres qui le bordent, nous avançons du côté de l’ennemi qui tire sans cesse. Les balles passent en sifflant, frappant les pierres du sol ou les feuilles des arbres. Des morts gisent à l’endroit même où ils sont tombés. Des blessés se sont retirés sur les côtés. Français et Allemands sont étendus côte à côte : ils voisinent, ne pensant plus à s’entre-tuer. Spectacle d’horreur ! Un jeune ennemi est là, assis, la chemise largement ouverte, respirant difficilement ; près de lui, un Français mort. La présence de victimes allemandes me montre que l’adversaire a reculé.

Nous avons maintenant atteint une clairière qui semble être là pour faciliter le croisement des charrettes. On a creusé le sol et nous nous abritons dans cette tranchée où se trouvent déjà des soldats d’autres compagnies qui s’y réfugient un instant avant de bondir pour traverser le chemin. C’est notre tour. Une crainte me saisit alors au moment de franchir ces quatre mètres où les balles sifflent sans arrêt : c’est comme un pressentiment qui me cloue au sol, qui me fait retarder le moment critique. L’un après l’autre les hommes traversent : aucun n’est blessé. Allons, il faut y aller. Pourquoi avoir peur ? Et, décidément, avec deux autres, je pars. Je fais à peine un pas dans le chemin. Pan ! Un coup de marteau au genou. L’instant d’un éclair, je crois que c’est mon voisin qui m’a donné un coup de crosse. Mais tout de suite je me rends à la réalité : j’ai reçu une balle 5. Je recule à l’abri et j’annonce à mon lieutenant que je suis blessé, que j’ai reçu une balle dans le genou. Le fusil me tombe des mains et je m’assieds sur le rebord du talus. Puis je regarde l’heure : quatre heures et demie 6. (fig. 1)

Carte du bois D’Ahaie (ancienne carte d’État-Major)
Fig. 1 Carte du bois D’Ahaie (ancienne carte d’État-Major)

Les soldats continuent à passer, et je vois le moment où je vais rester seul, lorsqu’un sergent dit à l’un de ses hommes : « Restez avec lui, ce sergent ne peut rester seul ». Et un brave camarade reste là avec moi. Quand tout le monde est parti, la fusillade continue ; mon camarade m’aide à me relever et me conduit à quelques mètres sous les grands arbres. Vite, il m’enlève ma molletière, déchire avec un couteau mon pantalon et mon caleçon, jusqu’au-dessus du genou. La balle est entrée dans le genou ; le sang jaillit. Je sors de ma capote le paquet de pansement individuel et mon camarade me panse le genou. Quand c’est fini je bois une gorgée d’alcool de menthe. Puis, heureux d’avoir échappé à la mort et de m’en tirer à si bon compte, car je pressens que la blessure sera longue à guérir sans être pour autant très sérieuse, je remercie mon étoile de ne pas m’avoir abandonné, et je pense à ma Nelly 7, à tous les miens qui seront heureux et fiers de ma blessure. (fig. 2 et 3)

Le sous-bois (photo familiale)
Fig. 2 Le sous-bois (photo familiale)
A hôpital de Tarbes, le 17 octobre 1915, un groupe de sergents blessés. Louis Mazier est en haut à gauche, en tenue foncée. (Photo familiale)
Fig. 3 A hôpital de Tarbes, le 17 octobre 1915, un groupe de sergents blessés.
Louis Mazier est en haut à gauche, en tenue foncée. (Photo familiale)

NOTES

1. Montpelliérain de longue date. Licence d’Histoire et Géographie puis Diplôme d’Études Supérieures de Géographie. Inspecteur Divisionnaire à la SNCF ; puis, chargé de mission à Midi Libre sous l’autorité du Président.

2. Les tristement célèbres « pantalons garance » ne sont qu’un des exemples d’équipement inadapté.

3. J’ai parcouru le Bois d’Ahaye à plusieurs reprises. Impossible, bien sûr, de repérer l’endroit précis où Louis Mazier a été blessé, bien que la présence de chemins empierrés et de clairières autorise quelques assimilations, malgré l’évolution du tissu forestier depuis 1914. Notons que sur les plus anciennes cartes d’État-Major l’orthographe du bois est « d’Ahaye » et non « Dahaie ».

4. Il s’agit d’un commandement règlementaire : lorsque le clairon sonne la charge, « les soldats mettent la baïonnette au canon, et le chef les entraîne aux cris de « En avant ! En avant ! » À un rythme de plus en plus rapide modelé sur l’accélération du tempo de la sonnerie elle-même. C’est sur cette sonnerie que les troupiers ont calqué des paroles appropriées, comme pour « le réveil » ou « la soupe ».

5. En fait, Louis Mazier a été blessé par un éclat de shrapnell, obus fusant du canon de campagne allemand de 77 Rundblickfernrohr à visée panoramique. Mais on ne s’en est rendu compte que plus tard, au moment de l’extraction.

6. Réflexe de tradition chez un Mazier ! Levé depuis trois heures du matin, en marche depuis quatre heures, Louis Mazier, avec tout son équipement, a parcouru sans pause repas une quarantaine de kilomètres, couronnée par une charge à la baïonnette.

7. À la même heure, à Saint-Etienne-des-Sorts, à plus de sept cents kilomètres, Nelly Mazier éprouve un très vif malaise et se trouve au bord de l’évanouissement. Sa mère, Mathilde Bolle a sans doute usé, comme à l’ordinaire d’une méthode énergique pour la remettre sur pied : « Si tu ne manges pas, si tu te laisses aller, c’est toi qui vas mourir ; ton mari, lui, reviendra et prendra une autre femme qui rendra ta fille malheureuse ! »